LA PETITE REVUE
Critique littéraire et théâtrale
Juillet 2019
Nicola est le propriétaire d’un restaurant au bord de la faillite. Surendetté, interdit bancaire, il subit de plein fouet la récente installation d’un concurrent en face de son établissement. La perspective d’un repas de mariage est son dernier espoir. Son employée, Beatrice, est mariée à Roméo. Celui-ci, la soupçonnant d’être infidèle, semble avoir perdu la raison. Ginevra, la cuisinière, et son mari Georgio assistent impuissants à la scène.
Est-on responsable des actes que l’on commet par hasard ? Pire, est-on responsable de ceux auxquels on songe sans les réaliser ? Faux semblants, trahisons, pensées inavouées, exigence de vérité : la pièce de Pirandello, passionnante, pose un regard très sombre sur l’âme humaine. Roméo résume : « On passe sa vie à fuir, et puis on se rend compte qu’on n’est pas allé très loin. » Chacun des personnages se débat dans ses contradictions, sans parvenir à trouver la paix.
La mise en scène de Fabio Gorgolini, très réaliste, insuffle un rythme idéal au spectacle : l’action est menée tambour battant sans jamais sacrifier les enjeux dramatiques. Les cinq comédiens du Teatro Picaro sont parfaits. Passant très subtilement de la comédie au drame, « La fuite » est un excellent moment de théâtre.
Y. A.
« La fuite », festival off d’Avignon, théâtre de l’Alizé, 17h20 (1h20).
Juillet 2019
Si loin, si proches
Un foyer d’hébergement d’urgence perdu dans la banlieue nord. Emmanuelle (Christine Citti), comédienne, s’y rend pour animer un atelier théâtre. L’accueil est glacial : « J’aime pas le théâtre. » lance l’un, « T’as joué dans rien, c’est pour ça que t’es là. » poursuit un autre. Pendant plusieurs semaines, Emmanuelle persévère, en vain : « La plupart du temps, ils ne me parlaient pas, ne me regardaient pas. »
Créer une œuvre de fiction à partir de son expérience personnelle et transformer un échec en réussite : tel est le projet de Christine Citti. Violence familiale, déscolarisation, drogue : cette jeunesse-là est mal partie. Démunis, les éducateurs ne peuvent plus faire face : « Le foyer est un lieu de contagion. (…) Pas un lieu de paix. »
Faisant très intelligemment un pas de côté, le spectacle dit aussi la difficulté de faire bouger les lignes. La présence lumineuse de Christine Citti, témoin effarée d’une jeunesse qu’elle ne connaît pas et a du mal à comprendre, illustre la distance qui les sépare. Nouer un contact, instaurer la confiance, s’avère quasiment impossible. La mise en scène de Jean-Louis Martinelli anime en permanence le plateau sans jamais parasiter l’action. Criants de vérité, les comédiens sont tous excellents. Un spectacle important, qui constate aussi, hélas, que l’art ne peut pas toujours changer le monde.
Y. A.
« Ils n’avaient pas prévu qu’on allait gagner », festival off d’Avignon, théâtre des Halles, 11h.
Juillet 2019
La veille de ses noces, Jan, un jeune et beau paysan, se voit remettre deux lettres prouvant l’infidélité de sa future épouse. Les noces sont rompues. Jan, toujours amoureux, sombre dans la neurasthénie.
« L’arlésienne », une des nouvelles des « Lettres de mon moulin » (1869), devint une pièce de théâtre en 1872. L’adaptation d’Anne Girouard et Sébastien Davis (qui s’appuie sur ces deux versions et d’autres récits de Daudet) se révèle très théâtrale : le texte séduit par l’élégance de sa langue et sa force dramatique. Anne Girouard, qui en incarne tous les personnages, est lumineuse.
La musique de scène de Bizet, jouée en direct par l’ensemble Agora, vient ponctuer le récit. Quelle heureuse idée ! Les six instrumentistes – Catherine Puertolas (flûte), Rémy Sauzedde (hautbois), Sandrine Pastor (clarinette), Cédric Laggia (basson), David Pastor (cor) et Sophie Bellanger (harpe) – sont excellents. L’équilibre entre verbe et musique, subtil, trouve son apogée dans une fin particulièrement poignante.
Y. A.
« Heureusement qu’on ne meurt pas d’amour », festival off d’Avignon, théâtre du Girasole, 11h15 (1h).
Juillet 2019
Lorsqu’elle arrive à Paris à vingt ans pour devenir artiste, Dominique Blanchard est loin d’imaginer rencontrer son père, qu’elle n’a jamais vu. Habitant à Montmartre, elle croise régulièrement – notamment au Lux bar – Bernard Dimey, une des figures du quartier. Par curiosité, elle va l’applaudir salle Pleyel en avril 1978. Bernard et Dominique font alors connaissance…
Émaillé de poèmes et de chansons, le spectacle de Dominique Dimey voyage dans l’œuvre tantôt poétique (« Syracuse », « L’enfant maquillé ») tantôt caustique (« Les pauvres ») d’un artiste injustement méconnu. La relation hors norme qui les unit jusqu’à la mort du poète en 1981 est évoquée avec pudeur : « On s’est apprivoisés. On s’est fait du bien. ». Peu importe que la mise en scène de Bruno Laurent manque un peu d’inventivité : le choix des textes est intelligent et leur enchaînement fluide. Accompagnée au piano par Charles Tois (excellent), Dominique Dimey est lumineuse. Un bel hommage.
Y. A.
« Bernard Dimey père et fille, une incroyable rencontre », festival off d’Avignon, théâtre le Cabestan, 12h10 (1h10).
Juillet 2019
« Je suis une femme d’une famille de femmes, fille unique d’une femme qui m’a élevée seule. » Ainsi commence le seul en scène que Fanny Cabon consacre à la lignée qui l’a accompagnée et élevée. Sa grand-mère a eu sept enfants, dont six filles. Chacune raconte sa vie, les grossesses à répétition, les avortements fréquents et souvent dangereux. Jacqueline y a déjà eu recours cinq fois. Micheline a tellement peur de tomber enceinte qu’elle s’évanouit lorsque son mari s’approche. Monique a failli mourir lors d’une intervention. Yvonne écrit son désespoir à son curé : enceinte pour la neuvième fois en douze ans de mariage, elle ne supporte plus ses enfants. Jeanine est devenue faiseuse d’anges, pour elle d’abord, puis pour ses sœurs et ses voisines.
Fanny Cabon a su trouver le ton juste pour évoquer le parcours de femmes ordinaires, à une époque où l’avortement était illégal, l’église et les médecins hostiles à toute forme de contraception. Chacune nous touche, dans son désespoir ou sa volonté de vivre. Jamais moralisateur, évitant tout pathos, le texte fait parfois froid dans le dos. La mise en scène de Bruno de Saint Riquier, inventive et très élégante, sert le propos sans jamais l’alourdir. La qualité d’écoute du public et l’émotion de certaines spectatrices à l’issue de la représentation ne trompent pas : « Gardiennes » est un témoignage important, sur un sujet difficile mais essentiel.
Y. A.
« Gardiennes », festival off d’Avignon, théâtre des 3 soleils, 20h.
Juillet 2019
De Mireille (1906-1996), tout le monde connaît « Le petit chemin » ou « Couchés dans le foin », coécrits avec Jean Nohain. On sait aussi qu’elle anima, à la radio puis à la télévision, « Le petit conservatoire de la chanson » qui révéla notamment Yves Duteil, Françoise Hardy et Pierre Vassiliu. On ignore davantage sa carrière aux États-Unis, ses compositions pour Yves Montand ou Henri Salvador… et ses quarante ans de mariage avec le philosophe et historien Emmanuel Berl.
Évoquant un temps « que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître », le spectacle de Marie-Charlotte Leclaire et Hervé Devolder rend un hommage pétillant et attendri à celle qui « fit entrer le swing dans la chanson française ». De très élégants arrangements, parfois joués au piano à cinq mains, rythment cette évocation. Aux côtés d’Hervé Devolder et Adrien Biry-Vicente, toujours impeccables, Marie-Charlotte Leclaire incarne le rôle-titre avec panache. Elle en a l’entrain, la gouaille, l’humour. Le spectacle est drôle, enlevé : on sort du théâtre le sourire aux lèvres, en fredonnant.
Y. A.
« La grande petite Mirelle », festival off d’Avignon, Essaïon, 20h30.
Juillet 2019
Dès le matin, le temps est compté pour le jeune préposé au courrier (Cédric Vernet) : les premiers colis arrivent, à peine son café bu. Réception, recensement, examen, affranchissement, expédition… La routine interdit toute fantaisie, tout écart. Seuls les instants de pause permettent d’imaginer un ailleurs, de rêver un peu. Alors qu’il égrène avant de s’endormir une liste de projets qu’il ne réalisera sans doute jamais, l’employé découvre un soir un colis en souffrance…
Est-il possible de vivre ses rêves ? Le spectacle de la compagnie « La mécanique du fluide » répond joliment à une question souvent abordée : partager ses rêves avec quelqu’un est, peut-être, plus important que de les accomplir. On est loin de l’injonction de tout abandonner pour changer de vie ; la fin du spectacle reste très ouverte.
« Vole ! » convainc également par l’inventivité de sa scénographie (David Lacomblez). Comédien et marionnettiste, Cédric Vernet incarne avec humanité les deux personnages de cette aventure. Un moment de théâtre inventif et délicat.
Y. A.
« Vole ! », festival off d’Avignon, Bourse du travail CGT, 11h.
Juillet 2019
« C’étaient trois garçons : deux moyens, et un un peu plus que moyen. » ; et une fille, « la plus jolie et la plus intelligente ». Charles, Melvil, Angelo et India se rencontrent à l’école primaire. Ils ont neuf ans. Jusqu’au déménagement de la jeune fille six ans plus tard, ils seront inséparables, comme « les quatre mousquetaires, les quatre fantastiques ou les quatre doigts d’une main mutilée ». Les garçons sont amoureux d’India qui les met au défi de réaliser pour elle les douze travaux d’Hercule.
Original dans sa construction – notamment des premières scènes, fragmentaires comme le sont les réminiscences –, universel dans ses enjeux dramatiques, le texte de Fabrice Melquiot est passionnant. S’appuyant sur l’image du labyrinthe (métaphore d’une mémoire incertaine) et le mythe d’Hercule, l’auteur aborde avec tendresse et humour la solitude de l’enfance et l’importance parfois vitale de ses amitiés. Les souvenirs affleurent, réels ou fantasmés. India résume joliment : « Quand on raconte un souvenir, quelques fois on l’invente ».
Scénographie (Khaled Khouri), création lumière (Rémi Furrer) et sonore (Simon Aeschimann) très inspirées, créent un espace de jeu élégant et mystérieux. Dirigés par Mariama Sylla, le quatuor d’interprètes (Hélène Hudovernik, Miami Themo, Raphaël Archinard et Julien George) porte avec ferveur et simplicité cette promenade dans l’enfance d’une grande intelligence.
Y. A.
« Hercule à la plage », festival off d’Avignon, le 11, 10h10 (1h).
Le spectacle sera repris au théâtre de la Ville (Paris) du 24 avril au 3 mai 2020.
Juillet 2019
Une petite ville est menacée par la montée des eaux. Bien que les immeubles aient été régulièrement rehaussés, ses habitants sont partis. Reste un vieux monsieur, veuf, qu’une maladresse va contraindre à plonger (au propre comme au figuré) dans son passé.
Le spectacle de la Compagnie Spectabilis, adapté du court métrage d’animation éponyme de Kenya Hirata et Kuniô Kato, nous captive sur la forme comme sur le fond. Le propos, métaphorique, est touchant : le personnage, à mesure qu’il s’enfonce dans l’eau, remonte le temps et revit les moments forts de sa vie, de son veuvage à ses premiers élans amoureux. La mise en scène d’Odile Bouvais est un enchantement. Empruntant à plusieurs techniques (théâtre d’ombres ou d’objets, marionnettes, vidéo…), l’illustration est délicate, jamais parasitaire, et d’une grande inventivité. Ce voyage poétique est servi par une jolie création musicale (Olivier Algourdin) et trois comédiens – manipulateurs très élégants (Cécile Schletzer, Olivier Algourdin et Régis Huet) : courez-y !
Y. A.
« La maison en petits cubes », festival off d’Avignon, Girasole, 10h (45 min).
Juillet 2019
Suite au décès accidentel de son père André, Thomas se retrouve seul à gérer l’exploitation agricole. Sa sœur Karine, partie depuis plusieurs années à Paris pour ses études, revient pour les obsèques. Entre les prêts contractés par André, les subventions qui ne sont pas versées et la difficulté du travail, Thomas s’épuise.
Écrit par Mélanie Charvy et Millie Duyé suite à une résidence dans le Cher, le texte aborde le désespoir d’un monde agricole exsangue et la difficulté de redynamiser les petites communes. Face à la disparition des services publics et des emplois aidés, la pesanteur de la bureaucratie et l’absence d’action politique nationale, la municipalité se démène, souvent en vain. Tentation de l’extrême droite, dégoût du monde politique ou recours à la violence : les différentes issues suggérées par la pièce sont sans grand espoir.
Une nouvelle fois, la compagnie des Entichés séduit par la qualité de son travail : scénographie (Marion Dossikian), création lumière (Orazio Trotta) et sonore (Timothée Langlois), très cohérentes, créent un univers quasi-cinématographique. Les comédiens (Aurore Bourgois Demachy, Charles Dunnet, Virginie Ruth Joseph, Clémentine Lamothe, Aurélien Pawloff, Romain Picquart, Loris Reynaert), sont tous excellents. Certes, le sujet est connu – et de plus en plus souvent traité. Mais qu’une (encore) jeune troupe s’en empare est un acte important.
Y. A.
« Échos ruraux », festival off d’Avignon, théâtre du Train Bleu, 10h, jours pairs (1h15).
Juillet 2019
Dans sa cuisine, une femme épluche des pommes de terre. Une femme sans prénom, mariée à Georges depuis trente-cinq ans, et dont l’espace s’est rétréci peu à peu : « Je n’ai pas de monde extérieur. Ça n’a pas toujours été le cas. La vie a décidé… et un peu Georges aussi. » Il voulait qu’elle arrête de travailler ; elle était « presque d’accord » : elle a dit oui. Dans l’appartement où elle se sent comme « rangée » entre deux meubles, elle attend son mari, qui rentre à 20h40. Nous sommes mardi. Et mardi, c’est le jour du poulet.
Alma Brami excelle à décrire cet univers étouffant où le temps a passé, imperceptiblement. Chaque jour les mêmes rituels, le même ennui, les mêmes regrets. Georges, « devenu vieux trop vite », est toujours fatigué, bougon. Et son épouse, sans y prendre garde, s’est résignée. Le texte, original et très bien construit, dénonce le danger des petits renoncements quotidiens, sans pathos ni misérabilisme.
Une veste de costume pendue à un cintre, une cuisinière, quelques ustensiles : la scénographie épurée d’Esthel Eghnart crée un univers à la fois concret et désincarné parfaitement adapté au texte. Dirigée avec précision par Dimitri Rataud, Dédeine Volk-Léonovitch nous emporte dès les premiers instants. Son humanité et sa sincérité font merveille dans cet âpre portrait de femme. Un excellent moment.
Y. A.
« L’ombre », festival off d’Avignon, théâtre de l’Observance, 16h45 (1h05).
Juillet 2019
Maryam naît à Téhéran en 1980, en pleine révolution islamique. Ses parents, opposants politiques, se réfugient en France cinq ans plus tard. Isolée, la petite fille connaît à l’école sa « première expérience de la solitude ». Mais jour après jour, en secret, elle apprend le français. Après plusieurs semaines de mutisme, Maryam ose enfin parler cette langue de l’exil : « C’était un dimanche matin. Soudain, c’est sorti. Pêle-mêle. Sous les yeux ahuris de mes parents. » La voilà parfaitement francophone, mais connaît-elle encore le persan ? Passionnant témoignage sur l’histoire iranienne contemporaine, le récit de Maryam Madjidi offre aussi une belle réflexion sur la langue, moyen de s’intégrer, de résister ou de s’émanciper et élément fondateur de son histoire.
Le spectacle de Raphaël France-Kullmann fait se répondre trois langages : le français (Elsa Rozenknop), la langue des signes (Aude Jarry) et la musique, interprétée en direct par Clotilde Lebrun. Ces approches, sans jamais se parasiter, mettent en valeur la puissance et la poésie du texte, sans pathos ni sensationnalisme. La création lumière d’Amandine Richaud accompagne avec intelligence les différents épisodes de cette ode à la vie. Un moment fort.
Y. A.
« Marx et la poupée », festival off d’Avignon, Artéphile, 11h45 (1h05).
Juillet 2019
Après dix-neuf ans de bons et loyaux services dans une cantine scolaire, Martine (Marie-Émilie Nayrand) a été licenciée. Son bilan de compétences à Pôle Emploi a révélé « une certaine aptitude artistique ». Il n’en faut pas plus pour qu’elle se lance dans un projet fou : imaginer une comédie musicale inédite inspirée du roman de Victor Hugo. Son ami Gilles (Jean-Luc Bosc), préparateur de commandes pour un site de vente en ligne et dont l’emploi est menacé, l’accompagne dans cette aventure.
Donner la parole à des gens ordinaires, rire avec eux mais jamais d’eux : tel est le pari de la compagnie « Le voyageur debout » dans sa nouvelle création. « Quasimodo n’a pas grand-chose pour réussir : forcément, ça nous parle », résume Gilles. S’appuyant sur des chansons originales amusantes et touchantes, le spectacle dit aussi combien un projet artistique peut être essentiel. Marie-Émilie Nayrand et Jean-Luc Bosc défendent avec humanité ces deux antihéros qui vivent leur rêve avant qu’il ne soit trop tard : on ne saurait trop vous conseiller de les accompagner.
Y. A.
« Notre-Dame de Paris, l’autre comédie musicale », festival off d’Avignon, Espace Roseau Teinturiers, 18h10 (1h20).
Juillet 2019
Après avoir vu « Jurassic Park » à 9 ou 10 ans, Alexandre a souvent rêvé qu’il était pourchassé par un T-Rex. Vingt ans plus tard, le voilà en charge des grands comptes au siège d’une banque. Payé 2 000 euros bruts mensuels, il est un rouage de la finance mondiale déconnectée de la réalité. Suite au suicide de son n + 1, le jeune homme est promu et doit piloter un changement de logiciel. Alors que la date limite de son projet approche, les cauchemars reviennent…
Sur le thème, de plus en plus présent au théâtre, du surmenage au travail, Alexandre Oppecini a construit une pièce originale, drôle, féroce et inquiétante. Son personnage éponyme, trentenaire un peu terne, est peu à peu détruit par son opportunisme dérisoire, son incapacité à s’affranchir de la norme et son environnement de travail. À la fois victime et partie prenante d’un système mortifère, le personnage trouve en Antoine Gouy un interprète idéal. Irrésistible dans « Au service de la France », le comédien est ici éblouissant. Très engagé, servi par une technique virtuose qui sait se faire oublier, il nous captive de bout en bout. Un spectacle haut de gamme.
Y. A.
« T-Rex, chronique d’une vie de bureau ordinaire », festival off d’Avignon, théâtre des Carmes, 16h50 (1h20).
Juillet 2019
1851. Petite paysanne, Marie Caillaud entre à onze ans au service de George Sand. Touchée par l’intelligence et la curiosité de l’apprentie cuisinière, la femme de lettres l’éveille au théâtre et lui enseigne la lecture et l’écriture. Quelques années plus tard, Marie est séduite par Maurice, le fils de la romancière. Il ne s’agit, pour lui, que d’une aventure parmi d’autres, mais Marie tombe amoureuse.
Après « Prosper et George », Gérard Savoisien retrouve avec bonheur la dame de Nohant, cette fois-ci à travers le regard d’une paysanne fruste désireuse de s’instruire, émerveillée par le monde qui l’entoure mais lucide. Le texte est habilement construit et la mise en scène d’Arnaud Denis crée de belles images. Béatrice Agenin, qui interprète Marie à différents âges, révèle une nouvelle fois la puissance de son jeu. À ses côtés, Arnaud Denis est très convaincant. Un joli moment.
Y. A.
« Marie des poules », festival off d’Avignon, Buffon, 18h (1h10).
Juillet 2019
Nul ne guérit de son enfance
« J’ai depuis toujours une cicatrice sur la lèvre supérieure. » Ainsi débute le récit de Jeff. À treize ans, il vient de changer d’école. Mais son arrivée dans l’établissement se passe mal : les rires fusent dès qu’il doit se présenter à la classe. Exclu des jeux, surnommé « grosse lèvre », Jeff cherche du réconfort auprès de Willy, « un grand blond aux oreilles décollées », un des rares enfants à ne pas le stigmatiser. Les deux garçons partagent une passion commune pour la philatélie. Invité chez Willy, Jeff, dans un mouvement incontrôlable, vole des timbres à son ami. Refusant d’avouer son acte, il s’isole peu à peu des autres.
Adapté du roman éponyme de Bruce Lowery (1931-1988), « La cicatrice » décrit le mal-être d’un enfant rejeté parce que « différent ». La violence des rapports à l’école et la difficulté de communiquer avec les adultes à l’entrée de l’adolescence sont dépeints avec justesse. Mais le texte interroge aussi les conséquences parfois dramatiques du mensonge. Mensonge originel des parents de Jeff qui, sans doute pour le protéger, refusent de révéler l’origine de sa cicatrice (un bec-de-lièvre) et inventent à ce sujet des histoires chaque fois différentes. Mensonge de Jeff ensuite, qui, pensant pouvoir préserver sa fragile amitié avec Willy, perd finalement la maîtrise de la situation et la confiance de ses proches.
Coadaptateur du roman avec Guillaume Elmassian, Vincent Menjou-Cortès donne vie avec humanité à tous les personnages du récit. Derrière lui, un écran égrène un compte à rebours – image surprenante mais efficace d’un drame imminent, inéluctable. Une adaptation théâtrale stimulante qui permet de découvrir un texte poignant et universel.
Y. A.
« La cicatrice », festival off d’Avignon, La Manufacture, 15h20 (1h).
Juillet 2019
Mathieu Scarifi et son fils Swann s’apprêtent à fêter leur anniversaire : 50 ans pour l’un, 1 an pour l’autre. Cette nuit-là, comme souvent, Mathieu, auteur en quête de reconnaissance, propose à Swann le « jeu des huit vies » : imaginer ce qu’ils seront devenus dans 5, 10 ou 30 ans. Mathieu, père tardif ébloui par son enfant, s’interroge : la paternité peut-elle apaiser ses angoisses existentielles ?
Découverte en 2018, la pièce (coup de cœur de la presse du festival off) nous séduit à nouveau par sa finesse et sa délicatesse. Marc Citti et Arnaud Dupont incarnent cette filiation avec bonheur : leur complicité, évidente, nous touche. Élise Larnicol et Marion Harlez-Citti interprètent avec élégance Hannah, épouse aimante mais épuisée par Mathieu, et Prudence, avec qui Swann connaîtra à son tour la paternité.
Le spectacle, d’une grande humanité, amuse et émeut. Marc Citti y révèle une nouvelle fois la richesse de ses talents d’auteur et de comédien.
Y. A.
« Les vies de Swann », festival off d’Avignon, Théâtre des Béliers, 12h15 (1h15).
Juillet 2019
Eva, Maryline, Delphine, Camille et Hélène ont décidé d’écrire un livre sur le corps des femmes. Comment mieux le connaître ? Comment se le réapproprier en s’affranchissant des pressions sociales ? Au cours de leurs réunions de travail, chacune se confie : l’une évoque ses complexes, une autre sa rhinoplastie, une autre encore la difficulté de parler sexualité avec sa fille…
Le spectacle des « Filles de Simone » mêle témoignages personnels (et pourtant universels) et vulgarisation, notamment des travaux de Mona Chollet, auteure de « Beauté fatale, les nouveaux visages d’une aliénation féminine » et de Helen O’Connell sur le clitoris. Très vivant, souvent drôle, il fait œuvre de pédagogie sans didactisme ni impudeur. La mise en scène, millimétrée, crée une impression de joyeux désordre très réaliste. Hommes, femmes, jeunes (à partir de l’adolescence en tout cas) ou plus vieux gagneraient à découvrir ce spectacle instructif particulièrement réjouissant.
Y. A.
« Les secrets d’un gainage efficace », festival off d’Avignon, Le 11, 18h45 (1h20).
Juillet 2019
Familles, je vous hais
Dimanche de Pâques chez les Lachassette : Mireille, la mère, est malade et va bientôt mourir. Sa dernière volonté : réunir la famille, en évitant les heurts et règlements de compte qui émaillent depuis longtemps les repas. Il y a Jacques, le mari, véritable tyran domestique, Stanislas, le fils aîné, sa femme Roxane (enceinte de leur deuxième enfant), Tristan, le cadet en rupture de ban, Juliette, sa nouvelle compagne, et Ernest, le grand-père. Mais la réconciliation est impossible : une nouvelle fois, Jacques rabaisse Tristan et lui reproche ses choix de vie.
Interpréter les sept personnages de cette tranche de vie drôle et douce-amère est le défi brillamment relevé par Julien Cigana et Nicolas Devort. Dirigés avec une précision millimétrée par Clotilde Daniault, leur travail est inventif et délicat. Évoquant un personnage d’un geste ou d’une posture, ils rendent parfaitement lisibles des dialogues d’une grande vivacité. Mais la performance ne serait pas aussi forte sans un texte de qualité. Le rapport parent-enfant ou la difficulté d’être dans la norme comme dans la marge, sont abordés avec finesse. Mêlant tendresse, violence et un humour parfois très noir (ainsi cette liste des interdits parentaux), cette saga familiale amuse autant qu’elle émeut.
Y. A.
« Le bois dont je suis fait », festival off d’Avignon, théâtre des Corps Saints, 18h30, jours impairs (1h25).
Juillet 2019
Le 28 septembre 1984, Bernard Pivot consacre une émission spéciale d’Apostrophes à Marguerite Duras, dont le nouveau livre, « L’amant », vient de sortir et rencontre « un succès populaire inouï ». L’auteur du « Barrage contre le Pacifique » sort d’une période difficile : son addiction à l’alcool l’a menée en cure de désintoxication. L’entretien, émaillé d’extraits de romans lus par Bernard Pivot (ceux de Duras ou de Yann Andréa, son dernier compagnon), évoque la jeunesse de la romancière en Indochine, sa famille, son métier d’écrivain et son engagement politique.
Respectant les silences, les paroles qui parfois se chevauchent et les circonlocutions de la pensée des deux protagonistes, les deux interprètes, Sylvie Boivin et Claude Gallou, restituent cette heure d’échange avec beaucoup de finesse. Ils n’imitent pas Pivot et Duras, et pourtant on croit les voir. La scénographie, volontairement épurée, place le spectateur au plus près de cette parole intelligente, libre, parfois teintée d’humour. Un très beau travail.
Y. A.
« Duras – Pivot, Apostrophes », festival off d’Avignon, Espace Saint Martial, 14h (1h10).
Juillet 2019
S le maudit
Depuis quatre générations, la famille Yelnats est maudite. Son plus jeune représentant, Stanley, ne semble pas déroger à la règle. Se trouvant « toujours au mauvais moment au mauvais endroit », il est, à tort, accusé de vol. Sommé de choisir entre prison ou camp de redressement, l’adolescent est envoyé au Lac Vert où il doit, chaque jour, creuser un trou au fond d’un lac asséché. Tyrannisé par Xray, un de ses congénères, Stanley se lie d’amitié avec Zéro, le plus vulnérable des jeunes détenus.
« La mécanique du hasard » a été adapté du roman de Louis Sachar, « Holes » (« Le passage », Folio Junior, 2016) par Catherine Verlaguet. Le récit, riche, multiplie les allers-retours entre présent (la vie de Stanley au camp) et passé (les déboires de ses aïeux, dont son arrière-arrière-grand-père, par qui la malédiction arrive). S’il s’adresse d’abord aux adolescents, le texte aborde des thèmes universels (l’importance de l’amitié et de la solidarité, la difficulté du libre arbitre) et donne voix à un antihéros diablement sympathique. À l’image de son joli nom palindrome, Stanley Yelnats doit remonter le temps pour comprendre son histoire et, ainsi, se délivrer de l’anathème.
S’appuyant sur une création lumière de grande qualité (Sébastien Revel), la mise en scène d’Olivier Letellier, jamais parasitaire, est inventive et rythmée. Fiona Chauvin et Guillaume Fafiotte, qui incarnent tous les personnages de cette épopée, sont excellents. Leur complicité, évidente, nous touche. L’émotion naît aussi d’un travail corporel très maîtrisé qui crée des images fortes, comme lorsque Stanley et Zéro, harassés, s’entraident dans leur fuite, se soutiennent et semblent finalement ne plus faire qu’un. Un spectacle ambitieux, original et séduisant.
Y. A.
« La mécanique du hasard », festival off d’Avignon, le 11, 13h45 (1h).
Juillet 2019
La parole nue
« 11 septembre 2001 » est un court texte de Michel Vinaver, rapidement écrit après les attentats, qui mêle témoignages de rescapés, appels de passagers et d’une hôtesse du vol détourné vers les tours jumelles, dernières volontés des terroristes et discours politiques de l’époque. Seul le monologue d’une femme absente de son poste de travail le 11 septembre est fictif. La pièce suit globalement la chronologie des événements.
Il s’est écoulé un peu moins d’une heure entre l’impact de l’avion sur la tour sud du World Trade Center et son effondrement (la seconde tour touchée étant la première à tomber). Une heure durant laquelle le destin de milliers de personnes prisonnières du building s’est joué : devaient-elles tenter de fuir ou rester à leur poste (des annonces contradictoires ayant été données dans le bâtiment) ? La parole des acteurs, témoins et victimes du drame constitue le cœur de ce texte qui refuse tout jugement : les récits alternent, sans hiérarchie entre eux.
Le dispositif scénique choisi par le collectif ildi ! eldi évoque une salle de rédaction. Dans cette atmosphère confinée, intime, une seule source de lumière, un halo blafard au-dessus des tables. Musique et sons ponctuent la lecture, en constituent la respiration. Le seul moment de silence (impressionnant), quelques minutes après le début de la représentation, figure l’instant de l’impact des avions sur les tours.
Parce qu’il évite tout pathos et tout sensationnalisme, le texte de Vinaver est bouleversant. Mais la réussite du spectacle tient à la précision incroyable du travail des comédiens. La proximité des spectateurs permet (mais exige aussi) une extrême rigueur de jeu, de diction, de gestes. Toute volonté de montrer, toute perte de concentration romprait la tension. Ici, pas un regard, un soupir, un mouvement aussi infime soit-il (une main derrière la nuque en signe d’épuisement, la lueur effarée d’un regard devant l’ampleur de la catastrophe) qui ne soit justifié et nous touche. Les voix, légèrement amplifiées, peuvent murmurer, n’être qu’un souffle : le dispositif rapproche les spectateurs des mots.
Bien sûr, le texte ravive les images des tours jumelles en feu, désormais gravées dans les souvenirs des pays occidentaux. Mais l’émotion qui naît de ce spectacle tient aussi à l’intelligence du travail du collectif ildi ! eldi. Il nous rappelle que si la qualité d’écoute, la précision d’un jeu où le travail du comédien sait se faire oublier et l’intelligence de s’effacer derrière les mots devraient être la base de tout travail théâtral, ils auront rarement été présents de manière aussi dense que le soir de cette représentation.
Y. A.
« 11 septembre 2001 », festival off d’Avignon, théâtre des Halles, 21h30 (55 minutes).
Juillet 2019
Le professeur Ferguson entreprend une expédition dans l’océan Pacifique, à la recherche d’une méduse phosphorescente dont il souhaite séquencer l’ADN. Lors d’une plongée, il découvre cachés dans son bathyscaphe Jenny, une jeune orpheline, et sa peluche Monsieur Crockston. Impossible de remonter à la surface : l’enfant et le savant devront cohabiter et s’apprivoiser.
Quel plaisir de découvrir un divertissement tout public inventif et intelligent ! Librement inspirée de l’œuvre de Jules Verne, la pièce de Christel Claude est une ode à la lecture et à la science. Elle donne également vie, sans pathos et avec un humour délicat, à deux personnalités attachantes. Le décor, ingénieux et travaillé dans ses moindres détails, est un personnage à part entière du spectacle. Julien Assemat (Ferguson) et Justine Boulard (Jenny), très complices, font de ce voyage initiatique une charmante heure de théâtre.
Y. A.
« La fabuleuse expédition du professeur Ferguson », festival off d’Avignon, Collège de la Salle, 11h30 et 15h (50 minutes).
Juillet 2019
Interviewer Damien Roussineau et Alexis Perret, dont l’adaptation de « L’Iliade » nous a réjouis (Théâtre des Barriques, 14h), c’est un peu n’interviewer qu’un seul et même comédien, tant les paroles de l’un font écho à celles de l’autre. Retour sur les étapes d’un travail qui les a mobilisés trois ans.
La Petite Revue. Pourquoi avoir choisi « L’Iliade » ?
Alexis Perret. Nous avions envie de jouer un texte du répertoire. Nous avions aussi trouvé, ayant beaucoup présenté « Regardez mais ne touchez pas » de Théophile Gautier devant des scolaires, que c’était chouette de défendre un spectacle devant des collégiens et des lycéens. « L’Iliade » est extrêmement complexe : je trouvais que c’était un beau projet de pouvoir rendre accessible, grâce au théâtre, ce texte aux collégiens.
Damien Roussineau. Il y avait une envie pédagogique.
A. P. Il y a aussi beaucoup d’adultes qui sont très curieux de découvrir l’œuvre. Si on demande à la plupart des gens si le cheval de Troie est dans « L’Iliade », personne ne sait (en fait, il n’y est pas !).
P. R. Comment avez-vous travaillé sur l’adaptation du texte ?
D. R. Nous avons lu le livre en notant ce qui nous intéressait dans chacun des vingt-quatre chants. Dans 90 % des cas nous étions d’accord sur ce que nous voulions garder. Nous sommes arrivés assez facilement à une première version. Après, ça a pris du temps de resserrer : au début, il y avait quarante-cinq ou cinquante personnages et ça durait trois heures et demie ! C’est le travail au plateau qui nous a fait épurer, simplifier certains passages.
A. P. À cette étape-là, ce qui a été compliqué, c’est de faire le sacrifice de la beauté du texte. Par exemple, la description des armes d’Achille que fabrique Héphaïstos, c’est un passage de poésie pure que nous voulions vraiment garder. C’est pour cela que nous avons voulu alterner narration et incarnation : certains passages de narration sont magnifiques. Nous ne voulions pas les sacrifier.
P. R. Pour votre travail sur les objets, êtes-vous partis de ce qu’on trouve dans un grenier ou les avez-vous apportés au fur et à mesure de votre travail ?
A. P. Ce fut un gros travail de recherche. C’est un peu comme un masque : trouver l’objet qui, détourné, va permettre d’identifier, de matérialiser un personnage. Par exemple, nous figurons Diomède avec un panier à frites et des pailles jaunes fixées dessus. Ça fait un casque en métal et les pailles hérissées sont vraiment agressives. Or Diomède est vraiment un personnage qui casse tout sur son passage. Les dieux et les déesses sont différenciés par des vêtements longs (un grand peignoir, des couvre-lits, un manteau de fourrure) et les guerriers par des couvre-chefs, jaunes pour les Achéens, rouges pour les Troyens.
D. R. Nous avons beaucoup chiné, beaucoup fouiné dans les greniers des proches, chez Emmaüs… Pendant trois ans, nous avons été monomaniaques. On ne pensait qu’à ça, on avait toujours un regard sur ce qui pourrait servir. Certains objets ont été abandonnés : Patrocle, au début, portait une cagoule… Mais il y a le sens de l’objet et aussi la facilité de manipulation. Certains objets nous plaisaient beaucoup mais étaient trop contraignants, trop compliqués dans le travail.
A. P. Ajax, on l’a trouvé dans la cave de ma mère. Il y avait un pot de chambre qui correspondait à la couleur des Achéens et cette idée est restée.
D. R. Cet objet a surgi. On s’est dit : « Ajax ! » Ça a été évident tout de suite.
P. R. L’organisation du plateau était-elle prédéfinie ou est-elle née pendant le travail ?
A. P. Nous en avions parlé avant. Le plateau est né de notre imagination : on imaginait Troie à gauche pour le spectateur et les bateaux à droite, l’Olympe au fond.
D. R. L’aire de jeu utilisable, c’est la plaine de Troie.
P. R. Comment gère-t-on l’encombrement du plateau pendant le travail ?
A. P. Ce fut un gros travail, comme si l’on travaillait une pâte. On a défriché le texte sur le plateau en se demandant où poser tel objet, où le reprendre. Il y a vraiment eu beaucoup d’heures de répétition. (Rires)
D. R. Un an et demi, à raison de quatre jours par semaine.
P. R. Qu’est-ce qui a été le plus difficile pendant ces répétitions ?
D. R. De couper. Trouver le chemin des objets et le simplifier, c’est assez excitant. Alors que couper, passer de 550 pages à 22, c’est terrifiant. Il y a plein de choses que l’on aimait beaucoup que l’on a dû abandonner.
P. R. Quelles ont été les étapes du travail ?
A. P. Nous avons travaillé en lecture jusqu’à l’été 2015, appris le texte durant l’été et à partir de la rentrée nous avons travaillé au plateau. Mais durant la lecture, nous avions déjà un procédé, avec des étiquettes avec le nom de chaque personnage que nous avancions lorsqu’il parlait. C’est comme ça que nous avons fait la première lecture publique. Après, nous avons fait une lecture au Lucernaire où nous avions déjà tous les costumes. Nous étions au pupitre avec tous les casques et les accessoires sur une table et nous mettions le casque pour jouer chaque personnage.
D. R. Ces étapes étaient obligatoires. Aller au plateau et tout mettre en bazar comme dans un grenier était impossible. Ces étapes ont facilité la simplification, la restitution du texte.
A. P. Pendant longtemps, le spectacle a duré une heure quarante-cinq : c’était trop long. Nous avons dû supprimer des personnages, des scènes. Par exemple la dispute entre tous les Dieux, à la fin. C’est très drôle : ils se font des coups, se tirent les cheveux… On n’imagine pas du tout qu’une bataille des Dieux puisse être si enfantine ! On aurait bien aimé jouer cette scène mais on n’a pas pu.
P. R. Et la répartition de la parole ?
D. R. Ça a bougé aussi. D’une manière générale, Alexis s’occupe du texte des Troyens et moi de celui des Achéens – même s’il y a des moments où ça croise. Forcément on connaît le texte de l’autre tellement ils sont imbriqués.
A. P. Il y a aussi des phrases que l’on dit ensemble.
D. R. Par exemple il y a la manière dont les Troyens attaquent, la manière dont les Achéens ripostent et puis une phrase qui résume ou donne une image sur la situation générale, que l’on dit ensemble. En fait, c’est comme dans l’interview : chacun finit un peu les phrases de l’autre !
Propos recueillis par Yann Albert en juillet 2016.
« L'Iliade », festival off d’Avignon, théâtre des Barriques, 14h (1h15).
Juillet 2019
Hommage à un héros
Brillant mathématicien, Alan Turing (Benoit Solès) est recruté en 1938 dans l’équipe chargée de briser Enigma, la machine de codage utilisée par les Allemands. Devenu après-guerre enseignant à l’université de Manchester, il poursuit ses travaux sur les premiers ordinateurs et l’intelligence artificielle. Condamné pour homosexualité, il se suicide en 1954.
L’intrigue débute en 1952, lorsque Turing vient porter plainte pour cambriolage auprès du sergent Ross (Amaury de Crayencour). Par des flash-back successifs – qui donnent un rythme soutenu au spectacle – le texte revient sur la jeunesse du scientifique, son activité dans les services secrets et sa vie sentimentale douloureuse. Bien dialoguée, évitant tout pathos, la pièce offre un très beau face-à-face entre Turing, brillant, hypersensible et inadapté au monde, et Ross, qui s’attache peu à peu à cet homme fragile et touchant.
Benoit Solès, auteur du texte, incarne Alan Turing à différents âges de manière saisissante. Face à lui, Amaury de Crayencour trouve en permanence l’humanité et la justesse des différents personnages qu’il incarne. La mise en scène efficace de Tristan Petitgirard s’appuie sur un travail vidéo (Mathias Delfau) d’une grande intelligence, jamais parasitaire ou illustratif. La pièce est un des succès de ce festival : c’est amplement mérité.
Y. A.
« La machine de Turing », festival off d’Avignon, Théâtre Actuel, 10h10 (1h25).
Juin 2019
De la chambre au Tribunal
1971. Marie-Claire Chevalier (Claire de La Rüe du Can) est violée et se retrouve enceinte. Avec le soutien de Michèle, sa mère (Coraly Zahonero), l’adolescente de quinze ans se fait avorter. Dénoncée (la pratique est illégale en France depuis 1920), Marie-Claire rencontre Gisèle Halimi (Françoise Gillard) qui la défendra lors du procès de Bobigny en octobre 1972.
« Hors la loi » est construit en deux temps. La première heure s’attarde sur l’intimité de la jeune fille : sa vie familiale, le viol, le retour de la consultation médicale établissant la grossesse, la recherche d’une « solution », la venue de l’avorteuse… Le texte de Pauline Bureau ignore l’ellipse, et le propos est souvent démonstratif. L’action se traîne, dans un décor assez laid.
La seconde partie, basée sur les minutes du procès, est plus stimulante, même si l’apparition d’Alexandre Pavloff en Michel Rocard et de Coraly Zahonero en Delphine Seyrig convainc peu. On peut aussi regretter que le texte ne fasse pas davantage entendre l’opposition de l’époque. Le spectacle, pourtant, connaît quelques minutes de grâce lorsque témoigne Madame Duboucheix, accusée de complicité pour avoir aidé la famille. Son récit, simple et profond, est porté par Danièle Lebrun. La comédienne, signataire en 1971 du Manifeste des 343, y est bouleversante.
Évoquer aujourd’hui les droits des femmes et le lent chemin pour légaliser l’avortement est plus que jamais nécessaire. Mais de louables intentions ne suffisent pas forcément à faire un bon spectacle.
Y. A.
« Hors la loi », théâtre du Vieux Colombier, jusqu’au 7 juillet 2019 (2h10).
Juin 2019
Long voyage vers la nuit
Une fête de la Saint-Jean, quelque part dans la campagne suédoise à la fin du 19ème siècle. Fille d’un comte, Julie (Anna Mouglalis), dont les fiançailles viennent d’être rompues, participe « au bal de [s]es gens. » Elle y séduit Jean (Xavier Legrand), le valet de son père, sous le regard de Kristin (Julie Brochen), sa fiancée.
Réflexion sur la lutte des classes et le rapport de force entre les sexes, « Mademoiselle Julie » dresse le portrait complexe d’une femme fragile (Jean résume : « Mademoiselle a parfois trop d’orgueil, et parfois pas assez. ») et d’un domestique désireux de s’élever au-dessus de sa condition. Les unités d’action et de lieu sont respectées ; la pièce se déroule quasiment en temps réel.
Jouant sur la profondeur du plateau et des clairs-obscurs splendides, la mise en scène de Julie Brochen s’appuie sur une scénographie (Lorenzo Albani) et une création lumière (Louise Gibaud) particulièrement réussies. Dès les premières secondes, le rythme est rapide – peut-être trop. Malgré des silences très habités, on souhaiterait parfois une cadence moins haletante pour mieux appréhender la progression dramatique et les revirements des personnages. Nonobstant cette réserve, la soirée convainc par la tenue de l’interprétation et la beauté formelle du plateau.
Y. A.
« Mademoiselle Julie », théâtre de l’Atelier jusqu’au 30 juin 2019 (1h15).
Mai 2019
Notre Dame de Fer
Paris, 1884. Le président de la République lance un appel à projet pour l’exposition universelle prévue cinq ans plus tard. Gustave Eiffel, dont le canal à écluse vient d’être refusé au Panama, décide de concourir. Grâce à un puissant lobbying auprès du ministre du commerce Edouard Lockroy, il est déclaré vainqueur : la construction de ce qui deviendra la plus haute tour du monde (300 mètres) commence…
Marc Deren (l’auteur et compositeur) réussit une gageure : évoquer en une heure vingt les deux ans de ce chantier pharaonique et nous faire réviser notre Histoire sans jamais être didactique. Son livret mêle personnages historiques (Eiffel bien sûr, sa fille Claire, son bras droit Adolphe Salles, mais aussi la comtesse de Poix et Guy de Maupassant, opposés au projet) et de fiction (Angelo, un jeune émigré embauché sur le chantier, et sa femme Amelia). Bien construit, il offre de jolis moments musicaux, comme les trios des ouvriers ou la première visite de la capitale d’Angelo et Amelia. Grâce notamment à d’astucieuses ellipses temporelles, l’action ne faiblit jamais.
La mise en scène de Julien Roquette, fluide, s’appuie sur un décor (Pierre Pothier) particulièrement réussi. Si David Eguren (Eiffel) nous a semblé un peu monolithique (et parfois à peine juste, ce soir-là), le reste de la distribution, très cohérente, est impeccable. On retiendra notamment Véronique Hatat, hilarante en comtesse de Poix et Stanislas Clément, élégante incarnation de Maupassant. L’accompagnement en direct de John Florencio au piano ajoute un charme supplémentaire à cette agréable soirée.
Y. A.
« La tour de 300 mètres », théâtre des Mathurins jusqu’au 29 juin 2019 (1h20).
Mai 2019
Le pari des années folles
Paris, 1925. Charles, fils de bonne famille désœuvré, passe ses soirées à jouer aux cartes à la « Taverne du Baron » avec Paul et Édouard, ses amis. Il y écoute chanter Éva, dont il est amoureux. Pour cesser de « passer pour un bon-à-rien » aux yeux de son père, Charles décide de transformer la Taverne au bord de la faillite en un cabaret, « La boule rouge ».
Recréer l’ambiance des années folles est le pari de Constance Dollfus et Clément Hénaut, les auteurs, metteurs en scène et producteurs. La période, encore marquée par la première guerre mondiale, est effectivement stimulante, entre l’aspiration de la jeunesse à un avenir meilleur et la lente émancipation des femmes.
Dix-sept comédiens et cinq musiciens sur scène : le spectacle est ambitieux – et mérite, à ce titre, d’être défendu. Certes, tout n’est pas abouti : les dialogues, parfois explicatifs, sont lents, et le livret apparaît un brin décousu. Mais les atouts ne manquent pas : une mise en scène efficace, un quintet qui sonne bien et de jeunes comédien(ne)s souvent convaincant(e)s, à l’image de Maxime Guerville, Rémi Palazy et Lilly Caruso. Enfin, « La boule rouge » offre le plaisir rare de voir un collectif sur scène. La soirée lui doit ses meilleurs moments : le final très swing, les répétitions des danseuses et la fin du premier acte, particulièrement réussie.
En dépit de ses imperfections, une telle production doit être saluée. On en sort le sourire aux lèvres – et c’est bien l’essentiel.
Y. A.
« La boule rouge », théâtre des Variétés jusqu’au 7 juin 2019 (2 h).
Avril 2019
Il était une foi
De 1924 à 1943, l’abbé Viollet, directeur de plusieurs revues catholiques (« Pour les parents », « Pour les jeunes gens ») reçut des dizaines de lettres de lecteurs au sujet de leur couple, leurs désirs ou leur vie sexuelle. « L’amour en toutes lettres » propose deux florilèges de ces missives : l’un, que nous chroniquons, joué le lundi, l’autre le mardi.
Une jeune fille vierge paralysée à l’idée du mariage « qui se prépare » (« Qu’est-il permis de faire ? », « Qu’est-il défendu ? »), un père de famille nombreuse ne pouvant se permettre une nouvelle naissance mais ne souhaitant pas renoncer aux rapports sexuels, une femme insatisfaite de son mariage (« La nuit de noces, je fus docile… mais profondément déçue »)… chacun confie – très librement – à l’abbé ses questions, ses tourments et, parfois, son désespoir. La confiance en l’Église, totale, est touchante, jusque dans les interrogations soulevées par les épistoliers.
Ces lettres, très bien choisies, témoignent d’une époque où la contraception se limite souvent à la « méthode Ogino », et où Pie XI publie son encyclique pro-nataliste. D’une belle qualité littéraire, elles surprennent aussi par leur résonnance. Méconnaissance de son corps et du corps de l’autre, besoins charnels déséquilibrés dans le couple, honte de son homosexualité : l’époque actuelle est-elle, finalement, si différente ? Dans une adresse au public d’une grande sobriété, les dix comédiens portent avec humanité ces témoignages anonymes qui parleront à tous.
Y. A.
« L’amour en toutes lettres », théâtre de Belleville jusqu’au 28 mai (50 minutes).
Avril 2019
Entendons-nous bien !
« Ouïe à la vie » est une pièce que Camille Combes a consacrée à son frère cadet Nicolas. Sourd de naissance, ce dernier a pu, grâce à des implants cochléaires, quitter le « silence total » de son enfance et accéder aux sons. Aujourd’hui, le jeune homme communique en langue des signes, en langage parlé complété (une aide à la lecture labiale) et par la parole. Passionné de dessin, il est devenu graphiste – illustrateur.
Avec pudeur, la pièce évoque la vie avec cette différence « qui ne se voit pas ». Les interlocuteurs de Nicolas, désorientés, se révèlent souvent maladroits ou stupides, entre ceux qui miment ou surarticulent en espérant se faire mieux comprendre, ou ceux qui l’accusent de « se faire passer pour sourd ». Le texte, pourtant, évite tout jugement, préférant l’humour et l’émotion. Ainsi ce dialogue surréaliste où une conseillère Pôle emploi, demandant à parler à Nicolas au téléphone, s’entend répondre par Camille : « Actuellement il ne peut pas vous parler, car actuellement il est sourd depuis sa naissance. » Réalisant son impair, la conseillère veut s’excuser… et demande qu’on lui passe le jeune homme.
« Ouïe à la vie » est aussi le témoignage touchant d’une relation hors norme. Enfant, Camille protège son frère ; tous deux s’inventent un monde. Et même si, à l’adolescence, Nicolas peut se révéler un peu encombrant, on devine (et l’on voit sur scène !) combien, depuis toujours, ils sont essentiels l’un pour l’autre.
Le texte, enfin, est une jolie réflexion sur les moyens de communiquer et de se comprendre, malgré tout. À la fois parlé, surtitré et signé, le spectacle n’exclut personne et permet aux entendants d’appréhender, un peu, le monde de la surdité. Évitant le pathos comme l’apitoiement, le travail est délicat.
Y. A.
« Ouïe à la vie », à l’IVT du 23 au 26 mai (1h10).
Avril 2019
La comédie des apparences
Un restaurant chic, peut-être à Londres. Trois couples dînent. Les deux premiers (deux sœurs ayant épousé deux frères) fêtent ensemble un anniversaire de mariage, le troisième, une récente promotion. Sous les yeux du personnel du restaurant, la soirée dégénère peu à peu.
« Célébration » est la dernière pièce d’Harold Pinter. Le dialogue, parcellaire et décousu, ne livre que peu d’informations sur chacun : un prénom, un métier, un lien de parenté. L’essentiel est tu. Murés dans leur solitude et prisonniers des conventions sociales, les trois couples parlent sans s’écouter, révélant, entre les lignes, leurs failles et leur violence. Le texte, absurde et corrosif, fustige la déliquescence d’une société bourgeoise dont le vernis craque de toute part : la réussite matérielle est un leurre, le chaos intérieur de chacun indomptable.
« Célébration » constitue un stimulant défi de mise en scène. S’appuyant sur une scénographie élégante et une création lumière (François Duguest) de toute beauté, le travail de Jules Audry crée des images fortes. Les neuf comédien(ne)s de la distribution, issu(e)s de l’école des Enfants Terribles, constituent un collectif homogène et très investi. Parmi eux, Ulysse Reynaud, qui hérite d’un rôle hilarant de serveur mythomane, est excellent. L’aridité du texte en déconcertera sans doute certains, mais ce travail ambitieux et très maîtrisé mérite d’être découvert.
Y. A.
« Célébration », théâtre de Belleville, jusqu’au 28 avril 2019 (1h).
Mars 2019
La milliardaire et le photographe
Tailleur-pantalon noir, écharpe bleue, Liliane Bettencourt (Christiane Corthay) répond aux questions d’un médecin chargé d’évaluer son état mental. S’est-elle laissée escroquer par François-Marie Banier, ce photographe rencontré vingt ans plus tôt, qu’elle couvre depuis de cadeaux ? Au cours de trois entretiens, l’héritière de l’Oréal, de plus en plus déboussolée, évoque cette amitié, son père adoré, son mari absent et ses liens avec la politique.
Pendant près de dix ans, l’affaire Bettencourt a défrayé la chronique. Du dépôt de plainte de Françoise Bettencourt-Meyers pour abus de faiblesse en 2008 à la condamnation en appel du photographe en 2016, les rebondissements se sont succédés, entre réconciliations de façade et règlements de compte télévisés. La pièce de Bernard Besserglik, ancien journaliste à l’AFP, fait un pas de côté : son sujet n’est ni le feuilleton médiatico-judiciaire, ni une enquête pour découvrir la vérité. Il s’agit – belle idée – de dresser le portrait intime d’une femme qui semble, à l’automne de sa vie, retrouver un peu de bonheur avec un homme plus jeune. Ensemble, ils dînent, courent les expositions, s’encanaillent : « Ce qu’il faut retenir, c’est qu’il m’a sauvé la vie. (…) Avant de le connaître, j’étouffais. Avec lui, j’ai recommencé à rire. » Le texte, spirituel et bien écrit, restitue également la lente dégradation psychique de la milliardaire.
Dirigée avec précision, Christiane Corthay incarne avec humanité et élégance cette femme vieillissante, tour à tour touchante (lorsqu’elle évoque Banier) et inexcusable (quand elle balaie d’un revers de main les écrits antisémites de son mari). Son interprétation restitue sans jugement la complexité d’un personnage exposé mais mal connu. Un moment de théâtre intime, original et délicat.
Y. A.
« Parce que je le veux bien », Studio Hébertot, jusqu’au 23 juin 2019 (1h).
Mars 2019
Einstein sur les planches : une réussite très relative
1932. Eduard (Hugo Becker), le fils cadet d’Albert Einstein (Michel Jonasz), est interné dans la clinique psychiatrique de Burghölzli, près de Zurich. Un an plus tard, avant de s’exiler aux États-Unis pour fuir le régime nazi, Albert lui rend visite et revoit à cette occasion Mileva (Josiane Stoléru), sa première épouse et mère du jeune homme.
Évoquer la vie d’un génie suffit-il à faire une bonne pièce ? Pas toujours. Oscillant – sans véritablement choisir – entre drame intime et leçon d’Histoire, le texte de Laurent Seksik multiplie les thèmes (les relations entre un père illustre et son fils schizophrène, les ennuis d’Einstein avec le FBI, son attitude face à la bombe atomique…) sans en approfondir aucun. Le texte, un peu lent, n’évite pas non plus quelques facilités, comme la tentation permanente de la formule.
Michel Jonasz, Hugo Becker : difficile d’imaginer interprétations plus dissonantes. Le premier, les yeux dans le vague, semble ailleurs ; le second surligne le texte en permanence. Seule Josiane Stoléru insuffle à Mileva humanité et profondeur. Véritable mère courage, elle hérite du rôle le mieux écrit et le porte haut. Sa tendresse, lorsqu’elle effleure la joue de son fils, vaut tous les dialogues, et c’est dans ces silences si joliment habités que la soirée, enfin, nous touche.
Y. A.
« Le cas Eduard Einstein », Comédie des Champs-Élysées jusqu’au 4 mai 2019 (1h40).
Février 2019
Familles, je vous hais
Dimanche de Pâques chez les Lachassette : Mireille, la mère, est malade et va bientôt mourir. Sa dernière volonté : réunir la famille, en évitant les heurts et règlements de compte qui émaillent depuis longtemps les repas. Il y a Jacques, le mari, véritable tyran domestique, Stanislas, le fils aîné, sa femme Roxane (enceinte de leur deuxième enfant), Tristan, le cadet en rupture de ban, Juliette, sa nouvelle compagne, et Ernest, le grand-père. Mais la réconciliation est impossible : une nouvelle fois, Jacques rabaisse Tristan et lui reproche ses choix de vie.
Interpréter les sept personnages de cette tranche de vie drôle et douce-amère est le défi brillamment relevé par Julien Cigana et Nicolas Devort. Dirigés avec une précision millimétrée par Clotilde Daniault, leur travail est inventif et délicat. Évoquant un personnage d’un geste ou d’une posture, ils rendent parfaitement lisibles des dialogues d’une grande vivacité. Mais la performance ne serait pas aussi forte sans un texte de qualité. Le rapport parent-enfant ou la difficulté d’être dans la norme comme dans la marge, sont abordés avec finesse. Mêlant tendresse, violence et un humour parfois très noir (ainsi cette liste des interdits parentaux), cette saga familiale amuse autant qu’elle émeut.
Y. A.
« Le bois dont je suis fait », théâtre de Belleville jusqu’au 25 mars 2019 (durée : 1h25).
Février 2019
Disperser pour réunir
Ils sont cinq : Marie (Anne Loiret) et ses quatre frères – Yves (Arnaud Bedouet), Clément (Thierry Frémont), Pierre (Nicolas Vaude) et Boris (Guillaume Pottier). Leur père, intellectuel et militant des grandes causes, est mort quatre ans auparavant. Ses dernières volontés sont formelles : disperser ses cendres un 29 février – si le vent le permet – en présence de tous les enfants et de Jeanne (Lisa Martino), l’ex-compagne de Pierre. La révélation inattendue du journal intime du père vient bouleverser l’image que chacun en avait.
Dans la série des comédies qui malmènent la famille, « Localement agité » est une réussite. Très bien dialoguée, la pièce d’Arnaud Bedouet crée six personnages attachants. L’équilibre entre scènes comiques et moments plus graves est délicat et les enjeux dramatiques élégamment résolus, sans sacrifier aucun protagoniste. Dans un décor (Jean Haas) qui mêle intimité de la maison paternelle et espace infini de la plage, Hervé Icovic a réussi une mise en scène fluide. La distribution, enfin, est épatante : que demander de plus ?
Y. A.
« Localement agité », Théâtre de Paris (salle Réjeane) jusqu’au 31 mars 2019 (1h45).
Février 2019
L’autre, cet ennemi désigné
Arrêté en Bosnie après les attentats du 11 septembre, 10 005 est « confié » aux services de renseignements américains et transféré à Guantanamo sans accusation ni jugement. Deux ans après le début de son incarcération, un avocat décide de prendre sa défense et tente de le faire libérer.
Née des récits d’un ancien prisonnier de Guantanamo et de son avocat, la pièce de Hédi Tillette de Clermont-Tonnerre fustige les ravages d’une « justice préventive » qui arrête non les coupables mais ceux qui pourraient le devenir. Exacerber la crainte de l’autre (souvent étranger) a régulièrement constitué, dans l’Histoire contemporaine, un moyen de renforcer un pouvoir vacillant. Un des protagonistes cite Machiavel : « Désigne un ennemi à ton peuple et tu pourras régner ».
« Peur(s) » imbrique plusieurs histoires et différentes époques. Si la construction est astucieuse, le propos aurait peut-être gagné à se concentrer sur la politique sécuritaire de George W. Bush et le face-à-face entre 10 005 et son avocat. S’appuyant sur une scénographie très convaincante (Anne Lezervant), la mise en scène de Sarah Tick, donne un rythme soutenu au spectacle. En ce soir de première parisienne, la distribution (Lucas Bonnifait, Julie Brochen, Vincent Debost, Milena Csergo, Gwenaëlle David, Raouf Raïs et Frédéric Jessua) nous est apparue un peu hétérogène, mais nul doute que l’épreuve du plateau permettra rapidement à chacun de trouver ses marques. Bref, la soirée est ambitieuse et le travail prometteur.
Y. A.
« Peur(s) », Théâtre de l’Étoile du Nord jusqu’au 2 mars 2019 (1h15).
Février 2019
Home sweet Home
Animateur à la BBC, Hugh Preston (Nicolas Briançon) est un mari volage. Découvrant que sa femme (Anne Charrier) le trompe avec un homme plus jeune que lui (François Vincentelli), Hugh propose de divorcer en prenant les torts à sa charge : il se fera surprendre par Madame Grey, la gouvernante (Sophie Artur), en flagrant délit d’adultère avec sa secrétaire (Alice Dufour). Hugh invite également pour le week-end son rival, soi-disant pour envisager les modalités du divorce.
Après Jean Poiret et Michel Roux, Nicolas Briançon endosse avec panache le rôle du mari infidèle, beau parleur, roublard… et terriblement charmant. Sa mise en scène est vive et le texte de Sir William Douglas Home d’un humour anglais savoureux. La distribution, excellente, s’amuse manifestement beaucoup. François Vincentelli est irrésistible en trader niais, et c’est toujours un plaisir de revoir Sophie Artur sur scène.
Dans un décor de Jean Haas et des costumes de Michel Dussarat, le spectacle, élégant, rappelle les belles heures de « Au théâtre ce soir ». L’énergie des comédiens et de la mise en scène prouve, s’il en était besoin, que ce « Canard » est toujours vivant !
Y. A.
« Le canard à l’orange », théâtre de la Michodière jusqu’au 10 mars 2019 (2h).
Janvier 2019
Lorsque l’enfant disparaît
Voilà huit mois que Danny, le fils unique de Becky (Julie Gayet) et Howard (Patrick Catalifo), est mort. Le couple tente de surmonter son chaos intérieur et de faire bonne figure auprès de ses proches : Izzy (Lolita Chammah), la sœur de Becky, et Nat (Christiane Cohendy), leur mère. Alors qu’Izzy annonce qu’elle est enceinte, Jason (Renan Prévot), le jeune homme qui a accidentellement renversé Danny, entre en contact avec la famille.
La langue française sait nommer la situation d’un enfant dont les parents sont morts, ou d’un individu survivant à son (sa) conjoint(e). Mais aucun mot n’existe quand un parent perd son enfant. Innommable, innommé, ce drame est tabou. La pièce de David Lindsay-Abaire s’en empare avec tact, sans pathos ni jugement. Chacun fait ce qu’il peut : Howard passe ses nuits à revoir des images de son fils, Becky donne les objets lui ayant appartenu. Il se réfugie dans les groupes de parole, elle veut s’en sortir seule. Tous se sentent coupables d’être toujours vivants. Ce lent processus de reconstruction est parfaitement rendu par le rythme et la dramaturgie du texte.
Le travail de Claudia Stavisky est d’une grande intelligence. Scénographie et décor créent un univers réaliste et symbolique très signifiant : la maison devient quasiment un personnage de l’histoire. L’espace, envahi par les images de Danny, s’ouvre et se vide peu à peu, comme si cette mort obsédante était mise à distance, domptée. La distribution, convaincante, est homogène ; Christiane Cohendy émerveille une nouvelle fois par la puissance de son jeu. Monter ce texte profond mais difficile dans un théâtre privé est un pari risqué, louable. Le spectacle dérangera peut-être, divisera sans doute ; nous en sommes sortis impressionnés.
Y. A.
« Rabbit hole », Théâtre des Bouffes Parisiens, jusqu’au 31 mars 2019 (1h50).
Janvier 2019
Yvette, Ségolène, Caroline et les autres
Elles sont mairesses, députées ou anciennes ministres ; l’une fut même candidate à l’élection présidentielle. Elles sont connues ou non, élues locales ou nationales. Leur point commun : avoir consacré une partie de leur vie à la politique, monde de la domination masculine, où violence et préjugés sexistes règnent toujours en maîtres. Pendant deux ans, Nicolas Bonneau les a interrogées ou suivies dans leur quotidien, afin de comprendre ce que signifie être femme en politique. Sceptique, Yvette Roudy (ministre des Droits de la femme de 1981 à 1986) prévient : « C’est un sujet glissant. »
Depuis « Sortie d’usine » (2006), Nicolas Bonneau construit une œuvre singulière. Qu’il évoque le monde ouvrier, mai 68 (« Inventaire 68 », 2008), la boxe (« Ali 74, le combat du siècle », 2013) ou un obscur tueur en série (« Fait(s) divers, à la recherche de Jacques B. », 2011), il parvient, en associant intime et universel, à intriguer et émouvoir. Ce nouveau spectacle ne déroge pas à la règle : Nicolas Bonneau mêle son histoire personnelle et les interviews, mettant en regard la domination masculine en politique et dans sa propre famille.
Sans doute ce nouvel opus n’est-il pas le plus abouti : le propos est parfois convenu et le récit familial un peu sacrifié sur l’autel du reportage. Peu importe : le travail de Nicolas Bonneau est toujours stimulant. Servi par une scénographie (Gaëlle Bouilly) et une création lumière (Rodrigue Bernard) de qualité, « Qui va garder les enfants ? » offre des moments drôles ou profonds où l'on retrouve avec bonheur l’acuité et l’humour de cet artiste original.
Y. A.
« Qui va garder les enfants ? », Théâtre de Belleville jusqu’au 31 mars 2019.
Janvier 2019
Deux femmes au combat
Commercialisé en France de 1976 à 2009, le Médiator, produit par les laboratoires Servier, était prescrit en complément d’un régime ou chez les diabétiques en surpoids. Dès 1998, l’agence nationale de sécurité du médicament fut informée de « prescriptions inutiles, voire dangereuses pour la santé » le concernant. Consommé par plus de 5 millions de personnes, il aurait été responsable d’au moins 500 décès – même si Jacques Servier n’en reconnut que trois lors de son procès. En 2009, Irène Frachon, pneumologue au CHU de Brest, signale onze cas de valvulopathie de patients utilisant le Médiator. Plusieurs milliers de plaintes sont alors déposées. Touchée par le courage du médecin, Pauline Bureau a rencontré des victimes du médicament et écrit l’histoire d’une femme inspirée de ces différents témoignages.
2001. Claire Tabard (Marie Nicolle) consulte son médecin : comment réussir à perdre les vingt-cinq kilos pris durant sa grossesse ? On lui prescrit du Médiator. Huit ans plus tard, Claire a maigri mais s’écroule. Diagnostic sans appel du cardiologue : « Votre cœur est beaucoup plus âgé que vous ». Deux valves ne fonctionnent plus ; une opération à cœur ouvert est impérative. Outre le risque de l’intervention, Claire devra désormais suivre un traitement à vie. Pendant ce temps, Irène Frachon (Catherine Vinatier) commence à dénoncer les ravages du médicament, tentant d’en obtenir le retrait du marché. C’est par hasard que la sœur de Claire, Cathy (Rébecca Finet), entendant une interview de la pneumologue, fait le rapprochement avec la situation de sa sœur. Après avoir rencontré Irène Frachon, Claire décide de porter plainte contre les laboratoires Servier.
Fruit d’un important travail documentaire, le texte de Pauline Bureau est efficace, parfois émouvant, sans pathos. La volonté de donner la parole aux victimes et de saluer le combat opiniâtre et solitaire d’Irène Frachon est louable. Toute la première partie du spectacle (le lent effondrement de Claire, le combat d’Irène) est particulièrement réussie : les séquences s’enchaînent avec vivacité, la tension est palpable. La troupe, très mobilisée (Yann Burlot, Nicolas Chupin, Sonia Floire, Camille Garcia, Anthony Roullier) donne corps à des personnages crédibles, profondément humains. Peu importe que la pièce s’essouffle un peu dans la dernière partie, lors d’une commission d’experts trop longue (même pour démontrer qu’elle le fût aussi pour les victimes). Rendant hommage à deux femmes remarquables, « Mon cœur » pointe utilement la lenteur des procédures judiciaires, leur violence et le diktat de la minceur dans les sociétés occidentales : un projet salutaire.
Y. A.
« Mon cœur », théâtre Paris-Villette du 23 janvier au 2 février 2019.
Tournée : le 5 février 2019 à Saint-Étienne-du-Rouvray (76), le 8 février 2019 à Villejuif (94), les 12 et 13 février 2019 à Châtenay-Malabry (92), le 16 février 2019 à Clamart (92), le 28 février 2019 à Vannes (56), les 7 et 8 mars 2019 à Hérouville Saint-Clair (14), du 13 au 15 mars 2019 à Amiens (80), les 19 et 20 mars 2019 à Chalon-sur-Saône (71), du 26 au 29 mars 2019 à Lyon (69), les 14 et 15 mai 2019 à Quimper (29) et les 24 et 25 mai 2019 à Nice (06).
Décembre 2018
La mémoire et l’oubli
Quelques années après la fin de la guerre, une actrice (Fanny Ardant) se rend à Hiroshima pour y tourner un film. La ville est encore traumatisée par le bombardement atomique du 6 août 1945 et ses « deux cent mille morts en neuf secondes ». Là, elle connaît une brève histoire d’amour avec un architecte japonais (Gérard Depardieu, en voix off). La veille de son retour en France, l’actrice se confie à son amant, évoquant son enfance à Nevers et sa liaison avec un soldat allemand qui lui valut d’être tondue à la Libération.
Ce texte de Marguerite Duras, est, au départ, le scénario du film culte d’Alain Resnais (1959). L’adaptation pour la scène de Bertrand Marcos conserve la forme du dialogue. Glissant peu à peu d’un drame collectif (le bombardement) à un drame intime (le déshonneur), Marguerite Duras souligne l’impossibilité de comprendre véritablement les événements (« Tu n’as rien vu d’Hiroshima » lui reproche plusieurs fois son amant) et la douleur de l’amnésie (« Je tremble d’avoir oublié tant d’amour… » se désole-t-elle, constatant combien le temps émousse ses souvenirs même les plus heureux).
Seule en scène, légèrement sonorisée, Fanny Ardant défend avec beaucoup d’intelligence cette prose puissante, lyrique. La voix de Gérard Depardieu, tout en retenue, est un contre-point réussi qui fait oublier l’artifice de la bande-son. Bertrand Marcos signe une mise en scène élégante, sobre et précise. Bien sûr, c’est un peu austère, mais qu’importe : l’occasion est idéale pour découvrir ce texte ou l’entendre à nouveau.
Y. A.
« Hiroshima mon amour », théâtre de l’Atelier jusqu’au 31 décembre 2018 (1h).
Décembre 2018
Une comédie douce-amère
Deux ou trois fois par semaine, Mathilde (Dorothée Martinet) rend visite à sa mère (Marie-Hélène Lentini) pour lui remplir son frigo. Autour d’un thé, elles évoquent l’hôpital où elles ont toutes deux travaillé, Marthe comme infirmière et Mathilde comme anesthésiste. À chaque fois hélas, le face-à-face tourne à l’aigre : Marthe reproche à sa fille de ne pas lui avoir acheté ce qu’elle voulait, puis de servir un thé brûlant – ou trop froid. Quand on cherche querelle, ne trouve-t-on pas toujours un motif de plainte ? Habituée à être rabaissée, Mathilde ne réagit plus. Jusqu’au jour où…
Le titre semble celui d’un spectacle pour enfants : ne vous y fiez pas ! La pièce d’Ana-Maria Bamberger est une comédie de mœurs contemporaine, basée, comme souvent, sur un face-à-face explosif. S’il n’échappe pas à quelques travers du genre – l’avalanche des rebondissements, toujours un peu factice dans un laps de temps aussi court –, le texte crée deux personnages crédibles et intéressants. L’affrontement donne lieu à de jolies répliques et permet d’aborder une question importante : peut-on apprendre des erreurs des autres ? Servies par une mise en scène sans fausse note, Marie-Hélène Lentini (excellente) et Dorothée Martinet, très complices, font entendre avec justesse cette tranche de vie douce-amère.
Y. A.
« Poisson et petits pois ! » au théâtre le Funambule, jusqu’au 20 janvier 2019 (1h05).
Novembre 2018
Un régal
On pressent parfois qu’un spectacle nous plaira avant même qu’il ait commencé : c’est le cas de « Cuisine et confessions ». Dès l’entrée dans la salle, le public est accueilli et gentiment sollicité par la troupe : y a-t-il des volontaires pour éplucher les légumes – ou tenter de casser un œuf d’une seule main ? On interroge l’auditoire (« Qui est prêt à vendre sa famille pour du gâteau au chocolat ? »), tout en le prévenant : « Si la personne à côté de vous prend feu de manière spontanée, ne paniquez pas ». Lorsque la salle est plongée dans le noir, on est déjà sous le charme.
Comme le suggère le titre, la nouvelle création de la compagnie « Les 7 doigts » s’articule autour de deux thèmes : la cuisine (et l’on partagera effectivement, à la fin, les gâteaux préparés durant le spectacle) et les récits de vie de chacun, liés aux repas de l’enfance, aux recettes ou aux plats marquants.
Dans un décor d’une grande inventivité, soutenues par une bande-son superbe (Spike Wilner), les séquences se succèdent (jonglage, diabolo, main à main, tissu aérien, acrobatie au sol), d’autant plus éblouissantes qu’elles ne visent pas le spectaculaire. Tout est joyeux, drôle et fluide, sans aucune impression d’effort ou de travail. À l’image de la soirée, les appels au public sont bienveillants, jamais insistants ou déplacés.
La capacité de la troupe à se renouveler création après création est incroyable, et les sept circassiens de la distribution parisienne (Mishannock Ferrero, Anna Kichtchenko, Pablo Pramparo, Soen Geirnaert, Nella Niva, Terrance Robinson et Enmeng Song) sont remarquables. S’« il n’y a pas de recette pour le bonheur », on peut sans risque oser un conseil pour s’en approcher, le temps d’une soirée au moins : courir voir le spectacle.
Y. A.
« Cuisine et confessions », Bobino jusqu’au 12 janvier 2019 (1h30).
Novembre 2018
Le charme discret de la nostalgie
Depuis combien de temps n’avions-nous pas franchi le porche du 41, rue du Temple ? En ce triste « anniversaire » des attentats de Paris, la cour pavée du Café de la Gare semble, plus encore que d’habitude, un îlot abrité de la fureur du monde. S’asseoir à une table, entendre quelques notes de piano échappées d’un studio de danse, apercevoir des arabesques derrière les vitres embuées… Le temps, ici, s’est arrêté. On songe à cette photo de potes (Coluche, Miou-Miou, Patrick Dewaere, Henri Guybet, Romain Bouteille et d’autres) ; le café-théâtre se situait alors rive gauche, vers Montparnasse, dans une ancienne fabrique de ventilateurs.
Nous sommes venus voir « Kong », la nouvelle (et dernière, dit-elle) pièce de Sotha, co-fondatrice du lieu, par fidélité et affection envers un comédien qui y est distribué. À la caisse, Sotha prévient : « On commencera en retard ». Pendant que les danseurs se croisent dans la cour, une trentaine de personnes attend tranquillement l’ouverture des portes.
Enfin, entrer dans la salle. À droite, la roue où les spectateurs tiraient autrefois au sort le prix de leur place. Passer dans ce dédale de bois, sous les loges. Se dire qu’il y a peu de monde et se sentir bien malgré tout. Sur le programme, Sotha a ces jolis mots : « Pour mener à bien ce projet, j’ai choisi des comédiens que j’aime et que j’admire depuis de nombreux spectacles. Ils sont les stars de mon panthéon personnel et je ne voyais personne d’autre dans ces personnages écrits pour eux, autour d’eux. »
Et la pièce ? Dans un futur peut-être proche, la réalisation d’un ultime remake de « King Kong » a été confiée à un robot. Incapable de tendresse, d’empathie ou d’imagination, le robot réalisateur demande à son équipe de tournage (deux comédiens, une maquilleuse et deux techniciens) de trouver un nouveau dénouement au film.
Il arrive parfois que, faisant preuve d’une indulgence excessive envers une pièce, Armelle Héliot (on n’ose écrire notre consœur du Figaro) déclare : « J’étais bien disposée ». On ne saurait mieux dire à la sortie de ce spectacle inabouti, foutraque, tantôt réussi (et même touchant), tantôt paresseux, et qui, malgré des défauts évidents, nous laisse un sourire aux lèvres. Après la représentation, les spectateurs sont invités à partager avec l’équipe une soupe (hier à la citrouille, excellente), préparée par Sotha. On sort vers minuit, dans un Paris déjà assoupi, léger de ce rendez-vous hors du temps avec un théâtre un peu dépassé mais vivant, et, surtout peut-être, avec la dernière utopie d’un secteur aujourd’hui marchandisé.
Y. A.
« Kong » au Café de la Gare jusqu’au 31 décembre 2018.
Également programmés : « Oui ! » de Pascal Rocher, « J’aime beaucoup ce que vous faites » de Carole Greep, « Bienvenue dans la coloc » de Jocelyn Flipo.
Novembre 2018
S le maudit
Depuis quatre générations, la famille Yelnats est maudite. Son plus jeune représentant, Stanley, ne semble pas déroger à la règle. Se trouvant « toujours au mauvais moment au mauvais endroit », il est, à tort, accusé de vol. Sommé de choisir entre prison ou camp de redressement, l’adolescent est envoyé au Lac Vert où il doit, chaque jour, creuser un trou au fond d’un lac asséché. Tyrannisé par Xray, un de ses congénères, Stanley se lie d’amitié avec Zéro, le plus vulnérable des jeunes détenus.
« La mécanique du hasard » a été adapté du roman de Louis Sachar, « Holes » (« Le passage », Folio Junior, 2016) par Catherine Verlaguet. Le récit, riche, multiplie les allers-retours entre présent (la vie de Stanley au camp) et passé (les déboires de ses aïeux, dont son arrière-arrière-grand-père, par qui la malédiction arrive). S’il s’adresse d’abord aux adolescents, le texte aborde des thèmes universels (l’importance de l’amitié et de la solidarité, la difficulté du libre arbitre) et donne voix à un antihéros diablement sympathique. À l’image de son joli nom palindrome, Stanley Yelnats doit remonter le temps pour comprendre son histoire et, ainsi, se délivrer de l’anathème.
S’appuyant sur une création lumière de grande qualité (Sébastien Revel), la mise en scène d’Olivier Letellier, jamais parasitaire, est inventive et rythmée. Fiona Chauvin et Guillaume Fafiotte, qui incarnent tous les personnages de cette épopée, sont excellents. Leur complicité, évidente, nous touche. L’émotion naît aussi d’un travail corporel très maîtrisé qui crée des images fortes, comme lorsque Stanley et Zéro, harassés, s’entraident dans leur fuite, se soutiennent et semblent finalement ne plus faire qu’un. Un spectacle ambitieux, original et séduisant.
Y. A.
« La mécanique du cœur », Espace Pierre Cardin jusqu’au 18 novembre 2018 puis en tournée (1h).
Novembre 2018
Le peintre et la recluse
Monte-Carlo, juillet 1959. Le yacht d’Aristote Onassis s’apprête à prendre la mer. À son bord, Winston Churchill (Niels Arestrup), son majordome Niklaus (Baptiste Roussillon) et une invitée surprise, Greta Garbo (Ludmila Mikaël). Auréolé de son prix Nobel de littérature, le « vieux lion », affaibli, s’adonne désormais à la peinture. Vingt ans après l’échec de son dernier film, la « divine » vit recluse, loin des studios et du star system. Durant quelques heures, tous deux vont se confier, se jauger et s’affronter.
Si le face-à-face a, semble-t-il, réellement eu lieu, on ignore tout des échanges entre ces deux légendes. Isabelle Le Nouvel comble – partiellement – ce vide et gagne son pari – dans la première moitié de la pièce en tout cas : évitant l’exposé historique comme l’accumulation de citations, le texte offre un assez beau dialogue sur l’enfance, les revanches à prendre et les combats auxquels on renonce (pour elle), ou pas (pour lui). Mais la résolution des enjeux dramatiques, plus faible, fait retomber la tension et languir la fin de la soirée.
C’est d’autant plus dommage que le spectacle ne manque pas d’atouts : un décor d’une grande beauté (Jean Haas), fort bien éclairé (Joël Hourbeigt), la présence de Baptiste Roussillon, très juste dans un rôle pourtant mince, l’élégance de Ludmila Mikaël et, surtout, la puissance de jeu de Niels Arestrup. Loin de chercher à imiter le personnage, se gardant de tout effet, très à l’écoute, il fait entendre chaque mot, chaque silence du rôle. La soirée, classique, ne manque pas d’ambition, et offre, malgré ses faiblesses, le plaisir de voir un grand comédien au travail. Le public, silencieux et concentré, ne s’y trompe d’ailleurs pas.
Y. A.
« Skorpios au loin », Théâtre des Bouffes Parisiens jusqu’au 23 décembre 2018 (1h30).
Octobre 2018
Hommage à un héros
Brillant mathématicien, Alan Turing (Benoit Solès) est recruté en 1938 dans l’équipe chargée de briser Enigma, la machine de codage utilisée par les Allemands. Devenu après-guerre enseignant à l’université de Manchester, il poursuit ses travaux sur les premiers ordinateurs et l’intelligence artificielle. Condamné pour homosexualité, il se suicide en 1954.
L’intrigue débute en 1952, lorsque Turing vient porter plainte pour cambriolage auprès du sergent Ross (Amaury de Crayencour). Par des flash-back successifs – qui donnent un rythme soutenu au spectacle – le texte revient sur la jeunesse du scientifique, son activité dans les services secrets et sa vie sentimentale douloureuse. Bien dialoguée, évitant tout pathos, la pièce offre un très beau face-à-face entre Turing, brillant, hypersensible et inadapté au monde, et Ross, qui s’attache peu à peu à cet homme fragile et touchant.
Benoit Solès, auteur du texte, incarne Alan Turing à différents âges de manière saisissante. Face à lui, Amaury de Crayencour trouve en permanence l’humanité et la justesse des différents personnages qu’il incarne. La mise en scène efficace de Tristan Petitgirard s’appuie sur un travail vidéo (Mathias Delfau) d’une grande intelligence, jamais parasitaire ou illustratif. La pièce fut un des succès du festival Avignon : c’est amplement mérité.
Y. A.
« La machine de Turing », Théâtre Michel, jusqu’au 30 novembre 2018 (1h25).
Octobre 2018
Une soirée sans éclat
Marcel (Régis Laspalès) est employé dans une bijouterie. La fille de son patron, Renée (Emeline Bayart), rêve de se fiancer avec lui, mais Marcel est amoureux de Loulou (Julie Depardieu), une femme de petite vertu dont le protecteur, en prison, a besoin d’argent. Aidée de Jo (Michel Fau), un voleur à la petite semaine, Loulou va se servir de Marcel pour cambrioler la bijouterie.
Créée en 1936, la pièce d’Édouard Bourdet fut adaptée au cinéma en 1939. On se demande, en sortant du spectacle, l’intérêt d’exhumer aujourd’hui ce texte aux faiblesses criantes : un acte d’exposition interminable, une intrigue plus que légère, des dialogues souvent explicatifs et un dénouement un peu bâclé. Il aurait fallu couper et, aussi, animer davantage le plateau.
La mise en scène de Michel Fau manque en effet d’idées et de souffle, et se trouve encore ralentie par l’immensité du plateau. Restent des décors inventifs de Bernard Fau et Citronelle Dufay, et une élégante musique de scène de François Peyrony. S’ils ne déméritent pas, les trois têtes d’affiche semblent un peu en service minimum. Bref, pendant que Jo et Loulou risquent de la prison ferme, le spectateur, lui, s’ennuie ferme.
Y. A.
« Fric-frac », Théâtre de Paris jusqu’au 30 octobre 2018 (2h).
Septembre 2018
Quand le rêve dévore votre vie
Helen et Paul se sont connus à vingt ans. Une aventure d’un soir, dont Paul est incapable de se souvenir lorsqu’il retrouve Helen par hasard, vingt ans plus tard, à un vernissage. Séparés de leurs conjoints respectifs, les deux quadragénaires entament une vie commune. Alors que le temps s’écoule, sans surprise mais sans drame, Helen imagine une liaison avec un homme idéal.
La pièce d’Antoine Rault a l’apparence d’une comédie romantique – et certaines scènes parodiques sont effectivement très drôles. Mais le texte interroge aussi, en filigrane, l’influence du fantasme sur le quotidien. Entre l’amour parfait et sans aspérité rêvé par Helen, et la réalité d’une vie de couple un peu terne, le fossé se creuse peu à peu. Débordée par son imagination, Helen peut-elle encore voir Paul tel qu’il est, et réconcilier sa vie rêvée et sa vie réelle ?
La construction très habile du texte, qui entremêle scènes oniriques et réalistes, et la mise en scène efficace de Christophe Lidon donnent un rythme soutenu au spectacle. Christelle Reboul (Helen) et Jean-Pierre Michaël (qui incarne les deux rôles masculins) sont parfaits, à la fois drôles et touchants. Un spectacle charmant – et, finalement, plus profond qu’il n’y paraît.
Y. A.
« La vie rêvée d’Helen Cox », théâtre La Bruyère jusqu’au 1er décembre 2018 (1h15).
Septembre 2018
La solitude insondable du champion
Un homme, seul sur son vélo, avale les kilomètres. La route « roule sous lui ». Malgré la douleur, il recherche le geste parfait qui le mènera à la victoire. Cet homme, c’est Jacques Anquetil, coureur mythique des années 60 et grand rival de Raymond Poulidor. Paul Fournel retrace dans « Anquetil tout seul », adapté pour le théâtre par Roland Guenoun, la vie du cycliste de son premier succès dans le tour de France à vingt-trois ans (il le remportera à quatre autres reprises) jusqu’à sa mort en 1987, trente ans plus tard.
« Anquetil tout seul » met l’accent sur les ambiguïtés d’un champion respecté mais pas toujours aimé. Épicurien dans la vie mais redoutable stratège en compétition, peu expansif (« Exulter n’est pas dans ma nature. Je suis coureur cycliste, pas comédien »), ne cachant ni ses motivations financières ni son recours au dopage, Anquetil impressionne et agace. Roger Bastide écrit de lui : « Sa victoire a la froideur de la perfection » tandis qu’Antoine Blondin résume : « Son attitude a parfois rétréci ses victoires ». Évitant tout jugement, Paul Fournel dresse un portrait subtil de cet homme hors norme. La solitude insondable du champion dans l’effort est particulièrement bien rendue. Les monologues d’Anquetil, répétant jusqu’au vertige : « Si je souffre autant, il n’est pas possible que les autres tiennent le coup », figurent parmi les moments forts du texte.
La scénographie de Roland Guenoun, très inventive, reconstitue joliment l’atmosphère des années 60 et crée de belles images, notamment du coureur prêt à abandonner lors d’un Bordeaux – Paris d’anthologie. Elle est soutenue par des lumières (Laurent Béal), une musique (Nicolas Jorelle) et une vidéo (Léonard) particulièrement réussies. Matila Malliarakis incarne Anquetil avec finesse, donnant à voir, sans jamais être démonstratif, les failles et l’humanité du personnage. À ses côtés, Stéphane Olivié Bisson hérite d’une partition difficile : jouer tous les autres rôles masculins (commentateurs, adversaires, coéquipiers, directeur sportif…). Il s’en acquitte avec une grande humanité et contribue au rythme très vif du spectacle. La seule figure féminine, Janine Anquetil, épouse, muse et manager – personnalité, elle aussi, complexe – est portée avec élégance et justesse par Clémentine Lebocey. Nul besoin d’être amateur de « la petite reine » pour apprécier la soirée : les thèmes en sont universels.
Y. A.
« L'éternel premier », Théâtre de la Pépinière, jusqu’au 16 décembre 2018.
Paul Fournel, Anquetil tout seul, Seuil, 2012, 148 p.
Septembre 2018
Nul ne guérit de son enfance
« J’ai depuis toujours une cicatrice sur la lèvre supérieure. » Ainsi débute le récit de Jeff. À treize ans, il vient de changer d’école. Mais son arrivée dans l’établissement se passe mal : les rires fusent dès qu’il doit se présenter à la classe. Exclu des jeux, surnommé « grosse lèvre », Jeff cherche du réconfort auprès de Willy, « un grand blond aux oreilles décollées », un des rares enfants à ne pas le stigmatiser. Les deux garçons partagent une passion commune pour la philatélie. Invité chez Willy, Jeff, dans un mouvement incontrôlable, vole des timbres à son ami. Refusant d’avouer son acte, il s’isole peu à peu des autres.
Adapté du roman éponyme de Bruce Lowery (1931-1988), « La cicatrice » décrit le mal-être d’un enfant rejeté parce que « différent ». La violence des rapports à l’école et la difficulté de communiquer avec les adultes à l’entrée de l’adolescence sont dépeints avec justesse. Mais le texte interroge aussi les conséquences parfois dramatiques du mensonge. Mensonge originel des parents de Jeff qui, sans doute pour le protéger, refusent de révéler l’origine de sa cicatrice (un bec-de-lièvre) et inventent à ce sujet des histoires chaque fois différentes. Mensonge de Jeff ensuite, qui, pensant pouvoir préserver sa fragile amitié avec Willy, perd finalement la maîtrise de la situation et la confiance de ses proches.
Coadaptateur du roman avec Guillaume Elmassian, Vincent Menjou-Cortès donne vie avec humanité à tous les personnages du récit. Derrière lui, un écran égrène un compte à rebours – image surprenante mais efficace d’un drame imminent, inéluctable. Une adaptation théâtrale stimulante qui permet de découvrir un texte poignant et universel.
Y. A.
« La cicatrice », théâtre de Belleville jusqu’au 30 septembre 2018 (1h).
Août 2018
Les cinq Mousquetaires
De 1896 à 1905, Jules Renard (Maxence Gaillard), Tristan Bernard (Guillaume d’Harcourt), Alfred Capus (Nicolas Poli) et Alphonse Allais (Mathieu Rannou) se sont retrouvés, chaque jeudi, pour déjeuner chez Lucien Guitry (Emmanuel Gaury) place Vendôme. En cette année 1901, Jules Renard tente d’adapter pour la scène son roman « L’écornifleur ». Alphonse Allais envisage d’investir dans un procédé révolutionnaire de café instantané. De retour des États-Unis, Tristan Bernard se passionne pour la boxe. Alfred Capus (rédacteur en chef du Figaro) rêve d’Académie française et Lucien Guitry enchaîne rôles au théâtre et conquêtes féminines sur son « divan le terrible ». Au gré de leurs rencontres et projets artistiques, l’amitié de ces « Mousquetaires », comme ils se nommaient eux-mêmes, sera mise à rude épreuve.
Quelle heureuse surprise ! Loin de n’être qu’un florilège de bons mots, le texte d’Emmanuel Gaury et Mathieu Rannou, vif et spirituel, donne vie à cinq personnages charmants et profonds. Décor (Catherine Bluwal), lumières (Marie-Hélène Pinon) et costumes (Margot Déon et Leslie Pauger) recréent élégamment l’atmosphère Belle Époque et la mise en scène de Raphaëlle Cambray donne un rythme idéal au spectacle. Quant aux comédiens, ils sont épatants. On sort heureux de ce divertissement intelligent qui permet de mieux connaître ce cénacle hors norme, à propos duquel Sacha Guitry écrivit : « Si le plafond s’écroulait sur les Mousquetaires, le lendemain il ferait presque nuit à Paris. »
Découvert au festival d’Avignon où il a remporté un succès immédiat, le spectacle est repris à Paris : courez-y !
Y. A.
« Et si on ne se mentait plus ? », Lucernaire, du 29 août au 11 novembre (durée : 1h15).
Juillet 2018
Mathieu (Marc Citti), auteur dramatique en manque de reconnaissance, et sa femme Hannah (Élisabeth Vitali) ont un petit garçon d’un an, Swann (Arnaud Dupont). Ce dernier a le pouvoir de se projeter dans l’avenir : chaque soir, le père et le fils découvrent ainsi des moments de vie qui auront lieu cinq, dix ou trente ans plus tard.
« Les vies de Swann » est le dernier volet d’une trilogie. Après avoir connu Mathieu tyrannisé par sa metteuse en scène (« Kiss Richard ») puis figurant aigri lors d’une tournée d’Hamlet à Oyonnax (« Le temps des suricates »), le voici « papa tardif », ébloui devant son fils – et toujours profondément inquiet de la marche du monde. Ces « Vies de Swann » évoquent, avec humour et tendresse, les inquiétudes d’un père et d’un citoyen. Les enjeux dramatiques sont universels : la paternité permet-elle de devenir adulte et d’apaiser ses angoisses existentielles ?
Le texte de Marc Citti, profond et drôle, est servi par quatre excellents comédiens (Marion Harlez-Citti complétant le trio susnommé). Arnaud Dupont trouve en permanence l’équilibre parfait entre enfance et maturité. Élisabeth Vitali, épouse aimante mais épuisée par Mathieu, est très touchante. Nous souhaitons une longue et belle vie à ce spectacle d’une grande humanité.
Y. A.
« Les vies de Swann », festival off d’Avignon, Girasole, 18h15.
Juillet 2018
Brillant mathématicien, Alan Turing (Benoit Solès) est recruté en 1938 dans l’équipe chargée de briser Enigma, la machine de codage utilisée par les Allemands. Devenu après-guerre enseignant à l’université de Manchester, il poursuit ses travaux sur les premiers ordinateurs et l’intelligence artificielle. Condamné pour homosexualité, il se suicide en 1954.
L’intrigue débute en 1952, lorsque Turing vient porter plainte pour cambriolage auprès du sergent Ross (Amaury de Crayencour). Par des flash-back successifs – qui donnent un rythme soutenu au spectacle – le texte revient sur la jeunesse du scientifique, son activité dans les services secrets et sa vie sentimentale douloureuse. Bien dialoguée, évitant tout pathos, la pièce offre un très beau face-à-face entre Turing, brillant, hypersensible et inadapté au monde, et Ross, qui s’attache peu à peu à cet homme fragile et touchant.
Benoit Solès, auteur du texte, incarne Alan Turing à différents âges de manière saisissante. Face à lui, Amaury de Crayencour trouve en permanence l’humanité et la justesse des différents personnages qu’il incarne. La mise en scène efficace de Tristan Petitgirard s’appuie sur un travail vidéo (Mathias Delfau) d’une grande intelligence, jamais parasitaire ou illustratif. La pièce est un des succès de ce festival : c’est amplement mérité.
Y. A.
« La machine de Turing », festival off d’Avignon, Théâtre Actuel, 12h05.
Juillet 2018
Les « Exercices de style » de Raymond Queneau (1947) racontent quatre-vingt dix neuf fois la même histoire. Dans un bus, le narrateur est témoin d’une brève altercation entre deux individus. Quelques heures plus tard, il revoit l’un des deux hommes, devant la gare Saint-Lazare, parler avec un ami qui lui conseille d’ajouter un bouton à son pardessus. Chaque version représente un genre stylistique différent.
Pour porter à la scène ce texte ludique, la compagnie les Z’arts Bleus a fait appel à douze metteurs en scène, coordonnés par Stéphane Facco. Le résultat est particulièrement réussi : chaque « Exercice » possède une atmosphère, des personnages et une vis comica propres. L’ensemble, très cohérent, est d’une grande inventivité. La complicité et la force comique des trois comédiens (Dédeine Volk-Léonovitch, Nathalie Pagnac et Richard Galbé-Delord) sont évidentes ; leur travail très précis sait se faire oublier. Un spectacle original, vif et joyeux.
Y. A.
« Exercices de style », festival off d’Avignon, La Scierie, 16h40.
Juillet 2018
« J’ai grandi avec Robert Lamoureux. C’est lui qui m’a donné envie de devenir comédien. » Ainsi débute le seul en scène que Yannick Bourdelle consacre à celui qui fut, selon les mots de Coluche, « le père des humoristes français ». Débutant au « Central de la chanson » à la fin des années 40, Robert Lamoureux est rapidement repéré par Jacques Canetti qui le programme aux « Trois Baudets ». Il enchaîne ensuite émissions de radio, rôles au théâtre (notamment avec Pierre Dac et Francis Blanche), écriture de pièces et chansons (« Papa, maman, la bonne et moi ») et réalisation de films.
Aujourd’hui un peu oublié, Robert Lamoureux connut une carrière exceptionnelle : plus de seize-mille représentations en cinquante ans ! Mêlant anecdotes, chansons et sketchs, richement illustré d’affiches, photos et vidéos d’époque, l’hommage rendu par Yannick Bourdelle est touchant : l’admiration du jeune comédien pour son aîné est évidente et agréable à partager. Si l’humour élégant et gouailleur est mis en avant, le spectacle présente aussi un visage plus tendre de cet artiste touche-à-tout disparu il y a sept ans. Un joli spectacle.
Y. A.
« Yannick Bourdelle e(s)t Robert Lamoureux », festival off d’Avignon, Théâtre des Corps Saints, 12h55.
Juillet 2018
« Quand vous aviez notre âge, comment imaginiez-vous votre vie ? » La question est posée à Annie Ernaux par des lycéens au milieu des années 80. L’écrivaine entreprend alors, à partir de photos de famille, le récit de sa vie et des époques qu’elle a traversées. Des jours de fête de l’après-guerre à la légalisation de l’avortement, elle raconte, dans une société où les femmes « n’avaient le droit de rien », sa jeunesse, ses aspirations et son ennui (« Rêver, attendre, résumé possible d’une adolescence en province »).
Jeanne Champagne a adapté et mis en scène ce témoignage où intime et social se font écho en permanence. Son parti-pris d’illustrer chaque période par des objets, des photos, des chansons et de la vidéo fait prendre conscience des profonds changements survenus en trente ans : la société de consommation succède à la pénurie, la mixité s’installe dans les écoles, le temps s’accélère. Loin d’être nostalgique, le propos rappelle aussi combien, jusqu’au début des années 70, la condition des femmes a peu évolué. La scénographie de Gérard Didier est très élégante. Agathe Molière, qui incarne chacun des âges d’Annie avec espièglerie, et Denis Léger-Milhau font résonner ce texte profond avec une grande humanité.
Y. A.
« Les années », festival off d’Avignon, Petit Louvre, 10h50.
Juillet 2018
Paris, Île Saint-Louis, 1923. Norbert est horloger. Aidé par Jacques, le fiancé de sa fille Christine, il tente d’inventer un mécanisme de mouvement perpétuel. Leur voisin, Bénédict, est relieur. D’une laideur repoussante, il est soupçonné d’assassiner ses assistantes qui disparaissent mystérieusement.
Résumer « La poupée sanglante » de Gaston Leroux, paru dans « Le Matin » en quarante épisodes de juillet à août 1923, tient de la gageure. On y trouve, pêle-mêle, un Marquis et sa femme, un vampire, un automate, une secte, des meurtres et des idylles impossibles. L’intrigue, du reste, importe peu. Les rebondissements s’enchaînent, dans la plus pure tradition du roman-feuilleton. Dans un univers fantastique, science et obscurantisme rivalisent pour percer les secrets de l’immortalité.
Mélodies élégantes, juste équilibre entre dialogue et chant, l’adaptation en comédie musicale de Didier Bailly et Éric Chantelauze est réussie. La scénographie, épurée (tant mieux), fait la part belle aux trois comédiens (Charlotte Ruby, Alexandre Jérôme et Édouard Thiébaut) qui, accompagnés au piano par Didier Bailly, incarnent avec panache tous les personnages de cette aventure.
Y.A.
« La poupée sanglante », festival off d’Avignon, Théâtre des 3 soleils, 13h45.
Juillet 2018
Le professeur Ferguson entreprend une expédition dans l’océan Pacifique, à la recherche d’une méduse phosphorescente dont il souhaite séquencer l’ADN. Lors d’une plongée, il découvre cachés dans son bathyscaphe Jenny, une jeune orpheline, et sa peluche Monsieur Crockston. Impossible de remonter à la surface : l’enfant et le savant devront cohabiter et s’apprivoiser.
Quel plaisir de découvrir un divertissement tout public inventif et intelligent ! Librement inspirée de l’œuvre de Jules Verne, la pièce de Christel Claude est une ode à la lecture et à la science. Elle donne également vie, sans pathos et avec un humour délicat, à deux personnalités attachantes. Le décor, ingénieux et travaillé dans ses moindres détails, est un personnage à part entière du spectacle. Julien Assemat (Ferguson) et Justine Boulard (Jenny), très complices, font de ce voyage initiatique une charmante heure de théâtre.
Y. A.
« La fabuleuse expédition du professeur Ferguson », festival off d’Avignon, Collège de la Salle, 11h et 15h.
Juillet 2018
Un texte mordant
Chez les Walter comme chez les Wilfrid, on ne parle que de nourriture. Les familles s’invitent à dîner et détaillent les menus pantagruéliques des agapes à venir, les enfants se fâchent pour une part supplémentaire et rêvent la nuit de ce qu’ils ont englouti le jour. Mais le boucher prévient : la pénurie guette. Comment survivre dans un monde obnubilé par la surconsommation alimentaire lorsque le bœuf, le bison, puis l’autruche et les oiseaux viennent à manquer ?
Comme toujours, la plume de Louis Calaferte est d’une réjouissante causticité. Peignant des familles bourgeoises dont l’aveuglement finit par détruire la société, « Les mandibules », écrit en 1976, résonne aujourd’hui d’une manière troublante. La fin de l’abondance fait basculer les personnages vers un nouvel état primitif. Lucide, le boucher résume : « Nous sommes les dernières bêtes. » La satire, prémonitoire, choisit le rire (jaune) pour faire réfléchir.
La mise en scène de Patrick Pelloquet, millimétrée, est d’une inventivité incroyable et servie par sept comédiens épatants. Scénographie (Sandrine Pelloquet), costumes (Lionel Lesire), univers musical (Pierre Lebrun) : tout concourt à l’excellence du spectacle. Un très beau travail.
Y. A.
« Les mandibules », festival off d’Avignon, Théâtre du Grenier à sel – Ardénome, 10h.
Juillet 2018
Richard est l’homme le plus riche du monde. Sa fortune est telle qu’on a inventé pour lui le prix du « manager du siècle ». Roi de l’optimisation fiscale, il engrange les dividendes et voit croître son patrimoine quels que soient ses projets. Véritable Midas moderne, tout ce qu’il touche se transforme en or. Mais cette opulence a un revers : à chaque nouveau million, la fille de Richard, anorexique, maigrit encore davantage. Pour tenter de la sauver, le multimilliardaire entame une cure de désintoxication à l’argent.
Fable moderne sur un libéralisme débridé qui pense que tout s’achète et confond bonheur et revenus, ce seul en scène, coécrit par Christophe de Mareuil, Stéphane Guignon et Carole Greep, frappe fort et juste. La satire, spirituelle, enchaîne de courts tableaux mettant Richard aux prises avec son entourage. Dans un décor ingénieux (une banquette transformable en un instant en divan de psychiatre, bureau ou lit d’hôpital) Christophe de Mareuil, très bien dirigé par Anne Bouvier, donne vie avec talent aux personnages d’une société qui marche sur la tête.
Y. A.
« Au nom du pèze », festival off d’Avignon, Pandora, 12h45.
Juillet 2018
Chartres, mai 1944. Alors que la guerre touche à sa fin, F.F.I. et collaborateurs débarquent chez Bernard (Jean-Baptiste Artigas) et Pierrette (Barbara Castin) pour régler leurs comptes. Bernard est accusé d’avoir trahi son ami d’enfance Jean (Pierre Boucard), résistant venu se réfugier chez lui après avoir été blessé lors d’une opération de sabotage.
Créée en 1946 par Jean-Louis Barrault, « Les nuits de la colère » questionne, quelques mois seulement après la fin du conflit, la responsabilité de chacun. Apeurés et aspirant avant tout à une vie sans histoires, Bernard et Pierrette ont refusé tout engagement. Mais est-ce une position tenable en temps de guerre et ne finit-on pas par être rattrapé par les événements ? Armand Salacrou (lui-même résistant) se refuse à tout moralisme. Ses personnages sont complexes, humains, tiraillés par des enjeux qui les dépassent.
Servie par une excellente création lumière (Denis Koransky), la distribution dirigée par Pierre Boucard, très investie et d’une grande homogénéité, nous entraîne dans ce drame intimiste et universel. On découvre avec plaisir ce texte peu joué, construit d’une manière originale pour l’époque (plusieurs flash-back venant éclairer les enjeux dramatiques) et dont les résonnances, soixante-dix ans après, sont évidentes.
Y. A.
« Les nuits de la colère », festival off d’Avignon, Théâtre du Roi René, 14h10.
Juillet 2018
Une loge de cabaret, quelques minutes avant l’entrée en scène. L’homme de ménage (Aurélien Kairo) vient nettoyer et mettre en place les costumes de Stella, la vedette, dont il est secrètement amoureux. Écoutant grâce au retour de scène les différents numéros, il est emporté par la musique et s’imagine faire partie du spectacle.
Création après création (« J’arrive », sur des chansons de Jacques Brel, « Un petit pas de deux sur ses pas », autour du répertoire de Bourvil), Aurélien Kairo poursuit son intéressant projet d’emmener le hip-hop dans des territoires inattendus. Le spectacle alterne, dans un rythme alerte, danse et passages burlesques. Soutenu par une bande-son très riche, l’élégante création lumière d’Éric Valentin et la mise en scène inventive de Patrice Thibaud, Aurélien Kairo donne corps avec humanité à ce « ver de terre amoureux d’une étoile ». Embarquez avec lui dans ce voyage poétique, tendre et drôle.
Y. A.
« Petite fleur », festival off d’Avignon, Collège de la Salle, 13h30.
Juillet 2018
Vincent entre en classe de troisième avec Myriam et Aziz, ses meilleurs amis. Bon élève, Vincent déteste les cours de sport (où brille Tom, le « plus beau mec » de la classe), la promiscuité des vestiaires et l’immaturité de ses congénères. Encore un an avant le lycée et la promesse d’une vie plus riche avec, enfin, de « nouvelles têtes ». Mais l’arrivée dans sa classe de Cédric va bouleverser peu à peu le collégien.
Adapté du roman de Thomas Gornet (Éditions du Rouergue), « Qui suis-je ? » évoque avec délicatesse la question de l’homosexualité chez les adolescents. Tout est dit avec subtilité : les quolibets envers les garçons plus sensibles, la naissance du désir, la difficulté de l’accepter… et la plus grande maturité des filles à cet âge ! Comme le résume joliment Vincent : « Pour moi c’est pareil, mais pour les autres, je sens que ça sera différent. »
S’appuyant sur de très beaux dessins (Hugues Barthe) projetés en fond de scène – et dans lesquels les personnages s’insèrent parfois en ombres chinoises – la mise en scène de Yann Dacosta est fluide, sans effets inutiles. Aux côtés de Côme Thieulin (Vincent), Manon Thorel et Théo Costa-Marini, très justes, incarnent les autres personnages de ce récit avec beaucoup d’humanité. S’il s’adresse à tous, ce joli spectacle aidera peut-être les adolescents à mieux se comprendre.
Y. A.
« Qui suis-je ? », festival off d’Avignon, le 11 Gilgamesh-Belleville, 14h40.
Juillet 2018
Nord de la France, début des années 80. Gildas, ouvrier dans une usine menacée de fermeture, mène la grève avec ses camarades. Son fils, Léopold, ouvrier lui aussi, échappe à ce quotidien en préparant avec son groupe de jazz (le « Locomotive quartet ») son premier concert. Alors que les négociations avec le patronat échouent et que le mouvement commence à pourrir, Gildas entame une grève de la faim.
« Cour Nord » oppose deux générations aux aspirations différentes, l’une prisonnière de son passé prolétaire, l’autre s’évadant de la grisaille grâce à la musique. L’impasse de la lutte ouvrière et la violence des plans sociaux sont dépeints sans complaisance, même si le texte d’Antoine Choplin ne dit, sur ces questions, pas grand-chose de neuf. Qu’importe finalement, tant le travail artistique de la compagnie Théâtre du Midi emporte l’adhésion. La scénographie, la création lumière (Alexis Moreau) et la bande-son (qui ravira les amateurs de jazz), très cohérentes, créent une atmosphère à la fois poétique et réaliste. La mise en scène d’Antoine Chalard, précise et inventive, transporte le spectateur de la cour de l’usine à la salle du concert, d’une jetée au bord de la mer à la chambre de Léopold, imprimant un tempo idéal au spectacle. Les trois comédiens enfin (Antoine Chalard, Florent Malburet et Clémentine Yelnik, stupéfiante), défendent avec humanité les protagonistes de cette peinture sociale et intime.
Y. A.
« Cour Nord », festival off d’Avignon, théâtre de l’Alizé, 16h10.
Juillet 2018
« J’ai toujours porté ma légende comme une voilette. » sont les premiers mots du joli spectacle de Caroline Loeb consacré à Françoise Sagan, d’après des interviews réalisées entre 1954 (l’année de « Bonjour tristesse ») et 1992.
Sont ainsi retracés l’enfance de l’écrivain, la fin de la guerre, le succès incroyable de son premier livre, son accident de voiture en 1957 – et le traitement postopératoire qui la rendit dépendante à la morphine. Sagan évoque également sa philosophie de vie, ses excès, ses croyances (« Dieu est peut-être une solution, mais ce n’est pas la mienne. ») et son œuvre, à propos de laquelle elle déclare : « Je suis sans illusion sur mes petits romans. Je sais lire. »
Sur un plateau tout en clair-obscur, Caroline Loeb incarne la romancière avec beaucoup de sobriété et d’humanité. Le jeu, comme les extraits choisis, évitent toute caricature et font entendre l’élégante petite musique de l’écrivain. C’est parfois drôle, toujours vif et, sous une apparente légèreté, souvent profond. Si le montage peut paraître un peu décousu, le texte, soutenu par une musique de scène originale de toute beauté (Agnès Olier) fait entrer avec douceur dans l’intimité de Sagan et donne envie de la relire : un bel hommage. « Il faut être poli avec la vie : généralement, elle vous le rend. »
Y. A.
« Je ne renie rien », Entretiens 1954-1992, Françoise Sagan, Éditions Stock, 2014.
« Françoise par Sagan », Festival off d’Avignon, Théâtre La Luna, 14h50.
Juillet 2018
« La vie que j’ai eue jusqu’à présent n’était pas la mienne. C’était celle des autres. » Lucy Muir, une jeune veuve, décide de s’installer avec ses deux enfants dans la station balnéaire de Whitecliff. La maison qu’elle choisit est inhabitée depuis deux ans. Dès le premier soir, le fantôme de l’ancien propriétaire, le capitaine Greeg, lui apparaît. Loin de l’épouvanter, cette rencontre permettra peu à peu à la jeune femme de s’émanciper des carcans sociaux et de s’inventer une nouvelle vie.
Tiré du roman de R. A. Dick, « Le fantôme et Mrs Muir » a été porté à l’écran par Joseph Mankiewicz, avec Gene Tierney et Rex Harrison. Adapté pour le théâtre par Catherine Aymerie, cette histoire fantastique est mise en scène avec sobriété par Michel Favart. Tout spectaculaire est évité : décors et accessoires sont limités au strict nécessaire, l’atmosphère irréelle naissant de l’élégante création lumière de Jean-Louis Martineau. Les quatre comédiens (Catherine Aymerie, Peter Bonke, Paula Brunet Sancho et Gilles Vincent Kapps), excellents, font de ce récit féministe une réjouissante ode à la liberté et au non-conformisme.
Y. A.
« Le fantôme et Mrs Muir », festival off d’Avignon, Espace Roseau Teinturiers, 18h10.
Juillet 2018
Le diable, sous l’apparence d’un mystérieux étranger, se promène à Moscou et sème la folie sur son passage. Accompagné d’un étrange chat et d’un assistant, il se fait appeler Woland, prédit la mort et connaît les secrets les plus cachés de l’âme humaine. Tandis que se prépare un spectacle de magie noire au Théâtre des Variétés, Ivan, jeune poète interné après une discussion avec Woland et la mort étrange de son ami Berlioz, rencontre le Maître dans un hôpital psychiatrique : celui-ci lui conte ses amours avec Marguerite, mais aussi son roman sur Ponce Pilate.
Résumer « Le Maître et Marguerite », et plus encore l’adapter au théâtre, relève de la gageure. Plusieurs intrigues et de multiples personnages se superposent en effet : les pérégrinations du diable dans Moscou, le séjour d’Ivan à l’hôpital psychiatrique, les amours du Maître et de Marguerite, l’offrande de Marguerite au diable pour retrouver son amant, l’histoire de Ponce Pilate et de Yeshoua, la satire des milieux littéraires et de la société russe des années 30…
Igor Mendjisky a choisi de garder les différents niveaux du récit, pour en rendre la profusion. Cependant, si certaines scènes sont convaincantes et bien choisies (notamment dans la seconde partie), d’autres, simplifiées pour les besoins de la scène, déçoivent. Le passage dans lequel Likhodiéïev, directeur des Variétés, est envoyé à Yalta par hypnotisme, ou celui qui narre les mésaventures du Maître auprès des éditeurs, tombent dans un comique facile. Dans l’ensemble, on aurait attendu davantage de folie.
Théâtralement, on reste également sur sa faim. Le spectacle pourrait être densifié et le public moins souvent sollicité – ou plus finement. L’utilisation de la vidéo, inégale, alourdit parfois une scénographie déjà chargée. C’est d’autant plus dommage que la mise en scène d’Igor Mendjisky crée de belles images et que les comédiens sont très investis. Parmi eux, Marc Arnaud (en alternance avec Adrien Melin) incarne le Maître avec une sensibilité et une humanité touchantes.
Si l'on peut saluer la tentative d'adapter ce roman de Boulgakov, force est de reconnaître que le texte, foisonnant, ne se laisse pas facilement apprivoiser.
A. K. et Y.A
« Le Maître et Marguerite », festival off d’Avignon, le 11 Gilgamesh Belleville, 19h40.
Juillet 2018
« L’histoire que je vais vous raconter est l’histoire de centaines de milliers de gens. C’est l’histoire du monde agricole. C’est l’histoire de Sébastien. »
Agriculteur dans le sud de la France, Sébastien a repris l’exploitation familiale où vivent toujours ses parents. Surendetté, il obtient du tribunal une période de sauvegarde de six mois, durant laquelle ses créances sont gelées. S’il parvient à prouver la viabilité de sa ferme, il peut espérer un rééchelonnement de ses traites. Mais la cohabitation avec son père, qui a consacré chaque heure de sa vie à son métier, s’avère houleuse.
Adapté du documentaire d’Édouard Bergeon (2012), « Les fils de la terre » dresse un état des lieux réaliste des difficultés du monde agricole, opposant deux générations : le père, dévoué corps et âme à son exploitation, et le fils, plus diplômé, évaluant mal les sacrifices qu’un tel métier exige. La mise en scène d’Élise Noiraud transporte l’action d’un lieu à l’autre avec fluidité et crée de belles images. La distribution, convaincante, est dominée par Vincent Remoissenet, Sandrine Deschamps et Julie Deyre, qui donnent à leurs personnages une humanité poignante.
Y. A.
« Les fils de la terre », festival off d’Avignon, Présence Pasteur, 18h20.
Juillet 2018
Renaître par les mots
Bruno Louvier est ingénieur informatique, marié et père de deux enfants. Souffrant de périodes de profonde dépression et de ce qu’il prend pour des hallucinations, il a été diagnostiqué schizophrène – et traité comme tel – pendant dix ans par son premier psychiatre. Le nouveau thérapeute que rencontre Louvier réfute ce diagnostic et accompagne son patient dans sa lente révélation à lui-même.
« La magie lente » retrace le parcours d’un homme traumatisé, au bord du gouffre. Personne n’a jamais voulu – ou su – entendre son histoire : sa solitude est insondable. En attendant, Louvier s’est construit une vie qui ne lui convient pas. La rencontre avec ce nouveau médecin est décisive : « Vous êtes, lui dit-il, le premier homme qui m’écoute. » Mais avant de permettre l’apaisement, le travail est long, douloureux : il faut accepter de déterrer ses secrets, faire affleurer les images, pour, enfin, pouvoir nommer les choses.
Le récit de Denis Lachaud, au scalpel, est d’une grande sensibilité. Au-delà de la question des erreurs et réussites de la psychanalyse, « La magie lente » donne la parole à un homme ordinaire d’une humanité poignante. Malgré la violence de la thérapie et le découragement, Louvier parvient à renaître à lui-même et à s’accepter. Ce témoignage, dur, ne toucherait pas autant s’il n’était porté par un excellent comédien. Benoit Giros évite les écueils d’un texte âpre, sans cesse sur le fil du rasoir. Son jeu, d’une grande maîtrise, fait entendre chaque mot, chaque respiration, chaque silence. C’est peu dire que le spectacle secoue, même si ce voyage en enfer – véritable ode au pouvoir des mots – laisse in fine poindre l’espoir.
Y. A.
« La magie lente », festival off d’Avignon, Artéphile, 19h40.
Juillet 2018
La solitude insondable du champion
Un homme, seul sur son vélo, avale les kilomètres. La route « roule sous lui ». Malgré la douleur, il recherche le geste parfait qui le mènera à la victoire. Cet homme, c’est Jacques Anquetil, coureur mythique des années 60 et grand rival de Raymond Poulidor. Paul Fournel retrace dans « Anquetil tout seul », adapté pour le théâtre par Roland Guenoun, la vie du cycliste de son premier succès dans le tour de France à vingt-trois ans (il le remportera à quatre autres reprises) jusqu’à sa mort en 1987, trente ans plus tard.
« Anquetil tout seul » met l’accent sur les ambiguïtés d’un champion respecté mais pas toujours aimé. Épicurien dans la vie mais redoutable stratège en compétition, peu expansif (« Exulter n’est pas dans ma nature. Je suis coureur cycliste, pas comédien »), ne cachant ni ses motivations financières ni son recours au dopage, Anquetil impressionne et agace. Roger Bastide écrit de lui : « Sa victoire a la froideur de la perfection » tandis qu’Antoine Blondin résume : « Son attitude a parfois rétréci ses victoires »[1]. Évitant tout jugement, Paul Fournel dresse un portrait subtil de cet homme hors norme. La solitude insondable du champion dans l’effort est particulièrement bien rendue. Les monologues d’Anquetil, répétant jusqu’au vertige : « Si je souffre autant, il n’est pas possible que les autres tiennent le coup », figurent parmi les moments forts du texte.
La scénographie de Roland Guenoun, très inventive, reconstitue joliment l’atmosphère des années 60 et crée de belles images, notamment du coureur prêt à abandonner lors d’un Bordeaux – Paris d’anthologie. Elle est soutenue par des lumières (Laurent Béal), une musique (Nicolas Jorelle) et une vidéo (Léonard) particulièrement réussies. Matila Malliarakis incarne Anquetil avec finesse, donnant à voir, sans jamais être démonstratif, les failles et l’humanité du personnage. À ses côtés, Stéphane Olivié Bisson hérite d’une partition difficile : jouer tous les autres rôles masculins (commentateurs, adversaires, coéquipiers, directeur sportif…). Il s’en acquitte avec une grande humanité et contribue au rythme très vif du spectacle. La seule figure féminine, Janine Anquetil, épouse, muse et manager – personnalité, elle aussi, complexe – est portée avec élégance et justesse par Clémentine Lebocey. Nul besoin d’être amateur de « la petite reine » pour apprécier la soirée : les thèmes en sont universels.
Y. A.
Paul Fournel, Anquetil tout seul, Seuil, 2012, 148 p.
« Anquetil tout seul », Festival off d’Avignon, Théâtre les 3 soleils, 10h30.
[1] Voici comment l’historien Michel Winock évoque la rivalité entre Anquetil et Poulidor : « Derrière ces deux stéréotypes, le public sent confusément que deux univers s'opposent, comme la modernité et l'archaïsme. [...]. Anquetil est le symbole d'une économie de marché, spéculative, entreprenante. Il boit du whisky, se déplace en avion. Dans le Tour comme dans la vie, c'est un patron. […] Ce goût des Français en faveur de "Poupou", c'est un attendrissement nostalgique pour la société rurale dont ils émergent en ces années de mutation rapide. L'univers anquetiliste représente un avenir froid qu'ils redoutent. […] Les admirateurs de Poulidor savent bien qu'Anquetil est le plus fort, mais le fond de sa supériorité les glace ; ils y sentent l'artifice, la planification, la prépondérance technologique... »
Michel Winock, « Le complexe de Poulidor » in Chronique des années soixante, Éditions Seuil, 1990.
Juillet 2018
Tout est orange dans le grenier d’Anne-Marie : les vêtements, la malle, la trottinette, les chapeaux… Anne-Marie est enceinte de Samuel, dont on vient de diagnostiquer la trisomie 21. « Quand je vais arriver, prévient-il, ça va pas être facile. » Attendant cette naissance qui bouleversera sa vie, Anne-Marie imagine certains des personnages qui croiseront peut-être son fils.
Il y a Marie-Rose, la cousine qui « ne comprend pas qu’avec les progrès de la médecine, une chose pareille soit encore possible aujourd’hui », la professeur d’atelier de peinture, rapidement débordée par l’énergie du petit garçon, Kevin, le copain de football qui tente d’intégrer Samuel dans l’équipe mais déplore : « Même gardien, il sait pas. Sur les sept buts qu’on a pris, il y en a deux où il n’était même pas dans la cage… »
Le texte de Jean-Luc Bosc et Sandrine Gelin, va-et-vient poétique entre dialogues imaginaires et pensées d’Anne-Marie, est original et délicat. Aucun misérabilisme, aucune naïveté non plus : l’équilibre entre tendresse, humour et gravité est particulièrement maîtrisé. Sur un plateau conçu et éclairé avec grande élégance, Sandrine Gelin incarne ces personnages du quotidien avec beaucoup d’humanité. Un joli moment de théâtre.
Y. A.
« Samuel », festival off d’Avignon, Espace Roseau Teinturiers, 11h35 jours pairs.
Juillet 2018
La veille de Noël, George Bailey, mari aimant, entrepreneur dévoué et citoyen exemplaire, est sur le point de se suicider pour échapper à la faillite. Il s’est toujours sacrifié pour ses proches, abandonnant ses rêves de voyages et d’études pour sauver l’entreprise de son père, « Construction et prêt », face à Potter, un banquier cruel et sans scrupules. Là-haut, les instances du Ciel décident d’intervenir et d’envoyer un ange de seconde classe pour le sauver : s’il réussit, Clarence gagnera peut-être ses ailes tant attendues.
On reconnaît bien le scénario de Frank Capra, repris avec brio par la compagnie Caravane. Le spectacle, simple et beau, propose une adaptation très fidèle au film. La tonalité des costumes et de la musique est celle des années 30, les lumières créent une ambiance intimiste qui rappelle le film en noir et blanc. Le décor est ingénieux : de grands blocs positionnés horizontalement ou verticalement (une porte-fenêtre, deux mini-escaliers) sont déplacés entre les scènes par les comédiens. Les changements de rôles sont d’une grande fluidité : il suffit d’un châle, d’un chapeau ou d’une paire de lunettes pour que les personnages s’incarnent. Les sept comédiens sont tous convaincants, faisant alterner moments d’humour et d’émotion.
Si la pièce donne envie de revoir le film, elle vaut aussi largement pour elle-même et offre au public un agréable divertissement.
A. K.
« La vie est belle », festival off d’Avignon, Théâtre Essaïon, 14h20.
Juillet 2018
Tu seras Prix Nobel mon fils
Actrice ratée, Mina Owczynska a placé tous ses espoirs dans la réussite de son fils unique : c’est l’œuvre de sa vie, pour laquelle est sacrifie tout. Et d’ambitions pour lui, elle n’en manque pas : « Tu seras un héros national. Tu seras ambassadeur de France, tu seras Victor Hugo, tu seras prix Nobel ! » L’enfant – le futur Romain Gary – ne cessera d’offrir à sa mère ce qu’elle a rêvé pour lui : « Ma mère avait besoin de merveilleux. » De l’enfance à Vilno à l’arrivée à Nice, des études secondaires à Paris à son incorporation au début de la guerre, la mère et le fils ne se quittent jamais.
L’adaptation du roman de Romain Gary, réalisée par Cyril Brisse, se concentre sur cette relation hors norme. Le récit, limpide, oscillant entre humour (les premières tentatives de Mina pour faire de son fils un artiste) et gravité, se révèle très théâtral.
Céline Dupuis incarne avec beaucoup d’humanité et de nuance Mina, cette mère courageuse et dévouée, possessive et envahissante. Face à elle, Stéphane Hervé est très touchant, faisant du romancier, pourtant quadragénaire, un éternel enfant face à sa mère. Leur tandem fusionnel et tendre fonctionne à merveille. On sort ému par la beauté du texte et la force de l’interprétation.
Y. A.
« La promesse de l’aube », festival off d’Avignon (7 au 21 juillet), Présence Pasteur, 17h20.
Mai 2018
Chacun sa vérité
Londres, années 60. Deux foyers : celui de Bill (Davy Sardou), un jeune dessinateur de mode et Harry (Thierry Godard [1]), un homme plus âgé, dans le quartier huppé de Belgravia ; celui de Stella (Sara Martins), designer, et son mari James (Nicolas Vaude), à Chelsea. Après un coup de téléphone en pleine nuit, James débarque chez Bill, l’accusant d’avoir eu la semaine précédente une aventure avec sa femme.
Sur une trame classique – véritable marque de fabrique du théâtre de boulevard – Harold Pinter a construit une pièce ambiguë, qui multiplie faux-semblants, doutes et manipulations. Harry est-il l’amant, le Pygmalion, l’amoureux éconduit ou l’ami de Bill ? La relation supposée entre Stella et Bill est-elle été inventée de toutes pièces – ou présentée comme telle au mari jaloux pour le calmer ? Qui ment ? La scène finale, très ouverte, laisse planer le mystère : libre à chacun de construire sa propre histoire et sa propre morale.
Respectant les indications de Pinter, la scène représente simultanément les deux appartements. Dans un très beau décor de Marius Strasser, les quatre comédiens dirigés par Thierry Harcourt jouent leur partition avec élégance et précision. Face à Nicolas Vaude un tantinet en sur-jeu, Sara Martins (dans un rôle pourtant ingrat) et Davy Sardou sont excellents. Une charmante heure de théâtre.
Y. A.
« La collection », théâtre de Paris (Salle Réjane) jusqu’au 13 mai 2018.
[1] Bernard Malaka a repris début avril le rôle de Harry.
Avril 2018
Renaître par les mots
Bruno Louvier est ingénieur informatique, marié et père de deux enfants. Souffrant de périodes de profonde dépression et de ce qu’il prend pour des hallucinations, il a été diagnostiqué schizophrène – et traité comme tel – pendant dix ans par son premier psychiatre. Le nouveau thérapeute que rencontre Louvier réfute ce diagnostic et accompagne son patient dans sa lente révélation à lui-même.
« La magie lente » retrace le parcours d’un homme traumatisé, au bord du gouffre. Personne n’a jamais voulu – ou su – entendre son histoire : sa solitude est insondable. En attendant, Louvier s’est construit une vie qui ne lui convient pas. La rencontre avec ce nouveau médecin est décisive : « Vous êtes, lui dit-il, le premier homme qui m’écoute. » Mais avant de permettre l’apaisement, le travail est long, douloureux : il faut accepter de déterrer ses secrets, faire affleurer les images, pour, enfin, pouvoir nommer les choses.
Le récit de Denis Lachaud, au scalpel, est d’une grande sensibilité. Au-delà de la question des erreurs et réussites de la psychanalyse, « La magie lente » donne la parole à un homme ordinaire d’une humanité poignante. Malgré la violence de la thérapie et le découragement, Louvier parvient à renaître à lui-même et à s’accepter. Ce témoignage, dur, ne toucherait pas autant s’il n’était porté par un excellent comédien. Benoit Giros évite les écueils d’un texte âpre, sans cesse sur le fil du rasoir. Son jeu, d’une grande maîtrise, fait entendre chaque mot, chaque respiration, chaque silence. C’est peu dire que le spectacle secoue, même si ce voyage en enfer – véritable ode au pouvoir des mots – laisse in fine poindre l’espoir.
Y. A.
« La magie lente », théâtre de Belleville jusqu’au 15 avril 2018 puis au festival off d’Avignon.
Mars 2018
Tous coupables
Un immeuble de logements sociaux dans la banlieue de Londres. Au rez-de-chaussée vit Carol (Ophélie Legris), avec sa petite fille Sharon et son nouveau compagnon Nick (Cédric Soubiron). Au premier, deux appartements. D’un côté celui de Bob (David Palatino) dont les enfants ont été placés par l’assistance sociale, de l’autre celui de Milly (Cécile Chatignoux), une veuve qui passe ses journées à épier ses voisins. Alors que la vie s’écoule, monotone, il apparaît chaque jour plus évident que Nick et Carol maltraitent leur fille…
À travers le portrait au scalpel de quatre adultes paumés, sans avenir et parfois violents, Martin Crimp dénonce l’individualisme et la passivité de tous devant un cas de maltraitance. Bob, comme Millie ou l’assistante sociale en charge du dossier (Mathilde Lecarpentier) refusent de voir et d’agir – et se dédouaneront vite de leur lâcheté. La pièce fait du spectateur un témoin muet et impuissant. Sans être moraliste, Martin Crimp nous questionne : sommes-nous sûrs de faire mieux que ces personnages pourtant minables ? Saurions-nous prendre nos responsabilités et dénoncer nos voisins ?
Sophie Mourousi met en scène cette pièce troublante avec efficacité et fluidité. La scénographie (Charlotte Bovy) et la création lumière (Julien Kosellek) permettent de suivre simultanément l’action dans les trois appartements et les espaces communs (balcons, couloirs, jardin) et restituent particulièrement bien la promiscuité qui règne. Malgré quelques intermèdes moins convaincants, le malaise grandit peu à peu. La distribution, homogène, est dominée par Ophélie Legris et David Palatino, touchants dans des rôles de jeunes adultes abîmés – et condamnables, pour des raisons différentes.
La soirée, dérangeante, interroge intelligemment chacun sur ses responsabilités.
Y. A.
« Getting attention, théâtre de l’Étoile du Nord jusqu’au 17 mars 2018.
Février 2018
Une comédie élégante
Mia (Marie-Julie Baup) et Suzan (Lysiane Meis) sont voisines et amies. La première, jeune maman et ancienne activiste féministe, semble avoir renoncé à ses idéaux de jeunesse et choisi une vie plus rangée. La seconde, croyante, moins moderne, reproduit, un peu malgré elle, un schéma familial traditionnel. Toutes deux attendent le retour de leurs maris partis combattre au Vietnam. L’arrivée d’Isaac (Benoît Moret), déserteur et ancien petit ami de Mia, vient bouleverser la vie des deux femmes.
Sur des thèmes graves (l’attente du retour des soldats partis au front, la lente émancipation des femmes au milieu des années 60, la difficulté de s’engager) Jean Franco a imaginé une comédie efficace, bien construite. S’il n’évite pas quelques facilités, le texte est souvent drôle, comme le récit d’Isaac à Suzan d’une prétendue mission commando – inventée de toutes pièces. Certaines scènes, plus graves, donnent au propos une profondeur bienvenue.
Dans un très beau décor d’Édouard Laug, les trois comédiens, dirigés par José Paul, sont excellents. Benoît Moret offre à Isaac, à la fois immature et hésitant sur ses choix, une énergie et une maladresse touchante. Lysiane Meis est d’une drôlerie irrésistible et d’une profonde humanité dans cette partition de femme naïve, parfois nunuche, qui va peu à peu s’ouvrir au monde et assumer ses responsabilités. Marie-Julie Baup, enfin, est très juste dans ce portrait de mère ballottée, qui tente de vivre en cohérence avec ses convictions. Ce spectacle charmant, peine semble-t-il à trouver son public : c’est dommage.
Y. A.
« Papa va bientôt rentrer », théâtre de Paris (salle Réjane), jusqu’au 10 mars 2018.
Février 2018
Le tourbillon de la vie
Paris, de nos jours. Peintre mondialement reconnu, Gabriel Orsini (Didier Bourdon) a perdu l’inspiration : voilà trois ans qu’il n’a rien produit. À la veille de son anniversaire, il reçoit d’une femme qu’il ne connaît pas, Sacha, un somptueux atelier près de Montparnasse. En compagnie de son galeriste et souffre-douleur Maxime (Thierry Frémont) et de son fils Abel (Pierre-Yves Bon) qu’il n’a pas vu depuis deux ans, Gabriel prend possession de l’appartement et découvre les objets laissés par l’ancienne propriétaire. Flash-back : Paris, années 50. Le grand-père de Gabriel, Samuel (Didier Bourdon), un riche banquier, fait visiter à sa maîtresse Sacha (Valérie Karsenti) l’atelier qu’il vient de lui acheter.
Entremêlant dans un même lieu deux histoires qui se répondent à cinquante ans d’intervalle, la pièce de Stephan Archinard et François Prévôt-Leygonie est originale et très astucieusement construite. Sur le fond en revanche, on reste un peu sur sa faim : les personnages (secondaires notamment) pourraient gagner en épaisseur et l’on peut regretter que les questions abordées dans la scène d’exposition (la relation père – fils, la place de la souffrance dans la création artistique) ne soient pas davantage approfondies.
Malgré ces réserves, le spectacle séduit, grâce à la mise en scène de Ladislas Chollat qui fait très intelligemment de l’appartement le personnage central de la pièce. S’appuyant sur une scénographie (Emmanuelle Roy) et une création lumière (Alban Sauvé) éblouissantes, la mise en scène, d’une grande fluidité, entraîne comédiens et spectateurs dans un véritable tourbillon et crée de belles images, notamment lors des changements d’époque.
Loin du registre comique où l’attendent manifestement certains spectateurs, Didier Bourdon teinte le personnage de Gabriel d’une violence et d’une misanthropie très justes. À ses côtés, Thierry Frémont, incarne son personnage de galeriste homosexuel – un tantinet caricatural sur le papier – avec humanité et intelligence. Il est, comme toujours, excellent. On pourra reprocher à ces « Inséparables » de n’être qu’un exercice formel, mais il est brillamment réussi.
Y. A.
« Les inséparables », théâtre Hébertot jusqu’au 20 mai 2018.
Février 2018
Lorsque l’enfant paraît
Louisiane, été 1989. Déjà mère de quatre enfants, Wanda (Isabelle Carré) est à nouveau enceinte. Ses conditions de vie sont précaires : elle vit depuis cinq ans avec son mari Al (Vincent Deniard) dans une caravane. Impossible d’envisager une autre bouche à nourrir. Découvrant dans un journal une petite annonce (« Couple cultivé et très à l’aise financièrement veut offrir à un enfant blanc en parfaite santé une vie heureuse, pleine d’amour et de joie. ») Wanda décide de devenir mère porteuse. Un mois plus tard, le couple rencontre Rachel (Camille Japy), qui doit adopter le bébé.
Jane Anderson aborde un sujet difficile en confrontant deux couples que tout oppose. Wanda et Al, prolétaires, racistes et paumés – mais parents aimants, incarnent les laissés-pour-compte de l’Amérique libérale. Rachel et Richard (Bruno Solo), très aisés, cultivés, réalisent l’incomplétude de leur vie sans enfant et découvrent un monde qu’ils ignoraient – ou ne voulaient pas voir. Mais la pièce n’est jamais caricaturale ni mélodramatique : chaque personnage a sa part d’ombre et son humanité, aucun n’est condamnable. Chacun tente de jouer sa partition dans une situation inextricable.
Les cinq comédiens (Cyril Couton, avocat spécialisé dans les adoptions tarifées, complète le quatuor) sont dirigés avec finesse par Hélène Vincent. Le plateau, très investi, est dominé par Isabelle Carré et Camille Japy, excellentes. Si l’ambition et les qualités artistiques du spectacle sont réelles, la noirceur du propos – que renforce un dénouement désespérant – peut mettre à distance le spectateur.
Y. A.
« Baby » au théâtre de l’Atelier, jusqu’au 13 mai 2018.
Janvier 2018
Ultra moderne solitude
Monsieur Cousin (Étienne Durot) est statisticien. Pour supporter sa solitude, il a adopté un python de 2,2 m, qu’il a baptisé Gros Câlin. Mais la présence de cet animal l’exclut peu à peu de toute vie sociale.
« Gros Câlin » est le premier ouvrage que Romain Gary publia sous le pseudonyme d’Émile Ajar, en 1974. Le texte, grinçant et désespéré, dépeint l’isolement de l’Homme dans les sociétés occidentales modernes. Anonyme dans une grande ville, quasiment sans aucun contact avec l’extérieur (à part Mlle Dreyfus, sa collègue de bureau, qu’il imagine déjà épouser alors qu’ils n’ont pas échangé trois mots), Monsieur Cousin souffre : « J’ai tellement besoin d’une étreinte amicale, déclare-t-il, que j’ai failli me pendre. » Son besoin de communication et de tendresse, infini (« Je me sens au complet avec deux bras de plus »), n’est jamais satisfait, ce qui altère sa santé mentale.
Ce monologue d’un homme quelconque et hors norme à la fois, qui perd lentement pied, se prête bien à l’adaptation théâtrale. Celle de Julie Roux, assez réussie, fait entendre la beauté du texte de Gary. Accompagné sur scène par un guitariste (Yanal Zeaiter), Étienne Durot restitue l’étrangeté mais aussi l’humanité de cet antihéros. Loin de le mettre à distance, le comédien semble tendre un miroir et nous interroger : sommes-nous si sûrs de n’avoir aucun point commun avec Monsieur Cousin ? Si les partis pris de mise en scène nous ont inégalement convaincus, la fin du spectacle est particulièrement prenante. Servie par une vidéo qui trouve ici tout son sens, la soirée bascule alors dans une atmosphère singulière, inquiétante. Comme l’œuvre dont il s’inspire, le spectacle peut dérouter : tant mieux.
Y. A.
« Gros Câlin » au Ciné XIII théâtre, jusqu’au 28 janvier 2018.
Janvier 2017
Le portrait d’une femme
Venise, 1571. La commission des Beaux-Arts commande à Galactica (Christiane Cohendy) un tableau célébrant la victoire italienne contre l’Empire Ottoman lors de la bataille navale de Lépante. Contrairement aux souhaits du doge (Philippe Magnan) qui lui demande d’exalter Venise, Galactica décide de peindre l’horreur de la guerre, sa violence inhumaine, sa cruauté : « Il me faut inventer un nouveau rouge pour tout ce sang. (…) Il faut que quelqu’un parle pour les morts. ».
« Tableau d’une exécution » interroge le rôle de l’artiste et les liens difficiles qui l’unissent au monde politique. Galactica s’oppose aux souhaits des édiles : son œuvre ne magnifiera pas la victoire du monde chrétien contre l’Islam, mais dénoncera la folie des hommes (« J’ai transformé l’ennemi de bête sauvage en victime. J’ai sali la victoire »). Mais un créateur peut-il faire entendre une voix dissonante et refuser toute compromission, particulièrement quand il dépend de la commande publique ? Plaçant habilement l’action dans la Renaissance, Howard Baker fait entendre un propos très contemporain, au dénouement cynique et inattendu. Son texte, toutefois, pourrait être densifié.
La mise en scène de Claudia Stavisky crée de belles images : une scène d’enterrement durant laquelle Galactica ne peut s’empêcher de déclarer sa flamme à son amant, le peintre Carpeta (David Ayala) ou le tableau qui, en fond de scène, se compose peu à peu avant d’être inondé de sang. Le spectacle, ambitieux, un peu long, emporte l’adhésion grâce à ses deux comédiens principaux, Philippe Magnan, impérial, et Christiane Cohendy, qui trouve sans doute ici un de ses meilleurs rôles.
Y. A.
« Tableau d’une exécution », théâtre du Rond-Point jusqu’au 28 janvier 2018.
Janvier 2018
À la recherche du temps perdu
Tommy Laszlo découvre par hasard, dans une brocante bruxelloise, un album de photos anciennes en parfait état. Les clichés retracent la vie d’une femme, Christa, de sa naissance en Allemagne en 1933 à son mariage. Intrigué par le soin apporté au choix des images et par les dessins qui agrémentent les pages, il décide, avec son ami Benoit Faivre, de reconstituer l’histoire de cette femme.
« Vies de papier » se présente d’abord comme une enquête : Tommy et Benoit se rendent sur les lieux où les photos ont été prises, découvrant peu à peu la vie de Christa et de sa famille, ses déménagements successifs de Berlin à Regensburg dans les années 30, puis en Belgique après la guerre. Le périple, filmé, est projeté sur scène et illustré en direct avec tendresse et humour. Chemin faisant, les deux comédiens s’interrogent sur leur légitimité : qui sont-ils pour fouiller ainsi dans la vie d’une inconnue – peut-être encore vivante ? Que trouverait-on si pareil travail était mené sur leurs propres grands-mères, toutes deux étrangères et réfugiées en France ? Constatant les résonnances entre l’histoire de Christa et la leur, ils interrogent leur ascendance : Tommy questionne son père, Benoit sa grand-mère, et découvrent ainsi des pans de leur histoire familiale.
Ce voyage intime est servi par une scénographie inventive et stimulante, à l’image de ce lent défilé de photos à la fin du spectacle, résumé poétique de la vie de Christa. La complicité et l’humanité des deux comédiens sont évidentes. Original et touchant, leur spectacle donne envie de mieux connaître sa propre histoire, et d’en interroger les témoins avant qu’il ne soit trop tard.
Y. A.
« Vies de papier », théâtre Mouffetard jusqu’au 27 janvier 2018, puis en tournée.
Décembre 2017
Beaucoup de bruit pour rien
Eugénia (Marina Hands) est une actrice célèbre et admirée. Atteinte d’un cancer, elle vit ses ultimes moments auprès de ses proches. Sa sœur (Audrey Bonnet), ses parents, son mari Igor, ses compagnons de troupe et son ancien professeur de théâtre se succèdent à son chevet, évoquant leurs souvenirs et tentant de dialoguer une dernière fois.
Dans sa note d’intention, Pascal Rambert déclare : « J’aime écrire pour les actrices. (…) Leur donner de grands rôles. » L’intention est louable, mais peut-être se surestime-t-il un peu. Car au fond, que dit sa pièce ? Que personne n’échappe à la mort même si le souvenir des défunts demeure, et que le théâtre est tout à la fois éphémère et universel ? Ce n’est ni très original, ni toujours très bien écrit, entre sentences définitives (« La vie ne s’arrêtera jamais. Le théâtre ne s’arrêtera jamais. ») et considérations attendues sur l’art dramatique (« Au théâtre nous venons voir la condition humaine. ») Pour illustrer son propos, Pascal Rambert crée une famille cabossée qui doit affronter une mort injuste, et imagine une pantomime pour accompagner Eugénia dans la mort, mais n’est pas Lagarce ou Copi qui veut.
La soirée prouve aussi qu’un auteur n’est pas toujours le mieux placé pour mettre en scène son propre texte. Incapable de gommer l’hétérogénéité étonnante de la distribution, la direction d’acteurs se limite souvent à les faire hurler – ce qui a rarement permis de faire entendre ou de rendre plus fort le propos. La mise en scène manque de souffle et n’échappe pas à une certaine complaisance. Il faut toute l’intelligence et la finesse de Marina Hands et Audrey Bonnet pour permettre au spectacle de s’élever un peu.
« Le monde n’a rien à dire » glisse l’infirmer à l’oreille d’Eugénia. Manifestement, Pascal Rambert non plus.
Y. A.
« Actrice » de Pascal Rambert, théâtre des Bouffes du Nord jusqu’au 30 décembre 2017.
Décembre 2017
Les souvenirs et les regrets aussi
Depuis la mort de son mari, Augustine (Anémone) vit seule. Parfois, elle ignore où elle se trouve, répond au téléphone sans reconnaître son interlocuteur ou perd la notion du temps. Les moments de lucidité octroyés par la maladie d’Alzheimer la laissent désemparée : « J’aimerais bien qu’on m’explique pourquoi ce n’est plus comme avant. Je n’étais pas préparée. » Ce jour-là, ses deux fils sont venus la voir. L’aîné, Daniel (Denis Cherer), le préféré, est banquier. Pour lui, aucun doute possible : Augustine doit être placée. Le cadet, Jean (Pierre-Jean Cherer), intermittent du spectacle au creux de la vague (« Ce n’est plus la traversée du désert : j’y habite. ») n’envisage pas d’abandonner sa mère dans un mouroir.
Denis Cherer aborde un sujet grave, également au cœur du « Père » de Florian Zeller (un des derniers rôles de Robert Hirsch). Tout oppose les deux pièces : Florian Zeller rendait compte, par une construction fragmentée et complexe, de la solitude et de la souffrance du malade. Denis Cherer choisit une action en temps réel et joue plutôt la carte de la comédie. Mais malgré quelques jolies formules, son texte, un peu attendu, manque de densité et d’aspérité.
Restent les comédiens. Aux côtés de Pierre-Jean Cherer, un tantinet démonstratif, et de son frère Denis, souvent très juste, Anémone porte la pièce. Mais la sympathie qu’elle dégage et la délicatesse de son jeu ne suffisent pas. En la voyant, les souvenirs de ses meilleurs rôles (« Le grand chemin », « Le petit prince a dit ») affleurent, et aussi le regret qu’elle ne fasse aujourd’hui ses adieux au théâtre avec un texte plus ambitieux.
Y. A.
« Les nœuds au mouchoir », Palais des Glaces jusqu’au 31 décembre 2017.
Novembre 2017
La vie et rien d’autre
Hélène Muyal-Leiris a été assassinée au Bataclan le 13 novembre 2015. Quelques jours plus tard, son mari Antoine Leiris a publié un court texte sur les réseaux sociaux. Il y expliquait son refus, malgré son insondable chagrin, de « répondre à la haine par la colère », préférant se tourner vers la vie et son fils de dix-sept mois, Melvil, désormais sans maman : « Nous sommes deux, mon fils et moi, mais nous sommes plus forts que toutes les armées du monde ». Fin 2016, Antoine Leiris publie le récit des jours qui ont suivi la tuerie, et de son lent apprentissage pour tenter de vivre malgré l’absence.
Porter ce témoignage intime – et pourtant universel – au théâtre était un pari audacieux, entre le risque du pathos et celui de voir la performance d’un comédien éclipser la puissance du récit. Le travail de Benjamin Guillard et Raphaël Personnaz évite ces écueils. Dans un espace élégant et épuré qui laisse libre cours à l’imagination du spectateur, le premier a su construire une mise en scène d’une grande précision, jamais illustrative ou parasitaire, servie par une création lumière superbe (Jean-Pascal Pracht). Des respirations musicales, composées par Antoine Sahler et interprétées en direct par Lucrèce Sassella, ajoutent à l’émotion du spectacle et lui donnent un rythme idéal.
Raphaël Personnaz porte la voix d’Antoine Leiris avec force, élégance et authenticité. Dans une adresse au public touchante, il trouve en permanence la juste distance, s’effaçant derrière les mots. Cette ode à la vie d’une profonde humanité s’achève sur une image finale bouleversante. Un spectacle exemplaire.
Y. A.
« Vous n’aurez pas ma haine », théâtre du Rond-Point jusqu’au 10 décembre 2017.
Reprise au théâtre de l’Œuvre du 2 mars au 14 avril 2018.
« Vous n’aurez pas ma haine », Antoine Leiris, Fayard, 2016.
Novembre 2017
Selfie soit qui mal y pense
Michelle est élève de 3ème dans un collège mosellan. Comme ses camarades de classe, elle vit sa vie autant qu’elle la commente sur les réseaux sociaux, de son humeur au réveil au choix de sa tenue. En voyage scolaire à Auschwitz, Michelle pose, tout sourire, en sweat rose, devant un baraquement. Sitôt posté, le selfie enflamme les réseaux sociaux. L’adolescente est vilipendée pour sa légèreté (au mieux), son insensibilité ou sa monstruosité (au pire).
Inspiré d’un fait réel, « Michelle doit-on t’en vouloir d’avoir fait un selfie à Auschwitz ? » constate le pouvoir sans limite d’un mot ou d’une image diffusés sur Internet : sans doute est-ce utile de le rappeler aux adolescents à qui s’adresse la pièce. Mêlant habilement discussions et commentaires des protagonistes sur les réseaux sociaux, le texte de Sylvain Levey (une commande de la compagnie Les Yeux Creux), s’interroge – et nous interroge : cet acte anodin (pour Michelle) est-il répréhensible ? Sylvain Levey se garde bien de répondre, renvoyant dos-à-dos adultes (eux aussi accrocs aux SMS) et adolescents, soutiens de la jeune fille et opposants anonymes (les messages de haine étant souvent publiés sous pseudonyme). L’enseignante d’histoire interroge ses élèves : « Visiter Birkenau, est-ce la même chose que passer une journée au parc Astérix ? » L’un d’eux répond : « Madame, vous savez à Birkenau on était tristes faut pas croire. » Une autre commente : « Madame, quand on visite on prend des selfies c’est normal. »
Le selfie (que les canadiens francophones nomment du joli terme d’égoportrait) suppose, comme le rappelle Michel Simonot dans sa postface, de tourner le dos à ce que l’on photographie – et peut-être même de ne l’avoir vu que sur son écran de téléphone. Est-ce pour autant tourner le dos au monde et refuser de le voir ? Les lecteurs jugeront.
Y. A.
Sylvain Levey, « Michelle doit-on t’en vouloir d’avoir fait un selfie à Auschwitz ? », Éditions Théâtrales Jeunesse, 57 p.
Octobre 2017
La vieillesse est un naufrage
Jeanne (Nicole Croisille) a quatre-vingts ans. Ancienne fonctionnaire de la Caisse des Dépôts, elle vit au 28ème étage d’une tour parisienne. Ses seules activités : épier ses voisins, les trouver trop bruyants (« 21h30, vous croyez que c’est une heure pour rire ? » marmonne-t-elle, agacée), râler sur tout et en vouloir à la terre entière. Un jour, la vieille dame reçoit la visite d’une élue de l’arrondissement, Anne (Florence Muller), venue promouvoir un nouveau programme de portage de repas à domicile. Acceptant à contrecœur (« Je n’ai besoin de personne. Vous devez confondre avec une de mes vieilles voisines. »), Jeanne rencontre Marin (Charles Templon), chargé chaque jour de lui apporter à manger.
Malgré quelques facilités – et une résolution des enjeux dramatiques un peu rapide – le texte de Jean Robert-Charrier brocarde efficacement le discours opportuniste des politiques envers les personnes âgées – un vivier électoral toujours stratégique. On sourit aux vacheries de Jeanne, à la maladresse touchante de Marin et au discours totalement aseptisé d’Anne, l’édile locale. La rencontre des deux solitudes de Jeanne et Marin offre aussi des moments plus touchants, qui auraient pu être davantage approfondis. Mise en scène avec élégance par Jean-Luc Revol et servie par quatre comédiens très convaincants (Geoffrey Palisse complétant le trio susnommé), cette soirée douce-amère est un agréable moment de théâtre.
Y. A.
« Jeanne », théâtre du Petit Saint-Martin, jusqu’au 31 décembre 2017.
Octobre 2017
Teatro es salud
Trente-mille personnes ont « disparu » durant les sept années de dictature militaire en Argentine (1976 – 1983). Pour tenter de retrouver leur trace, des mères, grand-mères, compagnes ou sœurs de victimes décidèrent de manifester, chaque jeudi, à Buenos Aires, sur la place de Mai. Depuis 1977, ces femmes (alors surnommées par la junte « les folles de Mai ») continuent, inlassablement, leur combat. Le spectacle de la compagnie la Mue/tte leur rend hommage à travers deux solos, « Point de croix » et « Silencio es salud ».
Une femme, seule, brode en écoutant la radio. Peu à peu apparaît sur son canevas le visage de sa fille. Cette mère est l’une des « folles de mai » qui, chaque semaine, manifestent pour faire la lumière sur la disparition de leurs enfants. Surprenant et très inventif, le solo de Delphine Bardot crée des images poétiques fortes, où tout fait sens. On en citera deux – parmi d’autres : la métamorphose, en quelques instants, de cette femme en vieille dame, résumé frappant d’une mobilisation qui ne cessera jamais. Ou une succession de photos illustrant, d’une manière touchante, l’intégration de cette mère, d’abord isolée, à un groupe uni dans le combat et le chagrin. Sans jamais être démonstratif, « Point de croix » émeut et tisse un fil entre destin individuel et collectif.
Le parti-pris de « Silencio es salud » est davantage documentaire. En s’appuyant notamment sur des vidéos, Santiago Moreno évoque le contexte politique sud-américain des années 70 (l’opération Condor) et la dictature argentine. Mais le propos sait aussi être poétique et saisissant : ainsi lorsque le visage du comédien se confond progressivement avec ceux des disparus, ou ces marionnettes en ombre chinoise montrant, là aussi, la naissance d’une lutte collective. Le spectacle s’achève sur le témoignage d’une mère qui manifeste toujours, plus de quarante ans après les événements : « On ne peut être optimiste avec la réalité. Mais avec la volonté, si. »
Les deux solos se répondent et s’enrichissent l’un l’autre. Tous deux réussissent à poétiser les documents d’archives et certains symboles de cette lutte (le cercle, la broderie, les photos des victimes). Le soin extrême apporté au travail du son, de la lumière et de la musique, la précision des deux comédiens et la force du propos font de cette création un spectacle profond.
Y. A.
« Les folles », théâtre Mouffetard jusqu’au 28 octobre 2017 puis en tournée de février à avril 2018.
Octobre 2017
Don’t worry, be hippie
Été 1969. Le mouvement hippie bat son plein. Paul décide de se rendre au concert de Woodstock avec quatre camarades. Seule Corinne, sa compagne, reste à Paris pour militer, persuadée que c’est la politique et non « la musique et les fleurs » qui changera le monde.
« Welcome to Woodstock » illustre l’adage selon lequel « la route importe davantage que la destination » : le spectacle se concentre sur les déboires du groupe pour atteindre le lieu du concert, plus que sur celui-ci. Le contexte politique de l’époque est évoqué (guerre du Vietnam, émergence des Black Panthers) mais l’essentiel réside dans l’épopée « sex, drug and rock'n'roll » du groupe d’amis.
Le spectacle ne manque pas d’atouts : une distribution investie (dont Margaux Maillet et Morgane Cabot, excellentes), des projections vidéo très réussies (Olivier Roset) et de belles idées de mise en scène (Laurent Serrano), comme l’apparition de la forêt mythique de Woodstock. Pourtant, il peine parfois à trouver son rythme. En cause, l’immense plateau du Comédia qui noie un peu l’action, et le choix discutable de faire applaudir chaque chanson.
Peu importe : la soirée permet de redécouvrir le répertoire des années 70 (The Who, Hair, The Doors, Bob Dylan…) et offre quelques jolies reprises, notamment de Joe Cocker et Joan Baez. La présence de cinq musiciens sur scène (Yann Destal, Cléo Bigontina, Benoît Chanez, Hubert Motteau et Philippe Gouadin) apporte beaucoup à la soirée qui ravira les nostalgiques – et ceux qui n’ont pas connu ces années où un avenir meilleur semblait encore possible.
Y. A.
« Welcome to Woodstock », théâtre Comédia, jusqu’au 7 janvier 2018.
Septembre 2017
Affreux, sales et méchants
1er janvier, fin d’après-midi. Suzanne (Annie Grégorio) et sa sœur Ginou (Françoise Pinkwasser), handicapée moteur, jouent aux cartes. À l’étage, René, le mari de Suzanne, agonise. On attend l’arrivée des enfants venus présenter leurs vœux. L’aîné, Michel (Pierre-Olivier Mornas) est marié à Gwennalle (Aude Thirion). Il a repris, sans grand succès, le garage familial. La fille, Sylvie (Lisa Martino), comédienne, espère convaincre le père de son futur enfant de divorcer. Seul manque le benjamin, Titou, exilé au Canada. L’arrivée imprévue du jeune homme (Jeoffrey Bourdenet) exacerbe encore les rancœurs et fait éclater les secrets de famille.
Ne doit-on voir, dans cette comédie survoltée, qu’un divertissement sans prétention ? Pas sûr. La pièce de Bénédicte Fossey et Éric Romand aborde en effet des thèmes graves, violents et très peu politiquement corrects. À la question « Peut-on rire de tout ? », les deux auteurs répondent oui, sans hésiter. Ils ont raison. L’accumulation des révélations et des règlements de comptes – comédie oblige – est volontairement excessive. Le texte dit pourtant, en filigrane, les dégâts de l’incapacité à communiquer et de l’omerta, et la nécessaire fuite hors du carcan familial pour espérer survivre. Les bourreaux (Suzanne, René, Michel) sont haïssables, les victimes (Sylvie, Ginou), irrémédiablement blessées : c’est peu dire qu’on rit jaune.
La mise en scène de Pierre Cassignard, efficace, gagnerait à laisser un peu respirer le spectateur : tout va vite, peut-être trop. En tête d’une distribution très convaincante, Annie Grégorio, en maîtresse-femme odieuse et Pierre-Olivier Mornas, en fils pleutre, sont excellents. Une soirée d’une causticité inattendue.
Y. A.
« Comme à la maison », Théâtre de Paris (salle Réjane), jusqu’au 31 décembre 2017.
Septembre 2017
Papy fait de la résistance
Portsmouth, 4 juin 1944. À la veille du débarquement allié en Normandie, Churchill (Michel de Warzée) rencontre de Gaulle (Pascal Racan). L’opération militaire se prépare depuis plus d’un an, et le Général, qui n’y a pas été associé, est furieux. L’entrevue s’envenime encore lorsqu’il est question du discours que de Gaulle doit prononcer à la BBC, et de l’heure de sa diffusion. Une nuit de tractations s’engage alors entre les émissaires des deux hommes, Anthony Eden (Laurent d’Olce), ministre des affaires étrangères (et futur premier ministre) et Pierre Viénot (Denis Berner), ambassadeur de la France libre auprès du gouvernement britannique.
« Meilleurs alliés » s’inscrit dans la lignée des face-à-face historiques théâtralisés. Les exemples sont légion : « Le souper » (Talleyrand – Fouché) ou « La dernière salve » (Napoléon – Hudson Lowe) de Jean-Claude Brisville, « De Gaulle – Pétain » d’Alain Houpillart, « Le crépuscule » d’après « Des chênes qu’on abat » de Malraux… S’il n’évite pas toujours la tentation de la formule, le texte d’Hervé Bentégeat, efficace, permet de réviser son Histoire et réserve quelques bons mots, comme ce résumé gaulliste de la politique française : « La droite pense que c’était mieux avant, la gauche que ce sera mieux après, ce qui fait que personne ne s’occupe du présent. »
Théâtralement en revanche, on reste un peu sur sa faim. La mise en scène de Jean-Claude Idée, très classique, crée peu de tension dramatique. Le parti-pris d’imitation des deux protagonistes principaux est également discutable. Même si Pascal Racan évite toute caricature, ne peut-on jouer de Gaulle sans en reproduire le phrasé ? Et pourquoi affubler Churchill d’un accent anglais, alors même qu’Anthony Eden n’en a pas ? Un peu plus de naturel toucherait davantage, comme le prouve l’interprétation très juste de Denis Berner. Découvert au festival d’Avignon, le spectacle, s’il ne révolutionne pas le théâtre, peut convaincre les amateurs d’Histoire.
Y. A.
« Meilleurs alliés », Théâtre du Petit Montparnasse, à partir du 7 septembre 2017.
Septembre 2017
Je est un autre
Qui était Vivian Dorothy Maier (1926-2009), cette nourrice qui, sa vie durant, prit plus de cent cinquante mille photos qu’elle ne fit jamais développer ? Voilà ce que tente de découvrir le personnage de « Tout entière », une comédienne. « Ça doit se passer comme ça », suppose-t-elle : de longues marches avec les enfants qu’on lui confiait et, inlassablement, douze photos par jour, chaque jour, pendant trente-cinq ans. Quel sens donner à ce travail, à cette obsession ? Peut-on comprendre le pari de Maier qui supposa – finalement avec raison – que son travail finirait par être découvert, et apprécié [1] ?
Pour essayer de percer ce mystère, la comédienne imagine une journée de cette nourrice hors norme, à New York, avec l’enfant qu’elle garde, et interroge Maier sur sa vie, notamment son habitude de collectionner les entrefilets relatifs à des faits divers sordides. Mais subitement les rôles s’inversent : la photographe interpelle son interprète, lui reprochant de piller la vie des autres pour cacher la vacuité de sa propre existence : « Essayez au moins une fois de ne pas vous servir des autres pour dire votre (…) impuissance » Attaquée par Maier, l’actrice est sommée de se dévoiler à son tour.
La question de la révélation – dans tous les sens du terme – est centrale : révélation des clichés de Maier (dont plusieurs sont décrits dans la pièce), mais aussi révélation de la vie intime des deux femmes. Guillaume Poix questionne les rapports, complexes, entre réalité et fiction, comme entre l’acteur et le personnage qu’il incarne. Quels que soient ses efforts pour s’approcher au plus près de la réalité, un comédien n’est-il pas condamné à trahir celui ou celle à qui il prête sa voix ?
Très singulier dans son écriture (une prose sans ponctuation, ce qui ne gêne en rien la lecture) comme dans sa construction (le monologue devient dialogue, la comédienne endossant son propre rôle et, en écho, celui de la photographe), le texte de Guillaume Poix offre de stimulants défis, tant pour le jeu que pour la mise en scène. Une pièce originale et profonde.
Y. A.
Guillaume Poix, « Tout entière » suivi de « Et le ciel est par terre », Éditions théâtrales, 2017, 142 p.
[1] Découverts peu avant sa mort, les négatifs ont peu à peu été développés. Le travail de Maier est depuis reconnu, et son œuvre fait l’objet d’expositions régulières, notamment à New York, Chicago et Paris.
Juillet 2017
Raconter l’histoire du théâtre en un peu plus d’une heure : tel est le réjouissant pari de Julien Saada. Son texte en retrace donc les étapes marquantes, de la Grèce antique où l’on sacrifiait un bouc pour la fête de Dionysos (« tragos », le bouc, et « odos », le chant, donneront le terme de tragédie) à la catharsis aristotélicienne, des miracles du moyen-âge aux mouvements majeurs du 20ème siècle. Des extraits d’œuvres illustrent le propos, dont « Électre » de Sophocle (dans la traduction d’Antoine Vitez), « La marmite » de Plaute, « On ne badine pas avec l’amour » de Musset, ou « Ubu roi » d’Alfred Jarry.
« Du bouc à l’espace vide » est séduisant à plus d’un titre. Le texte de Julien Saada, fluide, est drôle et très documenté. La mise en scène de Sophie Lecarpentier, s’appuyant sur un dispositif ingénieux, fourmille de trouvailles et imprime un rythme idéal au spectacle. Quant aux deux comédiens, Xavier Clion et Julien Saada, très complices, ils sont irrésistibles. Un excellent moyen de réviser son histoire !
Y. A.
« Du bouc à l’espace vide », Ninon théâtre, festival off d’Avignon, 16h10.
JUillet 2017
Ike Mellis, ancien boxeur raté, est entraîneur dans un gymnase crasseux du Bronx. Vivotant de matchs truqués organisés par Fungi Puglio, le propriétaire de la salle, Ike reçoit un soir la visite de Tiny Whitaker. Impressionné par les qualités athlétiques du jeune homme, il décide de l’entraîner mais Tiny refuse de se coucher lors de son premier match.
Avec « Des poings qui volent » (« Fast hands », 2003) Israël Horovitz prouve une nouvelle fois qu’il est un auteur contemporain majeur. Retrouvant l’atmosphère violente et sordide qui caractérisait déjà « Le baiser de la veuve », le dramaturge excelle à peindre les laissés-pour-compte de l’Amérique libérale. Broyés par la vie – pour des raisons différentes – les deux personnages principaux sont complexes et touchants. Ike est un homme pathétique et désabusé ; Tiny se protège de la violence du monde par sa propre agressivité (« Ça me rend serein de savoir que je suis dangereux »). Si le premier a renoncé à se battre, Tiny espère encore se sauver : le face-à-face des deux hommes sonne toujours juste.
La mise en scène de Joëlle Sevilla, hyperréaliste, est parfaitement crédible et la distribution très convaincante. Mathieu Duboclard (Tiny) et Yvan Lecomte (Ike) trouvent le juste équilibre entre violence et humanité. Face à eux, Laurent Crozet (Fungi) parvient à éviter toute caricature. Cette plongée glaçante dans l’Amérique reaganienne est un moment de théâtre fort.
Y. A.
« Les poings qui volent », festival off d’Avignon, Espace Saint-Martial, 19h.
Juillet 2017
« La vie que j’ai eue jusqu’à présent n’était pas la mienne. C’était celle des autres. » Lucy Muir, une jeune veuve, décide de s’installer avec ses deux enfants dans la station balnéaire de Whitecliff. La maison qu’elle choisit est inhabitée depuis deux ans. Dès le premier soir, le fantôme de l’ancien propriétaire, le capitaine Greeg, lui apparaît. Loin de l’épouvanter, cette rencontre permettra peu à peu à la jeune femme de s’émanciper des carcans sociaux et de s’inventer une nouvelle vie.
Tiré du roman de R. A. Dick, « Le fantôme et Mrs Muir » a été porté à l’écran par Joseph Mankiewicz, avec Gene Tierney et Rex Harrison. Adapté pour le théâtre par Catherine Aymerie, cette histoire fantastique est mise en scène avec sobriété par Michel Favart. Tout spectaculaire est évité : décors et accessoires sont limités au strict nécessaire, l’atmosphère irréelle naissant de l’élégante création lumière de Jean-Louis Martineau. Si l’immensité du plateau ralentit un peu le rythme du spectacle, les quatre comédiens (Catherine Aymerie, Peter Bonke, Paula Brunet Sancho et Stéphane Olivié Bisson), excellents, font de ce récit féministe une réjouissante ode à la liberté et au non-conformisme.
Y. A.
« Le fantôme et Mrs Muir », festival off d’Avignon, Présence Pasteur, 17h25.
Juillet 2017
Olivier Le Roux, Charlène Duboscq et Marion Duboscq sont les trois manipulateurs de « Planète », la nouvelle création du théâtre des Alberts. On y suit, en de courtes scènes, les péripéties de trois petits personnages : s’agit-il d’extra-terrestres, d’enfants découvrant le monde et la violence des adultes, ou de l’incarnation de nos différents sentiments ? Peu importe : le spectacle éblouit par l’extrême précision du travail et la résonance entre marionnettes et comédiens. Rencontre avec les trois artistes de ce voyage poétique et sensible qui nous a enchantés.
La Petite Revue. Comment est né le spectacle ?
Olivier Le Roux. L’idée de base était technique : nous voulions mettre une caméra à la place de l’œil de la marionnette du cyclope pour pouvoir faire des flash-back. Les metteurs en scène nous ont tout de suite dit que c’était trop technique, que nous irions plutôt vers le jeu et la manipulation. Nous avons abandonné cette idée pour un univers qui se voulait, à l’origine, proche de la science-fiction. Cet univers s’est ensuite beaucoup déformé : nos idées ont été retravaillées au plateau.
Charlène Duboscq. Il y avait aussi les contraintes techniques, notamment de transport : nous habitons sur l’Île de la Réunion et il fallait pouvoir exporter le spectacle ! Avec ces contraintes et nos idées de départ, les metteurs en scène ont réussi à créer, avec nos personnalités, une thématique mélangeant corps et manipulation.
P. R. Comment sont nés les trois personnages ?
C. D. Nous avons travaillé tous les trois à la table en essayant d’inventer des petits mondes avec ces personnages.
O. L. R. Ça s’est fait assez rapidement. Avant qu’Éric Domenicone, qui met en scène le spectacle avec Vincent Legrand, ne vienne pour sa première session de travail, j’avais eu le temps de sculpter deux personnages, le fou et le dictateur. Le cyclope est venu après.
P. R. Ces personnages, qui sont-ils ?
O. L. R. Ils sont censés exprimer les émotions que nous traversons tous les trois au plateau. C’est pour cela qu’ils ont des caractères très marqués : le rouge est en colère, le jaune plus simiesque, dégingandé, et le cyclope plutôt candide, observateur, un peu naïf.
C. D. Il y a une double lecture entre la vie des marionnettes – qui ont leurs propres scènes, leurs petites histoires – et la retranscription de ces humeurs sur nous.
P. R. Est-ce votre souhait initial de retranscrire dans les corps les émotions des marionnettes ?
Marion Duboscq. Le théâtre des Alberts a le parti-pris de ne pas faire disparaître complètement le marionnettiste. Comme Charlène et moi venons du cirque, ils ont vraiment eu envie de faire apparaître le corps.
C. D. L’idée de départ c’était de faire un spectacle sans parole…
M. D. …léger…
C. D. …qui puisse se transporter partout. Ce sont les metteurs en scène qui ont vu le lien qui pouvait se faire entre les comédiens et les marionnettes. Cette double lecture est apparue au fur et à mesure de la création.
M. D. Nous avons procédé par étapes. D’abord la manipulation des marionnettes. Une fois ces séquences claires, nous avons commencé à mettre du jeu puis nous avons travaillé sur le corps.
C. D. Le souhait initial c’était aussi de manipuler une marionnette à six mains.
O. L. R. Cela permet une qualité, une vraie précision dans la manipulation. Nous sommes en prise directe sur les marionnettes, on n’a pas mis de tige pour les manipuler. C’est le souhait de la mise en scène : un rapport direct entre le manipulateur et la marionnette. C’est aussi en lien avec la transmission des émotions, comment les émotions passent de nous à la marionnette – ou de la marionnette à nous.
P. R. On se demande parfois durant le spectacle qui manipule qui !
M. D. Nous aussi, on se le demande encore ! (Rires)
P. R. Une des scènes finales fait penser à la question de la paternité.
O. L. R. Il y a un peu de ça en effet ! Je n’ai pas d’enfant, il a fallu travailler la délicatesse avec ce petit cyclope. Dans la scène qui précède, la marionnette découvre le corps humain. Cette paternité amène un peu d’amour à la fin. C’est un spectacle où il y a quelques bagarres, quelques violences, quelques peurs : nous voulions finir sur une touche douce et délicate.
M. D. On désacralise le corps humain et on désacralise la marionnette aussi.
C. D. C’est aussi à chacun de se faire sa propre histoire. Cette scène-là, beaucoup la voient comme la paternité, comme la possession que l’on exerce sur l’enfant, cet amour un peu oppressant. On peut aussi voir tout ce que la marionnette a vécu depuis le début du spectacle : cette marionnette a simplement envie d’être libre, autonome. Pouvoir ne pas être oppressée…
M. D. …se libérer de ses attaches !
P. R. Le spectacle est parfois violent…
C. D. Nous traversons tous les mêmes émotions. L’être humain est doux, peureux, généreux et violent aussi.
P. R. Ces moments de violence, j’y projette l’image d’un enfant balloté par ses parents.
M. D. Complètement.
C. D. On passe par la possession, par la jalousie.
O. L. R. Cela ramène à l’idée que la marionnette peut prendre son indépendance vis-à-vis du manipulateur. C’est sa recherche propre dans ce spectacle : son indépendance, ne plus subir nos émotions, nos humeurs. Pouvoir se libérer de tout ça.
C. D. C’est aussi la question de savoir comment, dans les relations humaines, arriver à sortir d’une humeur pour passer à une autre, trouver une sorte d’équilibre.
M. D. Le conflit permet ça. Une fois qu’on arrive au conflit, qu’est-ce qu’on fait : on continue ou on se repose, on apprend à s’écouter, à se comprendre ? Mine de rien, le conflit amène l’écoute.
O. L. R. C’est la recherche de l’écoute entre nous trois qui est jouée de plusieurs manières. Parfois nous sommes deux contre un, ou tous les trois contre la marionnette, parfois c’est la marionnette qui est contre nous… Ces bascules permettent au spectateur de se projeter. Mais la projection est différente pour chacun : chacun y voit ses propres désirs, ses propres colères. Nous découvrons nous-mêmes de nouvelles histoires grâce aux retours des spectateurs.
C. D. On ne voulait pas d’histoire prémâchée. Nous voulions sortir des histoires classiques, raconter quelque chose mais que le spectateur soit le plus libre possible de s’imaginer sa propre histoire. Plus il y a de versions différentes, mieux c’est pour nous ! Cela signifie qu’on a vraiment touché l’être humain, et chacun différemment.
P. R. Olivier, c’est vous qui avez construit les marionnettes ?
O. L. R. J’ai travaillé avec des sangles qui rendent les marionnettes incassables ! On les maltraite un peu dans le spectacle, on les fait tomber… On casse un peu les codes. Les gens se disent que la marionnette a mal, mais non, c’est de la mousse, du latex ! Il ne faut pas s’inquiéter. À la fin du spectacle elles redeviennent des objets. C’est aussi notre libération de pouvoir les contempler. On finit sur une note agréable.
P. R. Où peut-on voir ce spectacle après le festival d’Avignon ?
C. D. Sur l’Île de la Réunion ! On retourne jouer chez nous et ensuite, fin novembre dans le festival Marionnettissimo à Toulouse. Après, on espère que les retombées d’Avignon nous permettront de faire le tour de la planète ! (Rires)
Propos recueillis pas Yann Albert en juillet 2017.
« Planète », festival off d’Avignon, théâtre de l’Oulle, 12h.
Festival Marionnettissimo, 21-26 novembre 2017.
Juillet 2017
« Ma mère est une courgette, mon père est une courgette aussi. Moi je suis un navet : on est la famille légumes. » L’adolescence de Thomas est morose, entre un père absent et une mère dépressive. Persuadé que ses parents ne le voient pas, le jeune garçon apprend, alors que son frère aîné vient de quitter la maison, qu’il n’a pas été désiré. Il est « un accident ». Décontenancé par cette nouvelle, Thomas entreprend de trouver son identité.
Les personnages imaginés par Frédéric Chevaux sont originaux et touchants. La mère de Thomas, qui se gave de médicaments, se prend pour un autobus ou un tube de dentifrice. Grégoire, son meilleur ami, dont la professeure de piano se présente comme « la fille de l’homme taureau », n’ose pas avouer qu’il a une sœur handicapée. Adultes ou adolescents, tous ont leurs failles, leurs fragilités.
S’appuyant sur une scénographie astucieuse et une création vidéo inventive (Rosalie Loncin), Jean-Luc Revol trouve le juste équilibre entre étrangeté et réalisme. Si l’adresse au public de Geoffrey Palisse (Thomas) nous semble un peu appuyée, le reste de la distribution (Cédric Joulie, Marie-Julie de Coligny, Louise Jolly et Valérie Moureaux) trouve le ton juste pour défendre ces personnages singuliers et profondément humains. Un joli moment de théâtre.
Y. A.
« Thomas quelque chose », festival off d’Avignon, Fabrik théâtre, 10h45.
Juillet 2017
De novembre 2012 à octobre 2013, Annie Ernaux a tenu le journal de ses visites à l’hypermarché Auchan de Cergy. Son projet n’est pas une étude sociologique, mais une « capture impressionniste » qui tente de « saisir quelque chose de la vie qui se déroule là. »
La romancière observe l’agencement du magasin : le rayon des jouets, toujours très sexué (aux garçons « l’exploit », aux filles « l’intérieur, le ménage, la séduction »), celui du super-discount, relégué au fond d’une allée à côté des aliments pour animaux. Elle y capture aussi des instants de vie : ce couple faisant ensemble ses courses pour la première fois, ces personnes parlant seules dans les rayons, comme « dialoguant avec la marchandise ». Elle s’interroge, enfin, sur l’étonnante attractivité du lieu et son rôle dans notre société.
Le projet de la compagnie Les fous à réAction [associés] est original et séduisant. Le récit est en effet entrecoupé de témoignages d’anonymes, filmés par l’équipe du spectacle (vous souvenez-vous de votre première visite dans un hypermarché, y associez-vous des souvenirs d’enfance, quel est votre rayon préféré…), qui font immédiatement écho à l’expérience de chacun.
La mise en scène de Vincent Delhin et Olivier Menu s’appuie sur un travail vidéo de grande qualité et l’interprétation lumineuse de Florence Masure, qui sert le texte d’Annie Ernaux avec humanité et malice. Une plongée humaine stimulante dans un lieu emblématique de notre quotidien.
Y. A.
« Regarde les lumières mon amour », festival off d’Avignon, Collège de la Salle, 11h30
Juillet 2017
Alors qu’il met en scène « La sonate des spectres » de Strindberg au théâtre de la Gaîté, Roger Blin reçoit le manuscrit de« En attendant Godot » de Samuel Beckett. Immédiatement séduit par le texte, Blin se démène pour trouver financement et distribution. Trois ans plus tard, après de nombreux échanges entre le dramaturge et le metteur en scène, et grâce au soutien de Jean-Marie Serreau, alors directeur du théâtre de Babylone, la pièce est créée.
S’appuyant sur les écrits de Roger Blin, « Naissance d’un chef d’œuvre » est intéressant à plus d’un titre. Le contexte de cette aventure théâtrale unique est présenté avec précision mais sans didactisme. Le dialogue entre Blin et Beckett est souvent savoureux, le premier interrogeant le second sur le sens de son œuvre... et obtenant pour toute réponse : « Si je savais qui est Godot, je l’aurais dit dans ma pièce. » Le texte, enfin, donne à voir les étapes de la création, des premières visions de Blin lisant le manuscrit au choix de la distribution, des questions sur la psychologie des personnages au problème du décor (comment figurer « Une route à la campagne, le soir » ?).
Si la dernière partie du spectacle manque un peu de rythme, on sort convaincu par la qualité de la mise en scène, la scénographie magnifique de Stéphanie Chévara et le jeu des comédiens (Morgane Bader, Françoise Boisseau, Amand Eloi, Laurent Collard et Barthélémy Goutet). Cette « Naissance d’un chef d’œuvre », originale et séduisante, rappelle combien l’enthousiasme, la prise de risque et la pugnacité ont permis de faire entendre d’autres voix sur les scènes de théâtre.
Y. A.
« Naissance d’un chef d’œuvre », festival off d’Avignon, Espace Roseau Teinturiers, 18h20.
Juillet 2017
« L’histoire que je vais vous raconter est l’histoire de centaines de milliers de gens. C’est l’histoire du monde agricole. C’est l’histoire de Sébastien. »
Agriculteur dans le sud de la France, Sébastien a repris l’exploitation familiale où vivent toujours ses parents. Surendetté, il obtient du tribunal une période de sauvegarde de six mois, durant laquelle ses créances sont gelées. S’il parvient à prouver la viabilité de sa ferme, il peut espérer un rééchelonnement de ses traites. Mais la cohabitation avec son père, qui a consacré chaque heure de sa vie à son métier, s’avère houleuse.
Adapté du documentaire d’Édouard Bergeon (2012), « Les fils de la terre » dresse un état des lieux réaliste des difficultés du monde agricole, opposant deux générations : le père, dévoué corps et âme à son exploitation, et le fils, plus diplômé, évaluant mal les sacrifices qu’un tel métier exige. La mise en scène d’Élise Noiraud transporte l’action d’un lieu à l’autre avec fluidité et crée de belles images. La distribution, convaincante, est dominée par Vincent Remoissenet, Sandrine Deschamps et Julie Deyre, qui donnent à leurs personnages une humanité poignante.
Y. A.
« Les fils de la terre », festival off d’Avignon, théâtre les Lucioles, 18h50.
Juillet 2017
« La violence des riches » de Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon est une enquête sur la grande bourgeoisie. Les deux sociologues y expliquent notamment comment la classe dirigeante s’organise pour accroître ses privilèges, parvenant à faire passer ses intérêts particuliers pour l’intérêt général.
L’adaptation de ce livre pour le théâtre, réalisée par Stéphane Gornikowski, est particulièrement réussie. Des faits et des travaux d’experts sont présentés, comme l’accroissement des inégalités depuis 25 ans, ou l’étude de Richard Wilkinson prouvant qu’une société plus juste est meilleure pour tous – riches y compris. Mais le spectacle échappe à tout didactisme, illustrant le propos de manière vivante et souvent frappante, comme cette présentation des techniques d’optimisation fiscale d’Ikea avec des figurines Pokémon.
Durant la représentation, les comédiens s’interrogent : n’est-il pas excessif de parler de guerre des riches contre les dominés ? Monique Pinçon-Charlot leur répond : « C’est bien une guerre des classes, et les riches gagnent. Mais les armes ont changé. » Servi par trois excellents comédiens (Grégory Cinus, Malkhior, Sophie Affholder), le spectacle, original et drôle, présente aussi des initiatives citoyennes pour construire une alternative au néolibéralisme.
Quel que soit votre score au questionnaire « Êtes-vous un grand bourgeois ? » qui vous sera distribué (le rédacteur de ces lignes a obtenu 3 points sur 15 possibles), ce spectacle est fait pour vous.
Y. A.
« La violence des riches », festival off d’Avignon, Théâtre des Carmes, 10h.
Juillet 2017
Nord de la France, début des années 80. Gildas, ouvrier dans une usine menacée de fermeture, mène la grève avec ses camarades. Son fils, Léopold, ouvrier lui aussi, échappe à ce quotidien en préparant avec son groupe de jazz (le « Locomotive quartet ») son premier concert. Alors que les négociations avec le patronat échouent et que le mouvement commence à pourrir, Gildas entame une grève de la faim.
« Cour Nord » oppose deux générations aux aspirations différentes, l’une prisonnière de son passé prolétaire, l’autre s’évadant de la grisaille grâce à la musique. L’impasse de la lutte ouvrière et la violence des plans sociaux sont dépeints sans complaisance, même si le texte d’Antoine Choplin ne dit, sur ces questions, pas grand-chose de neuf. Qu’importe finalement, tant le travail artistique de la compagnie Théâtre du Midi emporte l’adhésion. La scénographie, la création lumière (Alexis Moreau) et la bande-son (qui ravira les amateurs de jazz), très cohérentes, créent une atmosphère poétique et réaliste à la fois. La mise en scène d’Antoine Chalard, précise et inventive, transporte le spectateur de la cour de l’usine à la salle du concert, d’une jetée au bord de la mer à la chambre de Léopold, imprimant un tempo idéal au spectacle. Les trois comédiens enfin (Antoine Chalard, Florent Malburet et Clémentine Yelnik, stupéfiante), défendent avec humanité les protagonistes de cette peinture sociale et intime.
Y. A.
« Cour Nord », festival off d’Avignon, théâtre de l’Alizé, 11h25.
Juillet 2017
L’adolescence, ses jeux de séduction et ses rivalités, ses complexes, son mal de vivre, ses espoirs et sa fuite de la réalité. Un moment trouble que tentent de traverser Katrina, exclue de son ancien établissement pour violence envers un enseignant, François, qui se drogue pour embellir sa vie, Jade, autrefois moquée pour son surpoids, Berthier, le premier de la classe en quête d’aventures féminines et Charles, l’animateur de la radio étudiante. Chacun se bat comme il le peut, contre le monde et contre lui-même, rêvant d’un bonheur qui semble inaccessible. À leurs côtés, Denis, leur professeur de français, ne supporte plus son métier ni l’indifférence de son compagnon.
La pièce de David Paquet, jeune auteur québécois, parle de l’adolescence avec sensibilité, sans pathos ni caricature. L’alternance des scènes chorales – où chaque protagoniste trouve sa juste place – et des monologues de Pascale, la mère de Charles, est mise en scène avec intelligence par Marie-Line Vergnaux. La création lumière d’Aleth Depeyre souligne un décor sobre et très évocateur.
Les sept comédiens de la compagnie Luce (Camille Plocki, Grégoire Isvarine, Barbara Chaulet, Bob Levasseur, Alexandre Schreiber, Claire Olier, Marc Patin), parfaitement à l’unisson, défendent avec panache ces personnages cabossés si proches de nous.
Y. A.
« 2h14 », festival off d’Avignon, Théâtre du Roi René, 10h15.
Juillet 2017
Parce qu’il trouve son père indifférent, Julien (Gaspard Liberelle) décide de s’en choisir un autre. Observant les clients du café en bas de chez lui, le lycéen jette son dévolu sur Pascal (Xavier Boulanger), qui vient régulièrement, seul, y faire ses mots croisés. Au gré de leurs rencontres, les deux hommes s’apprivoisent, apprennent à se comprendre, se dévoilent un peu. Pascal refuse le rôle que Julien souhaiterait lui attribuer, mais une amitié profonde naît entre eux.
Composé de courtes scènes (une par mois pendant un an), le texte de Daniel Keene (traduit par Séverine Magois), pudique et touchant, donne vie à deux beaux personnages. Julien, un peu sauvage, solitaire malgré lui, cherche, davantage qu’un père, un ami qui l’écoute, partage ses doutes, le considère. Bousculé dans une vie un peu rangée, Pascal découvre peut-être, grâce à l’adolescent, ce qu’aurait pu être sa propre paternité.
Le spectacle se déroule dans un dispositif circulaire créé pour l’occasion, ingénieusement utilisé et très joliment éclairé (Thierry Gontier). Les spectateurs, au plus près des comédiens, sont comme les témoins privilégiés de leurs conversations. Xavier Boulanger et Gaspard Liberelle, très à l’écoute l’un de l’autre, forment un tandem crédible et convaincant. La mise en scène précise de Laurent Crovella trouve le rythme juste de ce dialogue intime.
Par touches impressionnistes, « L’apprenti » dit de belles choses sur les familles d’adoption et la nécessité d’un regard bienveillant pour exister – quel que soit son âge.
Y. A.
« L’apprenti », festival off d’Avignon, Présence Pasteur, 10h40.
Juillet 2017
Seul on va plus vite, ensemble on va plus loin
Le 28 septembre 2010 la direction d’Unilever annonce la fermeture de son usine de Gémenos (dédiée à la production des thés Lipton), pourtant rentable. Refusant le plan social, les ouvriers entament alors une lutte qui durera 1336 jours. Les procédures judiciaires s’enchaînent : chaque fois déboutée par les tribunaux, la multinationale tente d’imposer quatre Plans de Sauvegarde de l’Emploi, faisant pression chaque jour davantage sur les salariés qui ne lâchent rien. Le conflit s’achève en mai 2014 : les ouvriers décident de créer une Société Coopérative et Participative et de relancer la production.
Fruit d’interviews d’ouvriers de l’usine menées par Philippe Durand en 2015, « 1336 » offre un témoignage passionnant. Le passage de l’artisanat à la production industrielle (« À l’époque, c’était du bon produit. Maintenant, c’est du vol »), l’attachement à l’outil de travail, l’organisation de la résistance, les solidarités et divisions créés par un conflit de quatre ans sont restitués avec humanité, sans afféterie. Les témoignages, tantôt drôles (cet ouvrier de droite décidant de se syndiquer), tantôt poignants (la découverte du don d’une voisine, pourtant peu aisée, pour soutenir le mouvement), font naître l’espoir. La sobriété du dispositif choisi par Philippe Durand (une lecture à la table) crée la juste distance pour faire entendre ces voix.
Aujourd’hui, un nouveau modèle de gestion reste à inventer : si l’usine tourne, l’équilibre économique reste précaire. Un ouvrier conclut : « Même si on n’avait pas gagné, j’aurais eu raison de me battre. Maintenant, on ne va jamais souffler. C’est bien, au moins ça ne va pas être monotone. »
Y. A.
« 1336 », festival off d’Avignon, le 11, 20h10.
Juillet 2017
Le dimanche 16 novembre 1980 au matin, Louis Althusser, philosophe et professeur à l’École Normale Supérieure, étrangle sa femme Hélène. Reconnu irresponsable au moment des faits, il est interné à Sainte-Anne et échappe aux poursuites judiciaires. Le non-lieu, toutefois, l’empêche de s’expliquer et de faire connaître « les efforts désespérés du coupable pour essayer de comprendre. » Pour tenter de trouver sa vérité, le philosophe écrit en 1985 « L’avenir dure longtemps » (qui sera publié post-mortem), revenant sur les instants précédant le meurtre, ses souvenirs d’enfance, sa rencontre avec Hélène, les relations torturées du couple et son propre parcours psychiatrique. Il s’y révèle d’une effrayante lucidité : « Hélène souffrait atrocement. Je la faisais vivre dans l’incertitude et la terreur la plus totale. » Évoquant sans complaisance ses traumatismes et ses dépressions, Althusser apparaît tour à tour monstrueux et humain, fragile et dangereux.
Adapté pour la scène par Michel Bernard, le récit est d’une grande fluidité. La scénographie de Thomas Delord (de grandes baies vitrées figurant l’appartement du couple ou l’asile) et la création lumière de Marie Kasemierczak sont très élégantes. Angelo Bison, seul en scène, incarne avec une économie de moyens impressionnante l’impossible tentative d’un homme désespéré pour comprendre son crime. Un spectacle poignant.
Y. A.
« L’avenir dure longtemps », festival off d’Avignon, théâtre des Doms, 10h30.
Juillet 2017
Interviewer Damien Roussineau et Alexis Perret, dont l’adaptation de « L’Iliade » nous a réjouis (Espace Roseau Teinturiers, 12h40), c’est un peu n’interviewer qu’un seul et même comédien, tant les paroles de l’un font écho à celles de l’autre. Retour sur les étapes d’un travail qui les mobilise depuis trois ans.
La Petite Revue. Pourquoi avoir choisi « L’Iliade » ?
Alexis Perret. Nous avions envie de jouer un texte du répertoire. Nous avions aussi trouvé, ayant beaucoup présenté « Regardez mais ne touchez pas » de Théophile Gautier devant des scolaires, que c’était chouette de défendre un spectacle devant des collégiens et des lycéens. « L’Iliade » est extrêmement complexe : je trouvais que c’était un beau projet de pouvoir rendre accessible, grâce au théâtre, ce texte aux collégiens.
Damien Roussineau. Il y avait une envie pédagogique.
A. P. Il y a aussi beaucoup d’adultes qui sont très curieux de découvrir l’œuvre. Si on demande à la plupart des gens si le cheval de Troie est dans « L’Iliade », personne ne sait (en fait, il n’y est pas !).
D. R. On sait assez peu ce qu’il y a dans « L’Iliade » : nous avions vraiment envie de le faire savoir.
P. R. Comment avez-vous travaillé sur l’adaptation du texte ?
D. R. Nous avons lu le livre en notant ce qui nous intéressait dans chacun des vingt-quatre chants. Dans 90 % des cas nous étions d’accord sur ce que nous voulions garder. Nous sommes arrivés assez facilement à une première version. Après, ça a pris du temps de resserrer : au début, il y avait quarante-cinq ou cinquante personnages et ça durait trois heures et demie ! C’est le travail au plateau qui nous a fait épurer, simplifier certains passages.
A. P. À cette étape-là, ce qui a été compliqué, c’est de faire le sacrifice de la beauté du texte. Par exemple, la description des armes d’Achille que fabrique Héphaïstos, c’est un passage de poésie pure que nous voulions vraiment garder. C’est pour cela que nous avons voulu alterner narration et incarnation : certains passages de narration sont magnifiques. Nous ne voulions pas les sacrifier et ne garder que l’incarnation.
P. R. Pour votre travail sur les objets, êtes-vous partis de ce qu’on trouve dans un grenier ou les avez-vous apportés au fur et à mesure de votre travail ?
A. P. Ce fut un gros travail de recherche. C’est un peu comme un masque : trouver l’objet qui, détourné, va permettre d’identifier, de matérialiser un personnage. Par exemple, nous figurons Diomède avec un panier à frites et des pailles jaunes fixées dessus. Ça fait un casque en métal et les pailles hérissées sont vraiment agressives. Or Diomède est vraiment un personnage qui casse tout sur son passage. Les dieux et les déesses sont différenciés par des vêtements longs (un grand peignoir, des couvre-lits, un manteau de fourrure) et les guerriers par des couvre-chefs, jaunes pour les Achéens, rouges pour les Troyens.
D. R. Nous avons beaucoup chiné, beaucoup fouiné dans les greniers des proches, chez Emmaüs… Pendant trois ans, nous avons été monomaniaques. On ne pensait qu’à ça, on avait toujours un regard sur ce qui pourrait servir. Certains objets ont été abandonnés : Patrocle, au début, portait une cagoule… Mais il y a le sens de l’objet et aussi la facilité de manipulation. Certains objets nous plaisaient beaucoup mais étaient trop contraignants, trop compliqués dans le travail.
A. P. Ajax, on l’a trouvé dans la cave de ma mère. Il y avait un pot de chambre qui correspondait à la couleur des Achéens et cette idée est restée.
D. R. Ce jour-là nous étions là pour autre chose et cet objet a surgi. On s’est dit : « Ajax ! » Ça a été évident tout de suite.
P. R. L’organisation du plateau était-elle prédéfinie ou est-elle née pendant le travail ?
A. P. Nous en avions parlé avant. Le plateau est né de notre imagination : on imaginait Troie à gauche pour le spectateur et les bateaux à droite, l’Olympe au fond.
D. R. L’aire de jeu utilisable, c’est la plaine de Troie.
P. R. Comment gère-t-on l’encombrement du plateau pendant le travail ?
A. P. Ce fut un gros travail, comme si l’on travaillait une pâte. On a défriché le texte sur le plateau en se demandant où poser tel objet, où le reprendre. Il y a vraiment eu beaucoup d’heures de répétition. (Rires)
D. R. Un an et demi, à raison de quatre jours par semaine.
P. R. Qu’est-ce qui a été le plus difficile pendant ces répétitions ?
D. R. De couper. Trouver le chemin des objets et le simplifier, c’est assez excitant. Alors que couper, passer de 550 pages à 22, c’est terrifiant. Il y a plein de choses que l’on aimait beaucoup que l’on a dû abandonner.
P. R. Quelles ont été les étapes du travail ?
A. P. Nous avons travaillé en lecture jusqu’à l’été 2015, appris le texte durant l’été et à partir de la rentrée nous avons travaillé au plateau. Mais durant la lecture, nous avions déjà un procédé, avec des étiquettes avec le nom de chaque personnage que nous avancions lorsqu’il parlait. C’est comme ça que nous avons fait la première lecture publique. Après, nous avons fait une lecture au Lucernaire où nous avions déjà tous les costumes. Nous étions au pupitre avec tous les casques et les accessoires sur une table et nous mettions le casque pour jouer chaque personnage.
D. R. Ces étapes étaient obligatoires. Aller au plateau et tout mettre en bazar comme dans un grenier était impossible. Ces étapes ont facilité la simplification, la restitution du texte.
A. P. Pendant longtemps, le spectacle a duré une heure quarante-cinq : c’était trop long. Nous avons dû supprimer des personnages, des scènes. Par exemple la dispute entre tous les Dieux, à la fin. C’est très drôle : ils se font des coups, se tirent les cheveux… On n’imagine pas du tout qu’une bataille des Dieux puisse être si enfantine ! On aurait bien aimé jouer cette scène mais on n’a pas pu.
P. R. Et la répartition de la parole ?
D. R. Ça a bougé aussi. D’une manière générale, Alexis s’occupe du texte des Troyens et moi de celui des Achéens – même s’il y a des moments où ça croise. Forcément on connaît le texte de l’autre tellement ils sont imbriqués.
A. P. Il y a aussi des phrases que l’on dit ensemble.
D. R. Par exemple il y a la manière dont les Troyens attaquent, la manière dont les Achéens ripostent et puis une phrase qui résume ou donne une image sur la situation générale, que l’on dit ensemble. En fait, c’est comme dans l’interview : chacun finit un peu les phrases de l’autre !
Propos recueillis par Yann Albert en juillet 2016.
« L'Iliade », Espace Roseau Teinturiers, tous les jours à 12h40. Le spectacle sera repris la saison prochaine à Paris, au Lucernaire.
Juillet 2017
La solitude insondable du champion
Un homme, seul sur son vélo, avale les kilomètres. La route « roule sous lui ». Malgré la douleur, il recherche le geste parfait qui le mènera à la victoire. Cet homme, c’est Jacques Anquetil, coureur mythique des années 60 et grand rival de Raymond Poulidor. Paul Fournel retrace dans « Anquetil tout seul », adapté pour le théâtre par Roland Guenoun, la vie du cycliste de son premier succès dans le tour de France à vingt-trois ans (il le remportera à quatre autres reprises) jusqu’à sa mort en 1987, trente ans plus tard.
« Anquetil tout seul » met l’accent sur les ambiguïtés d’un champion respecté mais pas toujours aimé. Épicurien dans la vie mais redoutable stratège en compétition, peu expansif (« Exulter n’est pas dans ma nature. Je suis coureur cycliste, pas comédien »), ne cachant ni ses motivations financières ni son recours au dopage, Anquetil impressionne et agace. Roger Bastide écrit de lui : « Sa victoire a la froideur de la perfection » tandis qu’Antoine Blondin résume : « Son attitude a parfois rétréci ses victoires »[1]. Évitant tout jugement, Paul Fournel dresse un portrait subtil de cet homme hors norme. La solitude insondable du champion dans l’effort est particulièrement bien rendue. Les monologues d’Anquetil, répétant jusqu’au vertige : « Si je souffre autant, il n’est pas possible que les autres tiennent le coup », figurent parmi les moments forts du texte.
La scénographie de Roland Guenoun, très inventive, reconstitue joliment l’atmosphère des années 60 et crée de belles images, notamment du coureur prêt à abandonner lors d’un Bordeaux – Paris d’anthologie. Elle est soutenue par des lumières (Laurent Béal), une musique (Nicolas Jorelle) et une vidéo (Léonard) particulièrement réussies. Matila Malliarakis incarne Anquetil avec finesse, donnant à voir, sans jamais être démonstratif, les failles et l’humanité du personnage. À ses côtés, Stéphane Olivié Bisson hérite d’une partition difficile : jouer tous les autres rôles masculins (commentateurs, adversaires, coéquipiers, directeur sportif…). Il s’en acquitte avec une grande humanité et contribue au rythme très vif du spectacle. La seule figure féminine, Janine Anquetil, épouse, muse et manager – personnalité, elle aussi, complexe – est portée avec élégance et justesse par Clémentine Lebocey. Nul besoin d’être amateur de « la petite reine » pour apprécier la soirée : les thèmes en sont universels. Après « 54 x 13 » et « Porteur d’eau », découverts à Avignon cet été, « Anquetil tout seul » prouve une nouvelle fois combien le cyclisme offre au théâtre un sujet passionnant.
Y. A.
Paul Fournel, Anquetil tout seul, Seuil, 2012, 148 p.
« Anquetil tout seul », Festival off d’Avignon, Théâtre les 3 soleils, 10h30.
[1] Voici comment l’historien Michel Winock évoque la rivalité entre Anquetil et Poulidor : « Derrière ces deux stéréotypes, le public sent confusément que deux univers s'opposent, comme la modernité et l'archaïsme. [...]. Anquetil est le symbole d'une économie de marché, spéculative, entreprenante. Il boit du whisky, se déplace en avion. Dans le Tour comme dans la vie, c'est un patron. […] Ce goût des Français en faveur de "Poupou", c'est un attendrissement nostalgique pour la société rurale dont ils émergent en ces années de mutation rapide. L'univers anquetiliste représente un avenir froid qu'ils redoutent. […] Les admirateurs de Poulidor savent bien qu'Anquetil est le plus fort, mais le fond de sa supériorité les glace ; ils y sentent l'artifice, la planification, la prépondérance technologique... »
Michel Winock, « Le complexe de Poulidor » in Chronique des années soixante, Éditions Seuil, 1990.
Juillet 2017
« J’ai toujours porté ma légende comme une voilette. » sont les premiers mots du joli spectacle de Caroline Loeb consacré à Françoise Sagan, d’après des interviews réalisées entre 1954 (l’année de « Bonjour tristesse ») et 1992.
Sont ainsi retracés l’enfance de l’écrivain, la fin de la guerre, le succès incroyable de son premier livre, son accident de voiture en 1957 – et le traitement postopératoire qui la rendit dépendante à la morphine. Sagan évoque également sa philosophie de vie, ses excès, ses croyances (« Dieu est peut-être une solution, mais ce n’est pas la mienne. ») et son œuvre, à propos de laquelle elle déclare : « Je suis sans illusion sur mes petits romans. Je sais lire. »
Sur un plateau tout en clair-obscur, Caroline Loeb incarne la romancière avec beaucoup de sobriété et d’humanité. Le jeu, comme les extraits choisis, évitent toute caricature et font entendre l’élégante petite musique de l’écrivain. C’est parfois drôle, toujours vif et, sous une apparente légèreté, souvent profond. Si le montage peut paraître un peu décousu, le texte, soutenu par une musique de scène originale de toute beauté (Agnès Olier) fait entrer avec douceur dans l’intimité de Sagan et donne envie de la relire : un bel hommage. « Il faut être poli avec la vie : généralement, elle vous le rend. »
Y. A.
« Je ne renie rien », Entretiens 1954-1992, Françoise Sagan, Éditions Stock, 2014.
« Françoise par Sagan », Festival off d’Avignon, Théâtre Au coin de la Lune, 11h15.
Juillet 2017
Tandis qu’elle agonise
Qui se souvient de Stella Marco, actrice de cinéma et de théâtre à la fin des années 30, condamnée après la guerre pour collaboration, et qui dirigea ensuite le théâtre Fortuni auquel elle donna son nom ? Personne, à part Mylène Janvier (Denis d’Arcangelo), qui fut à la fois sa confidente et sa dame de compagnie. À la demande d’un éditeur, Mylène accepte d’enregistrer ses mémoires et de faire revivre la vie de la star déchue, sénile depuis plusieurs années : « Elle a le cœur solide. Il est vrai qu’il n’a pas beaucoup servi ».
Pierre Barillet est l’auteur, avec Jean-Pierre Grédy, de quelques-uns des plus grands succès du boulevard des années cinquante (« Le don d’Adèle »), soixante (« Fleur de cactus »), soixante-dix (« Folle Amanda ») et quatre-vingt (« Lily et Lily », « Potiche »). « L’ombre de Stella » est d’une toute autre veine : le texte, amer et parfois violent, dresse à la fois un récit des années d’occupation (période dont Barillet est spécialiste[1]) et un portrait au vitriol d’une actrice caractérielle – derrière lequel on peut s’amuser à deviner les modèles réels (Arletty, Marie Bell…). Mais Pierre Barillet parvient surtout à donner vie à un très beau personnage de femme. Mylène, souffre-douleur fascinée par Stella, s’est sacrifiée : « J’aurais dû partir cent fois parce que ce n’était pas une existence… Mais c’était ma vie. » Comme souvent, le rapport de domination est ambigu, mêlant haine et affection, soumission volontaire et souhait d’émancipation.
Dans une mise en scène dépouillée – et un brin austère – de Thierry Harcourt, Denis d’Arcangelo, évitant toute caricature, est particulièrement touchant et donne au personnage de Mylène profondeur et humanité. Son récit de la dernière sortie publique de Stella, lors d’un hommage aux César, est poignant. Stella, déjà sénile, ne comprend pas ce qu’elle fait là. Les applaudissements sont tout juste polis. Mylène résume : « Elle avait l’air d’une vieille poupée démodée. Quelqu’un aurait dû lui dire [de ne pas y aller]… Mais il n’y avait personne. »
Y. A.
« L’ombre de Stella », Festival off d’Avignon, Théâtre Actuel, 11h50.
[1] Il est notamment l’auteur de « Quatre années sans relâche » (Éditions de Fallois, 2001), sur l’activité théâtrale à Paris de 1940 à 1944.
Juillet 2017
Liberté, égalité, fraternité : autopsie d’un mirage républicain
Pour ne pas être mariée de force, Leila (Yasmine Boujjat) fuit le Maroc avec son frère (Mathias Bentahar) pour se réfugier en France. Leurs démarches les mènent à France Terre d’Asile, où Mathias (Aurélien Pawloff), agent d’accueil fraîchement arrivé, tente de les aider.
Plus qu’une pièce sur les migrants, « Provisoire(s) » est une réflexion sur le quotidien des travailleurs sociaux chargés de les accompagner. Marie, directrice d’un centre de rétention (Clémentine Lamothe), Elizabeth, agent à la préfecture (Aurore Bourgois Demachy) et Edwige, la femme de Mathias, enseignante en Français Langue Étrangère (Virginie Ruth Joseph), s’efforcent de composer avec une situation qui les dépasse et révèle leurs propres contradictions. Comment rester humain face au flux de migrants, qui semble infini, et à la pression du chiffre chaque jour plus prégnante ? La France, au nom de ses principes universalistes, devrait pouvoir offrir un refuge à ceux qui fuient leur pays. Peut-elle, pour autant, « accueillir toute la misère du monde », selon la formule de Michel Rocard ? Les positions des politiques se durcissent : Casper Frédéric, chargé de mission au ministère de l’intérieur (Tristan Bruemmer) clame que « le droit d’asile est un droit fondamental » avant qu’on ne lui change son discours : « Mais l’émotion ne peut être le seul guide de l’action publique. (…) Nous devons agir avec fermeté. »
Née d’une écriture de plateau et d’un important travail documentaire, la pièce de Mélanie Charvy mêle humour et gravité sans jamais être manichéenne : chaque personnage a ses convictions, ses doutes, ses zones d’ombre. Chacun s’engage avec sincérité, mais la situation semble inextricable : pendant que les démarches administratives d’Amir et Leila se complexifient, les structures chargées – théoriquement – de leur accueil implosent. Le texte entrelace sphère intime et sphère publique avec finesse : le couple d’Edwige et Mathias est miné par leur souffrance professionnelle, la découverte de leur impuissance, la perte progressive de leurs certitudes et de leurs idéaux.
La mise en scène de Mélanie Charvy est vive, efficace, sans effet inutile, sa direction d’acteurs précise : les sept comédiens, très investis, sont justes, touchants. Après « J’appelle mes frères » de Jonas Hassen Khemiri, la compagnie Les Entichés prouve une nouvelle fois qu’un théâtre militant peut être nuancé et poser des questions sans asséner de réponses : bien joué.
Y. A.
« Provisoire(s) », Festival off d’Avignon, Théâtre du Cabestan, 15h15.
Juillet 2017
Tu seras Prix Nobel mon fils
Actrice ratée, Mina Owczynska a placé tous ses espoirs dans la réussite de son fils unique : c’est l’œuvre de sa vie, pour laquelle est sacrifie tout. Et d’ambitions pour lui, elle n’en manque pas : « Tu seras un héros national. Tu seras ambassadeur de France, tu seras Victor Hugo, tu seras prix Nobel ! » L’enfant – le futur Romain Gary – ne cessera d’offrir à sa mère ce qu’elle a rêvé pour lui : « Ma mère avait besoin de merveilleux. » De l’enfance à Vilno à l’arrivée à Nice, des études secondaires à Paris à son incorporation au début de la guerre, la mère et le fils ne se quittent jamais.
L’adaptation du roman de Romain Gary, réalisée par Cyril Brisse, se concentre sur cette relation hors norme. Le récit, limpide, oscillant entre humour (les premières tentatives de Mina pour faire de son fils un artiste) et gravité, se révèle très théâtral.
Céline Dupuis incarne avec beaucoup d’humanité et de nuance Mina, cette mère courageuse et dévouée, possessive et envahissante. Face à elle, Stéphane Hervé est très touchant, faisant du romancier, pourtant quadragénaire, un éternel enfant face à sa mère. Leur tandem fusionnel et tendre fonctionne à merveille. On sort ému par la beauté du texte et la force de l’interprétation.
Y. A.
« La promesse de l’aube », festival off d’Avignon, Présence Pasteur, 15h45.
Juillet 2017
Una vitalità disperata (Une vitalité désespérée)
Pier Paolo Pasolini (1922-1975) est surtout connu pour ses films : « Théorème », « L’évangile selon Saint Matthieu » ou « Salo ou les 120 journées de Sodome ». L’ambitieux projet d’André Roche, « Pasolini Musica », rappelle qu’il fut aussi poète, auteur dramatique et essayiste. Fruit d’un important travail documentaire, la soirée mêle extraits d’interviews (qui évoquent son engagement politique et les nombreuses accusations d’outrage à la morale dont le cinéaste fut l’objet), de pièces et de poèmes, mis en musique à l’époque ou spécialement pour ce spectacle par Dmitri Negrimovski.
Plus de quarante ans après sa mort, les propos de Pasolini sur la société (« Aucun idéal n’a été proposé à la jeunesse. Nous sommes tous complices »), l’impasse du consumérisme naissant ou les médias de masse, résonnent de manière troublante : « La télévision ne peut que nous pervertir ou nous aliéner. (…) Elle exclut le spectateur de toute participation politique, comme le fascisme. » L’artiste s’exprime aussi sur son œuvre (« Scandaliser est un droit, être scandalisé un plaisir ») et son homosexualité, « toujours considérée comme une ennemie. » Une large part est consacrée aux poèmes, dont « Voleurs », « Je suis une force du passé », et aux chansons écrites pour Laura Betti (actrice et chanteuse italienne proche du cinéaste), « Macri Teresa appelée La Folie » ou « Le Christ au Mandrione ».
Servi par trois interprètes très investis (Miguel-Ange Sarmiento, Stéphanie Boré et Eva Kovic) accompagnés au piano par Solène Ménard, le texte mêle habilement français et italien : en écho, successivement ou simultanément, les deux langues se répondent de manière prenante et originale. Si l’on peut regretter quelques maladresses de mise en scène, la force du propos et la qualité de l’interprétation font de ce « Pasolini Musica » un spectacle prometteur.
Y. A.
« Pasolini Musica », festival off d’Avignon, Espace Roseau, 10h30.
Juin 2017
Les pieds nickelés braquent une banque
Emprisonné pour un casse qui a lamentablement échoué, Mitch (Lionel Fernandez) parvient à s’évader grâce à Bob (Nikko Dogz), un gardien peu dégourdi. Tous deux décident de se rendre à la City Bank de Minneapolis pour y voler le « gros diamant du prince Ludwig », avec la complicité de Caprice (Miren Pradier), la fille du directeur de la banque.
Écrite par Henry Shields, Jonathan Sayer et Henry Lewis – auteurs des « Faux british », qui triomphent à Paris depuis plus d’un an – « The comedy about a bank robbery » a été adaptée par Miren Pradier et Gwen Aduh (qui signe également la mise en scène). Découvert le soir de la première, le spectacle nous a conquis. Si le début pourrait être un peu resserré, le rythme s’emballe ensuite de manière jubilatoire – notamment lors d’une discussion surréaliste sur les mérites comparés du dossier, de la canne et du bureau pour assommer quelqu’un. Les scènes finales du braquage (qu’on se gardera bien de dévoiler ici), surprenantes, offrent un climax comique irrésistible. La distribution, très convaincante, est dominée par Miren Pradier et Nikko Dogz dont la puissance comique électrise le plateau. Bénéficiant de gros moyens techniques et d’une musique jouée en direct, « Le gros diamant du prince Ludwig » s’annonce comme la comédie de l’été… et sans doute aussi de la saison à venir.
Y. A.
« Le gros diamant du prince Ludwig », actuellement au théâtre du Gymnase.
Juin 2017
Tandis qu’elle agonise
Qui se souvient de Stella Marco, actrice de cinéma et de théâtre à la fin des années 30, condamnée après la guerre pour collaboration, et qui dirigea ensuite le théâtre Fortuni auquel elle donna son nom ? Personne, à part Mylène Janvier (Denis d’Arcangelo), qui fut à la fois sa confidente et sa dame de compagnie. À la demande d’un éditeur, Mylène accepte d’enregistrer ses mémoires et de faire revivre la vie de la star déchue, sénile depuis plusieurs années : « Elle a le cœur solide. Il est vrai qu’il n’a pas beaucoup servi ».
Pierre Barillet est l’auteur, avec Jean-Pierre Grédy, de quelques-uns des plus grands succès du boulevard des années cinquante (« Le don d’Adèle »), soixante (« Fleur de cactus »), soixante-dix (« Folle Amanda ») et quatre-vingt (« Lily et Lily », « Potiche »). « L’ombre de Stella » est d’une toute autre veine : le texte, amer et parfois violent, dresse à la fois un récit des années d’occupation (période dont Barillet est spécialiste[1]) et un portrait au vitriol d’une actrice caractérielle – derrière lequel on peut s’amuser à deviner les modèles réels (Arletty, Marie Bell…). Mais Pierre Barillet parvient surtout à donner vie à un très beau personnage de femme. Mylène, souffre-douleur fascinée par Stella, s’est sacrifiée : « J’aurais dû partir cent fois parce que ce n’était pas une existence… Mais c’était ma vie. » Comme souvent, le rapport de domination est ambigu, mêlant haine et affection, soumission volontaire et souhait d’émancipation.
Dans une mise en scène dépouillée – et un brin austère – de Thierry Harcourt, Denis d’Arcangelo, évitant toute caricature, est particulièrement touchant et donne au personnage de Mylène profondeur et humanité. Son récit de la dernière sortie publique de Stella, lors d’un hommage aux César, est poignant. Stella, déjà sénile, ne comprend pas ce qu’elle fait là. Les applaudissements sont tout juste polis. Mylène résume : « Elle avait l’air d’une vieille poupée démodée. Quelqu’un aurait dû lui dire [de ne pas y aller]… Mais il n’y avait personne. »
Y. A.
« L’ombre de Stella », théâtre Actuel Avignon, 11h50 du 6 au 28 juillet 2017, puis au théâtre de la Pépinière à partir du 21 septembre 2017.
[1]Il est notamment l’auteur de « Quatre années sans relâche » (Éditions de Fallois, 2001), sur l’activité théâtrale à Paris de 1940 à 1944.
Mai 2017
Rira bien qui mourra le dernier
Auteur dramatique réputé, Sidney Brown (Nicolas Briançon) est au creux de la vague : il n’arrive plus à écrire et cherche en vain l’idée d’une nouvelle pièce qui lui permettrait de renouer avec le succès. Recevant par la poste le texte d’un de ses anciens étudiants, Clifford Anderson (Cyril Garnier), qu’il juge excellent, Sidney Brown envisage de tuer le jeune homme pour s’approprier son œuvre.
Rebondissements en série, doutes permanents sur la personnalité et les desseins des protagonistes, fausses pistes… « Piège mortel » de Ira Levin (adapté par Gérald Sibleyras) réunit tous les ingrédients de la comédie policière – un genre théâtral finalement assez rare. Le texte, volontiers cynique dans sa vision du couple comme dans celle de l’écrivain égocentrique en panne d’inspiration, est souvent drôle. La mise en scène d’Éric Métayer construit un habile équilibre entre suspens et autodérision. Dans les rôles principaux, Nicolas Briançon, auteur retors fragilisé par son passage à vide, et Cyril Garnier, séduisant étudiant inoffensif – en apparence du moins – sont particulièrement convaincants. Une charmante soirée – pour les spectateurs si ce n’est pour certains des personnages…
Y. A.
« Piège mortel » au théâtre La Bruyère jusqu’à fin juin 2017.
Mai 2017
Violence des échanges en milieu tempéré
Andrej, jeune diplômé en marketing grâce à des cours du soir, cherche un emploi. Peter est SDF. Sa sœur, renversée par une voiture, est hospitalisée : Peter quête de quoi acheter un billet de train pour aller la voir. Martina, employée dans un bureau de tabac, rêve de partir à la campagne créer une ferme biologique. Son mari, Mani, assistant à l’université, espère sa titularisation et échapper ainsi à son milieu d’origine. Freya, vient d’être licenciée et remplacée par une employée plus jeune.
À travers ces cinq destins, Jonas Hassen Khemiri décrit la violence du monde capitaliste contemporain et le repli sur soi qu’il provoque. Face aux refus des employeurs, Andrej commence à haïr Peter, parfait exemple, selon lui, du parasite et du menteur. Imaginant un avenir qu’elle ne pourra sans doute jamais atteindre, Martina est sans cesse hantée par son double (Martina 2) obnubilé par l’argent, le paraître, les signes ostentatoires de réussite. Mani doit affronter le déclassement et la perte de ses illusions : il rêvait de changer le système et n’en est qu’une victime anonyme. Exclue de son entreprise, Freya rêve de vengeance… Khemiri brocarde également la vacuité et l’hypocrisie des dispositifs d’accompagnement de ces laissés-pour-compte, procédures stigmatisantes de Pôle Emploi ou discours creux d’une coach en développement personnel.
« [Presque égal à] » constitue un stimulant défi pour un metteur en scène. Les dialogues, vifs et bien écrits, multipliant les flash-back, alternent pensées intérieures des personnages et échanges réels. Deux lieux d’action coexistent souvent sur scène. Cette construction fragmentée nourrit la tension dramatique – sans jamais gêner la lecture du texte. Prévu par Khemiri pour une troupe de 4 à 20 comédiens, « [Presque égal à] » peut sans doute être adapté, coupé selon l’angle choisi, l’auteur suggérant même deux options, avec ou sans entracte.
Témoignage souvent glaçant de la brutalité d’un monde occidental qui exclut et déshumanise les plus faibles, « [Presque égal à] », très bien traduit par Marianne Ségol-Samoy, prouve une nouvelle fois, après « J’appelle mes frères », la puissance de l’écriture de Jonas Hassen Khemiri.
Y. A.
Jonas Hassen Khemiri, « [Presque égal à] », Editions Théâtrales, 2016, 84 p.
Avril 2017
Le tourbillon de la vie
« Andrew Ladd Junior accepte avec plaisir l’aimable invitation de monsieur et madame Gardner au goûter d’anniversaire pour les 8 ans de leur fille Melissa » : ainsi commence, en 1937, la correspondance qu’Andrew (Jean Piat) et Melissa (Mylène Demongeot) vont entretenir durant cinquante ans. Élèves dans la même ville avant d’être envoyés en pension, leurs vies prennent ensuite des directions opposées : lui part à Yale poursuivre des études de droit, elle devient peintre. Leurs chemins se croisent, rarement, et pas toujours pour le meilleur : ils ne cessent pourtant jamais de s’écrire, tardant à s’avouer leur amour réciproque.
Le texte d’Albert Ramsdell Gurney, souvent joué, surprend à chaque fois par sa vivacité et son humour. Construit sur des échanges courts et des ellipses très élégantes, il restitue cette impression du temps qui file trop vite et d’une vie d’adulte quelquefois bien éloignée des rêves de l’enfance. L’échange épistolaire, plusieurs fois interrompu (elle est fâchée, il n’a pas le temps) reprend toujours, devenant peu à peu, pour Melissa notamment, une raison de vivre. A. R. Gurney créé également deux personnages complexes et touchants. L’indépendance de Melissa, sa difficulté à vivre, sa révolte et son insolence tranchent avec le sérieux parfois désespérant d’Andrew. Elle veut s’affranchir des normes et de sa famille ; lui incarne le fils idéal engoncé dans le modèle social dominant.
Jean Piat offre au personnage d’Andrew élégance et malice. A ses côtés, Mylène Demongeot prête à Melissa sa vivacité, son émotion à fleur de peau. Leur duo fonctionne à merveille. Dans une mise en scène délicate de Stéphanie Fagadau, les deux comédiens nous offrent un moment d’humanité et de tendresse très émouvant.
Y. A.
« Love Letters », à la Comédie des Champs-Élysées jusqu’au 30 avril 2017.
Mars 2017
Deux femmes au combat
Commercialisé en France de 1976 à 2009, le Médiator, produit par les laboratoires Servier, était prescrit en complément d’un régime ou chez les diabétiques en surpoids. Dès 1998, l’agence nationale de sécurité du médicament fut informée de « prescriptions inutiles, voire dangereuses pour la santé » le concernant. Consommé par plus de 5 millions de personnes, il aurait été responsable d’au moins 500 décès – même si Jacques Servier n’en reconnut que trois lors de son procès. En 2009, Irène Frachon, pneumologue au CHU de Brest, signale onze cas de valvulopathie de patients utilisant le Médiator. Plusieurs milliers de plaintes sont alors déposées. Touchée par le courage du médecin, Pauline Bureau a rencontré des victimes du médicament et écrit l’histoire d’une femme, inspirée de ces différents témoignages.
2001. Claire Tabard (Marie Nicolle) consulte son médecin : comment réussir à perdre les vingt-cinq kilos pris durant sa grossesse ? On lui prescrit du Médiator. Huit ans plus tard, Claire a maigri mais s’écroule. Diagnostic sans appel du cardiologue : « Votre cœur est beaucoup plus âgé que vous ». Deux valves ne fonctionnent plus ; une opération à cœur ouvert est impérative. Outre le risque de l’intervention, Claire devra désormais suivre un traitement à vie. Pendant ce temps, Irène Frachon (Catherine Vinatier) commence à dénoncer les ravages du médicament, tentant d’en obtenir le retrait du marché. C’est par hasard que la sœur de Claire, Cathy (Rébecca Finet), entendant une interview de la pneumologue, fait le rapprochement avec la situation de sa sœur. Après avoir rencontré Irène Frachon, Claire décide de porter plainte contre les laboratoires Servier.
Fruit d’un important travail documentaire, le texte de Pauline Bureau est efficace, parfois émouvant, sans pathos. La volonté de donner la parole aux victimes et de saluer le combat opiniâtre et solitaire d’Irène Frachon est louable. Toute la première partie du spectacle (le lent effondrement de Claire, le combat d’Irène) est particulièrement réussie : les séquences s’enchaînent avec vivacité, la tension est palpable. La troupe, très mobilisée (Yann Burlot, Nicolas Chupin, Sonia Floire, Camille Garcia, Anthony Roullier) donne corps à des personnages crédibles, profondément humains. Peu importe que la pièce s’essouffle dans la dernière partie, lors d’une commission d’experts trop longue (même pour démontrer qu’elle le fût aussi pour les victimes). Rendant hommage à deux femmes remarquables, « Mon cœur » pointe utilement la lenteur des procédures judiciaires, leur violence et le diktat de la minceur dans les sociétés occidentales : un projet salutaire.
Y. A.
« Mon cœur », théâtre des Bouffes du Nord jusqu’au 1er avril 2017 puis en tournée à Marseille (5 et 6 avril), Châtillon (21 avril), Cavaillon (25 avril), Chevilly-Larue (28 avril), Herblay (12 mai) et Brest (16 et 17 mai).
Mars 2017
Ciel, du boulevard !
Hôtel de l’Hémicycle, à quelques pas de l’Assemblée Nationale. Un député en vue, Richard Marchelier (Pierre Cassignard), doit participer au débat sur la loi « Sexe et Liberté ». Il compte, en fait, se faire porter pâle et passer son après-midi avec Stéphanie Margelle (Pascale Louange), une secrétaire du premier ministre. L’assistant parlementaire de Marchelier, Georges Pigier (Sébastien Castro) est chargé d’orchestrer ce rendez-vous extraconjugal. Bien sûr, rien ne se déroule comme prévu : la femme de Marchelier, Christine (Lysiane Meis), renonce à la matinée théâtrale qui devait l’éloigner et tente de séduire Georges, tandis que le mari de Stéphanie Margelle, Édouard (Guillaume Clérice), débarque à l’improviste. Les quiproquos s’enchaînent, sous l’œil tantôt circonspect tantôt atterré du directeur de l’hôtel (Guilhem Pellegrin), du garçon d’étage (Rudy Milstein) et de la femme de chambre (Anne-Sophie Germanaz).
Créée à Londres en 1984, la pièce de Ray Cooney (« Two into one ») fit les beaux jours du théâtre des Variétés à la fin des années 80 : Pierre Mondy, qui la mettait en scène, y jouait le député cavaleur et Jacques Villeret Georges Pigier, celui par qui les malheurs arrivent. La version proposée aujourd’hui par José Paul reprend l’adaptation de Jean Poiret en la dépoussiérant joyeusement : un personnage a été supprimé, plusieurs effets comiques très datés – et même une certaine misogynie – gommés, le texte largement coupé et la fin modifiée. La soirée fait quasiment une heure de moins qu’à l’époque : c’est heureux. Le rire s’invite même à l’occasion d’un clin d’œil inattendu à l’actualité, lorsque Marchelier rappelle à Pigier que c’est pour faire plaisir à son pauvre père qu’il l’a engagé comme assistant parlementaire !
Que les amateurs de vaudeville se rassurent : les portes claquent, les quiproquos s’enchaînent et le rythme est, souvent, soutenu. Dans un registre dans lequel il excelle (le bon garçon flegmatique dépassé par les événements), Sébastien Castro ravira ceux qui le découvrent. À ses côtés, Lysiane Meis est, comme toujours, très juste. Rudy Milstein et Guillaume Clérice, enfin, sont convaincants dans des rôles pourtant bien légers. Évidemment, tout cela est improbable, pas toujours très fin, sans psychologie et, théâtralement, sans surprise : mais n’est-ce pas, finalement, ce qu’on attend d’une soirée de boulevard ?
Y. A.
« C’est encore mieux l’après-midi » au théâtre Hébertot depuis le 23 février 2017.
Février 2017
L’art de l’entretien
Nicolas Truong a construit « Interview » à partir d’entretiens menés en 2016 avec Edgar Morin, Florence Aubenas, Jean Hatzfeld, Raymond Depardon et Claudine Bougaret. Chacun est interrogé sur cet art du face-à-face : comment créer les conditions d’un échange fructueux, recueillir un témoignage sans le trahir, donner la parole à ceux qui en sont privés ? Interrogé sur son film « Chronique d’un été », réalisé avec Jean Rouch, dans lequel il demandait à des français s’ils étaient heureux, Edgar Morin insiste sur le devoir d’empathie de l’interviewer. Florence Aubenas met l’accent sur le nécessaire échange avec l’interlocuteur (« Pour faire une bonne interview, un journaliste doit donner quelque chose de lui ») et met en garde : « Le travers principal des journalistes, c’est de trouver ce qu’ils cherchent. ». Jean Hatzfeld, connu pour ses ouvrages sur le génocide rwandais, insiste également sur l’impératif d’être surpris par le dialogue – les réponses ne devant jamais être anticipées ou induites – et l’obligation de faire parler aussi les invisibles, les silencieux.
Les témoignages recueillis (particulièrement celui de Jean Hatzfeld) sont globalement intéressants, mais leur passage au plateau pose question. Si l’objectif de Nicolas Truong est de livrer une parole nue, certains choix de mise en scène (les adresses au public, de très courts extraits d’autres entretiens) décentrent inutilement le propos. S’il s’agit de traiter ces échanges comme un texte théâtral, la scénographie est un peu pauvre et le montage manque d’unité. Cette absence de parti-pris dessert, en outre, le rythme du spectacle. En dépit de la qualité de l’interprétation (Nicolas Bouchaud et Judith Henry, lumineuse), la soirée, un brin austère, peut déconcerter – et même décevoir.
Y. A.
« Interview » au théâtre du Rond-Point jusqu’au 12 mars 2017 puis en tournée à Marseille (16-18 mars), Béziers (22-24 mars), Grenoble (6-14 avril), Boulazac (3 mai), Libourne (5 mai), Gradignan (9 mai), Toulon (12 et 13 mai), Reims (20 mai), Angers (23 et 24 mai).
Février 2017
Entre l’amour et l’amitié dites-moi donc la différence
Il pleut sur Nantes. Émilie (Sandy Besse), de passage dans la ville, cherche en vain un taxi et croise le chemin de Gabriel (Benjamin Bourgois) qui la reconduit à son hôtel et l’invite à dîner. À la fin de la soirée, Gabriel, pourtant en couple, propose à Émilie (mariée elle aussi) un baiser qu’elle refuse. Pour s’expliquer, elle évoque alors l’histoire édifiante de son amie Judith.
Flash-back : Judith (Cybèle Villemagne) termine son footing avec Nicolas (Zacharie Saal), son meilleur ami. Bien que mariée, Judith accepte, pour guérir Nicolas de son « manque d’affection physique », de sortir avec lui une fois. Un mois plus tard, les deux amis se retrouvent. Nicolas a rencontré quelqu’un mais ne parvient pas à oublier cette aventure… et c’est manifestement réciproque. Dilemme : doivent-ils assumer cet amour inattendu et se séparer de leurs conjoints respectifs ?
L’adaptation pour le théâtre du film éponyme d’Emmanuel Mouret, proposée par Sandra Everro et Camille Bardery, est particulièrement réussie. Les deux récits (la rencontre d’Émilie et Gabriel, l’amour naissant de Judith et Nicolas) s’entrelacent avec fluidité, grâce notamment à une scénographie inventive qui transporte instantanément l’action d’un lieu à l’autre. Les quatre comédiens, excellents, apportent à ce chassé-croisé amoureux délicatesse et humanité : chaque personnage est aimable.
Légère en apparence, la pièce dit aussi de jolies choses sur le désir, la fragilité du couple et cette frontière parfois ténue entre amour et amitié : « peut-on jamais savoir, avant qu’un baiser soit donné, s’il sera petit ou grand ? » C’est élégant, souvent drôle, tendre et un brin doux-amer : en un mot, c’est absolument charmant.
Y. A.
« Un baiser s’il vous plaît », théâtre Le Funambule jusqu’au 30 avril 2017.
**** Une soirée à ne pas manquer
*** Une excellente soirée
** Une soirée agréable
* On peut voir, ou pas…
° À éviter
Mars 2017
La solitude insondable du champion
Un homme, seul sur son vélo, avale les kilomètres. La route « roule sous lui ». Malgré la douleur, il recherche le geste parfait qui le mènera à la victoire. Cet homme, c’est Jacques Anquetil, coureur mythique des années 60 et grand rival de Raymond Poulidor. Paul Fournel retrace dans « Anquetil tout seul », adapté pour le théâtre par Roland Guenoun, la vie du cycliste de son premier succès dans le tour de France à vingt-trois ans (il le remportera à quatre autres reprises) jusqu’à sa mort en 1987, trente ans plus tard.
« Anquetil tout seul » met l’accent sur les ambiguïtés d’un champion respecté mais pas toujours aimé. Épicurien dans la vie mais redoutable stratège en compétition, peu expansif (« Exulter n’est pas dans ma nature. Je suis coureur cycliste, pas comédien »), ne cachant ni ses motivations financières ni son recours au dopage, Anquetil impressionne et agace. Roger Bastide écrit de lui : « Sa victoire a la froideur de la perfection » tandis qu’Antoine Blondin résume : « Son attitude a parfois rétréci ses victoires » [1]. Évitant tout jugement, Paul Fournel dresse un portrait subtil de cet homme hors norme. La solitude insondable du champion dans l’effort est particulièrement bien rendue. Les monologues d’Anquetil, répétant jusqu’au vertige : « Si je souffre autant, il n’est pas possible que les autres tiennent le coup », figurent parmi les moments forts du texte.
La scénographie de Roland Guenoun, très inventive, reconstitue joliment l’atmosphère des années 60 et crée de belles images, notamment du coureur prêt à abandonner lors d’un Bordeaux – Paris d’anthologie. Elle est soutenue par des lumières (Laurent Béal), une musique (Nicolas Jorelle) et une vidéo (Léonard) particulièrement réussies. Matila Malliarakis incarne Anquetil avec finesse, donnant à voir, sans jamais être démonstratif, les failles et l’humanité du personnage. À ses côtés, Stéphane Olivié Bisson hérite d’une partition difficile : jouer tous les autres rôles masculins (commentateurs, adversaires, coéquipiers, directeur sportif…). Il s’en acquitte avec une grande humanité et contribue au rythme très vif du spectacle. La seule figure féminine, Janine Anquetil, épouse, muse et manager – personnalité, elle aussi, complexe – est portée avec élégance et justesse par Clémentine Lebocey. Nul besoin d’être amateur de « la petite reine » pour apprécier la soirée : les thèmes en sont universels. Après « 54 x 13 » et « Porteur d’eau », découverts à Avignon cet été, « Anquetil tout seul » prouve une nouvelle fois combien le cyclisme offre au théâtre un sujet passionnant.
Y. A.
Studio Hébertot, jusqu’au 13 novembre 2016. Reprise du 21 mars au 19 avril.
Paul Fournel, Anquetil tout seul, Seuil, 2012, 148 p.
[1] Voici comment l’historien Michel Winock évoque la rivalité entre Anquetil et Poulidor : « Derrière ces deux stéréotypes, le public sent confusément que deux univers s'opposent, comme la modernité et l'archaïsme. [...]. Anquetil est le symbole d'une économie de marché, spéculative, entreprenante. Il boit du whisky, se déplace en avion. Dans le Tour comme dans la vie, c'est un patron. […] Ce goût des Français en faveur de "Poupou", c'est un attendrissement nostalgique pour la société rurale dont ils émergent en ces années de mutation rapide. L'univers anquetiliste représente un avenir froid qu'ils redoutent. […] Les admirateurs de Poulidor savent bien qu'Anquetil est le plus fort, mais le fond de sa supériorité les glace ; ils y sentent l'artifice, la planification, la prépondérance technologique... »
Michel Winock, « Le complexe de Poulidor » in Chronique des années soixante, Éditions Seuil, 1990.
**** Une soirée à ne pas manquer
*** Une excellente soirée
** Une soirée agréable
* On peut voir, ou pas…
° À éviter
Février 2017
Una vitalità disperata (Une vitalité désespérée)
Pier Paolo Pasolini (1922-1975) est surtout connu pour ses films : « Théorème », « L’évangile selon Saint Matthieu » ou « Salo ou les 120 journées de Sodome ». L’ambitieux projet d’André Roche, « Pasolini Musica », rappelle qu’il fut aussi poète, auteur dramatique et essayiste. Fruit d’un important travail documentaire, la soirée mêle extraits d’interviews (qui évoquent son engagement politique et les nombreuses accusations d’outrage à la morale dont le cinéaste fut l’objet), de pièces et de poèmes, mis en musique à l’époque ou spécialement pour ce spectacle par Dmitri Negrimovski.
Plus de quarante ans après sa mort, les propos de Pasolini sur la société (« Aucun idéal n’a été proposé à la jeunesse. Nous sommes tous complices »), l’impasse du consumérisme naissant ou les médias de masse, résonnent de manière troublante : « La télévision ne peut que nous pervertir ou nous aliéner. (…) Elle exclut le spectateur de toute participation politique, comme le fascisme. » L’artiste s’exprime aussi sur son œuvre (« Scandaliser est un droit, être scandalisé un plaisir ») et son homosexualité, « toujours considérée comme une ennemie. » Une large part est consacrée aux poèmes, dont « Voleurs », « Je suis une force du passé », et aux chansons écrites pour Laura Betti (actrice et chanteuse italienne proche du cinéaste), « Macri Teresa appelée La Folie » ou « Le Christ au Mandrione ».
Servi par trois interprètes très investis (Miguel-Ange Sarmiento, Stéphanie Boré et Eva Kovic) accompagnés au piano par Solène Ménard, le texte mêle habilement français et italien : en écho, successivement ou simultanément, les deux langues se répondent de manière prenante et originale. Si l’on peut regretter quelques maladresses de mise en scène, la force du propos et la qualité de l’interprétation font de ce « Pasolini Musica » un spectacle prometteur.
Y. A.
« Pasolini Musica » au théâtre de Ménilmontant le 16 février 2017 puis au festival d’Avignon.
Février 2017
Je t’aime, moi non plus
Johan (Raphaël Personnaz) et Marianne (Laetitia Casta) sont mariés depuis dix ans et parents de deux filles. Il est chargé de cours, elle avocate spécialisée dans les divorces. Chaque instant de leur vie bourgeoise est minuté, sans doute trop. Bien que tout semble leur sourire, leur couple s’étiole. « L’avenir, si j’y pensais, je serais paralysé de peur » confie Johan dès la première scène où les époux, répondant à une interview, laissent apparaître, derrière un bonheur apparent, doutes et frustrations. Marianne semble lui répondre en écho : « Est-ce la vie qu’on a choisie ? » Une longue descente aux enfers commence alors : le dialogue devient impossible, le couple se sépare, tente de trouver l’amour dans d’autres bras, sans pour autant jamais cesser de se voir.
La mise en scène de Safy Nebbou (également coadaptateur, avec Jacques Fieschi, du texte de Bergman) est sobre. Si rien n’est parasitaire, rien n’est très original. Tout repose sur les deux comédiens, qui ne déméritent pas : lui est souvent juste dans ce portrait d’adulte égocentrique jamais tout à fait sorti de l’enfance, elle convaincante dans ce rôle de femme qui semble s’émanciper peu à peu. Mais il manque encore aux échanges de ces amants terribles, qui ne savent vivre ni ensemble ni séparés, une tension plus palpable, un sous-texte plus présent, des silences plus nourris, des ruptures. L’épreuve du plateau fera sans nul doute grandir leur travail. Telle quelle, la soirée est ambitieuse, mais un peu fade.
Y. A.
« Scènes de la vie conjugale » au théâtre de l’œuvre jusqu’au 30 avril 2017.
Février 2017
Le tourbillon d’une vie
Novembre 1991 : Yves Montand, victime d’une crise cardiaque à la fin du tournage d’IP5 de Jean-Jacques Beineix, vit ses derniers instants. Même si chacun est voué à mourir un jour (« Même les spectateurs de ce soir ! »), les quatre comédiens s’interrogent : n’est-ce pas un début un peu aride pour évoquer le destin du chanteur né 70 ans plus tôt en Italie ? Ne vaudrait-il pas mieux commencer… par le début, en 1921 dans le petit village toscan de Monsummano Terme ?
De courtes séquences retracent alors la naissance puis les premières années d’Ivo : l’émigration de la famille à Marseille pour fuir l’Italie fasciste (première étape d’un exil avorté aux États-Unis), ses premiers métiers, notamment dans le salon de coiffure de sa sœur Lydia, puis sa rencontre avec Francis Trottebas, son premier impresario, et Charles Humel, qui lui écrit « Dans les plaines du Far West ». Remarqué par Émile Audiffred, Ivo Livi (désormais Yves Montand) rejoint Paris en 1944, où il se produit à Bobino en première partie d’Édith Piaf. La petite histoire rejoint ensuite la grande, notamment lors de la tournée de Montand en URSS en 1956, quelques semaines après l’insurrection de Budapest.
S’il est un pari que ce spectacle musical gagne haut la main, c’est celui du rythme. Le texte d’Ali Bougheraba et Cristos Mitropoulos est vif, souvent drôle, et la mise en scène de Marc Pistolesi fait évoluer à chaque instant le plateau de manière très inventive. Les scènes s’enchaînent dans un tourbillon dont on regretterait presque qu’il ne laisse pas davantage place à l’émotion. Le spectacle, accompagné en direct à l’accordéon par Olivier Sélac, est servi par une distribution élégante et très investie : Doryan Ben et Arnaud Denissel (qui incarnent tour à tour Montand), Ali Bougheraba, très touchant dans le rôle de Giovanni Livi, le père communiste, et Laura Bensimon, qui hérite de toutes les figures féminines et compose notamment une étonnante Édith Piaf. Reprenant quelques-uns des grands succès du chanteur (« Le chat de la voisine », « La bicyclette »…), la soirée fait revivre avec humour et humanité un siècle révolu et pourtant terriblement actuel.
Y. A.
« Ivo Livi ou le destin d’Yves Montand », au théâtre Tristan Bernard.
Janvier 2017
Il pleure dans mon cœur comme il pleut sur la ville
Cimetière municipal de Belfast, 14 avril 2007. Antoine (Laurent Caron) et Jack (Stéphane Balmino) suivent le corbillard de Tyrone Meehan (Jean-Marc Avocat), ancien leader de l’IRA qui a trahi les siens en devenant agent britannique. Sous une pluie battante, Antoine, jeune luthier français qui a fait sienne la cause des indépendantistes, raconte sa rencontre avec l’irlandais, leurs combats communs et leur amitié jusqu’à la trahison de Meehan.
Les deux romans de Sorj Chalandon (ancien correspondant de Libération en Irlande du Nord), « Mon traître » et « Retour à Killybegs » exposent la même histoire de deux points de vue opposés : celui d’Antoine dans le premier opus, celui de Tyrone dans le second. Emmanuel Meirieu condense les deux textes en trois monologues : la parole d’Antoine, de Jack, le fils de Tyrone, puis du leader indépendantiste – trois hommes brisés par une Histoire trop grande pour eux – se succèdent, comme les trois actes d’une tragédie.
La scénographie est magnifique : un écran en avant-scène sur lequel semble tomber une pluie incessante, un terrain gris presque nu, des lumières blafardes (Seymour Laval), quelques projections d’images d’archives et une bande-son élégante (quelques notes, le bruit du crachin) créent une atmosphère sépulcrale prenante. Les trois comédiens, sobres, sont très convaincants. Laurent Caron, l’ami trahi, semble au bord des larmes, luttant avec lui-même pour ne pas chavirer. Stéphane Balmino, le fils détruit, est bouleversant lorsqu’il entonne devant la dépouille de son père « Wake up dead man ». Véritable statue du commandeur, Jean-Marc Avocat chuchote le texte en lui donnant une profondeur émouvante.
Si le spectacle, exigeant, nécessite une forte concentration, il n’est nullement nécessaire d’avoir lu les romans de Sorj Chalandon pour l’apprécier. En questionnant ce qui peut conduire un homme à trahir, et l’impossible deuil d’une amitié déçue, la soirée aborde en effet, de manière touchante, des questions universelles.
Y. A.
Théâtre du Rond-Point jusqu’au 29 janvier 2017, puis en tournée : Épernay (7 février 2017), Tournai (14 et 15 février 2017), Argentan (28 février 2017), Meudon (2 mars 2017), Châteauvallon (10 mars 2017), Libourne (14 mars 2017), Vénissieux (17 mars 2017), Dunkerque (23 mars 2017), Fécamp (28 mars 2017) et Landivisiau (31 mars 2017).
**** Une soirée à ne pas manquer
*** Une excellente soirée
** Une soirée agréable
* On peut voir, ou pas…
° À éviter
Janvier 2017
Mon ami François
Tout commence par une carte postale envoyée d’Arcachon à François Mitterrand. Nous sommes en septembre 1983 et l’auteur de la missive, Hervé Laugier, y félicite « avec un léger retard » le président de son accession au pouvoir. Dès lors, Hervé Laugier écrit régulièrement à l’Élysée, recevant invariablement la même réponse officielle. La « correspondance » se poursuit jusqu’à la fin du second septennat du président socialiste… et même largement au-delà. La réponse, toujours identique, ne déroute pas Laugier qui lit tantôt dans la formule la plus évasive (« Vos remarques recevront toute l’attention qu’elles méritent ») la promesse présidentielle de l’aider à retrouver un emploi, tantôt dans l’en-tête administratif le plus banal (« Cher monsieur ») « un signe de pudeur des sentiments naissants [du président] ». Les courriers envoyés – mais jamais lus – offrent peu à peu à Hervé Laugier un statut social, une raison de vivre.
Le texte d’Hervé Le Tellier, chroniqué dans nos colonnes à sa sortie, est un exercice de style brillant. Dans la veine de l’Oulipo, le dialogue fantasmé par Laugier entre les différents chefs d’Etat et lui (car les lettres-types s’accumulent également sous les mandats de Chirac, Sarkozy et Hollande) est original et délicieusement absurde : pour Hervé Laugier, Mitterrand ne meurt jamais puisque le palais présidentiel – où il envoie sans lassitude ses courriers – continue à lui répondre ! Mais la force du texte naît aussi, en creux, du portrait poignant d’un homme quelconque, sans réussite sociale ni vie sentimentale (sa séparation avec Madeleine, dont il ne se remet jamais, constitue un des thèmes favoris de son courrier).
Le choix d’Olivier Broche (remarquable dans « Instants critiques », mis en scène par François Morel, où il interprétait Jean-Louis Bory) pour incarner Hervé Laugier est idéal. La puissance comique et la profonde humanité du comédien sont évidentes. Laugier, dont la naïveté confine à la folie, pourrait n’être que ridicule : Olivier Broche le rend touchant. La mise en scène de Benjamin Guillard est inventive, tant dans la construction de différents espaces de jeu (on commence dans un bureau présidentiel pour finir dans une petite chambre où trône un mobile très mitterrandien) que dans l’utilisation des objets (les portraits des présidents, d’une taille proportionnelle à l’amitié que Laugier leur porte). La direction d’acteur est très précise, et les lumières (Olivier Oudiou) particulièrement réussies. La soirée, enlevée et parfois hilarante, peut aussi être vue comme une illustration de l’insondable solitude qui gangrène nos sociétés : une réussite.
Y. A.
Théâtre de la Pépinière, à partir du 25 janvier 2017.
**** Une soirée à ne pas manquer
*** Une excellente soirée
** Une soirée agréable
* On peut voir, ou pas…
° À éviter
Janvier 2017
Un spectacle au grand trot
Fondé par Léon Tcherniak, le cabaret « Le cheval d’or », situé à Paris, 33 rue Descartes (à deux pas de la place de la Contrescarpe et de la rue Mouffetard) a ouvert ses portes en 1955. Jusqu’à sa fermeture en 1969 s’y produisirent conteurs (Petit Bobo, alias Pierre Maguelon), humoristes (Avron & Evrard) et chanteurs, dont Suc & Serre, Anne Sylvestre, Boby Lapointe et Ricet Barrier, qui résumait : « Mieux vaut être Ricet Barrier que pauvre et célibataire ».
Faire renaître, le temps d’une soirée, l’esprit de ce cabaret – et de l’époque – est la très belle idée du spectacle. Chansons méconnues (« La contrescarpe » et « L’amour à la Mouf » de Suc & Serre) ou plus familières (« Lazare et Cécile » d’Anne Sylvestre, « La fille du pécheur » de Boby Lapointe), textes, extraits d’émissions et sketchs (dont l’hilarante « conférence » de Avron et Evrard) composent un programme éclectique réjouissant. Les dix comédiens, tous excellents, évoquent les figures marquantes du lieu et du monde artistique d’alors, comme Mireille auditionnant Ricet Barrier venu présenter « La voix d’Ella », récit d’un concert épique à l’Olympia à l’époque yéyé.
La mise en scène crée une atmosphère intime et conviviale ; l’enthousiasme et l’humanité des comédiens sont évidents. Fruit d’un travail documentaire important, cet hommage aux cabarets des années 50 évite toute nostalgie ou passéisme : on s’y amuse beaucoup – ce qui n’empêche pas l’émotion d’affleurer, notamment lors d’une interprétation très sensible de « Comment je m’appelle » d’Anne Sylvestre. Présenté lors du festival « Au temps pour nous » avec des entractes culinaires, la soirée, joyeuse, donne envie de (re)découvrir ces chanteurs parfois injustement oubliés.
Y. A.
Théâtre de l’Opprimé, le 8 janvier 2017 et en tournée.
« Les galops du cheval d’or » fait partie d’un triptyque sur les cabarets de la rive gauche, avec « Prenez pas les morts pour des cons », autour de l’œuvre de Jehan Jonas et « Les plus inconnus des auteurs, compositeurs, interprètes connus ».
**** Une soirée à ne pas manquer
*** Une excellente soirée
** Une soirée agréable
* On peut voir, ou pas…
° À éviter
Janvier 2017
Le ventre est encore fécond d’où a surgi la bête immonde
On les imagine dans leur salon, prêts à regarder pour la centième fois un des films de la tétralogie des « Alien ». Tout est prêt : les tisanes posées sur la table basse, le plaid sur le canapé. Des quatre opus, ils connaissent par cœur chaque situation, chaque dialogue. Et, comme à chaque fois, ils vont se disputer sur le sens du film. Pour lui (Antoine Oppenheim, excellent), « Alien » incite, avant tout, à se méfier des femmes. Elle (Sophie Cattani) y voit au contraire, un renversement possible des rôles traditionnels de l’homme et la femme dans nos sociétés modernes.
L’adaptation du texte d’Olivia Rosenthal (chroniqué sur notre site [1]) est particulièrement réussie. La phrase devient dialogue et le découpage, très fin, réussit à créer deux personnages. Ces deux voix donnent une dimension supplémentaire au texte : Olivia Rosenthal soulignait, avec humour, la multiplicité des interprétations possibles et la confusion de ses souvenirs de spectatrice. Sophie Cattani et Antoine Oppenheim introduisent aussi une situation qui parlera à tous : avoir vu avec celui ou celle qui partage sa vie le même film, et éprouver finalement l’impression, en en parlant, qu’il s’agit de deux œuvres différentes.
Comme dans les autres opus de ce ciné-club, un travail de vidéo très précis vient illustrer le texte (des extraits des scènes-clés sont projetés, certains moments de suspens ralentis ou repris) ce qui permet aux spécialistes comme aux néophytes de goûter l’humour et la profondeur du propos. La fin du spectacle, inattendue et un peu inquiétante, rappelle très joliment la question principale soulevée par Olivia Rosenthal dans son récit : « En chacun de nous sommeille un autre qui peut nous dévorer de l’intérieur. » Chacun peut devenir Alien. Pire : l’est peut-être déjà.
Dans un décor minimaliste très réussi et délicatement éclairé, Sophie Cattani et Antoine Oppenheim forment un couple attachant. On aimerait bien une petite place sur leur canapé pour partager avec eux une de leurs soirées ciné, quand les commentaires de chacun deviennent, finalement, plus important que le film lui-même.
Y. A.
« Toutes les femmes sont des aliens » au 104 du 24 janvier au 5 février 2017.
**** Une soirée à ne pas manquer
*** Une excellente soirée
** Une soirée agréable
* On peut voir, ou pas…
° À éviter
[1] Olivia Rosenthal, « Toutes les femmes sont des aliens », Collection Minimales/Verticales, Éditions Gallimard, 2016.
Décembre 2016
Liberté, égalité, fraternité : autopsie d’un mirage républicain
Pour ne pas être mariée de force, Leila (Yasmine Boujjat) fuit le Maroc avec son frère (Mathias Bentahar) pour se réfugier en France. Leurs démarches les mènent à France Terre d’Asile, où Mathias (Aurélien Pawloff), agent d’accueil fraîchement arrivé, tente de les aider.
Plus qu’une pièce sur les migrants, « Provisoire(s) » est une réflexion sur le quotidien des travailleurs sociaux chargés de les accompagner. Marie, directrice d’un centre de rétention (Clémentine Lamothe), Elizabeth, agent à la préfecture (Aurore Bourgois Demachy) et Edwige, la femme de Mathias, enseignante en Français Langue Étrangère (Virginie Ruth Joseph), s’efforcent de composer avec une situation qui les dépasse et révèle leurs propres contradictions. Comment rester humain face au flux de migrants, qui semble infini, et à la pression du chiffre chaque jour plus prégnante ? La France, au nom de ses principes universalistes, devrait pouvoir offrir un refuge à ceux qui fuient leur pays. Peut-elle, pour autant, « accueillir toute la misère du monde », selon la formule de Michel Rocard ? Les positions des politiques se durcissent : Casper Frédéric, chargé de mission au ministère de l’intérieur (Tristan Bruemmer) clame que « le droit d’asile est un droit fondamental » avant qu’on ne lui change son discours : « Mais l’émotion ne peut être le seul guide de l’action publique. (…) Nous devons agir avec fermeté. »
Née d’une écriture de plateau et d’un important travail documentaire, la pièce de Mélanie Charvy mêle humour et gravité sans jamais être manichéenne : chaque personnage a ses convictions, ses doutes, ses zones d’ombre. Chacun s’engage avec sincérité, mais la situation semble inextricable : pendant que les démarches administratives d’Amir et Leila se complexifient, les structures chargées – théoriquement – de leur accueil implosent. Le texte entrelace sphère intime et sphère publique avec finesse : le couple d’Edwige et Mathias est miné par leur souffrance professionnelle, la découverte de leur impuissance, la perte progressive de leurs certitudes et de leurs idéaux.
La mise en scène de Mélanie Charvy est vive, efficace, sans effet inutile, sa direction d’acteurs précise : les sept comédiens, très investis, sont justes, touchants. Après « J’appelle mes frères » de Jonas Hassen Khemiri, la compagnie Les Entichés prouve une nouvelle fois qu’un théâtre militant peut être nuancé et poser des questions sans asséner de réponses : bien joué.
Y. A.
« Provisoire(s) », Manufacture des Abbesses, du 9 au 31 décembre 2016.
**** Une soirée à ne pas manquer
*** Une excellente soirée
** Une soirée agréable
* On peut voir, ou pas…
° À éviter
Novembre 2016
Trois femmes condamnées
L’héroïne de « Je suis une créature de Twitter, vous pouvez me prendre en photo » de Mohammad Rezaï Rad (né en 1967) est une jeune femme décédée lors d’une manifestation à Téhéran en 2009. Une femme qui tentait de s’émanciper et dont le père « gentil, inquiet, grincheux et parfois terrible » refusait qu’elle grandisse. Une femme que personne n’aura su protéger. Son agonie, filmée en direct, fera d’elle un symbole de résistance et de liberté sur les réseaux sociaux : morte et pourtant encore vivante. À ses côtés, des milliers d’autres victimes resteront anonymes…
Dans « L’étoile de l’aube » de Mohsen Yalfani (né en 1943), une femme s’adresse post-mortem à son mari, un homme plus âgé qu’elle, pas méchant mais couard, incapable d’exprimer ses sentiments, toujours un peu absent. « Tu avais peur de me toucher (…) tu pensais que j’allais me briser (…) tomber en mille morceaux comme un verre de cristal. » Elle est une des victimes de la révolution islamiste de 1979, arrêtée puis assassinée par une patrouille. Impuissant, son mari s’abîme devant le portrait de la défunte, qui ironise : « Tu as pleuré à chaudes larmes petit filou tu crois que je n’ai pas compris que c’est pour toi-même que tu pleurais ? »
Traduits par Tinouche Nazmjou, les deux textes, servis par d’excellentes comédiennes, Nacima Bekhtaoui (« Je suis une créature de Twitter… ») et Boutaïna El Fekkak (« L’étoile de l’aube »), évitent tout pathos. Jean-Pierre Vincent a choisi le dispositif le plus épuré possible (une table, une chaise, les feuilles du manuscrit qui tombent à terre une à une) pour se concentrer sur la puissance des mots. Sa direction d’acteur est d’une précision extrême : pas une phrase, un silence ou une respiration qui ne nous touchent.
« Chroniques d’une journée morte » de Mohammad Charmshir (né en 1960) retrace l’errance d’une femme (Sophie Cattani) que la mémoire abandonne. Le sens des mots reste intact, mais les souvenirs s’effilochent peu à peu. Elle ne se reconnaît plus sur les photos, oublie son nom, perd ses repères, s’affole. Le plus banal des gestes quotidiens devient un problème. « Que faut-il faire pour se souvenir ? Quelles sont les choses dont je ne me souviens plus ? » Malgré la mise à distance opérée par le parti-pris de mise en scène (les didascalies sont lues en direct par Antoine Oppenheim), le récit, universel, est glaçant.
Bien que deux d’entre eux soient inscrits dans un contexte politique précis, ces trois destins sont universels et se répondent de manière troublante. Ces femmes sans prénom sont condamnées, déjà ou bientôt mortes. Face à elles, les hommes sont, au mieux, impuissants (les maris, les pères), au pire, les bourreaux. Pour ces trois écrivains iraniens de générations différentes, le constat est le même : en temps de guerre comme en temps de paix, les femmes sont toujours les premières victimes de la violence du monde.
Y. A.
Le théâtre iranien aujourd’hui, Théâtre Ouvert, festival Temps Fort sur les Écritures Contemporaines, 23 novembre 2016.
**** Une soirée à ne pas manquer
*** Une excellente soirée
** Une soirée agréable
* On peut voir, ou pas…
° À éviter
Novembre 2016
Un combat perdu d’avance
Samuel Tison a été retrouvé assassiné. Dans le cadre de son enquête, François Kerellec interroge Alice Delcourt, une des collègues de la victime, dénoncée par un courrier anonyme comme étant la meurtrière. Se serait-elle vengée de son chef de service, qui, chaque jour un peu plus, l’a humiliée, blessée, transformant des relations de travail a priori ordinaires en une lente descente aux enfers ?
« Comment tout cela a-t-il commencé, la décision de se passer d’elle ? » Le texte de Stéphanie Chaillou dissèque au scalpel le lent processus de destruction d’Alice et dresse le portrait glaçant d’un homme persuadé de sa toute puissance, humiliant ses collaborateurs sans supporter aucune contestation : « Il aimait sentir qu’il avait la puissance de déstabiliser autrui. (…) Rien ni personne n’était capable de résister. » Les différentes étapes de cette mécanique implacable sont analysées sans pathos : Alice est tour à tour sidérée, apeurée, en colère puis haineuse à l’encontre de Tison. Transformée en proie, elle sait la lutte inutile. Les dépositions d’Alice, qui suivent la chronologie de l’enquête, alternent avec ses monologues intérieurs.
Présenter ce texte sous la forme d’une lecture – et confier la voix du narrateur à une femme – est un choix particulièrement pertinent. Emmanuelle Lafon est excellente, donnant à entendre les moindres respirations d’un récit dense, éprouvant, mais jamais voyeur ou gratuit. Le dispositif scénique d’Annabel Vergne (projeter en fond de scène l’image de petits jouets, reflets du monde intérieur d’Alice, de ses souvenirs et de ses peurs d’enfant) offre, avec une grande économie de moyens, de belles images, comme cette figurine de petit garçon peu à peu recouverte par une végétation hostile. Mis en espace avec intelligence et délicatesse, « Alice ou le choix des armes » offre un moment de théâtre fort sur un thème finalement peu abordé.
Y. A.
Théâtre Ouvert, festival Temps Fort sur les Écritures Contemporaines, 18 novembre 2016.
« Alice ou le choix des armes », Stéphanie Chaillou, Alma Editeur, 2016.
**** Une soirée à ne pas manquer
*** Une excellente soirée
** Une soirée agréable
* On peut voir, ou pas…
° À éviter
Novembre 2016
Faut-il payer sa dette ?
C’est autour de cette question que s’articule la pièce du collectif Os’O, mise en scène par David Czesienski. Inspirée de deux pièces de Shakespeare, « Titus Andronicus » et « Timon d’Athènes », elle mêle deux parties distinctes. On assiste d’abord à un débat politique qui reprend les idées de l’essai de David Graeber, « Dette : 5000 ans d’histoire » [1], puis à une pièce de théâtre qui fait sans cesse référence à Shakespeare sur un mode ludique : après la mort de leur père, quatre enfants se réunissent dans le château familial pour l’ouverture du testament et découvrent l’existence de deux enfants illégitimes. Le rythme s’accélère progressivement jusqu’à un final chaotique dans lequel les différents niveaux se confondent.
Grâce à la double référence à David Graeber et à Shakespeare, la question de la dette mêle une dimension politique et intime : il est à la fois question de la dette morale et financière. Le collectif souligne l’engrenage enclenché par cette question très actuelle en l’illustrant par une histoire familiale à l’issue sanglante. Le sujet abordé, extrêmement sérieux, est cependant traité sur un mode ludique, souvent burlesque. La pièce de théâtre prend la forme d’une comédie de boulevard très réussie, et l’on suit avec grand plaisir les moments de débats politiques, grâce à la mise en scène intelligente et légère et au talent des jeunes acteurs.
Le collectif reprend des techniques souvent vues dans le théâtre contemporain (coulisses sur scène, adresse au public, mise en abyme), mais elles ne sont jamais gratuites. Elles servent un projet fin, original et efficace, et l’on sort convaincus et séduits par cette « adaptation » de Shakespeare.
A.K.
Centquatre-Paris jusqu’au 26 novembre 2016
**** Une soirée à ne pas manquer
*** Une excellente soirée
** Une soirée agréable
* On peut voir, ou pas…
° À éviter
[1] Le texte, paru en 2013 aux éditions Les Liens qui Libèrent, montre que la dette, avant même l’apparition de la monnaie, est au cœur des rapports sociaux, et que son lien à la morale est profond.
Octobre 2016
La solitude insondable du champion
Un homme, seul sur son vélo, avale les kilomètres. La route « roule sous lui ». Malgré la douleur, il recherche le geste parfait qui le mènera à la victoire. Cet homme, c’est Jacques Anquetil, coureur mythique des années 60 et grand rival de Raymond Poulidor. Paul Fournel retrace dans « Anquetil tout seul », adapté pour le théâtre par Roland Guenoun, la vie du cycliste de son premier succès dans le tour de France à vingt-trois ans (il le remportera à quatre autres reprises) jusqu’à sa mort en 1987, trente ans plus tard.
« Anquetil tout seul » met l’accent sur les ambiguïtés d’un champion respecté mais pas toujours aimé. Épicurien dans la vie mais redoutable stratège en compétition, peu expansif (« Exulter n’est pas dans ma nature. Je suis coureur cycliste, pas comédien »), ne cachant ni ses motivations financières ni son recours au dopage, Anquetil impressionne et agace. Roger Bastide écrit de lui : « Sa victoire a la froideur de la perfection » tandis qu’Antoine Blondin résume : « Son attitude a parfois rétréci ses victoires » [1]. Évitant tout jugement, Paul Fournel dresse un portrait subtil de cet homme hors norme. La solitude insondable du champion dans l’effort est particulièrement bien rendue. Les monologues d’Anquetil, répétant jusqu’au vertige : « Si je souffre autant, il n’est pas possible que les autres tiennent le coup », figurent parmi les moments forts du texte.
La scénographie de Roland Guenoun, très inventive, reconstitue joliment l’atmosphère des années 60 et crée de belles images, notamment du coureur prêt à abandonner lors d’un Bordeaux – Paris d’anthologie. Elle est soutenue par des lumières (Laurent Béal), une musique (Nicolas Jorelle) et une vidéo (Léonard) particulièrement réussies. Matila Malliarakis incarne Anquetil avec finesse, donnant à voir, sans jamais être démonstratif, les failles et l’humanité du personnage. À ses côtés, Stéphane Olivié Bisson hérite d’une partition difficile : jouer tous les autres rôles masculins (commentateurs, adversaires, coéquipiers, directeur sportif…). Il s’en acquitte avec une grande humanité et contribue au rythme très vif du spectacle. La seule figure féminine, Janine Anquetil, épouse, muse et manager – personnalité, elle aussi, complexe – est portée avec élégance et justesse par Clémentine Lebocey. Nul besoin d’être amateur de « la petite reine » pour apprécier la soirée : les thèmes en sont universels. Après « 54 x 13 » et « Porteur d’eau », découverts à Avignon cet été, « Anquetil tout seul » prouve une nouvelle fois combien le cyclisme offre au théâtre un sujet passionnant.
Y. A.
Studio Hébertot, jusqu’au 13 novembre 2016. Reprise du 21 mars au 19 avril.
Paul Fournel, Anquetil tout seul, Seuil, 2012, 148 p.
[1] Voici comment l’historien Michel Winock évoque la rivalité entre Anquetil et Poulidor : « Derrière ces deux stéréotypes, le public sent confusément que deux univers s'opposent, comme la modernité et l'archaïsme. [...]. Anquetil est le symbole d'une économie de marché, spéculative, entreprenante. Il boit du whisky, se déplace en avion. Dans le Tour comme dans la vie, c'est un patron. […] Ce goût des Français en faveur de "Poupou", c'est un attendrissement nostalgique pour la société rurale dont ils émergent en ces années de mutation rapide. L'univers anquetiliste représente un avenir froid qu'ils redoutent. […] Les admirateurs de Poulidor savent bien qu'Anquetil est le plus fort, mais le fond de sa supériorité les glace ; ils y sentent l'artifice, la planification, la prépondérance technologique... »
Michel Winock, « Le complexe de Poulidor » in Chronique des années soixante, Éditions Seuil, 1990.
**** Une soirée à ne pas manquer
*** Une excellente soirée
** Une soirée agréable
* On peut voir, ou pas…
° À éviter
Octobre 2016
Nul ne guérit de son enfance
« Un pedigree » est un court récit autobiographique de Patrick Modiano. Accumulant noms, dates, lieux et souvenirs épars, l’auteur tente d’y reconstituer la vie de ses parents avant et après sa naissance : « Que l’on me pardonne tous ces noms et d’autres qui suivront. Je suis un chien qui fait semblant d’avoir un pedigree ». Le père de Modiano est un homme d’affaires louche, incapable d’empathie. À propos de sa mère, une comédienne égoïste, Modiano écrit : « Sous le cabotinage et la fantaisie, le cœur n’était pas tendre ». Tous deux ne cessent de se débarrasser de l’enfant : on l’envoie à Biarritz, où il sera baptisé (ses parents n’assistent pas à la cérémonie). Sitôt de retour à Paris, il est confié à une amie en banlieue. On l’inscrit ensuite dans différents pensionnats, de préférence loin du domicile parental.
« Un pedigree » est un texte bouleversant. Reconstituant une époque révolue (les années 50 et 60), Modiano raconte avec pudeur cette tentative éperdue pour se reconstituer un passé, comprendre ses parents et se vivre enfin comme un fils légitime. On y entend, sans aucun pathos, la souffrance insondable de l’enfant perpétuellement rejeté, mais aussi le salut que constitua l’écriture pour l’adolescent : « L’après-midi de juin où j’ai appris qu’ils acceptaient mon premier livre (…) je m’étais senti léger pour la première fois de ma vie. (…) J’avais pris le large avant que le ponton vermoulu ne s’écroule. Il était temps. » Car le texte, grave, marque aussi le passage d’une enfance vécue comme « en transparence » à l’âge adulte où tous les espoirs sont enfin permis.
Le spectacle se présente comme une (fausse) lecture : ce choix est parfait pour permettre à chacun de s’approprier l’œuvre de Modiano. Refusant tout spectaculaire, Edouard Baer fait corps de manière très impressionnante avec le texte. Son interprétation sobre et très précise est parfaite. Créé en 2008 au théâtre de l’Atelier, « Un pedigree » est repris à Paris cet automne : ne le manquez pas.
Y. A.
Théâtre Antoine jusqu’au 29 octobre 2016.
« Un pedigree », Patrick Modiano, Gallimard 2005 et Folio 2006.
**** Une soirée à ne pas manquer
*** Une excellente soirée
** Une soirée agréable
* On peut voir, ou pas…
° À éviter
Septembre 2016
Intrigues à la cour
Octobre 1514 : le roi Louis XII (Patrick Raynal) épouse Marie (Coralie Audret), sœur d’Henri VIII d’Angleterre, scellant ainsi la réconciliation des deux nations. Catastrophe pour Louise de Savoie (Béatrice Agenin), dont le fils François (Gaël Giraudeau) est appelé à régner depuis son mariage avec la fille de Louis XII, Claude (Maud Baecker) : si Marie donne un héritier mâle au royaume, François sera écarté du pouvoir… Quelques semaines plus tard, l’espion (Yvan Garouel) envoyé par Louise à la cour est formel : Marie est enceinte. Qui est le père : Louis XII, pourtant vieillissant, ou le jeune amant de la reine, Suffolk (Adrien Melin) ? Et surtout… attend-elle un garçon ?
Basé sur des éléments historiques, le texte de Daniel Colas veut faire rire. C’est à la fois sa force (on révise son Histoire à peu de frais) et sa limite : le personnage de François, dépeint comme un coureur vulgaire plutôt sot, et certains procédés comiques, répétitifs ou attendus, alourdissent l’action. La pièce semble avoir été resserrée depuis la première. La densifier encore un peu en soulignerait davantage les atouts : de jolies formules, des moments plus graves particulièrement réussis (Louise évoquant son propre mariage ou l’affrontement entre Suffolk et elle, véritable leçon de machiavélisme) et les caractères de Louis XII et Claude, bien construits, humains, profonds.
La mise en scène de Daniel Colas, efficace, s’appuie sur une scénographie magnifique : les lumières de Kevin Daufresne, la musique de Sylvain Meyniac et les costumes (somptueux) de Jean-Daniel Vuillermoz créent des tableaux saisissants. En tête de distribution, Béatrice Agenin est parfaite en femme de pouvoir obsédée par l’accession de son fils au trône. À ses côtés, Maud Baecker, future reine méprisée par son entourage, Patrick Raynal, souverain aux portes de la mort, et Adrien Melin, amant séduisant et retors, apportent une humanité et un souffle dramatique bienvenus à cette soirée ambitieuse.
Y. A.
Théâtre La Bruyère jusqu’au 4 décembre 2016.
**** Une soirée à ne pas manquer
*** Une excellente soirée
** Une soirée agréable
* On peut voir, ou pas…
° À éviter
Septembre 2016
Hic et nunc, ou pas
Résumer la pièce de Jacques Attali, construite sur plusieurs mises en abyme et uchronies, est une gageure. L’action débute à Paris en 2016. L’Allemagne a gagné la seconde guerre mondiale : le régime nazi règne sur la France. L’homosexualité est un délit, les Juifs ont été parqués dans des réserves en Pologne, aucune femme ne peut devenir auteur dramatique. La censure veille. Deux comédiens (Jean Alibert et Marianne Basler) répètent une pièce (« Présents parallèles ») qui imagine (sacrilège aux yeux des autorités !) que le régime nazi aurait perdu la guerre en 1945. S’interrogeant sur les risques du projet, ils attendent un mystérieux producteur (Xavier Gallais)… Voyage dans le temps : le second acte nous transporte en 1943. Trois comédiens répètent un texte où l’auteur, plaçant l’action en 2016, supposerait que l’Allemagne a gagné la guerre. Vous me suivez ?
Le texte de Jacques Attali est ambitieux. « Présents parallèles » se présente en effet comme une réflexion sur ce que serait un pays encore aux mains des nazis (c’est l’objet du premier acte) et sur la situation actuelle (ce qu’illustre la dernière partie, où l’on retrouve les acteurs en répétition, cette fois dans la France d’aujourd’hui). Mais qu’entendons-nous finalement de nouveau ou de stimulant sur ces questions ? Attali dénonce la « tyrannie [contemporaine] du vide, de l’argent et de la surveillance par tous les moyens » : ce n’est guère original. L’auteur profite également de son texte pour distribuer bons et mauvais points et régler quelques comptes, notamment avec Sartre, « un planqué qui se fait passer pour un rebelle » : on est assez loin de l’ambition affichée.
Servie par une scénographie intéressante (Pascal Crosnier-Beretti), la mise en scène de Christophe Barbier est fluide, mais pourrait davantage aérer le texte, y créer des silences, du mystère. Elle peut pourtant s’appuyer sur trois excellents comédiens : Jean Alibert, Marianne Basler et Xavier Gallais. Investis, solidaires, très justes, ils sauvent la soirée de l’ennui et de la vacuité : gloire à eux !
Y. A.
Théâtre de la Reine Blanche jusqu’au 3 novembre 2016.
**** Une soirée à ne pas manquer
*** Une excellente soirée
** Une soirée agréable
* On peut voir, ou pas…
° À éviter
Septembre 2016
Un huis-clos vénéneux
Fin des années 40. Dans le salon de son appartement de fonction, Andrew Crocker Harris (Jean-Pierre Bouvier) a convoqué un de ses élèves, John Taplow (Thomas Sagols), dont le passage est encore incertain, pour rattraper un cours de grec. L’année scolaire touche à sa fin et, pour Crocker Harris et sa femme Millie (Marie Bunel), l’heure des adieux a sonné : l’enseignant quitte l’établissement pour un autre, moins prestigieux. Les visiteurs se succèdent : un jeune collègue, Franck Hunter (Benjamin Boyer), le directeur de l’école (Philippe Etesse) et Peter Gilbert (Nikola Krminac), le successeur de Crocker Harris venu avec sa femme (Pauline Devinant) visiter son futur appartement.
Le texte de Terence Rattigan, rarement joué en France, est séduisant à plus d’un titre. Par la richesse de son personnage central, d’abord : Crocker Harris, spécialiste reconnu des langues mortes, était promis à un brillant avenir universitaire. Étouffé par sa vie de couple et la médiocrité d’une institution sclérosée, incapable d’exprimer ses sentiments et de tenir tête, il s’est peu à peu éteint, comme broyé par le monde. On peut d’ailleurs comprendre plusieurs personnages comme des doubles de Crocker Harris, qui le renvoient à son passé et à ses échecs : Taplow représente l’âge de tous les possibles, Gilbert le début de carrière prometteur, Hunter le professeur populaire qui a réussi. La pièce, se déroulant en temps réel, est dense et très bien construite. Les dialogues restituent subtilement la pesanteur sociale de l’Angleterre de l’après-guerre et l’atmosphère confinée d’un microcosme où tout le monde vit ensemble, s’épie et se jalouse. Enfin, Terence Rattigan n’impose jamais de point de vue, ni sur les personnages ni sur le dénouement, très ouvert.
La mise en scène de Patrice Kerbrat (qui signe également l’adaptation du texte), fluide et élégante, s’appuie sur une direction d’acteurs très précise jusqu’au plus petit rôle : ce n’est pas si fréquent. Dans une distribution très homogène, Jean-Pierre Bouvier, Marie Bunel et Benjamin Boyer sont particulièrement convaincants.
Y. A.
Théâtre de Poche jusqu’au 22 janvier 2017.
**** Une soirée à ne pas manquer
*** Une excellente soirée
** Une soirée agréable
* On peut voir, ou pas…
° À éviter
Septembre 2016
Le crépuscule de l’Europe
Écrit lors de son exil au Brésil, en 1941, quelques mois avant son suicide, « Le monde d’hier – Mémoires d’un européen » est le testament littéraire et humaniste de Stefan Zweig. Le récit alterne souvenirs personnels, notamment de sa carrière littéraire et des rencontres qui ont marqué sa vie, et analyse politique d’une Europe gangrénée par le nationalisme et le fascisme. Témoin accablé de cet effondrement de l’Europe, Zweig, né en 1881, y présente, davantage que son propre destin, les espoirs engloutis d’une génération.
Les années viennoises de Zweig, avant la première guerre mondiale, apparaissent comme les plus heureuses de son existence. Cosmopolitisme, foi dans le progrès, tolérance « qu’on ne méprisait alors pas comme un signe de faiblesse », omniprésence de la culture : vivre dans la capitale autrichienne apparaît comme un véritable paradis perdu. Cette période coïncide avec la publication du premier livre. Zweig visite Paris, rencontre Rodin, découvre, ébloui, le sculpteur au travail. L’Europe est alors un idéal politique que la première guerre mondiale vient détruire : « Sarajevo fracassa le monde de liberté dans lequel nous avions grandi. » Zweig découvre « le grand mensonge de la guerre » et décidant d’agir avec ses armes (« mon stylo plume et ma conscience ») écrit sa première pièce « Jérémie ». Zweig est ensuite l’observateur lucide et désespéré du désastre de l’après-guerre en Europe. L’inflation et le chômage portent Hitler au pouvoir ; les livres de Zweig sont brûlés en place publique. Comme beaucoup, l’écrivain n’a pas pris la mesure du danger, mais il finit par s’exiler à Londres, où il rencontre Freud. La seconde guerre mondiale éclate quelques années plus tard. Zweig conclut : « l’ombre de la guerre ne m’a jamais quitté. »
L’adaptation de Laurent Seksik de ce texte dense est particulièrement réussie : les thèmes principaux sont conservés, le fil narratif est très clair, la prose toujours fluide. Bien sûr, il a fallu faire des choix : l’engagement pacifiste de Zweig, par exemple, est (trop) peu évoqué et son amitié avec Romain Rolland absente. En revanche, l’adaptation souligne l’actualité de l’analyse de Zweig, notamment lorsqu’il constate, désabusé, l’incapacité de l’Europe à considérer ce qui se passe au-delà de ses frontières…
La mise en scène de Patrick Pineau et Jérôme Kircher refuse tout spectaculaire : dispositif scénique minimal (un rideau en fond de scène, un mur nu, une chaise), éclairages blafards (Christian Pinaud)… Tout cela permet d’entendre le texte sans scorie, mais nécessite du spectateur une forte qualité de concentration. Seul ornement dans ce parti-pris radical, une bande-son très travaillée qui parvient, étouffée, à plusieurs moments de la représentation : bruits de trains, notes de musique, canonnade… Il faut presque tendre l’oreille pour percevoir cet arrière-fond qui souligne le texte très finement.
L’interprétation retenue de Jérôme Kircher participe de cette même volonté d’épure : là non plus, rien de parasitaire ou de superflu. Et si nous avons senti, ce soir-là, quelques petits moments de flottement (est-ce le texte, écrasant, qui échappe un instant au comédien ou une légère baisse de concentration ?), son incarnation de Zweig est très convaincante. Adapter en une heure dix cette œuvre importante tenait de la gageure. Le spectacle, dense, donnera envie à ceux qui ne connaissent pas ce livre de le découvrir, et à ceux qui ont déjà connu le bonheur de cette lecture de le redécouvrir : pari réussi.
Y. A.
Théâtre des Mathurins jusqu’au 23 décembre 2016.
**** Une soirée à ne pas manquer
*** Une excellente soirée
** Une soirée agréable
* On peut voir, ou pas…
° À éviter
Septembre 2016
Hercule Poirot sous acide
Ce soir, la « Société des amis du roman noir anglais » organise son assemblée annuelle. Pour l’occasion, ses membres se sont improvisés comédiens et ont décidé de jouer une pièce policière, « Meurtre au manoir ». La représentation commence… et les ennuis aussi. En fait, les ennuis ont commencé un peu avant, lorsque la régisseuse a arpenté la scène en tentant de remédier à la première défaillance du décor : le portrait fixé au-dessus de la cheminée est tombé. Dans l’impossibilité de le raccrocher, on le remplace par un tableau plus petit, représentant un chien – ce qui n’empêchera pas, plus tard, le comédien de s’exclamer, suivant son texte à la lettre : « C’est le portrait de votre père ? ».
Sur le thème du spectacle où rien ne se déroule comme prévu (déjà exploité par Michel Frayn dans « En sourdine les sardines »[1]), Henry Lewis, Jonathan Sayer et Henry Shields sont parvenus à concentrer en une heure et demie à peu près tous les problèmes possibles d’une représentation. C’est d’abord le décor (très bien conçu par Michel Mugnier) qui, dès la première minute, réserve son lot de mauvaises surprises : la porte ne s’ouvre pas – contraignant la comédienne à s’écrier de la coulisse : « Je n’en crois pas mes yeux ! ». Les accessoires ne sont jamais à la bonne place (ou carrément absents du plateau), la bande-son fait des siennes, notamment lors des tableaux vivants censés souligner les rebondissements de l’intrigue, les bruitages tardent à arriver… Quant aux apprentis comédiens, ils cumulent tous les défauts possibles : sur-jeu ou imitation (la comédienne principale a furieusement tendance à se prendre pour Fanny Ardant), placements imprécis (on écrase régulièrement la main du mort durant la première scène…), liaisons approximatives (« Il cachait z’un grand désarroi »), texte mal appris (et que le comédien a donc écrit sur son costume et ses accessoires pour ne pas être pris en défaut), entrées à contretemps…
Première heureuse surprise, la qualité du texte, qui tout en multipliant gags et trouvailles scéniques, respecte parfaitement les codes d’une pièce policière : rebondissements (plus ou moins crédibles) réguliers et dénouement – clin d’œil à « La souricière » d’Agatha Christie[2] – alambiqué à souhait. On ne peut que saluer, par ailleurs, la précision de la mise en scène et de la direction d’acteurs (rien de plus difficile que de jouer faux, qui plus est dans le chaos perpétuel) et son inventivité. Les comédiens, tous excellents, ne se départissent jamais d’un sérieux tout britannique hilarant. Dans une distribution très homogène où chacun apporte sa personnalité et son humour, on retiendra les performances de Miren Pradier (la jeune première, du moins avant son accident !) et de Nikko Dogz (le majordome).
Au-delà de l’avalanche de gags, le comique naît aussi de la volonté (touchante) de ces (faux) comédiens amateurs de poursuivre coûte que coûte la représentation sans se laisser perturber (et pourtant, il y aurait de quoi) et de respecter au mieux les indications du metteur en scène. Ces « faux british » rendent, de fait, un bel hommage au théâtre, et si l’on rit beaucoup des situations, on ne se moque (presque) pas de ces comédiens débutants : c’est très élégant.
Y. A.
[1] Créé par Robert Dhéry en 1982 au théâtre des Bouffes-Parisiens, et repris en 1993 au théâtre du Palais-Royal sous le titre « Silence en coulisses » dans une mise en scène de Jean-Luc Moreau.
[2] Créée à Londres en 1952, cette pièce policière n’a jamais quitté l’affiche depuis et totalise aujourd’hui plus de 25 000 représentations.
Actuellement au théâtre Saint-Georges.
**** Une soirée à ne pas manquer
*** Une excellente soirée
** Une soirée agréable
* On peut voir, ou pas…
° À éviter
30 juillet 2016
Quoi ? C’est déjà fini ? Il nous semble pourtant n’être arrivés qu’hier… L’heure est venue de clore ces chroniques avignonnaises, après avoir vu soixante-dix spectacles – et en avoir chroniqué vingt-cinq. Voici nos dix coups de cœur, dans l’ordre où nous les avons découverts :
- « L’Iliade » mis en scène par Alexis Perret et Damien Roussineau (Espace Roseau)
- « 54 × 13 » mis en scène par Guillaume Lecamus (Théâtre du Centre)
- « L’affaire de la rue de Lourcine » mis en scène par Patrick Pelloquet (Collège de la Salle)
- « Porteur d’eau » avec Denis Laujol (Gilgamesh)
- « Samuel » mis en scène par Jean-Luc Bosc (Collège de la Salle)
- « La vie bien qu’elle soit courte », mis en scène par Sophie Accard (Buffon théâtre)
- « La promesse de l’aube », mis en scène par Cyril Brisse (Présence Pasteur)
- « Les filles aux mains jaunes », mis en scène par Joëlle Cattino (Girasole)
- « Un petit pas de deux sur ses pas », mis en scène par Aurélien Kairo (théâtre des Lucioles)
- « La main de Leïla », mis en scène par Régis Vallée (Théâtre des Béliers)
La Petite Revue vous tiendra informés, via sa page Facebook, des prochaines dates de ces spectacles. Merci à Mélanie Charvy, Mathias Bentahar, Benjamin Boyer, Alexis Perret, Damien Roussineau, Sandrine Gelin, Jean-Luc Bosc et Cyril Brisse d’avoir accepté de répondre à nos questions : parler théâtre avec ceux qui le rêvent et le créent au quotidien est toujours passionnant.
Merci à mes relectrices de choc, Valérie Vervialle, Marie-France Albert et Alexia Kalantzis. Merci à Patrick de Mareuil pour ses conseils et son amitié. Nos aventures théâtrales continueront prochainement, après quelques jours de vacances !
Y. A.
28 juillet 2016
Paul et Line, un couple bourgeois, se divertissent à recevoir des amis pour en parler ensuite longuement et commenter avec cynisme la soirée. Par provocation, ils décident de convier à leur dîner un SDF, Boris, qui s’intègre à leur quotidien, renversant les rôles. Des trois protagonistes, on se demande qui est la bête, jusqu’au retournement final et à l’explosion de l’animalité.
Dans un décor sobre et élégant – de grands panneaux dans lesquels se reflètent les personnages – symbole du jeu de miroir qui se tisse sur scène, Alain Timár exploite habilement le texte de Charif Ghattas. Musique et lumières soulignent l’ironie de la pièce. Les trois comédiens sont excellents. On retrouve avec bonheur Emmanuel Salinger, parfait dans le rôle de Paul, accompagné par Maria de Medeiros (Line) et Thomas Durand (Boris). Le jeu pervers qui s’installe peu à peu dénonce la comédie sociale et humaine dans un équilibre subtil entre noirceur et ironie. On sort de là plus séduits que choqués, malgré la violence du propos.
« Les bêtes », théâtre des Halles, jusqu’au 28/07 à 16h30.
27 juillet 2016
« J’ai toujours porté ma légende comme une voilette. » sont les premiers mots du joli spectacle de Caroline Loeb consacré à Françoise Sagan, d’après des interviews réalisées entre 1954 (l’année de « Bonjour tristesse ») et 1992.
Sont ainsi retracés l’enfance de l’écrivain, la fin de la guerre, le succès incroyable de son premier livre, son accident de voiture en 1957 – et le traitement postopératoire qui la rendit dépendante à la morphine. Sagan évoque également sa philosophie de vie, ses excès, ses croyances (« Dieu est peut-être une solution, mais ce n’est pas la mienne. ») et son œuvre, à propos de laquelle elle déclare : « Je suis sans illusion sur mes petits romans. Je sais lire. »
Sur un plateau tout en clair-obscur, Caroline Loeb incarne la romancière avec beaucoup de sobriété et d’humanité. Le jeu, comme les extraits choisis, évitent toute caricature et font entendre l’élégante petite musique de l’écrivain. C’est parfois drôle, toujours vif et, sous une apparente légèreté, souvent profond. Si le montage peut paraître un peu décousu, le texte, soutenu par une musique de scène originale de toute beauté (Agnès Olier) fait entrer avec douceur dans l’intimité de Sagan et donne envie de la relire : un bel hommage. « Il faut être poli avec la vie : généralement, elle vous le rend. »
« Je ne renie rien », Entretiens 1954-1992, Françoise Sagan, Éditions Stock, 2014.
« Françoise par Sagan », théâtre Au coin de la Lune, tous les jours à 11h15.
25 juillet 2016
1914. Les hommes sont au front et les usines manquent de bras. Jeanne, Rose, Louise et Julie deviennent « obusettes » dans une usine d’armement. Chacune espère le retour d’un mari ou d’un frère. Ensemble, elles découvrent la pénibilité et le danger de ces emplois, le cynisme du patronat. Ensemble, à force de manipuler des substances chimiques, elles deviennent des « filles aux mains jaunes »… Parmi elles, Louise, la plus lettrée, suffragette, tente d’éveiller ses camarades à la politique.
Évoquer la Grande Guerre à travers le regard des femmes est le parti-pris original de Michel Bellier. L’auteur a su créer des personnages touchants, archétypaux mais sans caricature, d’une grande humanité. Le dialogue est vif, jamais misérabiliste, et servi par quatre comédiennes formidables : Valérie Bauchau, Anne Sylvain, Céline Delbecq et Blanche Van Hyfte. Avec un dispositif scénique simple, mais très élégant et fort bien éclairé, Joëlle Cattino signe une mise en scène sans faute : sa direction d’actrices est précise, l’utilisation du plateau intelligente. On sort émus de cette rencontre avec ces femmes ordinaires et pourtant exceptionnelles. Dans la profusion de spectacles sur ce conflit – centenaire oblige – « Les filles aux mains jaunes » est sans conteste un petit bijou.
« Les filles aux mains jaunes », théâtre Girasole, tous les jours à 20h45.
23 juillet 2016
Algérie, milieu des années 80. Samir dirige le cinéma clandestin « le plus sulfureux » du pays. Et pour cause : on y projette les films sans censure – même les scènes de baisers ! Ce soir-là, on joue « Casablanca »… ou en tout cas une partie. À l’issue de la projection, Samir reçoit la visite de Leïla qui lui demande de raconter la fin du film…
Le texte d’Aïda Asghazadeh et Kamel Isker mêle habilement l’histoire d’un amour (a priori impossible) et celle d’un pays en crise, corrompu, où la censure tente d’étouffer l’imaginaire et où la jeunesse se désespère. Construite en courtes séquences qui impriment au spectacle un rythme soutenu, la pièce, outre le couple principal, réussit à créer une galerie de seconds rôles drôles et touchants. Le lyrisme n’est jamais mièvre, le comique jamais méchant.
Grâce à un décor astucieux et très bien éclairé, l’action se déplace d’un lieu à l’autre en un instant. La mise en scène de Régis Vallée, précise et créative, offre également de belles images, notamment une scène de nuit, lors d’un des rares moments où la ville est approvisionnée en eau. Les trois interprètes (Kamel Isker, Aïda Asgharzadeh et Azize Kabouche), d’une grande humanité, sont excellents. Découvert lors du festival « Mises en capsules » en juin dernier, ce conte humaniste triomphe depuis le début du festival : c’est largement mérité.
« La main de Leïla », théâtre des Béliers, tous les jours à 15h35.
21 juillet 2016
Actrice ratée, Mina Owczynska a placé tous ses espoirs dans la réussite de son fils unique : c’est l’œuvre de sa vie, pour laquelle est sacrifie tout. Et d’ambitions pour lui, elle n’en manque pas : « Tu seras un héros national. Tu seras ambassadeur de France, tu seras Victor Hugo, tu seras prix Nobel ! » L’enfant – le futur Romain Gary – ne cessera d’offrir à sa mère ce qu’elle a rêvé pour lui : « Ma mère avait besoin de merveilleux. » De l’enfance à Vilno à l’arrivée à Nice, des études secondaires à Paris à son incorporation au début de la guerre, la mère et le fils ne se quittent jamais.
L’adaptation du roman de Romain Gary, réalisée par Cyril Brisse, se concentre sur cette relation hors norme. Le récit, limpide, oscillant entre humour (les premières tentatives de Mina pour faire de son fils un artiste) et gravité, se révèle très théâtral.
Céline Dupuis incarne avec beaucoup d’humanité et de nuance Mina, cette mère courageuse et dévouée, possessive et envahissante. Face à elle, Stéphane Hervé est très touchant, faisant du romancier, pourtant quadragénaire, un éternel enfant face à sa mère. Leur tandem fusionnel et tendre fonctionne à merveille. On sort ému par la beauté du texte et la force de l’interprétation.
Entretien avec Cyril Brisse, adaptateur et metteur en scène de « La promesse de l’aube »
La Petite Revue. Quels ont été vos choix d’adaptation ?
Cyril Brisse. J’ai concentré le récit sur les rapports mère – fils, en mettant de côté d’autres thèmes du roman : le rapport de Gary aux femmes, sa recherche de l’amour, la guerre – où il évoque ses camarades et la fraternité. Ce fut difficile à couper mais il fallait un fil narratif, et le rapport mère – fils est universel. Et avec une telle mère, il y avait matière ! (Rires) Mina avait envie que son fils devienne quelqu’un, qu’il réussisse sa vie. Depuis leur départ de Russie, son fils est toute son œuvre : elle investit tout sur lui. Parfois c’est au forceps : il y a des échecs qui sont drôles. Elle le pousse à la danse, à la musique. Cela pourrait passer pour de l’élitisme mais c’est juste pour lui donner des armes.
P. R. Suivez-vous l’ordre du livre ?
C. B. Principalement oui, même si nous nous sommes permis quelques libertés : le texte final, par exemple, est dans la première partie. Ce qui était important, c’était qu’il y ait une continuité pour le spectateur.
P. R. Comment qualifieriez-vous la relation entre cette mère et ce fils ?
C. B. Excessive et nourrissante à la fois. Il faut voir un reportage, sur le site de l’INA, où Gary parle de sa mère : c’est fabuleux. Il lui en veut et il l’adore. Elle le construit. C’est une réalité : on sait combien Gary pouvait mentir mais là, il y a une grande part autobiographique. Ce lien complexe l’a amené à rechercher une excellence dans son travail, dans la littérature, dans ses rapports fiévreux au monde. Il a fait tout ce qu’elle lui a demandé de faire. Tout ce qu’elle voulait en tout cas. Il lui promet beaucoup, pour la rassurer et la calmer.
P. R. Votre adaptation crée quelques moments de dialogue.
C. B. C’est important pour le rythme. La matière littéraire est très dense : il faut de temps en temps que les acteurs se parlent, pour ne pas avoir qu’une adresse frontale. Mais il est important aussi de garder cette matière littéraire. Nous adaptons un roman. C’est pour ça que nous gardons aussi le support des feuilles dans le spectacle – même si les acteurs connaissent leur texte.
« La promesse de l’aube », Présence Pasteur, jusqu’au 27/7 à 15h20.
19 juillet 2016
Nous sommes en 1950 : Tony Curtis a vingt-cinq ans, Marilyn Monroe, vingt-quatre. Il a déjà débuté sa carrière, elle vient d’être renvoyée de la Fox. Elle lit « Madame Bovary » et admire Emma ; lui préfère l’école de la rue. Elle veut s’entraîner, travailler dur pour progresser ; lui fait surtout confiance à son instinct. Elle n’a pas connu son père ; il reste inconsolable d’avoir été le témoin impuissant de la mort de son petit frère. Ils sont beaux mais déjà cabossés. Elle a peur des hommes qui ne voient en elle qu’une proie sexuelle. De son passé, elle veut « tout défaire pour tout reconstruire ». Tous deux ont une revanche à prendre sur la vie.
Tony Curtis a révélé dans ses mémoires l’existence d’une courte relation avec Marilyn, huit ans avant le tournage de « Certains l’aiment chaud ». Jean-Philippe Bêche imagine cette rencontre, et le résultat est très réussi. La pièce, bien construite, évite habilement les écueils du genre : les éléments biographiques sont distillés sans lourdeur, les enjeux dramatiques clairs sans être surlignés. Le dialogue est vif, efficace. Malgré quelques facilités, la mise en scène d’Olivier Macé est élégante, rythmée, fluide.
Jouer Marilyn est une gageure, tant l’actrice est présente dans l’imaginaire de chacun. Maud Baecker est excellente : sincère, juste dans ses enthousiasmes comme dans ses angoisses. À ses côtés, Nicolas Van Beveren, également très convaincant, compose un Tony Curtis séduisant, plus sûr de lui en apparence. Leur couple, crédible, nous plonge avec glamour dans le Hollywood des années 50.
« Tony et Marilyn », Théâtre la Luna, tous les jours à 22h.
18 juillet 2016
Tout est orange dans le grenier d’Anne-Marie : les vêtements, la malle, la trottinette, les chapeaux… Anne-Marie est enceinte de Samuel, dont on vient de diagnostiquer la trisomie 21. « Quand je vais arriver, prévient-il, ça va pas être facile. » Attendant cette naissance qui bouleversera sa vie, Anne-Marie imagine certains des personnages qui croiseront peut-être son fils.
Il y a Marie-Rose, la cousine qui « ne comprend pas qu’avec les progrès de la médecine, une chose pareille soit encore possible aujourd’hui », la professeur d’atelier de peinture, rapidement débordée par l’énergie du petit garçon, Kevin, le copain de football qui tente d’intégrer Samuel dans l’équipe mais déplore : « Même gardien, il sait pas. Sur les sept buts qu’on a pris, il y en a deux où il n’était même pas dans la cage… »
Le texte de Jean-Luc Bosc et Sandrine Gelin, va-et-vient poétique entre dialogues imaginaires et pensées d’Anne-Marie, est original et délicat. Aucun misérabilisme, aucune naïveté non plus : l’équilibre entre tendresse, humour et gravité est particulièrement maîtrisé. Sur un plateau conçu et éclairé avec grande élégance, Sandrine Gelin incarne ces personnages du quotidien avec beaucoup d’humanité. Un joli moment de théâtre.
Quelques minutes après la représentation, nous rencontrons les deux coauteurs du spectacle pour évoquer avec eux la genèse du projet et les étapes de leur travail.
La Petite Revue. Vous dites à la fin du spectacle que le projet est né de votre travail auprès d’enfants trisomiques.
Sandrine Gelin. Oui. J’ai connu un petit garçon, Samuel, qui avait deux ans à l’époque, et sa sœur Alice : deux enfants abandonnés à la naissance suite au diagnostic de trisomie 21 et adoptés par une femme qui cherchait quelqu’un pour s’occuper d’eux au quotidien. Elle ne voulait pas les placer et voulait les « éveiller » le plus rapidement possible : les enfants trisomiques doivent être très stimulés pour pouvoir avancer. C’est moi qui les ai accompagnés pendant deux ans, au départ de leur vie.
P. R. Comment est née l’idée du spectacle et des personnages que vous incarnez ?
S. G. Depuis que je suis devenue comédienne – quelques temps après m’être occupée d’Alice et Samuel – j’ai eu envie de travailler avec des personnes porteuses de trisomie. Un jour, j’ai proposé ce thème pour un spectacle à Jean-Luc et Marie-Emilie Nayrand, les deux autres « Voyageurs debout », en leur disant que j’aimerais être seule en scène et que le spectacle s’appelle « Samuel ». Après, nous avons beaucoup travaillé en improvisation avec Jean-Luc. Nous sommes partis de mon expérience, de lectures, de choses que j’avais entendues sur ce thème-là.
P. R. Les différents personnages sont-ils nés pendant les improvisations ou aviez-vous déjà des idées ?
Jean-Luc Bosc. Quand Sandrine nous a proposé ce thème, nous n’avions pas d’apriori sur la forme, sauf que ce serait un seul en scène. Nous nous sommes rapidement rendu compte que Sandrine n’interpréterait pas Samuel. Ensuite nous avons trouvé intéressant de tourner le regard vers les personnages qui croiseraient, peut-être, Samuel un jour, et de s’amuser à mettre en scène nos propres réactions face à la différence. Nous avons énuméré plusieurs personnages, imaginaires bien sûr, que Sandrine a improvisés. Certains sont nés assez vite. Nous avons filmé les improvisations, puis les avons enrichies. Tout n’était pas clair dès le début. Par exemple, nous ne savions pas que le personnage central serait Anne-Marie, la mère de cet enfant.
P. R. Les adultes semblent assez désemparés face à la différence.
S. G. Je n’utiliserais pas le mot désemparé, j’utiliserais le mot maladroit. La plupart de nos personnages aimeraient être dans l’accueil mais ne savent pas forcément comment faire. Comme nous. Quand j’ai rencontré Alice et Samuel les premiers temps, j’étais, pour le coup, désemparée. J’avais l’impression de ne pas avoir les clés, les codes. Je me suis très vite rendu compte, grâce à leur maman, qu’Alice et Samuel étaient surtout des enfants. Elle m’a aidée à les aborder en laissant de côté la trisomie 21. Tous nos personnages essaient de faire ce qu’ils peuvent, mais ce n’est pas facile.
P. R. Parlez-nous de la scénographie.
J-L. B. Sandrine avait lu une bande dessinée, « Ce n’est pas toi que j’attendais » de Fabien Toulmé [Delcourt, 2014], qui raconte l’arrivée d’un enfant porteur d’une trisomie. Fabien Toulmé a eu l’idée de traiter chaque chapitre en monochrome. Cette idée d’une seule couleur était intéressante, et, au fur et à mesure du travail, comme par hasard, nous avons réalisé que ça avait beaucoup de sens : ce grenier, pour nous, est le grenier de l’imaginaire d’Anne-Marie. Il n’est pas réaliste : tout est orange, c’est un peu bizarre. C’est pour sortir ces personnages de la réalité : ils sont fantasmés par Anne-Marie.
P. R. Un mot sur la voix off de Samuel.
S. G. La voix-off s’est vite imposée quand nous avons décidé que je n’interpréterais pas Samuel. Dans l’idéal, j’aurais beaucoup aimé que Samuel l’interprète mais cela n’a pas été possible. Nous avons choisi un comédien amateur de la troupe d’une amie metteur en scène, Malo Lopez, qui travaille uniquement avec des comédiens porteurs d’une trisomie ou d’une autre forme de handicap. Elle a cherché dans son groupe qui pourrait enregistrer cette voix-off et a proposé Corentin. La difficulté, c’était de trouver quelqu’un qui soit comédien, qui puisse interpréter la voix-off de Samuel mais aussi nous apporter un témoignage, un regard sur sa trisomie 21. Quand Corentin dit dans le spectacle : « Au début j’avais peur du regard que les gens allaient porter sur moi », ce n’est pas quelque chose qui était écrit. C’est lui qui nous l’a livré. Ses témoignages nous ont nourris : nous les avons gardés tels quels dans le spectacle, avec son accord, bien sûr.
« Samuel », Collège de la Salle, tous les jours à 15h35.
17 juillet 2016
Au début des années 2000, Sami Frey pédalait dans un décor de montagnes, égrenant le beau texte de Georges Perec, « Je me souviens » : « Je me souviens que quand Sophie, Pierre et Charles faisaient la course, c'était Sophie qui gagnait, car Charles traînait, Pierre freinait, alors que Sophie démarrait. » Le monde du cyclisme inspire cette année deux spectacles dans le off. Nous vous avons déjà dit grand bien de « 54 x 13 », l’échappée rageuse d’un sans-grade du peloton lors de la 17ème étape du Tour de France (voir l’épisode 7 de nos chroniques avignonnaises).
Le point de départ de « Porteur d’eau » est très différent. Ici, pas de fiction, mais le témoignage de Denis Laujol, cycliste jusqu’à ses 21 ans et qui décide ensuite de devenir comédien. Ses souvenirs de jeune coureur, des tours à vélo dans le jardin de sa grand-mère aux premières compétitions, se mêlent au récit de la vie de Florent Mathieu, coureur belge des années 40 et 50.
Dans une adresse au public chaleureuse, Denis Laujol nous plonge dans l’ambiance du peloton et des « porteurs d’eau », ces équipiers dévoués au leader de leur équipe… au point de devoir redescendre un col si ce dernier est en difficulté. Sur scène, un vélo, un vieux projecteur de cinéma, des guirlandes lumineuses : la place du village de Quaregnon, dans le Borinage, patrie de Florent Mathieu. Servi par une mise en scène très fluide qui réserve de belles images (notamment la course finale), Denis Laujol défend avec un enthousiasme communicatif ce texte pétri d’humanité.
« 54 x 13 », théâtre du Centre, tous les jours à 15h55.
« Porteur d’eau », théâtre Gilgamesh, jusqu’au 27 juillet (sauf les jeudis et vendredis), 21h10.
15 juillet 2016
Lenglumé se réveille avec un inconnu dans son lit. Certes, il se rappelle être allé, en cachette de sa femme, au banquet de l’institution Labadens, où il fut élève, mais « à partir de la salade », c’est le trou noir. Dans ses poches, quelques noyaux de cerises et de petits bouts de charbon… La journée s’annonce mal, d’autant que Lenglumé s’imagine bientôt complice d’un meurtre perpétré la nuit précédente…
La pièce de Labiche, très drôle, est mise en scène avec beaucoup de classe et d’imagination par Patrick Pelloquet. Dans un décor particulièrement réussi, la distribution impeccable (notamment Georges Richardeau en bourgeois dépassé par les événements, et Jean-Marc Bihour, hilarant en valet) virevolte et chante, impulsant un rythme d’enfer au spectacle. Idéal pour débuter la journée.
Ambiance légèrement différente, dans l’après-midi, au Ninon théâtre. « Propaganda » s’ouvre sur quelques mots (les seuls de la pièce) : « 25 décembre 1991. C’est la fin. Pour moi, c’était l’idéal le plus puissant depuis le christianisme. Le communisme était mort. » Le spectacle fait ensuite renaître quelques scènes emblématiques de la défunte U.R.S.S. : défilés militaires, compétitions sportives, travail au kolkhoze…
Par touches subtiles et sans aucune caricature, « Propaganda » évoque l’espoir déçu et l’usure d’un système à bout de souffle. Véritable clown triste, Jean-Pierre Cacérès donne une humanité parfois poignante à cette leçon d’histoire décalée. Un seul-en-scène original et séduisant, malgré quelques longueurs.
Si le matin, les bourgeois n’étaient pas à la noce, l’après-midi ce fut le tour du peuple…
« L’affaire de la rue de Lourcine », Collège de la Salle, tous les jours à 10h15.
« Propaganda », Ninon théâtre, tous les jours à 18h25.
14 juillet 2016
Interviewer Damien Roussineau et Alexis Perret, dont l’adaptation de « L’Iliade » nous a réjouis (Espace Roseau, 10h30), c’est un peu n’interviewer qu’un seul et même comédien, tant les paroles de l’un font écho à celles de l’autre. Retour sur les étapes d’un travail qui les mobilise depuis trois ans.
La Petite Revue. Pourquoi avoir choisi « L’Iliade » ?
Alexis Perret. Nous avions envie de jouer un texte du répertoire. Nous avions aussi trouvé, ayant beaucoup présenté « Regardez mais ne touchez pas » de Théophile Gautier devant des scolaires, que c’était chouette de défendre un spectacle devant des collégiens et des lycéens. « L’Iliade » est extrêmement complexe : je trouvais que c’était un beau projet de pouvoir rendre accessible, grâce au théâtre, ce texte aux collégiens.
Damien Roussineau. Il y avait une envie pédagogique.
A. P. Il y a aussi beaucoup d’adultes qui sont très curieux de découvrir l’œuvre. Si on demande à la plupart des gens si le cheval de Troie est dans « L’Iliade », personne ne sait (en fait, il n’y est pas !).
D. R. On sait assez peu ce qu’il y a dans « L’Iliade » : nous avions vraiment envie de le faire savoir.
P. R. Comment avez-vous travaillé sur l’adaptation du texte ?
D. R. Nous avons lu le livre en notant ce qui nous intéressait dans chacun des vingt-quatre chants. Dans 90 % des cas nous étions d’accord sur ce que nous voulions garder. Nous sommes arrivés assez facilement à une première version. Après, ça a pris du temps de resserrer : au début, il y avait quarante-cinq ou cinquante personnages et ça durait trois heures et demie ! C’est le travail au plateau qui nous a fait épurer, simplifier certains passages.
A. P. À cette étape-là, ce qui a été compliqué, c’est de faire le sacrifice de la beauté du texte. Par exemple, la description des armes d’Achille que fabrique Héphaïstos, c’est un passage de poésie pure que nous voulions vraiment garder. C’est pour cela que nous avons voulu alterner narration et incarnation : certains passages de narration sont magnifiques. Nous ne voulions pas les sacrifier et ne garder que l’incarnation.
P. R. Pour votre travail sur les objets, êtes-vous partis de ce qu’on trouve dans un grenier ou les avez-vous apportés au fur et à mesure de votre travail ?
A. P. Ce fut un gros travail de recherche. C’est un peu comme un masque : trouver l’objet qui, détourné, va permettre d’identifier, de matérialiser un personnage. Par exemple, nous figurons Diomède avec un panier à frites et des pailles jaunes fixées dessus. Ça fait un casque en métal et les pailles hérissées sont vraiment agressives. Or Diomède est vraiment un personnage qui casse tout sur son passage. Les dieux et les déesses sont différenciés par des vêtements longs (un grand peignoir, des couvre-lits, un manteau de fourrure) et les guerriers par des couvre-chefs, jaunes pour les Achéens, rouges pour les Troyens.
D. R. Nous avons beaucoup chiné, beaucoup fouiné dans les greniers des proches, chez Emmaüs… Pendant trois ans, nous avons été monomaniaques. On ne pensait qu’à ça, on avait toujours un regard sur ce qui pourrait servir. Certains objets ont été abandonnés : Patrocle, au début, portait une cagoule… Mais il y a le sens de l’objet et aussi la facilité de manipulation. Certains objets nous plaisaient beaucoup mais étaient trop contraignants, trop compliqués dans le travail.
A. P. Ajax, on l’a trouvé dans la cave de ma mère. Il y avait un pot de chambre qui correspondait à la couleur des Achéens et cette idée est restée.
D. R. Ce jour-là nous étions là pour autre chose et cet objet a surgi. On s’est dit : « Ajax ! » Ça a été évident tout de suite.
P. R. L’organisation du plateau était-elle prédéfinie ou est-elle née pendant le travail ?
A. P. Nous en avions parlé avant. Le plateau est né de notre imagination : on imaginait Troie à gauche pour le spectateur et les bateaux à droite, l’Olympe au fond.
D. R. L’aire de jeu utilisable, c’est la plaine de Troie.
P. R. Comment gère-t-on l’encombrement du plateau pendant le travail ?
A. P. Ce fut un gros travail, comme si l’on travaillait une pâte. On a défriché le texte sur le plateau en se demandant où poser tel objet, où le reprendre. Il y a vraiment eu beaucoup d’heures de répétition. (Rires)
D. R. Un an et demi, à raison de quatre jours par semaine.
P. R. Qu’est-ce qui a été le plus difficile pendant ces répétitions ?
D. R. De couper. Trouver le chemin des objets et le simplifier, c’est assez excitant. Alors que couper, passer de 550 pages à 22, c’est terrifiant. Il y a plein de choses que l’on aimait beaucoup que l’on a dû abandonner.
P. R. Quelles ont été les étapes du travail ?
A. P. Nous avons travaillé en lecture jusqu’à l’été 2015, appris le texte durant l’été et à partir de la rentrée nous avons travaillé au plateau. Mais durant la lecture, nous avions déjà un procédé, avec des étiquettes avec le nom de chaque personnage que nous avancions lorsqu’il parlait. C’est comme ça que nous avons fait la première lecture publique. Après, nous avons fait une lecture au Lucernaire où nous avions déjà tous les costumes. Nous étions au pupitre avec tous les casques et les accessoires sur une table et nous mettions le casque pour jouer chaque personnage.
D. R. Ces étapes étaient obligatoires. Aller au plateau et tout mettre en bazar comme dans un grenier était impossible. Ces étapes ont facilité la simplification, la restitution du texte.
A. P. Pendant longtemps, le spectacle a duré une heure quarante-cinq : c’était trop long. Nous avons dû supprimer des personnages, des scènes. Par exemple la dispute entre tous les Dieux, à la fin. C’est très drôle : ils se font des coups, se tirent les cheveux… On n’imagine pas du tout qu’une bataille des Dieux puisse être si enfantine ! On aurait bien aimé jouer cette scène mais on n’a pas pu.
P. R. Et la répartition de la parole ?
D. R. Ça a bougé aussi. D’une manière générale, Alexis s’occupe du texte des Troyens et moi de celui des Achéens – même s’il y a des moments où ça croise. Forcément on connaît le texte de l’autre tellement ils sont imbriqués.
A. P. Il y a aussi des phrases que l’on dit ensemble.
D. R. Par exemple il y a la manière dont les Troyens attaquent, la manière dont les Achéens ripostent et puis une phrase qui résume ou donne une image sur la situation générale, que l’on dit ensemble. En fait, c’est comme dans l’interview : chacun finit un peu les phrases de l’autre !
"L'Iliade", Espace Roseau tous les jours à 10h30.
13 juillet 2016
Cet automne, il fut un excellent Sydney Chaplin aux côtés de Maxime d’Aboville dans « Un certain Charles Spencer Chaplin ». Avant de jouer à la rentrée aux côtés de Jean-Pierre Bouvier dans « La version Browning », Benjamin Boyer incarne Marc dans « Le sacrifice du cheval » de Michaël Cohen.
La Petite Revue. Parlez-nous du « Sacrifice du Cheval ».
Benjamin Boyer. C’est une pièce de Michaël Cohen, inédite, qui parle d’une famille en décomposition. Selon une vieille coutume argentine, sacrifier un animal (en l’occurrence un cheval) redonne la prospérité à un peuple en difficulté. À l’intérieur de la famille, cela reviendrait à sacrifier un de ses membres pour, éventuellement, redonner la liberté aux autres. Voilà la base du spectacle : le sacrifice peut-il redonner la liberté ? La question reste ouverte. J’aime beaucoup le rôle de Marc, l’équipe et le texte. Nous nous sommes rencontrés en lecture et avons été emballés : il y avait là une vraie aventure humaine et théâtrale possible.
P. R. Qui est Marc ?
B. B. Un chômeur de longue durée, je pense, totalement perdu vis-à-vis des autres et de lui-même. Il ne sait pas ce qu’il veut, est déconnecté du monde qui l’entoure, a du mal à se trouver. Il manque de travail mais aussi d’une forme d’idéal. Tous les personnages de cette pièce peinent à entrer en connexion avec eux-mêmes. Tout est compliqué dans leur rapport aux autres, à la famille, parce qu’ils ne savent pas vraiment vers où ils veulent aller. Chacun est seul : c’est quelque chose qui me parle beaucoup dans cette pièce et résonne dans la société actuelle.
P. R. Marc tente de se révolter, quand même…
B. B. À un moment donné, il est tellement acculé qu’il a besoin d’exploser, comme tout un chacun. Mais cela ne résout pas son problème, ne lui permet pas de se trouver. C’est une première tentative, qui n’est pas totalement un échec : ce sont peut-être les prémices, les graines qui lui permettront d’éclore et de se trouver. Mais ce n’est pas certain. Ce n’est pas écrit, en tout cas.
P. R. À part Marc, ces personnages sont assez peu sympathiques…
B. B. Oui, ils sont dans la guerre perpétuelle des uns avec les autres, dans le malaise. Le malheur qui les accable les rend méchants, agressifs. Ça ne leur laisse pas le temps d’aller chercher autre chose. Ils sont constamment sur la défensive, la peur.
P. R. Quel est le message de la pièce ?
B. B. La pièce ouvre beaucoup de thèmes sur la famille, les rapports en son sein. Pour moi cette pièce raconte des personnages contemporains un peu à côté de leur vie. On en rencontre énormément dans ma génération : très peu de gens sont finalement en accord avec eux-mêmes. Une légende indienne que j’aime beaucoup dit que fut un temps, tous les hommes étaient des dieux, mais qu’ils abusaient tellement de leurs pouvoirs divins qu’on a décidé de cacher la divinité de l’homme. On a beaucoup réfléchi sur l’endroit où la mettre : dans l’océan, dans l’espace ? Finalement, on la cache au plus profond de l’homme, car c’est là qu’il n’ira jamais la chercher. Les personnages du « Sacrifice du cheval » ne font pas ce qu’ils devraient faire parce qu’ils ne se sont jamais trouvés – ou jamais cherchés.
« Le sacrifice du cheval », théâtre du Chien qui fume, tous les jours à 12h35.
12 juillet 2016
Quand le public entre, Suzanne Dufrac est déjà installée, taillant ses crayons, parfaite illustration de la secrétaire des années 50. Sa vie : son bureau, et une grande solitude. Ignorée de ses collègues et de son patron Richard (dont elle est secrètement amoureuse), Suzanne s’invente une nouvelle vie, comme dans un film de George Cukor ou Frank Capra, et devient l’héroïne de sa propre superproduction.
Rêver sa vie quand on ne peut la vivre : « Paper Cut » est un voyage drôle et nostalgique. Le travail sur les objets, détournés, transformés (un parapluie devient manège, une île surgit d’un portfolio) est d’une grande invention. La gestuelle très précise de Yael Rasooly fait vivre cette épopée de papier avec élégance. Nous vous invitons à découvrir cette plongée dans le cinéma noir et blanc américain, où meurtrière et femme fatale ne sont jamais loin.
Lilian Fauger, lui, est un sans-grade du peloton, 77ème au classement général du Tour de France au départ de la 17ème étape. Mais ce jour-là, il a décidé de tenter une échappée. Pour tenir, il lui faut oublier la douleur, et penser à autre chose : son enfance dans le Nord, ses parents qui doivent regarder l’étape à la télévision. Rapidement, la rage devient le moteur de son effort.
Le texte de Jean-Bernard Pouy est passionnant ; nul besoin de connaître le cyclisme pour l’apprécier. Sur le plateau, un coureur miniature en métal et tissu et, pour l’incarner, Sébastien Beck. Sa performance est remarquable : précision d’une gestuelle inventive et parfaitement maîtrisée, clarté de la diction, humanité du jeu. La mise en scène de Guillaume Lecamus, très élégante, insuffle un rythme idéal au spectacle. « 54 x 13 » est un de nos coups de cœur de ce début de festival.
« Paper cut », théâtre Lila’s, tous les jours à 11h.
« 54 x 13 », théâtre du centre, tous les jours à 15h55.
10 juillet 2016
Deux adaptations de l’Iliade (d’une heure vingt chacune : une gageure pour un tel texte !) sont à l’affiche du festival off. L’une, mise en scène par Pauline Bayle (La Manufacture, 21h20) a obtenu cette année le prix des lycéens au festival Impatience du théâtre de la Colline. L’autre, mise en scène et interprétée par Damien Roussineau et Alexis Perret (Espace Roseau, 10h30) s’appuie sur l’excellente traduction de Jean-Louis Backès. Difficile d’imaginer partis-pris plus opposés, tant dans la scénographie que dans le jeu !
Sur un plateau épuré et sombre, Pauline Bayle choisit, avec des moyens simples mais très maîtrisés, de mettre en relief la violence des combats et des sentiments. Pari réussi : certaines images sont particulièrement fortes et la pièce véhicule de beaux moments d’émotion. Les cinq jeunes comédiens assument plusieurs rôles, ce qui ne nuit jamais au déroulement narratif. Si le jeu manque parfois de maturité, on comprend l’enthousiasme du jury lycéen devant ce spectacle très prometteur.
Après la mort de leur père, deux frères se retrouvent dans le grenier de la maison familiale. Là se sont accumulés, au fil des ans, les brimborions hétéroclites de leur jeunesse. C’est ici qu’autrefois, ils « jouaient à l’Iliade », détournant les objets et incarnant tour à tour chacun des personnages (trente-cinq !).
Damien Roussineau et Alexis Perret, déjà comparses dans l’excellent « Regardez mais ne touchez pas » mis en scène par Jean-Claude Penchenat, s’amusent manifestement beaucoup à réinventer l’épopée homérique. Leur complicité est évidente, heureuse. Leur mise en scène, très physique et d’une grande précision, alterne parodie (parfois hilarante) et moments d’intimité. En retrouvant leur âme d’enfant, ces frères-là font peut-être leur deuil : des vertus du jeu comme antidote au chagrin.
Alors, lequel aller voir ? Les deux !
9 juillet 2016
Le plaisir d’Avignon, c’est pouvoir se réjouir dans la même journée d’un texte puissant de Stefan Zweig et de la fantaisie délicieuse du duo musical « La framboise frivole ». Récit.
Mars 1912. Sur le bateau qui le ramène de Malaisie après cinq ans d’exil, un médecin dévoile le secret de son retour. L’adaptation du texte de Stefan Zweig, fluide, fait parfaitement entendre la puissance de la langue. La mise en scène de Caroline Darnay, élégante et inventive, est servie par une création lumière (Denis Koransky) remarquable. Dans une adresse au public qui ne met jamais le spectateur mal à l’aise, Alexis Moncorgé défend avec fougue et nuance ce médecin désespéré et terriblement humain.
Revoir les deux complices de la Framboise Frivole (Peter Hens et Bart Van Caenegen), c’est comme retrouver de vieux amis. Voilà 20 ans que leurs aventures musicales enchantent nos oreilles et oxygènent nos zygomatiques. Classique, standards de la pop, comédies musicales et variété, tout y passe, revisité avec virtuosité et humour. Ce centenaire – sans ténor ? – explore avec bonheur l’œuvre de Léonard de Vinci… et le protocole royal belge. Aucune fausse note dans ce nouvel opus réjouissant : courez-y !
On pourrait aussi vous parler du plaisir de dialoguer avec des comédiens présentant leur spectacle avec enthousiasme, du chant des cigales ou de nos soupers rue des Teinturiers hors du temps et de l’agitation du monde...
"Amok", théâtre du Roi René (17h50)
"La Framboise Frivole", théâtre du Balcon (20h20)
8 juillet 2016
L’événement artistique et mondain de ce début de festival, c’est la première des « Damnés », mis en scène par Ivo Van Hove, qui marque le retour de la Comédie-Française dans la cour d’honneur du Palais des Papes après 23 ans d’absence. La tension est palpable sur le plateau comme dans la salle.
La soirée, très attendue, ne déçoit pas. Les scènes de groupes sont particulièrement réussies et l’utilisation de la vidéo souligne avec finesse le travail des comédiens. Elsa Lepoivre et Loïc Corbery dominent une distribution haut de gamme.
La pièce sera reprise salle Richelieu à partir du 24 septembre. Nous vous conseillons ce spectacle aux troublantes résonances avec l’actualité : « Cela ne sert à rien d’élever la voix quand il est trop tard. »
7 juillet 2016
Après « J’appelle mes frères », qui fut un de nos coups de cœur du festival l’année dernière, la Compagnie Les Entichés présente sa nouvelle création, Provisoire(s). Rencontre avec Mélanie Charvy, auteur et metteur en scène, et Mathias Bentahar, un des comédiens du projet.
La Petite Revue. Quel est le thème de votre nouvelle création, Provisoire(s) ?
Mélanie Charvy. C’est une écriture de plateau sur les intervenants sociaux qui travaillent auprès des demandeurs d’asile, suite à une immersion de toute l’équipe à France Terre d’Asile sur leur plate-forme de Créteil.
Mathias Bentahar. J’étais avec les personnes qui accueillent les demandeurs et s’occupent de leurs droits. À ma grande surprise, c’était un peu l’usine. Ils sont obligés de mettre l’humain de côté, c’était assez impressionnant.
P. R. Et comment avez-vous travaillé après cette immersion ?
M. C. Après France Terre d’Asile, nous avons eu d’autres rencontres avec des personnels de l’ASSFAM qui travaillent en centre de rétention, du Réseau Éducation Sans Frontières, d’un collectif de sans papiers. Parler avec ces intervenants sociaux a fait tilt. Nous avons eu envie d’évoquer les demandeurs d’asile via ceux qui les accueillent, la pression qu’ils subissent et comment ils arrivent – ou non – à gérer l’humain. J’ai écrit une liste de personnages, désirant que chacun des sept comédiens ait un rôle majeur, en fonction de son propre parcours. Après avoir créé ces personnages et la trame, les comédiens ont beaucoup improvisé au plateau. J’enregistrais ou filmais ce travail. Les passages les plus intéressants ont constitué ma trame pour continuer l’écriture.
P. R. Que veut raconter le spectacle ?
M. C. À quel point on est dans une détresse humaine. Les demandeurs d’asile viennent de pays où ils ne peuvent pas rester : ils partent pour sauver leur vie et celle de leur famille, et la manière dont on les accueille en France est complètement déshumanisée. On ne réfléchit qu’en numéro de dossier, en cas juridiques. Les intervenants sociaux ont tellement de pression et si peu de finances qu’il n’ont pas la possibilité d’être humains. Après, on ne donne pas de morale. On essaie de représenter un état des lieux. Il y a des scènes extrêmement réalistes qui sont des moments que nous avons pu vivre. La réalité est même pire que ce que nous montrons.
M. B. Cette déshumanisation obligatoire s’applique à d’autres corps de métiers. On le voit bien avec les policiers, par exemple. C’est un système : le travail, à certains endroits, décrépit l’humain. Nous l’avons vraiment découvert pendant les rencontres à France Terre d’Asile.
M. C. Tous les intervenants sociaux que nous avons rencontrés étaient très contents de nous recevoir et totalement débordés. Ils parlaient vite, de manière très codée. À France Terre d’Asile, la personne qui m’accueillait parlait de « stocks », de « flux », je ne comprenais rien ! Les intervenants tiennent un an, un an et demi, pas plus. Ils reçoivent des gens qui vivent des situations horribles et sont eux-mêmes surmenés. Ce surmenage nous a sauté au visage. On doit faire du chiffre, aller vite. C’est incroyable : c’est un système complètement fou.
Provisoire(s) au théâtre du Grand Pavois, les jours impairs à 17h.
6 juillet 2016
Si les représentations du off débutent le 6 (pour les générales) ou le 7, le festival commence véritablement avec l’autorisation, pour les troupes, d’afficher dans la ville. Cette année, le moment fatidique est fixé au 5 juillet, 11h. Dans le meilleur des cas, tout a été préparé en amont : les affiches, collées sur les cartons, ficelles installées aux quatre coins, patientent dans des valises, des caddies… ou des brouettes. Si les spectacles aux budgets les plus importants délèguent ce pensum éprouvant, les compagnies moins fortunées le font elles-mêmes. Dès 10h, les équipes, postées aux points stratégiques, hésitent à braver l’heure officielle…
La grande grille de la rue des Lices est attaquée vers 10h30. Une jeune femme, consternée, lâche : « C’est parti… Je ne mets plus les pieds à Avignon pendant trois semaines. » Place des Corps Saints, on tend des ficelles entre les arbres, au-dessus des clients des restaurants. Devant le lycée Saint Joseph, ils sont près d’une dizaine accrochés aux grilles. La hauteur maximale autorisée est fixée à 3 m. Perché sur une échelle, affiche et ficelle en main, un jeune homme s’interroge : « Trois mètres, je me rends pas compte. C’est bon là ou pas ? »
Avant midi, il ne reste plus une gouttière, un poteau, une barrière, un panneau ou une grille qui ne soit recouvert. Un comédien un peu en retard flâne, son paquet d’affiches sous le bras : « Je vais le nez au vent. Il reste peut-être quelques places… »
4 juillet 2016
La première mission de tout festivalier, c’est l’étude du programme du off (« La Bible ») qui, pendant un mois, nous accompagnera, lu et relu, griffonné, annoté, pris et repris sans cesse pour peaufiner un planning qui évite – par exemple – de devoir cavaler d’un bout à l’autre de la ville avec seulement cinq minutes de battement entre deux spectacles…
Nouveauté de cette année, le programme signale les productions jouées pour la première fois dans le off (ce qui n'empêche pas certaines d'avoir déjà beaucoup tourné) et les spectacles amateurs (à peine 3 % du off, ce qui semble peu : quels ont été les critères présidant à l’attribution de ce label ?).
Sans surprise, l’auteur le plus joué cette année est… Molière! Original, non ? Viennent ensuite Shakespeare, Hugo, Musset et Maupassant (près de 60 spectacles à eux cinq). Question de droits d’auteur ? Souhait des compagnies de miser sur des valeurs sûres ? Manque de curiosité ? Côté écritures contemporaines, les modes changent : Fabrice Melquiot, souvent programmé ces dernières années, est absent. Exit également Michel Vinaver et Philippe Minyana, aux répertoires pourtant larges et de grande qualité. Une seule pièce de Jean-Luc Lagarce (« Les règles de savoir-vivre dans la société moderne » au théâtre du Roi René, découverte l’année dernière et que nous vous conseillons), deux de Koltès...
Entre textes classiques rebattus et grands auteurs contemporains boudés, charge au spectateur curieux d'aller à la découverte des écritures nouvelles!
Juin 2016
Une soirée appliquée
Amour, désir, ambition, trahison. « Britannicus » met en scène l’exacerbation des passions humaines à un moment clé : celui où l’empereur Néron (Laurent Stocker), porté sur le trône par sa mère Agrippine (Dominique Blanc), bascule progressivement dans la tyrannie, manipulé par le perfide Narcisse (Benjamin Lavernhe) et poussé par son désir pour Junie (Georgia Scalliet) qu’il enlève à son frère Britannicus (Stéphane Varupenne). Cette oscillation entre le bien et le mal, entre la faiblesse et la force se construit au gré des alliances qui se nouent et se dénouent entre Agrippine, Britannicus, Burrhus (Hervé Pierre), Néron et Narcisse.
Un classique du répertoire dont la dernière production salle Richelieu remonte à 1989 [1], un metteur en scène – nouveau directeur du théâtre de l’Odéon – important, une distribution prometteuse, l’entrée dans la troupe d’une immense comédienne (Dominique Blanc) : nous espérions beaucoup de la soirée : trop, sans doute.
La scénographie choisie par Stéphane Braunschweig est résolument moderne : le décor figure une salle de réunion impersonnelle, les costumes sont contemporains. Ce parti-pris ne choque pas, mais ne s’accompagnant d’aucune lecture claire de la pièce, paraît un peu vain, à l’image du décor, à peine utilisé. La direction d’acteurs est plus déroutante encore. En évitant tout pathos, tout spectaculaire, en faisant entendre le texte sans éclat de voix, nu, Stéphane Braunschweig le prive de son souffle tragique, de sa tension, de ses passions. L’action est tellement feutrée, étouffée, qu’il finit par ne plus rien se passer sur le plateau. Les comédiens sont souvent figés, sans parler des témoins muets des scènes (tantôt Albine, Narcisse ou Burrhus) qui semblent à peine dirigés : pourquoi ?
Alors, faute de souffle, on observe, extérieur, ces (excellents) comédiens au travail : l’articulation impeccable de Dominique Blanc, le regard de Laurent Stocker traversé en un instant par la folie, la présente toujours très juste de Stéphane Varupenne. Indéniablement, tout ce beau monde joue bien et fait entendre le texte : mais n’est-ce pas, dans les ors de la salle Richelieu, le minimum ?
A. K et Y. A.
Comédie française jusqu’au 23 juillet 2016.
**** Une soirée à ne pas manquer
*** Une excellente soirée
** Une soirée agréable
* On peut voir, ou pas…
° À éviter
[1] Mise en scène de Jean-Luc Boutté, Richard Fontana jouant Néron et Françoise Seigner Agrippine.
Mai 2016
Jour 1 : Un bain de jouvence
Péplum, une histoire vraie
David, ouvrier en bâtiment (Bastien Bernini) croise Romuald (Guillaume Clerice), un jeune homme vêtu d’une toge qui lui propose de venir construire une colonne dans son jardin. Romuald (que tout le monde appelle Romulus) semble avoir renoncé à la modernité. Ses loisirs ? Regarder en boucle des péplums à la télévision en croquant du raisin, et s’égayer dans son jardin avec quelques amis… Mais la réalité est peut-être moins reluisante : caveat fallaciae… Si l’écriture de Guillaume Clerice et Bastien Bernini pourrait parfois être plus ciselée, on sort charmé de ce spectacle décalé et drôle, servi par une mise en scène (Benjamin Gauthier) extrêmement ingénieuse.
Acteur 2.0
Félix, comédien pourtant prometteur (Félicien Juttner), est maintenant démonstrateur au rayon caméscopes d’un magasin d’électroménager. Sa dégringolade est complète lorsqu’il aperçoit un jour dans une télévision son double virtuel, un comédien 2.0, infatigable, capable d’apprendre n’importe quel texte en six secondes, qui se prépare à le remplacer. Le spectacle de Jean-Christophe Dollé et Clotilde Morgiève s’appuie sur un dispositif scénique original et un travail vidéo remarquable (François de Galard). Si le texte n’évite pas, parfois, un certain didactisme, ce face-à-face terrible entre Félix, comédien jetable en bout de course et son double déshumanisé mais techniquement infaillible est très touchant.
La main de Leïla
Algérie, années 80. Salim dirige « le plus sulfureux » cinéma d’Alger. On y projette en effet les films sans censure – même les scènes de baisers ! Ce soir-là, on joue « Casablanca »… « La main de Leïla » est l’histoire d’un amour (a priori impossible, forcément !) et l’histoire d’un pays : une Algérie en crise, corrompue, où la censure tente d’étouffer l’imaginaire. Mis en scène avec beaucoup d’élégance par Régis Vallée et servi par trois excellents interprètes (Kamel Isker, Aïda Asgharzadeh et Azize Kabouche), ce très joli conte humaniste sera joué, dans une version longue, à Avignon cet été : nous avons hâte de le découvrir.
Un dimanche après Drucker
Tout commence par une tentative – ratée – de selfie. Nous sommes dimanche. Un couple de jeunes parents a invité trois amis à dîner. Personne n’a rien à se dire ; tout suinte l’ennui et le consensus mou. Les banalités fusent, entre bons plans pour nettoyer la table ou choisir un café (bio, bien sûr) moins cher que Nespresso. Mais les convives sont interrompus par les pleurs du bébé… Cette création collective des « Soirées Plaisantes » est hilarante : il y a là, condensés, les désarrois ordinaires des bobos (dont l’angoissant problème du lacto-scepticisme !) et les platitudes que chacun se souviendra avoir dit pour animer une soirée où l’on préfèrerait être ailleurs. Moralité de cette lamentable (mais réjouissante !) journée : il peut être risqué de chanter « Nantes » à un bébé énervé…
Conférence et goûter surprise
Cela ressemble à une rencontre d’après-spectacle entre interprètes et spectateurs. Quelques questions convenues sont posées : comment se lancer dans le métier ? Le théâtre engagé est-il un théâtre militant ? Quel sera le théâtre du 22ème siècle ? À partir de cette situation, la compagnie « Les sans cou » (Clément Aubert, Romain Cottard, Paul Jeanson et Arnaud Pfeiffer) a créé un OVNI théâtral. Le spectacle est à la fois très drôle (notamment sur la pseudo-communion entre acteurs et spectateurs), bien vu (quand il brocarde le théâtre jeune public) et très touchant lorsque l’un des comédiens se voit rattrapé par ses souvenirs. On sort de là secoué, mais pas seulement de rire.
Jour 2 : Coup de froid
Comme elles inspirent
Elles sont cinq. Cinq femmes qui parlent de leurs vies, depuis le sentiment, dans une cour d’école, d’être moins jolie que ses camarades, à la douleur, adulte, de devoir accompagner sa mère dans ses derniers moments. Entre les deux, elles auront connu une adolescence plus ou moins douloureuse, la rencontre (ou non) du grand amour, la vie quotidienne noyée dans les tâches ménagères, la routine d’une vie qui rassure – ou étouffe. Elles auront dû apprendre (parfois difficilement) à aimer et élever leurs enfants, puis à devenir la mère de leur propre mère… Endossant tour à tour les différents personnages, Léna Brabant, Julie Debazac, Elise Diamant, Deborah Grall et Sophie Le Tellier donnent vie avec beaucoup de tendresse au texte souvent touchant de Raphaële Moussafir. Si la mise en scène est un peu inégale, l’humanité des cinq comédiennes émeut et parle à chacun(e).
Pour en finir avec Zorro
Après « Née sous Giscard », Camille Chamoux présente son nouveau seul en scène, dont la version longue sera créée en septembre à Paris. Après un préambule original sur l’extérieur (la vie que l’on comprend mal) et l’intérieur (le théâtre, lieu des illusions), Camille Chamoux raconte sa vaine tentative pour apprendre l’anglais à des moines tibétains, son emménagement dans un « quartier mixte » parisien et, surtout, sa maternité. Si certains thèmes sont assez attendus (les bobos, l’Islam, le mauvais caractère des français), la comédienne touche juste dès qu’elle évoque l’intime : les premiers jours à la maternité « où maman pleure tout le temps et papa, qui a dormi 37 minutes, est à cran », sont très drôles. Égratignant les parents d’aujourd’hui, « qui font des enfants pour vite, vite les confier à des personnes compétentes », Camille Chamoux s’interroge sur la transmission et son nouveau rôle de mère. Elle tient là un très beau thème sur lequel elle devrait concentrer son propos.
La fille qui a décidé de vivre
Kimmy a 14 ans et, après la mort de sa mère, est prostituée par son père et son frère. Mira, un garçon de son âge, se lie avec elle et l’aide à changer de vie. Le texte de Christèle Sabalot-Jungalas, parfois un tantinet misérabiliste, veut trop en dire, sans laisser leur place aux silences, aux non-dits. La mise en scène (assumée par l’auteur, pari toujours risqué) surligne encore le propos, faisant souvent pléonasme, parfois à la limite du ridicule, comme cette scène de bagarre jouée au ralenti. Il a manqué à ce spectacle un regard extérieur et, malgré la gravité du sujet, un peu de sous-entendus, de mystère.
Penser qu’on ne pense à rien, c’est déjà penser quelque chose
Paulbert et Gérald sont cousins. Leur métier ? Ecrire des conversations commandées par des gens qui ne savent pas quoi dire. Leur catalogue est large : brouhaha, discussions d’ascenseur, conversation entre amis… Barbara débarque dans leur boutique (une ancienne épicerie) à la recherche d’une bouteille de vin. « Tout n’a-t-il pas déjà été dit ? » se demande Pierre Bénézit dans cette pièce absurde et drôle. Sous une apparente légèreté, l’auteur, servi par trois excellents comédiens (Vincent Debost, Olivier Broche et Anne Girouard) aborde des sujets profonds, entre peur de ne savoir quoi dire et risque que les sujets de discussion, « comme tout le monde en vieillissant, se fatiguent ».
I.D.
Le principe de la pièce de Rasmus Lindberg est de faire du spectateur, à qui les comédiens s’adressent dès les premières répliques, un des personnages de la pièce. Développant une histoire selon le principe des jeux d’enfants (« On dirait que je serais… »), le personnage central se retrouve alors entraîné dans des aventures improbables aux multiples rebondissements. Difficile d’être convaincu par ce texte dont le procédé, pourtant original, tourne assez rapidement à vide. « Il faut finir votre histoire, sinon il peut arriver n’importe quoi » glisse un des comédiens vers la fin de la pièce : on ne saurait mieux résumer ce spectacle qui, malgré l’énergie des huit comédiens, ne dépasse pas l’exercice de style un peu vain.
Jour 3 : Le retour du soleil
Comme une odeur de linge mal séché
Elle lit un magazine, il joue au Mikado. Elle lui parle, il n’écoute pas. Elle le quitte. Soulagé, il rappelle son ex… Énième variation sur l’incommunicabilité entre les êtres et l’égoïsme de l’Homme, « Comme une odeur de linge mal séché » fait parler les personnages sans censure ni souci de la présence des autres. Mais l’idée, si drôle et maîtrisée, par exemple, dans « Kvetch » de Steven Berkoff, tourne ici au procédé et le texte, répétitif, dit finalement peu de choses.
Merci pour le bruit
Pour ses trente ans, Lisa (Charlotte Gabris) a organisé une fête. Problème : aucun de ses amis n’est venu et son compagnon, avec qui elle s’est fâchée le matin même, semble également bouder la soirée. Seul arrive finalement Jean-Claude (Vincent Desagnat), le voisin du dessous, venu se plaindre… de l’absence de bruit. Sur un schéma assez classique (la rencontre de deux solitudes), Charlotte Gabris évoque avec élégance la difficulté d’être, d’assumer ses choix et d’oser réaliser ses rêves. Dans un décor très soigné, les deux comédiens, excellents, livrent une tranche de vie délicate, drôle et touchante. Un très heureux moment.
Elle et l’infini
« Voici l’histoire véridique d’une femme qui n’existe pas » annonce, en préambule, un des comédiens. Plus précisément, « Elle et l’infini » présente une femme anonyme et remarquable : une mathématicienne. Nous l’accompagnons tout au long de sa vie : enfant, lorsqu’ elle découvre le symbole de l’infini (« Le plus beau cadeau que l’on m’ait jamais fait »), adolescente, en révolte contre sa mère qui ne comprend pas cette passion, adulte, devenue enseignant-chercheur, puis grand-mère répondant aux questions de sa petite-fille (« – Comment as-tu fait pour réussir ? – J’ai essayé. ») Le texte de Cyril Vernet et Emilie Lambert, original, est particulièrement réussi. Servi par trois comédiens convaincants (Anne Puisais, Xavier Guerlin et Emilie Lambert) et très joliment mis en scène, cet hommage au courage d’entreprendre (et aussi à la beauté de cette matière parfois abstraite) est un joli voyage.
Brice Gouberte ou la quête du magnifique néant
C’est la dernière étape du recrutement ; deux candidats restent en lice. À l’issue de trois épreuves (vanter la candidature de l’autre, répondre à des questions ineptes et jouer aux chaises musicales), Brice Gouberte (Florent Chesné) est embauché. Devenu un employé modèle totalement inféodé à son patron (Benjamin Bourgois), Brice se voit confier des missions de plus en plus douteuses… Cynique, souvent drôle et totalement désespéré, « Brice Gouberte ou la quête du magnifique néant » explore la toute-puissance de l’entreprise et le caractère désormais jetable de ses salariés. La scénographie très astucieuse de Jean-Romain Krynen (des Lego géants qui emprisonnent les candidats) donne une dimension supplémentaire à ce propos léger en apparence, mais finalement très violent.
Je vais voir quelqu’un
Comment choisir son psychanalyste ? Comment gérer le transfert ? Combien de temps dure une thérapie ? À partir de courtes scènes où se croisent patients (sceptiques ou enthousiastes) et médecins (maîtres d’eux-mêmes ou totalement anxieux), Julien Sibony a construit un texte drôle, intelligent, inattendu (la découverte par l’un des comédiens que son analyste est dans la salle est un moment hilarant) et jamais caricatural. Soutenu par une mise en scène très précise, la distribution, excellente (Emilie Caen, Caroline Anglade, Michael Abiteboul, Gil Galliot, Thomas Séraphine) imprime un rythme d’enfer au spectacle, probablement l’un des meilleurs de cette cuvée.
Y. A.
Ciné 13 théâtre jusqu’au 11 juin 2016.
Informations pratiques
Chaque soirée propose 5 spectacles, à 19h, 19h45, 20h30, 21h15 et 22h.
Jour 1 : les lundis et jeudis
Jour 2 : les mardis et vendredis
Jour 3 : les mercredis et samedis.
Mai 2016
À la guerre comme à la guerre
Quelques mois avant la fin de la seconde guerre mondiale, les savants allemands du « Club de l’uranium », chargés de mettre au point la bombe atomique, sont capturés par les alliés. C’est près de Cambridge, à Farm Hall où ils sont enfermés, qu’ils découvrent le 6 août 1945 le bombardement d’Hiroshima. Doivent-ils considérer cette « réussite » américaine comme un échec de leurs travaux, ou se réjouir de n’avoir pas à porter la responsabilité des milliers de morts provoqués par la première bombe atomique ? Les scientifiques débattent, ignorant que les alliés ont truffé Farm Hall de micros et écoutent leurs conversations…
Le thème de la responsabilité morale du chercheur a déjà été abordé, notamment par Claude Cohen dans « Qui es-tu Fritz Haber ? » où le chimiste allemand et sa femme se déchiraient sur l’utilisation militaire (l’emploi du chlore comme gaz de combat) de leurs découvertes scientifiques. Dans le domaine des arts, le rôle de l’intellectuel sous une dictature est également au cœur de « À tort et à raison » de Ronald Harwood, toujours à l’affiche du théâtre Hébertot. Quitter son pays ou y demeurer ? Poursuivre son métier ou y renoncer ? On retrouve dans « Fission » des interrogations proches de celles de Furtwängler chez Ronald Harwood.
Véritable concentré d’Histoire, la pièce de Jacques et Olivier Treiner (le premier, physicien et ancien enseignant à l’université Pierre et Marie Curie, le second, auteur de pièces et de scénarios) est basée sur certains propos réellement tenus par les protagonistes. [1] Elle présente ainsi la construction par ces savants d’un discours « officiel » pour justifier leur échec : « Si nous avions voulu que l’Allemagne gagne, nous aurions trouvé la bombe. » résume Carl Friedrich von Weizsäcker [2] (Benoît di Marco). On sait aujourd’hui que cette version est fausse, mais promue alors par Weizsäcker pour se dédouaner de toute responsabilité morale.
Deux personnages émergent de cet aréopage sous tension : Otto Hahn (Christian François) et Lise Meitner (Marie-Paule Sirvent). Les deux physiciens ont travaillé ensemble à Berlin pendant vingt ans. Après l’exil de Meitner pour la Suède en juillet 1938, ils continuèrent à échanger sur leurs travaux, se rencontrant même clandestinement à Copenhague fin 1938. C’est pourtant Otto Hahn, qui recevra, seul, le prix Nobel de chimie en 1944 pour sa découverte de la fission nucléaire… Le bombardement d’Hiroshima bouleverse Hahn : « Je rentre chez moi avec 100 000 morts dans mes valises. Comment vivre désormais ? » Weizsäcker s’empresse de le rassurer : « Vous avez découvert la fission, mais ce sont les américains qui ont inventé la bombe. »
Mélangeant les époques (1938, 1945 et l’après-guerre), le texte est riche, mais ne bénéficie pas, hélas, d’une production à sa hauteur. Avec peu de moyens, la mise en scène de Vincent Debost, malgré quelques scories comme ces tableaux d’écoliers couverts de formules scientifiques, est plutôt efficace. Les réserves viennent principalement de la distribution. Exception faite de Marie-Paule Sirvent et Christian François, les comédiens, très monolithiques, paraissent peu investis. Si la soirée intéressera les férus de science, les amateurs de théâtre risquent fort de rester sur leur faim.
Y. A.
Théâtre de la Reine Blanche jusqu’au 22 juin 2016.
**** Une soirée à ne pas manquer
*** Une excellente soirée
** Une soirée agréable
* On peut voir, ou pas…
° À éviter
[1] Les enregistrements des conversations de Farm Hall ont été rendus publics en 1993.
[2] Physicien allemand (1912 – 2007), Carl Friedrich von Weizsäcker intègre, durant la seconde guerre mondiale, de l’équipe chargée de mettre au point la bombe nucléaire. En 1957, Weizsäcker fit partie des « 18 de Göttingen », un groupe de dix-huit chercheurs opposés à la décision du chancelier Adenauer d’équiper l’Allemagne de l’ouest d’armes nucléaires tactiques.
Avril 2016
Formé à l’école de la rue Blanche, Benoit Giros a notamment joué dans « La mouette » et « Ordet » mis en scène par Arthur Nauzyciel, et dans « Le jardin secret », d’après « Souvenirs et solitude » de Jean Zay. Il met actuellement en scène « Old Times » d’Harold Pinter au théâtre de l’Atelier, avec Adèle Haenel, Emmanuel Salinger et Marianne Denicourt.
La Petite Revue. Comment avez-vous découvert cette pièce ?
Benoit Giros. Au départ, je voulais travailler sur « Le scénario Proust », écrit par Pinter en 1972, pour un film que Joseph Losey souhaitait réaliser sur « La recherche du temps perdu » [1]. Je m’intéresse à Proust, j’ai lu ce texte : c’est magnifique. C’est « La recherche » sans un mot de Proust, uniquement sur des impressions, une espèce de collage de scènes emblématiques, par exemple la sortie de l’hôtel de Guermantes où Swann dit qu’il va mourir… Mais c’est un projet avec trente comédiens, ce n’est pas pour tout de suite. Lors de ce travail sur « Le scénario Proust », j’ai découvert « Old Times », que Pinter a écrit avant et qui reprend le même thème – comment le passé arrive dans le présent – mais avec trois acteurs ! J’ai aussi décidé de monter « Old Times » pour des raisons plus personnelles, la période dans laquelle j’étais dans ma vie de couple, de remise en cause de mon parcours artistique… C’était ma crise de la quarantaine ! Pinter écrit cette pièce à quarante ans, en pleine crise aussi, en pleine remise en question : il y a plein de choses qui m’ont parlé.
P. R. Ce projet sur « Le scénario Proust » est-il toujours d’actualité ?
B. G. C’est quelque chose qui va prendre beaucoup de temps. La Comédie Française pourrait faire ça, ou bien il faudrait imaginer un dispositif avec des marionnettes… C’est un projet au long cours mais je ne l’abandonne pas. Nous avons avec Pierre Baux, avec qui j’avais monté « Le jardin secret », un projet sur un autre texte de Proust que j’aime beaucoup, « Sur la lecture ». Je pense qu’en tournant autour du « scénario Proust » par différents biais, à un moment donné, il va réussir à émerger d’une manière un peu naturelle. Si je m’y attelle de manière très volontaire, je vais perdre beaucoup de sang et d’énergie pour le faire. Cela fait partie des choses qui me tiennent à cœur, en tout cas.
P. R. Revenons à « Old Times » : comment avez-vous choisi votre distribution ?
B. G. J’avais travaillé avec Adèle Haenel et Emmanuel Salinger sur « La mouette » qu’avait montée Arthur Nauzyciel à Avignon. Nous nous étions très bien entendus tous les trois, et Adèle et Emmanuel avaient envie de retravailler ensemble. J’avais déjà ce projet, j’avais essayé de le monter dans le théâtre subventionné mais c’était compliqué : Pinter n’est pas du tout à la mode. Du coup j’ai redémarré avec Adèle et Emmanuel. Or Emmanuel est un grand ami de Marianne Denicourt, ils étaient au lycée ensemble. Emmanuel m’a présenté Marianne et j’ai trouvé que c’était intéressant de raconter ce couple de cinéma et de théâtre dynamité par l’apparition de Anna / Adèle. Je trouvais que tout ça était cohérent dans la distribution.
P. R. Comment un comédien dirige-t-il des comédiens ?
B. G. Mal ! (Rire) J’essaie de ne pas trop montrer, de ne pas jouer mais de parler du sens. Revenir tout le temps sur ce que le texte raconte, en laissant aux interprètes la liberté de s’accaparer le texte, de donner leur point de vue. Je n’indique pas des états ou des émotions, mais plutôt des ambiances, des idées. Par exemple : « Là, c’est quelqu’un qui est en train de voir son passé devant lui et qui se rend compte qu’il a vieilli ». J’essaie de leur laisser fouiller ce que peut être le sentiment du personnage à un moment donné. Je leur dis juste : à ce moment-là, il se passe telle chose. Après je les laisse explorer. Je dois laisser de la place aux comédiens : ils vont jouer le spectacle cinquante fois, il faut que ça soit le leur. Après c’est une question de temps : le spectacle change avec les représentations qui avancent.
P. R. Lors des répétitions, êtes-vous passé rapidement au plateau ?
B. G. Oui. Les comédiens désiraient explorer le texte très vite sur le plateau. Je me suis dit qu’il fallait plonger directement dans les monologues, qu’on les mette sur le plateau parce que ce sont presque des poèmes à dire. Après, la structure, c’est un triangle du vaudeville, de la domination. Chacun veut tuer l’autre, c’est relativement clair. J’avais l’impression que les comédiens avaient besoin, assez vite, de prendre le plateau pour dire les choses. Au bout de trois semaines, nous avons pris trois jours pour remettre les enjeux, les reposer, les redéfinir. Ça va très vite. D’habitude je passe plus de temps à la table.
P. R. Dans le texte, il est question d’un film, « Odd man out » [L’homme en sursis]…
B. G. Ce film est vraiment une énigme. Il n’intervient que pour le récit de la rencontre : pour moi, il intervient comme une métaphore de ce qu’est Pinter à ce moment-là dans sa vie. Le film parle d’un homme en sursis, pourchassé par la ville entière, par les flics, par ses copains indépendantistes, par un peintre, par le clochard qui veut le vendre à la police… Pinter, quand il écrit « Old Times », est vraiment, je pense, dans cet état-là. La mise en scène est davantage une référence à « Odd man out » qu’aux films noirs en général. La pièce par ailleurs revisite les standards : c’est très anglo-saxon. Dans « Old Times », Pinter revisite les standards du théâtre bourgeois (le trio amoureux) et il les explose. Anna est présente dès le début : elle ne sort pas de l’armoire ou du placard, elle est là.
P. R. Est-ce que ce titre, « L’homme en sursis » est une métaphore du rôle de Deeley ?
B. G. Oui. Le rôle d’Emmanuel [Salinger] c’est Pinter, c’est l’homme en sursis. En 1970 Pinter est encore marié à Vivien Merchant qui va créer le rôle d’Anna dans « Old Times » et a créé tous les grands rôles des pièces précédentes : Ruth dans « Le retour », la maman dans « L’anniversaire », Sarah dans « L’amant »… Ils sont mariés depuis une dizaine d’années et Pinter a, par ailleurs, une relation avec une présentatrice de télévision anglaise, relation qui va durer six ou sept ans et sera à l’origine de l’histoire de « Trahisons ». En 1970 cela fait cinq ans que Pinter n’a pas écrit de grande pièce, son couple est dans un état assez pitoyable, il est dans cette relation avec cette femme et je pense qu’il s’interroge sur ce qu’est alors sa vie. Il va écrire « Old Times » où il s’interroge : qu’est devenu son couple ? Qu’était-il avant, qu’est-il maintenant ? Et après « Le scénario Proust », il écrit « No man’s land » où il se demande ce qu’il est alors en tant qu’écrivain, ce qu’il était avant. Ce sont deux œuvres un peu charnière. Il avait commencé avec « Landscape » à dessiner une espèce de schizophrénie du discours sur scène et après « Trahisons », il commence les grandes pièces politiques. Dans « Old Times » il s’attaque, je trouve, à un pan très autobiographique de sa vie. Maintenant, que Pinter ait rencontré Vivien Merchant lors de la projection de « Odd man out » comme c’est dit dans la pièce, je n’en sais rien. Par contre, la scène décrite par Anna d’un homme qui pleure dans la chambre au milieu de deux femmes est autobiographique : Pinter a eu, quand il était jeune, une aventure avec une femme qui était en colocation avec une autre. Je pense qu’il y a dans la pièce beaucoup de Pinter, du sentiment de ce qu’il est en train de vivre. En tout cas, « Odd man out », Deeley et Pinter forment une seule et même personne, c’est sûr.
P. R. Qu’est-ce qui vous intéresse particulièrement dans ce texte ? Qu’est-ce qui vous touche ?
B. G. Comment, dans certains moments de la vie, le passé vous explose à la figure, et qu’on réalise alors qu’on est prisonnier d’un passé. Comment on peut se rendre compte qu’on a construit tout notre présent sur quelque chose de faux. C’est Swann qui dit : « J’ai cru qu’elle était la plus belle, je me rends compte maintenant qu’elle était moins que rien. » C’est tout à coup une prise de conscience, un fantasme qui explose. On s’aperçoit qu’on a vécu dix ans, vingt ans, dans l’illusion. On est passé à côté. Ce sont les sanglots de Deeley à la fin de la pièce : la prise de conscience qu’il était amoureux d’une autre (Sourire). Parfois on fait des choix par confort, pour ne pas se remettre en question, par peur de l’inconnu…
P. R. Vous avez beaucoup discuté pendant les répétitions sur le sens du texte ?
B. G. Ce qui est compliqué chez Pinter, c’est de jongler sans cesse entre le théâtre bourgeois et le théâtre des fantômes. Si on ne veut traiter qu’un seul aspect, on se perd, le texte s’assèche. Ce qui est riche, c’est d’arriver à explorer les deux, de jongler entre les deux univers, les deux niveaux de lecture. Devoir passer d’un niveau à l’autre est très compliqué à faire et à jouer. Pourtant, on ne peut pas imaginer certaines répliques autrement que dans la petite histoire, la petite anecdote entre les trois personnages et d’autres répliques ne peuvent se jouer qu’en voyant vraiment son passé en face de soi et le fantôme de ce qu’on était. Par exemple, tous les flash-back des deux femmes : on est forcés de les voir comme une vision dans le passé, ce qui suppose d’exclure Deeley. Il essaie d’interrompre leur jeu, de revenir dans l’action mais on ne peut le voir que dans ce niveau-là. Si on essaie de l’approcher de manière réelle, c’est incompréhensible et la pièce ne raconte rien. Ça fait partie de la richesse de la pièce et c’est pourquoi ça désarçonne les gens : à certains moments, Pinter laisse filer le sens. Pinter écrit avec ces différences de niveaux et je pense qu’il tient beaucoup à ce que la pièce reste dans quelque chose dans lequel on puisse croire, qu’on soit dans cet entre-deux : on suit l’enquête, on suit cette énigme et il faut qu’on reste accroché à ce que les personnages disent. Certains spectateurs sont désarçonnés par cette pièce, par cette manière dont nous la présentons, parce qu’il n’y a pas de solution. J’ai entendu parler de mises en scène où, dès le départ, il est indiqué qu’on est dans le fantasme de Kate. On comprend par son monologue de fin qu’elle est seule dans sa maison de campagne, qu’elle a égorgé tout le monde et qu’elle est psychotique ou enfermée dans une camisole de force… C’est une espèce de réponse donnée. C’est un point de vue qui rassure tout le monde alors que l’angoisse de Pinter c’est : comment est-ce que je gère cette situation de perte ?
P. R. Comment avez-vous travaillé avant le début des répétitions ? Votre scénographie, par exemple, est-elle déjà faite ?
B. G. Je suis clair sur l’espace, mais pas sur la mise en espace. Sur le texte, je sais exactement pourquoi telle chose vient après telle autre dans le point de vue que j’ai essayé d’adopter : pourquoi le personnage répond ça, qu’est-ce qui se joue alors… Je suis clair également sur les références qu’il peut y avoir dans le texte, par exemple la référence du couple de deux femmes avec un homme est la suite de « Sweeney agonistes » de T. S. Eliot, ou la manière dont Pinter, qui adorait Beckett, lui répond d’une certaine manière dans son œuvre, la filiation avec Joyce ou avec le tableau de Bacon (« Sweeney agonistes ») qui est exactement le décor de la pièce de Pinter. J’arrive avec cette charge-là que j’essaie de partager avant et pendant le travail. (Sourire)
P. R. Quels sont vos projets ?
B. G. Je travaille depuis un an et demi sur le thème de la survie avec Denis Lachaud, un écrivain qui est plutôt connu pour ses romans. Il écrit une pièce que j’aimerais bien monter en 2017-2018. Un autre de mes projets, c’est de remettre les pieds sur un plateau, ce qui est parfois difficile quand on est estampillé metteur en scène. Mais en jouant comme dans la mise en scène, je souhaite retrouver un peu de légèreté.
Propos recueillis par Alexia Kalantzis et Yann Albert en avril 2016.
« Old Times » de Harold Pinter, mise en scène de Benoit Giros, théâtre de l’Atelier jusqu’en mai 2016.
[1] Harold Pinter, « Le scénario Proust », traduction de Jean Pavans, Collection Du monde entier, Gallimard, 2003.
Avril 2016
Le ventre est encore fécond d’où a surgi la bête immonde
On les imagine dans leur salon, prêts à regarder pour la centième fois un des films de la tétralogie des « Alien ». Tout est prêt : les tisanes posées sur la table basse, le plaid sur le canapé. Des quatre opus, ils connaissent par cœur chaque situation, chaque dialogue. Et, comme à chaque fois, ils vont se disputer sur le sens du film. Pour lui (Antoine Oppenheim, excellent), « Alien » incite, avant tout, à se méfier des femmes. Elle (Sophie Cattani) y voit au contraire, un renversement possible des rôles traditionnels de l’homme et la femme dans nos sociétés modernes.
L’adaptation du texte d’Olivia Rosenthal (chroniqué sur notre site [1]) est particulièrement réussie. Le texte devient dialogue et le découpage, très fin, crée deux personnages. Ces deux voix donnent une dimension supplémentaire au texte : Olivia Rosenthal soulignait, avec humour, la multiplicité des interprétations possibles et la confusion de ses souvenirs de spectatrice. Sophie Cattani et Antoine Oppenheim introduisent aussi une situation qui parlera à tous : avoir vu avec celui ou celle qui partage sa vie le même film, et éprouver finalement l’impression, en en parlant, qu’il s’agit de deux œuvres différentes.
Comme dans les autres opus de ce ciné-club [2], un travail de vidéo très précis vient illustrer le texte (des extraits des scènes-clés sont projetés, certains moments de suspens repris au ralenti) ce qui permet aux spécialistes comme aux néophytes de goûter l’humour et la profondeur du propos. La fin du spectacle, inattendue et un peu inquiétante, rappelle très joliment la question principale soulevée par Olivia Rosenthal dans son récit : « En chacun de nous sommeille un autre qui peut nous dévorer de l’intérieur. » Chacun peut devenir Alien. Pire : l’est peut-être déjà.
Dans un décor minimaliste très réussi et délicatement éclairé, Sophie Cattani et Antoine Oppenheim forment un couple attachant. On aimerait bien une petite place sur leur canapé pour partager avec eux une de leurs soirées ciné, quand les commentaires de chacun deviennent, finalement, plus important que le film lui-même.
Y. A.
« Toutes les femmes sont des aliens », Espace 1789 (Saint-Ouen), 5 avril 2016.
L’intégrale de ces ciné-clubs sera reprise à Paris, au 104, début 2017.
**** Une soirée à ne pas manquer
*** Une excellente soirée
** Une soirée agréable
* On peut voir, ou pas…
° À éviter
[1] Olivia Rosenthal, « Toutes les femmes sont des aliens », Collection Minimales/Verticales, Éditions Gallimard, 2016.
[2] Voir la critique, sur notre site, de « Ils ne sont pour rien dans mes larmes ».
Avril 2016
Scènes de la vie conjugale
Le salon d’une demeure anglaise, en bord de mer. Deeley (Emmanuel Salinger) et Kate (Marianne Denicourt) attendent l’arrivée d’Anna (Adèle Haenel). Vingt ans auparavant, les deux femmes ont été amies et colocataires. Depuis, le temps a passé, elles se sont perdues de vue. Anna s’est mariée (mais viendra seule) et vit désormais en Italie. Son arrivée vient perturber la vie – en apparence – calme du couple. Quelques bribes de souvenirs reviennent, même si les témoignages ne concordent pas toujours. Deeley, témoin des retrouvailles, se demande si, contrairement à ce qu’il pensait, il n’a pas déjà rencontré la jeune femme…
La pièce d’Harold Pinter (créée en France en 1971 sous le titre « C’était hier », avec Delphine Seyrig, Jean Rochefort et Françoise Fabian, et reprise notamment en 1992 avec Sami Frey, Carole Bouquet et Christine Boisson) est, d’abord, une œuvre complexe sur le passé et la fragilité du souvenir. La mémoire est subjective, sélective : peut-il exister une version unique des événements passés ? Chacun ne les reconstruit-il pas, consciemment ou non ? Le passé, est-ce ce qui a réellement eu lieu ou ce dont on pense que ça a existé ? Pinter rappelle : « Il y a des choses dont on se souvient et qui ne sont jamais arrivées. » Le texte, construit comme un dédale, multiplie les fausses pistes et les interprétations possibles.
« Old Times » interroge également la fragilité de toute vie de couple. Peut-on jamais connaître celui ou celle qui partage notre vie ? Le passé de l’autre reste toujours un mystère, une menace. Le couple peut-il survivre aux soupçons ou aux révélations sur cette vie d’avant ? La pièce, enfin, dessine un magnifique portrait de femme. Kate, négligée par son mari et étouffée dans sa vie conjugale, se révèle peu à peu manipulatrice, vénéneuse. Pinter malmène ses personnages, mais la victime n’est peut-être pas celle que l’on imagine…
Dans une ambiance très marquée par le film noir, Benoit Giros laisse ouvertes toutes les interprétations : libre à chacun de projeter – ou non – sur les trois personnages ce qu’il veut. Cette absence de réponse déroutera certains spectateurs, en stimulera d’autres. Dans un décor élégant et magnifiquement éclairé, la tension monte lentement. On devine que ce ménage à trois sera destructeur, mais pour qui ?
La distribution très haut-de-gamme est inégalement convaincante. Dès ses premiers mots, Adèle Haenel surprend : sa voix, ses intonations sonnent un peu faux. Est-ce pour signaler qu’Anna est plus jeune, plus spontanée que les autres personnages – ou parce que l’actrice n’a pas encore trouvé la justesse du rôle ? Ce sur-jeu, qui peut irriter ou mettre à distance, est d’autant plus dommageable que ses deux partenaires sont excellents. Emmanuel Salinger incarne avec sobriété et élégance Deeley, dont la vie est peut-être sur le point de basculer. Mais, surtout, il y a Marianne Denicourt : on ne voit qu’elle. Chaque intervention, chaque geste, regard ou sourire est magnifique de retenue, d’intelligence, de mystère : une belle leçon de théâtre.
Y. A.
Théâtre de l’Atelier jusqu’à fin mai 2016.
**** Une soirée à ne pas manquer
*** Une excellente soirée
** Une soirée agréable
* On peut voir, ou pas…
° À éviter
Avril 2016
Le crépuscule de l’Europe
Écrit lors de son exil au Brésil, en 1941, quelques mois avant son suicide, « Le monde d’hier – Mémoires d’un européen » est le testament littéraire et humaniste de Stefan Zweig. Le récit alterne souvenirs personnels, notamment de sa carrière littéraire et des rencontres qui ont marqué sa vie, et analyse politique d’une Europe gangrénée par le nationalisme et le fascisme. Témoin accablé de cet effondrement de l’Europe, Zweig, né en 1881, y présente, davantage que son propre destin, les espoirs engloutis d’une génération.
Les années viennoises de Zweig, avant la première guerre mondiale, apparaissent comme les plus heureuses de son existence. Cosmopolitisme, foi dans le progrès, tolérance « qu’on ne méprisait alors pas comme un signe de faiblesse », omniprésence de la culture : vivre dans la capitale autrichienne apparaît comme un véritable paradis perdu. Cette période coïncide avec la publication du premier livre. Zweig visite Paris, rencontre Rodin, découvre, ébloui, le sculpteur au travail. L’Europe est alors un idéal politique que la première guerre mondiale vient détruire : « Sarajevo fracassa le monde de liberté dans lequel nous avions grandi. » Zweig découvre « le grand mensonge de la guerre » et décidant d’agir avec ses armes (« mon stylo plume et ma conscience ») écrit sa première pièce « Jérémie ». Zweig est ensuite l’observateur lucide et désespéré du désastre de l’après-guerre en Europe. L’inflation et le chômage portent Hitler au pouvoir ; les livres de Zweig sont brûlés en place publique. Comme beaucoup, l’écrivain n’a pas pris la mesure du danger, mais il finit par s’exiler à Londres, où il rencontre Freud. La seconde guerre mondiale éclate quelques années plus tard. Zweig conclut : « l’ombre de la guerre ne m’a jamais quitté. »
L’adaptation de Laurent Seksik de ce texte dense est particulièrement réussie : les thèmes principaux sont conservés, le fil narratif est très clair, la prose toujours fluide. Bien sûr, il a fallu faire des choix : l’engagement pacifiste de Zweig, par exemple, est (trop) peu évoqué et son amitié avec Romain Rolland absente. En revanche, l’adaptation souligne l’actualité de l’analyse de Zweig, notamment lorsqu’il constate, désabusé, l’incapacité de l’Europe à considérer ce qui se passe au-delà de ses frontières…
La mise en scène de Patrick Pineau et Jérôme Kircher refuse tout spectaculaire : dispositif scénique minimal (un rideau en fond de scène, un mur nu, une chaise), éclairages blafards (Christian Pinaud)… Tout cela permet d’entendre le texte sans scorie, mais nécessite du spectateur une forte qualité de concentration. Seul ornement dans ce parti-pris radical, une bande-son très travaillée qui parvient, étouffée, à plusieurs moments de la représentation : bruits de trains, notes de musique, canonnade… Il faut presque tendre l’oreille pour percevoir cet arrière-fond qui souligne le texte très finement.
L’interprétation retenue de Jérôme Kircher participe de cette même volonté d’épure : là non plus, rien de parasitaire ou de superflu. Et si nous avons senti, ce soir-là, quelques petits moments de flottement (est-ce le texte, écrasant, qui échappe un instant au comédien ou une légère baisse de concentration ?), son incarnation de Zweig est très convaincante. Adapter en une heure dix cette œuvre importante tenait de la gageure. Le spectacle, dense, donnera envie à ceux qui ne connaissent pas ce livre de le découvrir, et à ceux qui ont déjà connu le bonheur de cette lecture de le redécouvrir : pari réussi.
Y. A.
Théâtre des Mathurins jusqu’au 19 juin 2016.
**** Une soirée à ne pas manquer
*** Une excellente soirée
** Une soirée agréable
* On peut voir, ou pas…
° À éviter
Avril 2016
Il pleure dans mon cœur comme il pleut sur la ville
La première fois qu’elle vit au cinéma, avec « son seul et unique amour », « Les parapluies de Cherbourg » de Jacques Demy, elle a tellement pleuré à la fin qu’elle a dû se cacher pour ne croiser aucun regard. La seconde fois, à la télévision et à nouveau avec « son seul et unique amour » (mais était-ce le même ?), elle pleura encore plus : « c’était faramineux. ». D’où vient cette émotion inextinguible lors des retrouvailles de Guy et Geneviève : est-ce parce qu’ils se s’aiment plus ou, au contraire, parce qu’ils s’aiment encore ? À la troisième vision du film, elle prend les devants et prévient « son seul et unique amour » : elle sera émue, c’est sûr. Comme elle connaît l’histoire par cœur, elle commence à sangloter dès le début – et ne s’arrête plus. Au fond, elle doit (se) l’avouer : Guy et Geneviève ne sont pour rien dans ses larmes. Son trouble, plus profond, vient d’ailleurs…
Olivia Rosenthal a disséqué plusieurs films qui ont marqué sa vie (« Alien », « Les oiseaux », « Bambi », « Le livre de la jungle ») en proposant une lecture décalée et originale. « Ils ne sont pour rien dans mes larmes » interroge très joliment notre (in)capacité à nous laisser aller et en quoi une scène de fiction peut nous bouleverser au-delà du raisonnable. « On peut vivre par procuration des choses incroyablement douloureuses » est d’ailleurs la phrase qui figure en exergue du livre. L’humour cependant n’est jamais loin : comment peut-on passer par Cherbourg en ralliant l’Anjou à Paris ? Grâce à Olivia Rosenthal, nous savons maintenant que Geneviève ne brille guère en géographie…
Sur le plateau, Sophie Cattani incarne cette femme envahie par ses émotions, sous le regard d’Antoine Oppenheim. Ce dernier, en direct, projette et manipule, non sans humour, quelques extraits du film, notamment cette ultime scène, reprise, ralentie ou accélérée à l’envi. Modifiant notre regard sur le film, ce travail de vidéo très subtil offre un autre niveau de lecture du texte, le mettant à distance ou le renforçant selon les moments. L’adaptation de Sophie Cattani et Antoine Oppenheim rend le texte très théâtral. Leur complicité est évidente. Les deux comédiens se sont emparés des autres opus de l’écrivain : nous vous invitons à découvrir ce projet intime, original et émouvant.
Y. A.
« Toutes les femmes sont des aliens », Espace 1789 (Saint-Ouen), 5 avril 2016
« Les oiseaux reviennent », Louvre-Lens, 22 avril 2016.
**** Une soirée à ne pas manquer
*** Une excellente soirée
** Une soirée agréable
* On peut voir, ou pas…
° À éviter
Mars 2016
La banalité du mal
C’est en 1961 qu’Adolf Eichmann est jugé à Jérusalem. Il doit répondre de quinze chefs d’accusation, dont ceux de crimes contre le peuple juif et contre l’humanité. Depuis la conférence de Wannsee (20 janvier 1942), Eichmann a coordonné la déportation des juifs d’Europe de l’ouest, du sud et de l’est vers les camps de concentration. Envoyée spéciale du « New Yorker », Hannah Arendt couvre le procès. Elle y découvre la banalité d’un personnage ayant abdiqué tout sens moral, « un minable plutôt qu’un monstre. Un homme qui, littéralement, ne pensait pas.[1] »
Le texte de Lauren Houda Hussein est basé sur la transcription de l’interrogatoire d’Eichmann et sur différents écrits de Hannah Arendt. Dans un espace qui est censé être un lieu de répétition (une table, quelques chaises, un piano, un portant), sept comédiens endossent tour à tour la voix d’Eichmann et des différents protagonistes du procès (témoins, procureur général, avocat). Pour servir ce propos fort, Ido Shaked a fait des choix très inégalement convaincants.
Faire circuler la parole entre les différents comédiens pour montrer qu’Eichmann pourrait être chacun de nous (reprenant ainsi la théorie d’Arendt) est intéressant même si la représentation en devient parfois confuse. Plus discutable apparaît le choix de ne (pratiquement) jamais incarner le texte. Plutôt que d’aider le spectateur à comprendre le mécanisme de défense d’Eichmann, cette neutralité rend la représentation austère. Si ce refus du pathos est légitime, cette parole brute, à la lisière de la représentation théâtrale, peut rapidement ennuyer. Pourtant, l’émotion affleure grâce au témoignage de deux rescapés : le premier, trop ému pour pouvoir répondre à une seule question et qui semble se décomposer peu à peu, et l’autre qui, au contraire, souhaiterait raconter davantage, comme pour exorciser son traumatisme, mais se voit sèchement rappelé à l’ordre par le procureur : trop de personnes doivent encore témoigner, on n’a pas le temps.
La lecture du dossier de presse promettait une interrogation sur la dualité entre « homme » et « monstre » et l’interchangeabilité des propos de défense de tous les auteurs de génocides à travers le monde et les âges (l’argument de défausse systématique derrière l’obéissance aux ordres). Il est difficile, au sortir de la représentation, de retrouver sur le plateau ces intentions pourtant intéressantes. Pour qui ne connaît pas – ou mal – Eichmann, ce procès et les écrits de Hannah Arendt, le spectacle, très intellectuel, est difficile, et risque de laisser à distance le plus grand nombre.
Y. A.
Théâtre Gérard Philipe (Saint-Denis) jusqu’au 1er avril 2016.
**** Une soirée à ne pas manquer
*** Une excellente soirée
** Une soirée agréable
* On peut voir, ou pas…
° À éviter
[1] Denis Sieffert, « Politis », 16 mai 2013.
Mars 2016
L’art de la conversation
Anna, écrivain célèbre mais qui n’écrit plus rien depuis dix ans, vit avec Truman, son « co-habitant » (un locataire qui ne paye pas son loyer, selon la définition d’Anna). Ils fréquentent leur jeune voisin Erwin et son ami Sart. À ce petit groupe se joint Mia, jeune assistance d’édition, fascinée par la figure d’Anna, et dont Erwin est tombé amoureux. Le petit groupe se retrouve régulièrement dans l’ « immeuble » - lieu symbolique qui devient presque un personnage – au gré des conversations sur l’amour, l’écriture et la vie.
Le texte de l’auteur dramatique bulgare Yana Borissova est passionnant. Refusant toute action, il met en scène un art de la conversation admirablement maîtrisé, mêlant répliques spirituelles, réflexions sur la vie et passages très poétiques. La pièce avance tout en nuances, lançant des pistes de réflexions, laissant la porte ouverte à des scénarios possibles – tromperie, amour caché… – sans jamais rien imposer au spectateur, qui construit son propre cheminement dans la mosaïque proposée. Les thèmes évoqués sont nombreux : amitié, amour, vieillesse, ambition et écriture sont au cœur des réflexions des personnages qui dialoguent les uns avec les autres, au rythme des petits groupes qui se font et se défont. « Plusieurs entretiens dont on peut modifier la suite suivant le goût, le désir ou l’humeur du lecteur », précise le sous-titre de la pièce. Mais la très belle mise en scène de Galin Stoev propose bien un cheminement, figuré sur scène par la présence de plus en plus fréquente de l’ensemble des personnages, qui entoure les duos ou trios provisoires du dialogue.
Les cinq acteurs servent parfaitement le texte. Yoan Blanc (Truman) est très bon dans son rôle tragi-comique, et le duo qu’il forme avec la magnifique Anna (Bérangère Bonvoisin) fonctionne parfaitement. Vincent Minne (Sart) est très juste dans son rôle d’ami envahissant. Le jeu de Mia (Edwige Baily) et d’Erwin (Tristan Schotte) est moins convaincant, mais ils incarnent bien pour l’une l’ambiguïté du personnage de la jeune éditrice ambitieuse, et pour l’autre celui du jeune homme amoureux et quelque peu naïf.
Ces personnages évoluent dans un décor moderne et épuré. Le fond de scène, concave, permet des effets de glissements – lorsque les personnages se collent au mur – ou de figement – lorsqu’ils s’y pendent. Cette scénographie élégante et habile d’Alban Ho Van bénéficie également d’une belle lumière, d’intermèdes vidéo intelligemment utilisés (Elsa Revol) et de moments chorégraphiés très réussis, grâce notamment à de judicieux choix musicaux.
Galin Stoev nous offre une adaptation très convaincante des « Gens d’oz », dont il a parfaitement rendu le caractère à la fois moderne et intemporel.
A.K.
Théâtre de la Colline jusqu’au 2 avril 2016.
**** Une soirée à ne pas manquer
*** Une excellente soirée
** Une soirée agréable
* On peut voir, ou pas…
° À éviter
Mars 2016
Le monde d’hier
Une petite ville du Suffolk en 1907. Nuit de tempête. Le bateau de Willy Carson (Jérémy Lopez) et son ami Colin fait naufrage. Seul Carson survit. Cantonné en ville le temps de l’enquête, Carson y rencontre plusieurs de ses habitants, dont Mrs Rafi (Cécile Brune), grande bourgeoise régnant sur une petite cour et Evans (Laurent Stocker), un ermite nihiliste qui vit dans une cabane en bord de mer. La ville abrite aussi les gardes-côtes qui ont refusé de secourir Colin le soir du naufrage…
Le texte d’Edward Bond, qui entre ici au répertoire de la Comédie française, est passionnant. Le dramaturge y donne à voir, à la veille de la première guerre mondiale, le crépuscule d’un monde clos sur lui-même, craintif, figé dans des rapports de classe étouffants que personne n’ose pourtant remettre en cause. Une société où rancœurs et frustrations ont instillé en chacun un poison mortel. « Si vous regardez la vie de près, elle est insupportable. Mais c’est là qu’il faut puiser sa force » constate Carson. Mais à part lui, personne n’en a les ressources, l’opportunité ou la volonté. Outre le tableau de ce monde à la dérive, le texte réussit en permanence un équilibre très subtil entre rire et gravité. Deux scènes notamment mêlent parfaitement grotesque et tragédie : la répétition très approximative du spectacle amateur monté par Mrs Rafi et l’enterrement de Colin, hilarant bien qu’y éclatent violence et folie.
Il est toutefois regrettable qu’un texte aussi riche ne bénéficie pas d’une distribution plus homogène. Dévasté par la mort de son ami et la culpabilité, Carson, témoin souvent muet de l’action, est un personnage central. Sa présence agit comme un révélateur (pour lui-même et le spectateur) de l’impasse de la société qu’il découvre. Est-ce la fatigue, une direction d’acteur ou un travail insuffisant ? Jérémy Lopez paraissait ce soir-là souvent ailleurs. Le constat est le même pour Adeline d’Hermy (Rose). Si ce manque de flamme ne gène guère dans les scènes de groupe, elle affadit leur dialogue final, qui constitue pourtant un des climax dramatiques de la soirée. On peut également regretter que le jeu de Cécile Brune, certes efficace, soit si monolithique et si peu surprenant.
Ces faiblesses sont d’autant plus visibles que le reste de la distribution est stupéfiant. Hervé Pierre, marchand de tissu paranoïaque et frustré, est prodigieux dans son lent basculement dans la folie. La où beaucoup seraient ridicules, il est crédible, effrayant et pathétique : du grand art. Eric Génovèse s’amuse manifestement beaucoup dans son rôle de pasteur dépassé par les événements : le voir chasser la poussière – alors qu’il s’agit des cendres du défunt – avec un flegme tout britannique est délicieux. La soirée bénéficie également de seconds rôles (voire de silhouettes) particulièrement présents, vivants : Coralie Zahonero et Céline Samie, lumineuses, Laurent Stocker (méconnaissable) très juste, Elsa Lepoivre, hilarante et Stéphane Varupenne, très investi et touchant à chaque instant.
La mise en scène d’Alain Françon, excellent connaisseur de l’œuvre d’Edward Bond (on lui doit notamment une mise en scène de « Pièces de guerre » en 1994) est classique. Grâce à une scénographie très élégante de Jacques Gabel – particulièrement sur les scènes d’extérieur – Alain Françon crée, dès les premières minutes du spectacle (l’apocalypse du naufrage), des images très fortes et des scènes chorales très réussies. Les derniers mots du texte sonnent comme un mystère : « Je suis heureux de… » déclare Carson. Libre à chacun d’en imaginer la suite : ultime intelligence d’une pièce puissante, où le rire tente de masquer le délitement et le chaos du monde.
Y. A.
Comédie française jusqu’au 15 juin 2016.
**** Une soirée à ne pas manquer
*** Une excellente soirée
** Une soirée agréable
* On peut voir, ou pas…
° À éviter
Février 2016
De la difficulté d’être soi
Franck (Fabrice Cals) propose à l’un de ses collègues, Hal (Stéphane Brel), de venir dîner chez lui. À peine l’invitation lancée, Franck prend peur : sa femme Donna (Anne Cressent) aura-t-elle préparé suffisamment à manger ? Sa belle-mère (Julien Saada), invitée comme tous les vendredis, se tiendra-t-elle bien ? Auront-ils quelque chose à se dire ? Franck regrette aussitôt cette initiative : si seulement Hal pouvait dire non ! Finalement, ce dernier accepte : une soirée d’inquiétude commence pour Franck…
Le texte de Steven Berkoff permet d’entendre en temps réel, outre le dialogue classique, les pensées intimes de chacun. Pensées qui, le plus souvent, tracassent, sapent la confiance en soi, perturbent et empêchent d’être heureux. Ces kvetchs (mot yiddish que l’on pourrait traduire par plaintes) viennent en effet déconcentrer et déstabiliser les protagonistes, révélant la béance entre leur quotidien – une vie de classe moyenne un peu médiocre – et leurs aspirations. Ils constituent aussi de rares moments où les personnages assument leurs peurs et ne se mentent pas. Normalement tues, censurées, ces pensées vont peu à peu s’imposer, envahir les protagonistes. Franck résume : « Parfois, le dialogue à l’arrière de ma tête est plus vrai que celui du premier plan ». Mais les conventions sociales obligent souvent à travestir la vérité et dire ce que nos interlocuteurs attendent : ainsi Hal, récemment séparé de sa compagne s’invente-t-il une nouvelle vie merveilleuse alors qu’il gâche ses soirées dans les bars et les amours tarifées.
La mise en scène de Sophie Lecarpentier, épurée, est intéressante. Son parti-pris est de traduire dans les corps des comédiens les malaises, les tensions de ces kvetchs. Ce travail très précis (Yano Iatrides) qui débute même (de manière un peu démonstrative) avant la représentation, offre de belles images (Hal s’affaissant peu à peu aux pieds de Franck avant d’accepter l’invitation, ou s’écroulant durant le dîner de peur d’avouer la vacuité de sa vie). Le quatuor de comédiens, homogène, défend avec conviction des personnages pourtant assez antipathiques (Franck) ou un peu sacrifiés par la dramaturgie (la belle-mère). Dans le rôle de Hal, Stéphane Brel est excellent. Le rythme, soutenu, ne faiblit quasiment jamais.
Sans jamais être pesant ou moralisateur, « Kvetch » révèle les faux-semblants de la comédie sociale. Dans un langage très quotidien et parfois grossier, Steven Berkoff dit aussi, en creux, la difficulté d’assumer ses opinions, ses désirs et ses aspirations intimes, nous invitant à dépasser nos peurs.
Y. A.
Théâtre du Rond-Point jusqu’au 28 février 2016.
**** Une soirée à ne pas manquer
*** Une excellente soirée
** Une soirée agréable
* On peut voir, ou pas…
° À éviter
Février 2016
Une cavale crépusculaire
Roberto Succo a dix-neuf ans lorsqu’il assassine ses parents. Jugé schizophrène et interné à l’hôpital de Bologne, il s’en échappe cinq ans plus tard et fuit en France où il commettra six meurtres en un mois. Arrêté pour la seconde fois, Succo est incarcéré en février 1988. Le 1er mars, il échappe à ses gardiens et, du toit de la prison, nargue les policiers sous les caméras de la télévision – avant de chuter et de se blesser. À nouveau déclaré schizophrène, il est interné et se suicide dans sa cellule quelques jours plus tard. C’est par hasard, déclarera-t-il, que Bernard-Marie Koltès a vu, en direct, les images de Succo. Cet homme le fascine aussitôt : Koltès décide de s’en inspirer pour écrire ce qui sera sa dernière pièce. L’écrivain meurt en avril 1989, un an avant la création du texte à Berlin.
Peut-on expliquer qu’un homme « désespérément normal » devienne un meurtrier ? Cette question ouvre la pièce, d’abord formulée par un gardien de la prison (« J’ai toujours regardé les meurtriers en cherchant où pouvait se trouver ce qui les différenciait de moi, gardien de prison, incapable de poignarder ni d’étrangler, incapable même d’en avoir l’idée. »[1]) puis par la mère de Zucco (« Pourquoi cet enfant, si sage pendant vingt-quatre ans, est-il devenu fou brusquement ? Comment as-tu quitté les rails, Roberto ? Qui a posé un tronc d’arbre sur ce chemin si droit pour te faire tomber dans l’abyme ? »[2]) Koltès ne livre pas de réponse : libre à chacun de voir dans Zucco un fou, un psychopathe ou un héros, de chercher à le comprendre ou de le condamner.
La mise en scène de Richard Brunel fait plutôt de Zucco le produit d’une société à bout de souffle, l’enfant monstrueux d’un monde malade. Le jeune homme évolue en effet dans un univers glauque, sans avenir. Tous ses interlocuteurs sont cabossés, perdus, en mal d’amour. Zucco résume cette impasse : « Personne ne s’intéresse à personne. Personne. Les hommes ont besoin des femmes et les femmes ont besoin des hommes. Mais de l’amour, il n’y en a pas. (…) De toute façon, un an, cent ans, c’est pareil ; tôt ou tard, on doit tous mourir, tous. »[3] Zucco peut apparaître comme le repoussoir d’une société qui, refusant de s’interroger sur elle-même, se fabrique un ennemi public pour se faire peur et oublier la médiocrité de son existence.
Les quinze scènes du texte se déroulent dans dix lieux différents : le chemin de ronde d’une prison, l’appartement de la mère de Zucco, celui de la famille de la gamine, une réception d’hôtel, une station de métro, un bar, un commissariat, un jardin public, une gare et le sommet du toit de la prison. Grâce à un décor modulable (panneaux coulissants qui ouvrent ou rétrécissent les espaces, passerelle suspendue figurant tantôt le métro aérien, tantôt une coursive de prison) et quelques éléments très signifiants (une balançoire, de la terre), la mise en scène de Richard Brunel fait évoluer l’action de manière très fluide, presque chorégraphiée, d’un lieu à l’autre.
Outre cette scénographie ingénieuse (Anouk Dell’Aiera), le metteur en scène a choisi de ne pas réduire les scènes au seul temps de leur dialogue : les instants qui précèdent et suivent chaque épisode sont visibles sur le plateau. Évitant le côté fragmentaire du texte original, Richard Brunel créé ainsi un tout particulièrement cohérent où les enjeux dramatiques sont exposés en permanence. Ainsi, on voit encore la mère assassinée alors que l’action s’est déplacée dans l’appartement de la gamine (scènes II – III) ; le repas de famille se poursuit côté cour, quand la patronne est couchée avec l’inspecteur côté jardin (scènes III – IV). Le travail de Richard Brunel offre aussi de très belles images : la gamine paraissant comme engloutie sous la table où l’attend Zucco, ou ce dernier sortant de sa cachette et assistant, muet, au repas.
La distribution a été dirigée avec beaucoup de précision. Aux côtés de Pio Marmaï, au jeu très efficace, émerge un quintet d’excellentes comédiennes : Noémie Develay-Ressiguier (la gamine), Évelyne Didi (la mère de Zucco), Lamya Regragui (la sœur), Samira Sedira (la mère de la gamine) et Luce Mouchel, bouleversante dans le rôle de la dame élégante.
Le texte de Koltès s’achève lorsque Zucco, sorte d’Icare moderne, chute du toit de la prison, aveuglé par le soleil levant. Poursuivant l’action au-delà de ce climax dramatique, Richard Brunel montre la foule qui se rue sur le meurtrier, vengeance post-mortem dérisoire et sans risque. Sous une pluie de sacs plastiques (référence au suicide réel du meurtrier par asphyxie) la scène se vide, laissant dans un clair-obscur la gamine et la femme élégante, peut-être les deux seules personnes à avoir aimé Zucco et à le regretter (même si chacune devrait le haïr). Après le chaos de la chute en plein soleil, la pièce se termine sur le silence impénétrable des douleurs intimes.
Y. A.
Théâtre Gérard Philipe (Saint-Denis) jusqu’au 20 février 2016.
Théâtre de Caen du 2 au 4 mars 2016.
Centre Dramatique National d’Orléans du 10 au 12 mars 2016.
Comédie de Clermont-Ferrand les 17 et 18 mars 2016.
**** Une soirée à ne pas manquer
*** Une excellente soirée
** Une soirée agréable
* On peut voir, ou pas…
° À éviter
[1] « Roberto Zucco », Bernard-Marie Koltès, Éditions de Minuit, page 11.
[2] « Roberto Zucco », op. cit., page 17.
[3] « Roberto Zucco », op. cit., pp 48-49.
Janvier 2016
Un air de déjà vu
C’est lors d’un dîner avec leurs amis Gabriel (José Paul) et Judy (Hélène Médigue) que Jack (Marc Fayet) et Sally (Florence Pernel) annoncent, très tranquillement, leur séparation. Sally résume : « Il n’y a pas de raison traumatique majeure. C’est l’usure du quotidien. » Cette rupture interroge Judy sur son propre couple – et notamment sur le refus de Gabriel de lui faire un enfant. Pourraient-ils se séparer eux aussi ? Pourquoi font-ils si peu l’amour depuis quelques temps ? Accuser leurs vies professionnelles respectives est un alibi : « On trouvait le temps, quand on voulait. » Alors que Jack se console dans les bras de sa professeure d’aérobic (Astrid Rood), Judy présente à Sally un de ses collègues, Michaël (Emmanuel Patron). Gabriel, de son côté, passe plus de temps qu’il ne faudrait avec une de ses étudiantes, Rain (Alka Balbir).
L’adaptation pour le théâtre du film éponyme de Woody Allen, réalisée par Christian Siméon, conserve l’action à New York en 1992 et se concentre sur sept personnages. Respectant l’écriture cinématographique, la pièce multiplie les courtes séquences (une vingtaine en une heure et demie). La mise en scène de Stéphane Hillel, efficace, donne un rythme soutenu à la soirée et réserve quelques bons moments, notamment une scène très drôle où Judy se remaquille fiévreusement pour cacher son émotion.
Toutefois, le très inégal intérêt des rôles (l’action ne réservant une partition un peu nuancée qu’à Gabriel, Judy et Sally quand Jack et Rain n’ont quasiment rien à défendre) déséquilibre le plateau et contraint les autres comédiens à jouer les faire-valoir. Par ailleurs, le dialogue manque de la gravité qui fait la profondeur des comédies de Woody Allen. L’incapacité des personnages à oser vivre une histoire et se laisser aller est trop peu perceptible pour qu’ils dépassent la caricature et créent une empathie chez le spectateur. Enfin, le marivaudage systématique (à peu près toutes les possibilités de rapprochements – hétérosexuels – étant envisagées entre les personnages principaux) peut finir par lasser.
Enième variation sur la crise du couple, ce spectacle convaincra peut-être ceux qui n’ont pas vu le film original, ou d’autres pièces du même genre, comme « Un petit jeu sans conséquence », « Jacques a dit » ou « Des gens intelligents ». Les autres préféreront sans doute (re)voir la version cinématographique. La soirée, honnête mais sans surprise, pose finalement la question de l’intérêt d’une telle adaptation.
Y. A.
Petit théâtre de Paris, jusqu’au 29 mai 2016.
**** Une soirée à ne pas manquer
*** Une excellente soirée
** Une soirée agréable
* On peut voir, ou pas…
° À éviter
Janvier 2016
Dire l’indicible
Odette a 12 ans : elle est jolie et passe sa vie à danser. Danser pour dire avec le corps ce qu’elle n’ose révéler : les « chatouilles » auxquelles la contraint Gilbert, un ami de la famille. Odette danse pour se sentir – malgré tout – encore un peu vivante. Une « danse de la colère » (le sous-titre du spectacle) pour exorciser la honte et la culpabilité de ces attouchements que personne ne voit – ou ne veut voir : ni sa mère, emmurée dans le déni, qui soupçonnera même Odette de mentir, ni son père, absent jusqu’au procès où, enfin, il demandera pardon, ni sa professeur de danse, qui a repéré le talent d’Odette mais pas sa souffrance : l’enfant est désespérément seule.
Ce seul en scène est construit comme une séance de psychanalyse – Odette, à trente ans, décide de porter plainte contre son violeur – au cours de laquelle les souvenirs sont convoqués. Souvenirs réels d’une professeur de danse qui convainc Odette de passer l’audition pour le conservatoire, du flic recevant la plainte, « trop content » qu’il y ait eu pénétration (cela permettra d’intenter un procès et de faire condamner le pédophile déjà connu des services de police) ou de sa professeur au conservatoire qui voit dans la violence de la danse d’Odette « le traumatisme de la Shoah » et tente de la persuader qu’elle est juive. Souvenirs rêvés, comme Noureev sortant du poster accroché dans sa chambre au conservatoire ou Odette espérant que son père surprenne Gilbert alors qu’il tente d’abuser de l’enfant une nouvelle fois.
Comment parler, au théâtre, de la pédophilie ? Comment dire l’indicible du viol, le poids du secret puis de la culpabilité sans emphase ni complaisance ? C’est le pari – risqué, mais parfaitement réussi – de ce seul en scène d’Andréa Bescond. Les dangers étaient grands, entre le risque du pathos ou celui de l’impudeur. Certes, le spectacle est violent – le sujet l’exige – mais sans jamais agresser le spectateur : le propos est d’autant plus fort qu’il est souvent suggéré. Et il y a les moments de danse : quand la parole est impossible, et les maux trop violents, il reste la libération possible du corps, un instant transcendé par la danse.
La mise en scène d’Eric Métayer est d’une précision infinie. Andréa Bescond suggère d’un regard, d’un port de tête ou d’un geste à peine esquissé chacun des personnages : la narration est limpide. Elle danse bien et déploie une palette de jeu impressionnante, sans jamais être démonstrative ou se regarder jouer. À la fin de ce récit poignant retentit, parfait et pudique résumé, la chanson de Berry : « N’ayez pas peur du bonheur, il n’existe pas ». Découvert à Avignon en juillet dernier, « Les chatouilles » est un spectacle important. Ne soyez pas effrayé par le thème : courez-y.
Y. A.
Théâtre du Petit Montparnasse, à partir du 14 janvier 2016.
**** Une soirée à ne pas manquer
*** Une excellente soirée
** Une soirée agréable
* On peut voir, ou pas…
° À éviter
Janvier 2015
Seul contre tous
Berlin, février 1946. Le commandant Steve Arnold (Francis Lombrail) est chargé d’instruire le dossier préparatoire au procès en dénazification de Wilhelm Furtwängler (Michel Bouquet). Arnold a été choisi par les alliés parce qu’il ignore qui est Furtwängler : il ne peut donc être influencé par sa stature de héros national. Il est reproché au chef d’orchestre d’être resté en Allemagne après l’arrivée d’Hitler au pouvoir, d’avoir dirigé un concert devant le Führer en 1942 (puis d’avoir échangé avec lui une poignée de mains), et ses liens étroits avec certains dignitaires du régime, dont Albert Speer. Encore traumatisé par sa découverte des camps de concentration, Steve Arnold est prêt à tout pour faire avouer au maestro ses supposées sympathies nazies.
Le retour de Michel Bouquet sur scène, après plusieurs années consacrées à reprendre son rôle fétiche de Bérenger Ier dans « Le roi se meurt », est un événement. Le comédien a déjà incarné Furtwängler lors de la création française de la pièce en 1999, aux côtés notamment de Claude Brasseur (Arnold), Fabrice Eberhard et François Feroleto. Si l’on garde un bon souvenir du spectacle d’alors (mis en scène par Marcel Bluwal), la redécouverte de ce texte ne convainc guère.
Le rôle de l’artiste sous une dictature est un thème passionnant, mais à peine esquissé par Ronald Harwood. En cause, le rapport de forces très déséquilibré entre les deux protagonistes principaux. Arnold, en effet, est réduit à une caricature : grossier, inventant de fausses preuves (un télégramme que Furtwängler aurait écrit pour fêter un joyeux anniversaire à Hitler) et utilisant des arguments de caniveau (les enfants illégitimes du maestro), il ne parvient jamais à se hisser à la hauteur de celui qu’il accuse. Arnold ne veut pas découvrir la vérité, mais faire avouer Furtwängler : partant de ce présupposé, Harwood empêche toute réflexion, toute nuance dans l’argumentation, et ce n’est pas l’interprétation monolithique de Francis Lombrail (qui a déjà joué ce rôle en 2013) qui permet de faire naître un trouble, une nuance dans le débat. Les échanges apparaissent rapidement vains, tant l’auteur semble avoir pris le parti du chef d’orchestre (au demeurant innocenté lors du procès).
La construction de la pièce n’est pas non plus sans défaut : la première demi-heure, dont la seule fonction est de préparer l’entrée en scène du maestro, est sans intérêt, exception faite de la courte scène où apparaît Tamara Sachs (Juliette Carré), belle-mère du pianiste Walter Sachs, que Furtwängler a aidé à fuir l’Allemagne. Les autres rôles, Helmut Rode (Didier Brice) et surtout Emmi Straube (Margaux Van Den Plas) et David Wills (Damien Zanoly), souvent en scène sans avoir rien à y défendre, sont totalement sacrifiés.
La mise en scène très classique de Georges Werler, avec qui Michel Bouquet travaille depuis longtemps, est statique et sans image. Tout repose donc sur les comédiens, mais ont-ils été suffisamment dirigés ? Pour permettre aux seconds rôles d’exister, un travail très précis s’imposait : ce n’est pas le cas. Seul Damien Zanoly parvient, par moments, à insuffler un peu de vie et d’intérêt à la soirée. Reste Michel Bouquet. C’est lui, manifestement, que la salle est venue voir – et pour lui qu’elle se lèvera aux saluts. Mais quel que soit le génie d’un comédien, il ne peut convaincre seul. Sans partenaire à sa hauteur, sans mise en scène inventive ni texte de qualité, on ne voit qu’un exercice – certes parfaitement maîtrisé – mais un peu vain. Sans doute la complicité aurait-elle été palpable avec Juliette Carré (sa femme à la ville), mais les deux comédiens, hélas, n’ont aucune scène commune.
Bien sûr, les admirateurs de Michel Bouquet sortiront enchantés de revoir, en grande forme, un des derniers monstres sacrés du théâtre français. Mais les autres risquent fort d’être déçus de cette soirée vieillotte et assez peu inspirée.
Y. A.
Théâtre Hébertot, depuis le 23 décembre 2015.
**** Une soirée à ne pas manquer
*** Une excellente soirée
** Une soirée agréable
* On peut voir, ou pas…
° À éviter
Décembre 2015
Quand la petite histoire rejoint la grande
Au moment de s’endormir, une petite fille, Margherita, interroge son papa : qui était ce monsieur, dans la rue, qui demandait de l’argent ? Pourquoi y a-t-il des mendiants ? Et son papa à elle, en a-t-il, de l’argent ? Les questions se bousculent : quelqu’un de mauvais peut-il devenir bon ? Qu’est-ce que croire au Ciel ? Ira-t-elle au Ciel après sa mort ? Le père tente de répondre et de la rassurer.
Les années passent. Étudiante à l’université de Trente, Margherita Cagol se mobilise pour faire reconnaître la sociologie comme une matière autonome, et non comme une simple branche des sciences sociales. Elle entame ensuite une thèse sur La qualification de la force au travail dans les phases de développement capitaliste, et rencontre Renato Curcio, qu’elle épouse (à l’église) en 1969. Les époux s’installent à Milan. Peu à peu, leur lutte contre l’impérialisme capitaliste se radicalise : ils fondent ensemble les Brigades Rouges (1970) et entrent dans la lutte armée.
La pièce d’Angela Dematté concentre l’action sur les dialogues, parfois difficiles mais toujours tendres, entre Margherita (Romane Bohringer) et son père (Richard Bohringer). Ce dernier, commerçant catholique à Trente, est rapidement dépassé par l’engagement de sa fille et son désir viscéral de changer le monde : « Tu rêves d’un monde de saints. Un système que même Jésus n’a pas été capable de faire ! » Face à la rhétorique marxiste, il oppose des arguments de bon sens : « Comment ferez-vous quand vous aurez éliminé tous les patrons ? Il y a bien un prolétaire qui deviendra patron… », tentant de désamorcer le débat par l’humour : « Tu sais pourquoi les ouvriers achètent Modes et Travaux ? Parce qu’il y a tous les mois un patron à découper. »
Vouloir changer les choses quand on sait combien la vie est courte est incompréhensible en effet pour cet homme simple, chez qui le désir de statu quo ne revêt pourtant aucune dimension réactionnaire. Est-ce le poids des traditions et une vie trop dure qui lui interdisent d’envisager toute remise en cause de l’ordre établi ? Sacrifier sa vie personnelle pour la lutte politique lui paraît inenvisageable : « Pourquoi faut-il toujours que tu t’occupes des autres ? » constate-t-il, désarmé et un peu triste. « Déjà enfant, c’était comme si rien ne te suffisait jamais ».
Car face à lui, Margherita, rejetant la « vie normale qui l’a toujours fait vomir » et le modèle bourgeois (une maison, des enfants, la messe dominicale, un emploi que l’on subit) de sa famille, ne doute jamais. Son idéal : la liberté. « À quoi vous sert cette liberté si vous n’êtes pas heureux et ne profitez pas de la vie ? » l’interroge son père. Margherita élude la question. Seuls comptent pour elle l’engagement politique et la fidélité à la révolution. Cette détermination alarme son père : « Tu n’es pas en train de te faire embarquer, de poser des bombes ? » demande-t-il, inquiet que sa fille ne s’expose au danger et ne s’oublie elle-même. Margherita ment et répond que non. Et cette blessure à la main ? Une cocotte-minute défectueuse selon elle : en réalité, un cocktail Molotov mal manipulé lors d’un attentat.
Si le texte d’Angela Dematté n’échappe pas, parfois, à un certain didactisme et souffre de quelques longueurs (notamment vers la fin), il parvient à construire deux beaux personnages, particulièrement celui du père, qui échappe à toute caricature : c’est naturellement vers lui que va la sympathie du spectateur. La partition de Margherita est plus austère, dans cette lutte sans doute, ces convictions jamais remises en question et son absence totale d’humour. Pour servir ce face-à-face intime et tendre, Michel Didym a opté pour une mise en scène très classique – trop, peut-être. Le décor (l’appartement familial à Trente, puis celui de Renato et Margherita à Milan), cohérent mais peu agréable à voir, est agrémenté de quelques projections vidéo (la guerre du Vietnam, les grèves ouvrières) sans grand intérêt. Peut-être un choix plus épuré aurait-il mieux convenu à cette déclaration d’amour réciproque d’un père et de sa fille. Tout repose en effet sur leurs deux voix : celle, tendre et bourrue de Richard Bohringer (très sobre et extrêmement touchant) et celle, exaltée et parfois un tantinet caricaturale, de Romane Bohringer (très investie, mais dont le rôle peut laisser davantage à distance). Que ce tandem soit incarné par un père et sa fille participe grandement à l’émotion qui affleure à plusieurs moments de la soirée. Un regard suffit à mesurer la tendresse infinie qui les lie, bien au-delà de leurs rôles. Ce qui nous convainc, finalement, n’est pas tant ce spectacle que la complicité et l’amour qui émane d’eux à chaque instant.
Théâtre de l’Atelier jusqu’au 3 janvier 2016.
**** Une soirée à ne pas manquer
*** Une excellente soirée
** Une soirée agréable
* On peut voir, ou pas…
° À éviter
Novembre 2015
La parole nue
« 11 septembre 2001 » est un court texte de Michel Vinaver, rapidement écrit après les attentats, qui mêle témoignages de rescapés, appels de passagers et d’une hôtesse du vol détourné vers les tours jumelles, dernières volontés des terroristes et discours politiques de l’époque. Seul un monologue (l’histoire d’une femme absente de son poste de travail le 11 septembre) est fictif. La pièce suit globalement la chronologie des événements : détournement de l’avion, crashs et évacuation des tours, réactions politiques.
Il s’est écoulé un peu moins d’une heure entre l’impact de l’avion sur la tour sud du World Trade Center et son effondrement (la seconde tour touchée étant la première à tomber). Une heure, rappelle Vinaver, durant laquelle le destin de milliers de personnes prisonnières du building s’est joué : devaient-elles tenter de fuir ou rester à leur poste (des annonces contradictoires ayant été données à l’intérieur du bâtiment) ? La parole des acteurs, témoins et victimes du drame constitue le cœur de ce texte qui refuse tout jugement : les récits alternent, sans hiérarchie entre eux. La pièce s’achève d’ailleurs sur les discours entremêlés de George Bush et Ben Laden, mettant à jour la quasi-similarité, dans des desseins évidemment opposés, des champs lexicaux utilisés.
Michel Vinaver, présent lors de cette lecture, a rappelé la genèse de cette œuvre : après avoir collecté des témoignages dans la presse américaine, il en écrivit une première version en anglais. Elle fut alors proposée à Georges Aperghis, avec qui le dramaturge envisageait une collaboration (initialement sur un autre texte, « À la renverse »), qui le jugea inapproprié pour y adjoindre une partition musicale.
Le dispositif scénique choisi par le collectif ildi ! eldi évoque une salle de rédaction : les spectateurs entourent deux grandes tables autour desquelles sont assis les quatre comédiens. Des casques, des micros, un ordinateur. Les comédiens prêtent leurs voix à l’ensemble des personnages, terroristes, rescapés ou hommes politiques. Dans cette atmosphère confinée, intime, une seule source de lumière, un halo blafard au-dessus des tables. Musique et sons ponctuent la lecture, en constituent la respiration : de ce point de vue, la proposition du collectif ildi ! eldi permet peut-être d’entrevoir ce qu’aurait pu être la collaboration entre Michel Vinaver et Georges Aperghis. Le seul moment de silence (impressionnant), quelques minutes après le début de la représentation, figure l’instant de l’impact des avions sur les tours. L’autre choix dramaturgique, c’est, contrairement à la didascalie introductive de l’auteur, de ne pas nommer celui ou celle qui parle, accentuant la force et l’universalité des récits.
Parce qu’il évite tout pathos et tout sensationnalisme, le texte de Vinaver est bouleversant. Mais la réussite de cette lecture (peut-être une forme mieux adaptée que la représentation, ici), tient à la précision incroyable du travail des quatre comédiens (Sophie Cattani, Odja Lorca, Grégoire Monsaingeon et Antoine Oppenheim). La proximité des spectateurs permet (mais exige aussi) une extrême rigueur de jeu, de diction, de gestes. Toute volonté de montrer, toute perte de concentration romprait la tension. Ici, pas un regard, un soupir, un mouvement aussi infime soit-il (une main derrière la nuque en signe d’épuisement, la lueur effarée d’un regard devant l’ampleur de la catastrophe) qui ne soit justifié et nous touche. Les voix, légèrement amplifiées, peuvent murmurer, n’être qu’un souffle : le dispositif rapproche les spectateurs des mots. La répartition du texte entre les quatre voix est également parfaite.
Bien sûr, le texte entre en résonance avec les tragiques événements actuels et ravive les images des tours jumelles en feu, désormais gravées dans les souvenirs des pays occidentaux. Mais l’émotion qui naît de ce spectacle tient aussi à l’intelligence du travail du collectif ildi ! eldi. Il nous rappelle que si la qualité d’écoute, la précision d’un jeu où le travail du comédien sait se faire oublier et l’intelligence de s’effacer derrière les mots devraient être la base de tout travail théâtral, ils auront rarement été présents de manière aussi dense que le soir de cette représentation.
Créé en juin dernier à Théâtre Ouvert et repris pour une unique représentation lors de cette semaine consacrée aux écritures contemporaines, il est à souhaiter que ce spectacle dense, intelligent et parfaitement maîtrisé soit repris et vu par le plus grand nombre.
Théâtre Ouvert, le 21 novembre 2015.
**** Une soirée à ne pas manquer
*** Une excellente soirée
** Une soirée agréable
* On peut voir, ou pas…
° À éviter
Novembre 2015
Pour qui sonne le glas ?
C’est un moucharabieh immense, sombre, imposant. Une façade, qui protège la maison de Bernarda Alba (Cécile Brune) de l’agitation de la vie extérieure, mais aussi qui y enferme ses cinq filles (Anne Kessler, Jennifer Decker, Anna Cervinka, Adeline d’Hermy et Claire de la Rüe du Can), les étouffant lentement. Un mur austère, aux persiennes à peine ouvertes les nuits d’orage, ou lorsque Pepe le Romano (Elliot Jenicot) vient traîner sous les fenêtres de sa promise, Angustias, l’aînée de la fratrie. Se couper du monde : tel est l’ordre imposé par l’orgueilleuse Bernarda à sa maisonnée depuis la mort de son second mari. Huit ans de deuil, décrétés pour un défunt pourtant peu apprécié : « C’est moi qui t’aimais le plus » constate, amère, la servante (Claude Mathieu). Ainsi l’exige alors la coutume andalouse : ne rien voir, ne rien laisser voir, ne jamais pleurer, garder son rang.
« La maison de Bernarda Alba » est une chronique de la claustration et du manque. Absence de statut social (aucune des filles de Bernarda n’a fait d’études, aucune ne peut prétendre à l’indépendance), de liberté (Bernarda a refusé à l’une d’elles d’épouser un homme qui n’était pas de son rang), manque de plaisir charnel, de tendresse, de chaleur : le seul espoir sensuel est d’apercevoir, du balcon, les moissonneurs juste arrivés en ville. Choisir un homme et en être l’égale est inimaginable dans cette tradition. Bien que datant de moins d’un siècle, la société dépeinte par Garcia Lorca semble moyenâgeuse. Alors, faute de vie, on s’épie, on cancane, on se jalouse : le monde clos produit ses rancœurs, ses frustrations.
Incontestablement, Lilo Baur a réussi à figurer cette maison – prison, et le travail de scénographie (Andrew D. Edwards) et de lumières (Fabrice Kebour) réserve, durant la première heure, des images magnifiques : la lente procession des obsèques, à peine visible derrière le mur de fond, les cinq filles à leur balcon par une nuit d’orage et les retrouvailles de Pepe et Amelia dansant sous la pluie sont particulièrement saisissants. Hélas, la représentation finit par s’essouffler. Le plateau, encombré d’un mur de fausses pierres singulièrement laid, perd sa beauté. L’action piétine, la montée vers le climax dramatique est lente. Lilo Baur semble avoir manqué d’idées, ou consacré tout son travail aux deux premiers actes : la scène finale est aussi terne que le début était majestueux.
La distribution, assez homogène, réserve toutefois quelques surprises. Sans vouloir à tout prix que chaque comédienne ait l’âge du personnage, demander à Florence Viala d’incarner la mère octogénaire de Bernarda et à Elsa Lepoivre de jouer Poncia sont des choix plutôt malheureux. Leur vieillissement artificiel (maquillage abondant et perruques chenues) corsette les comédiennes et les contraint à surjouer. Dans le rôle-titre, Cécile Brune joue sa partition sans éclat. Est-ce le personnage qui appelle ce jeu un peu monolithique, ou la comédienne qui se repose sur sa technique, certes très sûre ? Il faut chercher du côté des actrices plus jeunes (Claire de la Rüe du Can, Adeline d’Hermy) des incarnations plus vivantes, plus touchantes.
Dans une nouvelle traduction de Fabrice Melquiot, cette « Maison de Bernarda Alba », inégale, devrait nous laisser toutefois quelques très beaux souvenirs visuels.
Y. A.
Jusqu’au 6 janvier 2016.
**** Une soirée à ne pas manquer
*** Une excellente soirée
** Une soirée agréable
* On peut voir, ou pas…
° À éviter
Novembre 2015
La nef des fous
Ils sont deux. Le premier, Jack (Pierre Palmade), pantalon gris, veste élégante (du moins pour les années 70), cravate à carreaux, égrène des anecdotes sur les membres de sa famille, qui semble infinie. Le second, Harry (Gérard Desarthe), drapeau anglais au revers de la veste, chaussettes rouges, sandales et cravate non moins seventies, plus taciturne, répond le plus souvent à son interlocuteur par des phrases laconiques, vides de sens. Leur univers, une cour ceinte de hauts murs en béton, encombrée d’objets hétéroclites, comme abandonnés : des cageots, des poubelles, des gravats. Leur dialogue, des souvenirs épars de la guerre et de leur jeunesse, des phrases toutes faites, des réflexions décousues sur leur pays, la région d’origine d’Adam et Eve, le temps qu’il fait, qui va, qui passe. On pourrait être dans une cour d’hospice, ou dans une banlieue abandonnée quelque part en Angleterre. Au loin, les bruits de la ville, la sirène d’une ambulance.
Après leur départ pour une petite promenade (le déjeuner est proche) arrivent Kathleen (Carole Bouquet) et Marjorie (Valérie Karsenty). La première, suicidaire, semble très attirée par les hommes ; la seconde pleure souvent, trop, surtout à Noël, quand le bonheur des autres rend insupportable sa propre solitude. Et puis il y a Alfred (Vincent Deniard), un ancien lutteur lobotomisé qui entend des sons lorsqu’il tape sur les tables ou les soulève. La cour n’est pas celle d’un hospice, mais celle d’un hôpital psychiatrique. C’est une journée ordinaire, entre repas à la cantine et promenade pour tuer le temps. Jack résume : « L’avantage de déjeuner tard, c’est que ça laisse peu de temps jusqu’à l’heure du thé. »
La pièce évolue lentement de l’absurde vers des thèmes plus universels : la misère quotidienne, la vacuité du monde, la tentation du suicide. Le tragique est dévoilé progressivement, sans complaisance ni emphase. Plus que des pathologies – car, à des degrés divers, tous ces personnages sont fous, inaptes à la vie quotidienne – David Storey met en scène la solitude. Celles de cinq quidams, qui tentent de se parler quoi qu’il leur en coûte : « La communication est source de difficultés » constate Kathleen, pourtant en demande d’échanges, même superficiels ou décousus. La parole pour se protéger d’un tête-à-tête trop douloureux avec soi et mettre à distance ses peurs, ses angoisses. Le dialogue comme protection contre le bruit du monde, contre une société que l’on ne comprend pas et dont on est exclu. Ne pas se comprendre, s’écouter mal, se mentir : tout vaut mieux que d’être seul. « C’est si rare de nos jours de trouver quelqu’un avec qui on puisse vraiment parler » se réjouit Jack – alors même que Harry ne l’écoute pas. C’est peu dire que cette tentative touchante et désespérée pour trouver en l’autre sa propre humanité nous émeut.
Et puis il y a la fin, intrigante, ouverte (Vincent Deniard de retour en scène parfaitement normal, les derniers mots : « C’est fini ? » comme on demanderait à des enfants s’ils ont terminé de jouer), dans laquelle on pourrait imaginer que tout cela n’était qu’un passe-temps pour échapper à l’ennui du monde, à la lassitude d’une vie sans but. Peut-être ces individus se jouent-ils tous les jours cette comédie de la folie pour échapper à leur isolement, à leur dépression ?
La distribution réunie par Gérard Desarthe est très homogène et dirigée avec précision. Chacun joue sa partition avec retenue et justesse. Carole Bouquet donne à son personnage de nymphomane suicidaire une humanité et une générosité émouvantes. Vincent Deniard (qui hérite du personnage le plus cabossé) est très touchant dans sa violence mal maîtrisée, son incompréhension profonde des enjeux et des codes. Pierre Palmade, sobre et nuancé, a l’élégance désespérée d’un dandy fin de siècle : le public qui l’attendait dans son registre habituel risque d’être un tantinet déconcerté. À leurs côtés, Valérie Karsenty et Gérard Desarthe sont également très convaincants.
La pièce laissera à distance certains spectateurs qui la jugeront inintéressante, trop lente, peu novatrice ou trop étrange – et ce n’est pas l’esthétique du plateau qui aide (c’est volontaire) à se projeter dans cette histoire. Mais pour ceux qui accepteront de voyager un moment avec ces fêlés magnifiques, comprendront leur angoisse et sauront reconnaître que leur étrangeté est aussi la nôtre, la soirée laissera de beaux souvenirs.
Y. A.
Jusqu’au 20 décembre 2015.
**** Une soirée à ne pas manquer
*** Une excellente soirée
** Une soirée agréable
* On peut voir, ou pas…
° À éviter
Octobre 2015
Le tragique du quotidien
« Ce ne andiamo per non darvi altre preoccupazioni » (Nous partons pour ne plus vous donner de soucis), de Daria Deflorian et Antonio Tagliarini
« Reality », de Daria Deflorian et Antonio Tagliarini
« L’origine del mondo. Ritratto di un interno » (L’origine du monde. Portrait d’un intérieur), de Lucia Calamaro
« Ce ne andiamo… » est le récit d’une impuissance. Impuissance à représenter la mort de quatre retraitées grecques qui se suicident parce qu’elles sont un poids pour l’État. Impuissance à rendre compte de la violence du monde contemporain. La pièce débute sur le refus des acteurs de commencer à jouer, puis tente de mettre en scène ce qui n’est pas « visible » : comment représenter le suicide ? Les quatre acteurs (Daria Deflorian, Antonio Tagliarini, Monica Piseddu, Valentino Villa) vont chacun leur tour s’interroger sur ces vies de femmes qui font écho à leur propre existence. La construction de la pièce est intéressante dans l’évolution qu’elle propose, entre le monologue de chaque acteur et le dialogue qui s’installe peu à peu. La constante mise à distance instaurée par l’interaction avec le public souligne l’artificialité des discours généraux sur la société et la crise. Daria Deflorian et Antonio Tagliarini interrogent à la fois la réalité et sa représentation, mettant en scène le travail même du théâtre en train de se construire. Pour tenter de rendre compte de ces « petites vies », les deux metteurs en scène choisissent un théâtre pauvre, mais très signifiant : le plateau, vide au début, est ensuite utilisé très habilement au moyen de quelques accessoires symboliques et d’effets de lumière très réussis. La scène qui clôt la pièce est simple mais frappante, à l’image de l’acte de ces femmes grecques : les quatre acteurs, vêtus de noir, se couvrent le visage pour figurer la mort.
« Reality » reprend le même principe théâtral. Il s’agit cette fois d’arrêter le regard sur la vie de Janina Turek, femme polonaise qui, pendant 50 ans, a noté dans un carnet tous les détails concrets de son quotidien, les appels émis et reçus, les personnes croisées, les émissions de télévision vues etc. Là encore, la pièce débute sur une interrogation : comment représenter la mort, pour ensuite s’interroger plus largement sur le sens d’une existence. Daria Deflorian et Antonio Tagliarini, seuls sur scène, tentent de reconstruire par bribes cette vie de femme, mêlant la réalité et l’invention. Sobriété de la mise en scène, pauvreté du décor, dialogue avec le public, humour : on retrouve les caractéristiques de « Ce ne andiamo », toujours aussi efficaces. « Reality » véhicule, là encore, une interrogation très réussie sur l’ « invisible » – terme choisi pour le titre de l’ouvrage qui regroupe ces pièces de Deflorian et Tagliarini, « La Trilogie de l’invisible ».
« L’origine del mondo », de Lucia Calamaro, se rapproche des deux pièces précédentes car elle met en scène, à sa manière, le tragique du quotidien. Il s’agit cette fois du portrait d’une femme dépressive, qui se débat dans son quotidien entre sa fille, sa mère et sa psychanalyste. Or la dépression naît d’un point de vue philosophique et critique sur le monde, que Lucia Calamaro met brillamment en scène à travers un texte savoureux et inventif. Les objets et accessoires de la maison (frigidaire, machine à laver, vêtements, sac à main) sont prétextes à une interrogation existentielle, véritable philosophie de l’objet domestique. La mère se compare elle-même à un pot dans une nature morte de Morandi – un objet pour le moins secondaire, mais qui permet un morceau de bravoure à la fois drôle et touchant. Les talentueuses actrices (Daria Deflorian, Federica Santoro, Daniela Piperno) vont vivre le texte avec brio, donnant tout son souffle à cette pièce drôle et dynamique, mais qui interroge pourtant, elle aussi, le sens de l’existence.
A.K.
L’automne italien à La Colline, du 18 septembre au 24 octobre 2015
**** Une soirée à ne pas manquer
*** Une excellente soirée
** Une soirée agréable
* On peut voir, ou pas…
° À éviter
Octobre 2015
De l’importance des seconds rôles ou Hannah, Sydney, John Edgar et les autres
Paris, 1952, hôtel Crillon. Charlie Chaplin, affaibli par des campagnes de presse hostiles, hésite à assurer la conférence de presse de la première française des « Feux de la rampe » qui vient pourtant de triompher outre-Manche. Retour en Californie en 1914, dans les studios Keystone : Chaplin a vingt-cinq ans. Second rôle dans des films dont il n’a pas la maîtrise, il peine à imposer son propre comique trop novateur mais finit par négocier, avec le directeur Mark Sennett, la réalisation de son premier court métrage. La contrainte : « Une bobine, pas plus de vingt minutes ! ». Ce sera « Charlot boxeur ». Rejoint par son frère Sydney qui gère désormais ses affaires, Chaplin connaît alors une ascension fulgurante : son premier contrat s’élève en 1915 à un million de dollars. La suite de la pièce, qui couvre les quatre décennies suivantes, s’articule autour de trois thèmes : les ennuis de Chaplin avec la justice (Hoover lançant au début des années 40 une rumeur sur la judéité et les sympathies communistes supposées du réalisateur pour le discréditer), ses relations passionnées avec les femmes (Paulette Goddard, Joan Barry, Oona O’Neill…) et ses films majeurs, du premier long métrage (« Le Kid ») aux « Feux de la rampe ». La pièce s’achève en Suisse, en 1975 : Chaplin, au crépuscule de sa vie, se prépare à être anobli par la Reine d’Angleterre…
Deux heures pour évoquer les épisodes marquants de la vie d’un homme, en brosser un portrait psychologique (le traumatisme de l’enfance miséreuse, la peur de sombrer, comme sa mère et sa grand-mère, dans la folie) et couvrir un demi-siècle d’histoire : la pièce de Daniel Colas est ambitieuse – et plutôt réussie, malgré quelques maladresses. Construit sur des allers-et-retours dans le temps et un enchaînement de séquences très cinématographique, le texte n’échappe pas, parfois, à un certain didactisme. Le dernier quart d’heure aurait pu être resserré, et les clins d’œil à l’actualité (Hoover dénonçant les dangers de l’immigration massive, Reeves, directeur des studios Chaplin, lui répondant combien la richesse d’un pays naît de sa diversité) sont un peu appuyés.
La scénographie, en revanche, est très réussie : changements de décors incessants, esthétique noire et blanche très élégante des costumes, éclairages soignés, efforts pour animer le plateau lors des intermèdes ou des scènes de groupe, recours plutôt réussi aux projections et à la vidéo (l’image la plus simple étant, comme souvent, la plus marquante : la statue de la liberté s’effaçant peu à peu lors de l’exil de Chaplin en Europe)… Il y a manifestement, beaucoup de travail, et quelques belles idées, comme la reconstitution sur scène du court métrage « Charlot boxeur ».
Mais la réussite de la soirée tient surtout à l’homogénéité d’une distribution très tenue et très investie. Aux côtés de Maxime d’Aboville (Chaplin), on retiendra les très jolies compositions de Béatrice Agenin (qui n’a pourtant qu’une scène un peu longuette à défendre), très touchante dans le rôle d’Hannah, la mère malade du cinéaste, Adrien Melin (notamment lorsqu’il incarne Hoover) et surtout Benjamin Boyer (Sydney), excellent de bout en bout : l’humanité du spectacle lui doit beaucoup.
Créer une pièce inédite, ambitieuse et populaire, avec dix comédiens et une technique conséquente, quand il serait sans doute plus confortable de choisir un énième texte sur le malaise du couple trentenaire ou l’infidélité conjugale, est une initiative revigorante et qui mérite d’être saluée : gloire aux directeurs de théâtres privés qui osent encore prendre des risques !
Y. A.
**** Une soirée à ne pas manquer
*** Une excellente soirée
** Une soirée agréable
* On peut voir, ou pas…
° À éviter
Octobre 2015
Le pas-de-deux des amants désunis
Stéphane est un auteur à succès qui porte beau sa cinquantaine. Il est conventionnel et égoïste, incapable de placer l’être qu’il aime au-dessus de l’écriture. Du moins est-ce ainsi que le décrit Vincent, un séduisant trentenaire qui fut son amant. Deux ans après leur rupture, les deux hommes se retrouvent en pleine nuit, par hasard semble-t-il, dans le bar désert d’un hôtel chic de la côte. Au moment où Vincent se prépare (peut-être) à changer de vie, les deux hommes évoquent leur relation passée, tentent de formuler ce qu’ils n’ont pu se dire et dévoilent leurs rancœurs et leurs désirs. Sont-ils encore amoureux – ou seulement nostalgiques de leurs souvenirs ?
Les deux hommes se sont rencontrés dans une librairie. Tout les sépare : leur âge, leur milieu social, leur éducation, leur statut. Stéphane, archétype de l’éducation bourgeoise, est un écrivain reconnu, Vincent, probablement d’extraction plus modeste, est encore en friche, sans travail ni projet. Leur relation démarre sur un malentendu mutuel. Vincent est impressionné par la notoriété et l’aisance matérielle de son compagnon et puis, confesse-t-il mi-sincère mi-cruel, il n’était « jamais allé avec un vieux ». Profite-t-il de la situation ? Sans doute, mais les motivations de son aîné sont également équivoques : voit-il en son jeune amant autre chose qu’un trophée décoratif et l’occasion de jouer les Pygmalion ? Stéphane est peut-être amoureux de la jeunesse de Vincent plus que de Vincent lui-même. Pourtant une affection profonde se noue et les deux hommes emménagent ensemble.
La relation, cependant, dégénère peu à peu : Vincent reproche à Stéphane sa théâtralité (« Tu as une façon de raconter les choses, on croirait que tu les écris. »), de se vautrer dans les plaisirs de la reconnaissance publique et surtout, de faire passer l’écriture avant tout. On pense à « Cet amour-là » de Yann Andrea, et de son compagnonnage difficile (pour ne pas dire plus, dans son cas) avec Marguerite Duras : quelle place trouver quand la vie de l’autre n’a de sens que dans l’acte d’écrire ? Stéphane et Vincent s’aiment, mais mal. Une nuit, la violence physique surgit. Vincent résume : « On s’entend mieux dans un lit qu’au-dehors ».
Cette première pièce de Philippe Besson est remarquable. Par son universalité d’abord : les spectateurs qui s’attendent à des clichés sur le couple gay en seront pour leurs frais. Comme chacun de nous, ces hommes sont complexes, pétris de paradoxes : Stéphane dit aimer sa solitude (« Ma vie ? Des garçons qui ne restent pas et que j’aime parce qu’ils ne restent pas. ») mais a été dépendant de Vincent, pour la première fois de sa vie peut-être. Ce dernier, qui revendique sa liberté, décide de revenir vers son ancien compagnon : chacun peut se reconnaître dans ces hésitations, cette tension perpétuelle. Les deux amants ont leurs flamboyances, leurs lâchetés : le texte ne les juge jamais. La sympathie du spectateur va de l’un à l’autre, même si (est-ce la sincérité plus évidente du jeu de Frédéric Nyssen ?) c’est plutôt Vincent, finalement, que l’on comprend le mieux. Le texte pose des questions profondes avec délicatesse. Les apartés et l’adresse au public qui précède la dernière scène sont subtilement intégrés à une action qui ne fléchit jamais. Le dialogue, très bien écrit (jusque dans le parler différent des deux personnages), ne paraît jamais littéraire ou fabriqué.
La force de la soirée tient également à la qualité de l’interprétation. Dirigés avec précision par Patrice Kerbrat, dans un décor élégant (Édouard Laug) et très bien éclairés (Laurent Béal), les deux comédiens font corps avec leurs personnages de manière troublante : le texte semble avoir été écrit pour eux. Jean-Pierre Bouvier incarne avec aisance cet écrivain un peu théâtral, blessé mais parfois aux limites de la condescendance. A ses côtés, Frédéric Nyssen est parfait. Son engagement est total : il est Vincent, dans sa violence contenue, ses doutes, ses bravades, sa jeunesse encore incertaine. Son travail très subtil est restitué avec une sobriété et un naturel confondants : une belle leçon de théâtre.
« Il y a des gens qui échappent miraculeusement aux reproches. Leurs défauts, on tourne la tête pour ne pas les apercevoir. » dit Stéphane de son ancien compagnon : une définition de l’amour élégante et profonde, à l’image de cette soirée.
Y. A.
Théâtre du Petit Montparnasse, jusqu’au 15 novembre 2015.
**** Une soirée à ne pas manquer
*** Une excellente soirée
** Une soirée agréable
* On peut voir, ou pas…
° À éviter
Octobre 2015
Une Irlande de pacotille
Irlande, comté de Donegal, été 1936. Les cinq sœurs Mundy cohabitent dans la maison familiale en tentant de joindre les deux bouts : Kate, l’aînée, institutrice catholique et assez rigide (Claire Nebout), Agnès (Léna Bréban), qui tricote des gants pour apporter quelque argent au foyer, Rose, la simplette de la fratrie (Lola Naymark), Maggie (Florence Thomassin) et Christina (Lou de Laâge), maman d’un petit Mickaël, sept ans. C’est lui, justement, qui, devenu adulte (Philippe Nahon) est le narrateur de cette histoire : revenu dans la maison de son enfance, Mickaël se remémore la vie d’alors. Ses souvenirs ? Le quotidien difficile de ces femmes où perce pourtant l’espoir d’un destin meilleur et du grand amour, et, en ces chaudes journées d’été, l’attente du bal traditionnel où quelques danses leur permettront peut-être de s’étourdir dans les bras d’un garçon. Mickaël se souvient aussi de la figure touchante mais un peu inquiétante de l’oncle Jack (Bruno Wolkovitch) prêtre revenu malade d’une mission en Ouganda et sujet à des moments de confusion mentale, et des trop rares visites de son père, le séduisant Gerry (Alexandre Zambeaux).
La pièce de Brian Friel tente de dresser le tableau d’une époque marquée par les débuts de l’industrialisation et où plane, en arrière-plan, la guerre civile espagnole et les prémices du second conflit mondial. Le thème – la lutte des cinq sœurs pour éloigner la misère et continuer, malgré tout, à espérer – est séduisant, et, heureusement, traité sans pathos. Pourtant, le texte, faute de moment vraiment fort, laisse le spectateur à distance. Le dialogue paraît également souvent peu crédible, tantôt trop moderne, tantôt trop sophistiqué dans la bouche de ces femmes : est-ce dans la version originale ou accentué par la traduction d’Alain Delahaye ? On ne se sent jamais transporté dans l’Irlande agricole et pauvre de l’entre-deux-guerres.
La scénographie de Didier Long et Bernard Fau, qui vise l’esthétisme au mépris de toute vraisemblance, ajoute encore à cette impression de décalage. Sur un plateau assez dépouillé figurent quelques éléments décoratifs, comme jetés au hasard pour faire joli : on se croirait dans un vide-grenier bobo. Tout cela est trop propre, trop esthétique. De la même manière, la mise en scène oscille perpétuellement entre réalisme (le summum du ridicule étant atteint lorsqu’un coq mort est figuré par une peluche ensanglantée…) et imaginaire. Aucun mur ne délimite la maison : la convention serait classique si les déplacements sur le plateau ne la rendaient rapidement invraisemblable. La ligne (invisible) qui sépare cour et maison n’est pas toujours respectée, on regarde par une fenêtre imaginaire – mais dans une direction qui interdit d’apercevoir les protagonistes qu’on est censé espionner : les exemples de ces à-peu-près sont légion, à l’image de la cuisinière où l’on fait bouillir l’eau – mais où plusieurs comédiens poseront les mains sans sembler se brûler. Ces incohérences ne seraient pas soucieuses si, à d’autres moments, Didier Long n’optait pour un parti-pris réaliste.
Le caractère assez brouillon du travail se ressent aussi dans la distribution : là où l’on rêverait d’une fratrie touchante et haute en couleurs, on voit plutôt des comédiennes jouer dans leur coin sans beaucoup se soucier de leurs camarades. Manque de travail, d’entente dans l’équipe ou de véritable lecture de la pièce par le metteur en scène ? La distribution, hétérogène, promettait beaucoup mieux. Retenons le meilleur – la sensibilité et la rigueur du jeu de Léna Bréban, la conviction et l’humanité de Lou de Laâge et Alexandre Zambeaux et la composition touchante et jamais caricaturale de Bruno Wolkowitch – et tentons d’oublier le moins intéressant : Philippe Nahon, qu’on est stupéfait de voir monter sur un plateau en paraissant si peu maîtriser son texte, et Lola Naymark, dirigée dans un sur-jeu permanent qui ne sert pas son personnage.
La soirée réserve toutefois quelques belles scènes : les dialogues entre Gerry et Christina, très crédibles et émouvants, et surtout la première danse des sœurs. Rêvant d’aller au bal, et à la faveur d’un des rares moments où leur poste de TSF fonctionne, une, puis une autre, puis toutes, se laissent aller au plaisir de la danse, osant être elles-mêmes sans souci du regard des autres. Pendant quelques minutes, enfin libérées, elles sont vivantes, et le plateau s’anime : moment de grâce, hélas trop rapidement éteint.
Jusqu’à début janvier 2016.
Y. A.
**** Une soirée à ne pas manquer
*** Une excellente soirée
** Une soirée agréable
* On peut voir, ou pas…
° À éviter
Septembre 2015
Du couple comme champ de bataille
Peut-être le capitaine (Michel Vuillermoz) et sa femme Laura (Anne Kessler) se sont-ils aimés, il y a longtemps. Mais depuis plusieurs années leur couple s’est nécrosé et le capitaine doit affronter sous son toit trois femmes alliées contre lui : Laura, sa belle-mère et sa vieille nourrice, Margret (Martine Chevalier). Les tensions se cristallisent autour de l’éducation de leur fille Bertha (Claire de la Rüe du Caen) – notamment la place qu’y tiendra la religion. Le capitaine, scientifique, voudrait l’envoyer en pension en ville et la libérer du foyer oppressant (« Cette maison est pleine de femmes qui veulent toutes élever mon enfant. Ma belle-mère voudrait faire d’elle une spirite, Laura (…) une artiste ; la gouvernante n’a qu’une idée en tête : l’initier au méthodisme ; et la vieille Margret rêve d’une Bertha baptiste. ») Mais Laura n’envisage pas de perdre la mainmise sur sa fille. Pire : cette mainmise doit être totale. En mettant en doute, insidieusement, la paternité biologique du capitaine, Laura précipite son mari dans la folie.
« Père » (1887) est une pièce glaçante : le couple est vu comme un champ de bataille où tous les coups sont permis (« Dans le combat qui nous oppose, l’un de nous doit succomber. » constate, déjà vaincu, le capitaine). Même en tentant de se replonger dans l’époque, Laura, prête à tout pour écraser son mari, aveuglée par la haine (« Une haine toute pure, une haine impersonnelle – car son mari est un bon mari – une haine qui s’attache au sexe mâle tout entier, et qui ne voit en lui qu’un instrument malheureusement nécessaire de procréation » comme le souligne Jules Lemaître[1]), calculatrice et perverse, apparaît comme un monstre prêt à sacrifier sa fille pour conserver son pouvoir. Sans doute doit-on voir également, dans ce tableau misogyne et désespérant, l’écho de la propre vie de Strindberg.
L’action se déroulant quasiment en temps réel (l’acte I au petit jour, le second dans la nuit, le troisième le lendemain matin), la pièce surprend par la rapidité de l’évolution psychique du capitaine. Comme l’écrit très justement Jules Lemaître, « Adolphe connaît tout de suite que sa femme le hait ; et cette connaissance même devrait le tenir armé et, en quelque manière, lui donner du cœur. Qu’il se défende, s’il est fort ; ou qu’il s’en aille, puisqu’il est faible ! Au lieu de s’en aller (…) on dirait qu’Adolphe s’applique à devenir fou en un tour d’horloge pour faire plaisir à sa femme. » Il appartient au spectateur – et au metteur en scène – d’imaginer les années qui ont précédé ce climax dramatique, le travail de sape insidieux de Laura pour déstabiliser son mari et les querelles permanentes du couple.
La représentation s’ouvre sur un excellent moment de théâtre (peut-être le meilleur de la soirée) : dans une pièce plongée dans l’obscurité (le jour se lève à peine), le capitaine se confie à son beau-frère pasteur (Thierry Hancisse) sur ses difficultés à éduquer sa fille et son isolement dans sa propre maison. Beauté du plateau (Rudy Sabounghi) et des éclairages (Dominique Bruguière), interprétation mezza voce très tenue, intelligence du texte : on rêve que la suite soit aussi ciselée. Hélas, la tension retombe assez vite. En cause, l’hétérogénéité de la distribution. Michel Vuillermoz et surtout Thierry Hancisse sont excellents, parvenant à donner une profondeur et une humanité touchantes à leurs personnages ; Alexandre Pavloff, médecin peu scrupuleux et manipulé, est souvent très juste. On est beaucoup moins convaincu en revanche par Pierre-Louis Calixte (Nöjd), au jeu trop démonstratif, par Martine Chevallier, au savoir-faire indéniable mais trop visible, et surtout par Anne Kessler dont la composition, monolithique et larmoyante, rend rapidement le personnage de Laura exaspérant. Est-ce une volonté d’Arnaud Desplechin pour humaniser le personnage ? Si tel est le cas, le parti-pris ne fonctionne pas – et ce manque de nuance est très préjudiciable à la tension dramatique. La mise en scène affadit également les deux moments les plus dramatiques du texte (l’affrontement entre les époux à la fin du second acte et le face-à-face entre le capitaine et sa nourrice à la fin du troisième).
Est-ce parce qu’il a été impressionné par le matériau exceptionnel qu’il avait à sa disposition ? Arnaud Desplechin signe un travail sans réelle faute de goût mais sans éclat : on entend le texte sans être jamais transporté. Indéniablement, on attendait plus.
Jusqu’au 4 janvier 2016.
Y. A.
**** Une soirée à ne pas manquer
*** Une excellente soirée
** Une soirée agréable
* On peut voir, ou pas…
° À éviter
[1] Jules Lemaître, Impressions de théâtre : neuvième série, 1896.
Septembre 2015
Une heure trente de perplexité
Depuis de nombreuses années, Laheu (Lionel Abelanski) et Blason (Patrick Catalifo) habitent deux maisons mitoyennes et partagent une terrasse commune. Le premier, séparé de sa femme, vit avec son fils Ulysse (Loïc Mobihan), le second, veuf, avec sa fille Alice (Alice Berger). L’amitié des deux pères, de caractères pourtant très différents, semble indéfectible, tout comme l’amour que se portent les deux jeunes gens. Ce microcosme pourrait continuer sa vie tranquille – au moins en apparence – si la maison de Blason n’était cambriolée. Tout disparaît, y compris ses économies, cinq lingots d’or dissimulés dans la terrasse. Or Blason a révélé la cachette à Laheu : les deux hommes commencent à se suspecter l’un l’autre.
Dans sa note d’intention, Marc Paquien évoque « un conte invraisemblable » : on ne saurait mieux dire, tant le texte de Michel Vinaver déroute. On croit pendant un moment que le vol (à l’origine des tensions qui rongent peu à peu les protagonistes) et sa résolution en constituent le cœur. Fausse piste : l’énigme n’est jamais résolue, et semble même totalement oubliée par le dramaturge en cours de route. Doit-on alors voir dans « Les voisins » un pamphlet sur les ravages de l’argent et de la cupidité dans les rapports humains ou une fable moderne sur la force de l’amitié ? Dans les deux cas, le texte, en multipliant ruptures et rebondissements, perd trop le spectateur dans des enjeux dramatiques secondaires. Chacun devra, selon sa sensibilité – et s’il en a envie – se construire sa propre histoire.
La proposition de Marc Paquien n’éclaire guère, en effet, les intentions de l’auteur. Est-ce parce qu’il a voulu s’effacer derrière le texte qu’il ne propose aucun parti-pris, à l’image de la scénographie (décor, éclairages, costumes) peu inspirée ? La construction – des séquences séparées par de (longs) noirs, chaque scène se terminant en tableau vivant – n’apporte pas grand-chose : le procédé, répétitif, ralentit le rythme sans faire prendre conscience du passage du temps. Sans doute, dans quelques semaines, les réglages techniques plus précis permettront-ils de dynamiser l’ensemble, mais cela ne résoudra pas tout. La distribution est à l’image de la soirée : ni décevante, ni enthousiasmante, ni très homogène. Dans le quatuor de comédiens, on retiendra toutefois Lionel Abelanski, qui incarne Laheu avec une humanité et une sincérité touchantes, et Alice Berger, excellente. S’enthousiasmer pour ce spectacle semble aussi excessif que de le déconseiller : la représentation est plaisante, mais sera sans doute rapidement oubliée.
Y. A.
Théâtre de Poche jusqu’au 24 janvier 2016.
**** Une soirée à ne pas manquer
*** Une excellente soirée
** Une soirée agréable
* On peut voir, ou pas…
° À éviter
Septembre 2015
Je t’aime... moi non plus
Katarina et Frank vivent leurs relations de couple dans un perpétuel rapport de forces, se provoquant l’un l’autre dans l’espoir de créer un conflit. Comme il est encore plus amusant de se déchirer en public, ils prennent pour témoins leurs voisins, Jenna et Tomas, un couple classique avec enfants, un peu éteint et sans histoire en apparence. Le texte de Norén (traduit par Louis-Charles Sirjacq) rappelle « Qui a peur de Virginia Woolf ?» d’Edward Albee par sa violence et l’inconfort qu’il provoque chez le spectateur. Les ruptures y sont multiples : Katarina et Frank ne s’écoutent pas, ne peuvent (ou ne veulent) se comprendre, enfermés dans leurs obsessions. Pourtant, ils se sont aimés – et s’aiment peut-être encore – mais comme le résume Frank, ils ne se supportent pas. Le fonctionnement pervers qui régit leur vie semble intangible : difficile de savoir ce qui revêt du jeu, de l’habitude et de la volonté de nuire.
Katarina. Chéri ? On ne pourrait pas arrêter de se disputer ? Est-ce qu’on ne peut pas arrêter ?
Frank. Pouvoir, on peut. Mais vouloir, est-ce qu’on veut ?
Comme le résume Frank, « Il n’y a pas beaucoup d’avenir dans tout ça ».
Romain Duris (Frank), Marina Foïs (Katarina), Anaïs Dumoustier (Jenna) et Gaspard Ulliel (Tomas) : difficile d’imaginer, sur le papier, quatuor plus prometteur – même si on a souvent vu des productions s’appuyer sur la notoriété des têtes d’affiche pour se dispenser de tout travail. Rien de tel ici. Saluons d’abord les très fines coupes opérées par Marcial di Fonzo Bo : son adaptation densifie le texte… et en modifie légèrement le dénouement. La fin originelle (la crucifixion de Frank par Katarina) apparaît en effet, à la lecture, grandiloquente et un peu gratuite. En choisissant pour derniers mots la déclaration d’amour de Katarina à son mari, Marcial di Fonzo Bo opte pour une fin plus ouverte et plus intéressante. Le recours à des noirs très courts à la fin de chaque scène, en renforçant l’aspect cinématographique de la pièce, est très efficace et participe au rythme soutenu de la soirée – une fois passée la scène d’exposition, un peu lente.
À partir d’un dispositif scénique classique (un plateau tournant révélant tour à tout le salon, l’entrée ou la chambre de l’appartement, les autre pièces restant visibles en arrière-plan) Marcial di Fonzo Bo réalise une mise en scène d’une précision et d’une fluidité remarquables. L’action, en changeant fréquemment l’angle de vue du spectateur, se concentre tour à tour sur un seul personnage, un couple ou un lieu. Dans ce décor très élégant et remarquablement éclairé (Yves Bernard), Marcial di Fonzo Bo a construit une chorégraphie captivante qui accroît la force du texte sans jamais le parasiter.
Ces personnages cabossés, en permanence sur le fil du rasoir, nécessitent beaucoup de nuance et une large palette de jeu : tout excès rendrait la situation ridicule, tout relâchement ferait retomber la tension. Frank est sans doute le plus antipathique de tous, dans son refus de s’abandonner, sa volonté quasi-permanente de troubler ou de nuire : Romain Duris excelle dans cette partition perverse, dans ce jeu un peu distancié, dans ce mépris permanent. Si Katarina attire davantage la sympathie – ou la pitié – c’est parce qu’elle révèle sa souffrance et tente de calmer la spirale mortifère qu’elle a pourtant contribué à mettre en place. Marina Foïs a l’élégance, la retenue et la sincérité requises : son monologue final, sur un plateau dévasté plongé dans l’obscurité, est particulièrement touchant. Incarner Jenna, personnage plus classique (une mère de famille étouffée par sa vie de couple, qui devra affronter malgré elle la méchanceté de ses voisins), présente d’autres dangers : éviter toute mièvrerie, ne jamais souligner sa faiblesse et faire évoluer ses sentiments sans être démonstrative. Anaïs Demoustier, parfaite de bout en bout, évite tous ces écueils. Tomas, enfin, est peut-être le plus insaisissable des quatre protagonistes : difficile de savoir ce qu’il pense, ressent ou maîtrise – le sait-il lui-même ? Découvrir ce personnage un peu gauche sous les traits de Gaspard Ulliel constitue le pari le plus surprenant de la distribution – et se révèle également en être la meilleure surprise. Sa composition est étonnante : Ulliel fait de Tomas un personnage attendrissant, fragile, perdu entre son désir trouble pour Katarina et sa vie de père de famille oppressante. Son interprétation sensible et très tenue fait oublier que son rôle est assez secondaire dans le texte original.
Si le propos de Norén peut laisser froid ou sembler gratuit, la qualité du travail théâtral est indiscutable : on sort de la salle remué, avec le plaisir d’avoir vu un spectacle maîtrisé, riche, dense et esthétiquement parfait. Que demander de plus ?
Y. A.
Théâtre du Rond-Point jusqu’au 11 octobre 2016.
**** Une soirée à ne pas manquer
*** Une excellente soirée
** Une soirée agréable
* On peut voir, ou pas…
° À éviter
Septembre 2015
Hercule Poirot sous acide
Ce soir, la « Société des amis du roman noir anglais » organise son assemblée annuelle. Pour l’occasion, ses membres se sont improvisés comédiens et ont décidé de jouer une pièce policière, « Meurtre au manoir ». La représentation commence… et les ennuis aussi. En fait, les ennuis ont commencé un peu avant, lorsque la régisseuse a arpenté la scène en tentant de remédier à la première défaillance du décor : le portrait fixé au-dessus de la cheminée est tombé. Dans l’impossibilité de le raccrocher, on le remplace par un tableau plus petit, représentant un chien – ce qui n’empêchera pas, plus tard, le comédien de s’exclamer, suivant son texte à la lettre : « C’est le portrait de votre père ? ».
Sur le thème du spectacle où rien ne se déroule comme prévu (déjà exploité par Michel Frayn dans « En sourdine les sardines »[1]), Henry Lewis, Jonathan Sayer et Henry Shields sont parvenus à concentrer en une heure et demie à peu près tous les problèmes possibles d’une représentation. C’est d’abord le décor (très bien conçu par Michel Mugnier) qui, dès la première minute, réserve son lot de mauvaises surprises : la porte ne s’ouvre pas – contraignant la comédienne à s’écrier de la coulisse : « Je n’en crois pas mes yeux ! ». Les accessoires ne sont jamais à la bonne place (ou carrément absents du plateau), la bande-son fait des siennes, notamment lors des tableaux vivants censés souligner les rebondissements de l’intrigue, les bruitages tardent à arriver… Quant aux apprentis comédiens, ils cumulent tous les défauts possibles : sur-jeu ou imitation (la comédienne principale a furieusement tendance à se prendre pour Fanny Ardant), placements imprécis (on écrase régulièrement la main du mort durant la première scène…), liaisons approximatives (« Il cachait z’un grand désarroi »), texte mal appris (et que le comédien a donc écrit sur son costume et ses accessoires pour ne pas être pris en défaut), entrées à contretemps…
Première heureuse surprise, la qualité du texte, qui tout en multipliant gags et trouvailles scéniques, respecte parfaitement les codes d’une pièce policière : rebondissements (plus ou moins crédibles) réguliers et dénouement – clin d’œil à « La souricière » d’Agatha Christie[2] – alambiqué à souhait. On ne peut que saluer, par ailleurs, la précision de la mise en scène et de la direction d’acteurs (rien de plus difficile que de jouer faux, qui plus est dans le chaos perpétuel) et son inventivité. Les comédiens, tous excellents, ne se départissent jamais d’un sérieux tout britannique hilarant. Dans une distribution très homogène où chacun apporte sa personnalité et son humour, on retiendra les performances de Miren Pradier (la jeune première, du moins avant son accident !) et de Nikko Dogz (le majordome).
Au-delà de l’avalanche de gags, le comique naît aussi de la volonté (touchante) de ces (faux) comédiens amateurs de poursuivre coûte que coûte la représentation sans se laisser perturber (et pourtant, il y aurait de quoi) et de respecter au mieux les indications du metteur en scène. Ces « faux british » rendent, de fait, un bel hommage au théâtre, et si l’on rit beaucoup des situations, on ne se moque (presque) pas de ces comédiens débutants : c’est très élégant.
Y. A.
Théâtre Tristan Bernard, jusqu’au 2 janvier 2016.
**** Une soirée à ne pas manquer
*** Une excellente soirée
** Une soirée agréable
* On peut voir, ou pas…
° À éviter
[1] Créé par Robert Dhéry en 1982 au théâtre des Bouffes-Parisiens, et repris en 1993 au théâtre du Palais-Royal sous le titre « Silence en coulisses » dans une mise en scène de Jean-Luc Moreau.
[2] Créée à Londres en 1952, cette pièce policière n’a jamais quitté l’affiche depuis et totalise aujourd’hui plus de 25 000 représentations.
Août 2015
Après un master 2 de droit social, Mélanie Charvy a suivi durant trois ans la formation du studio de formation théâtrale de Vitry-sur-Seine, dirigé par Florian Sitbon. Avec Paul-Antoine Veillon, elle a mis en scène « Parloir » de Christian Morel de Sarcus au théâtre du guichet Montparnasse et créé la compagnie « Les entichés » en 2013. « J’appelle mes frères » de Jonas Hassen Khemiri, découvert à Avignon cet été, est sa première mise en scène professionnelle.
La Petite Revue. Comment avez-vous découvert ce texte ?
Mélanie Charvy. Lors d’un comité de lecture au studio de formation théâtrale de Vitry. Dans le cadre de notre formation de comédien, nous lisions régulièrement des textes contemporains qui venaient de sortir ou non encore publiés. Nous lisions une quinzaine de textes ; deux ou trois étaient retenus et mis en voix. Ce fut le cas de « J’appelle mes frères » : j’ai participé à la mise en voix et monté le texte tout de suite après, en octobre 2013. La pièce venait de sortir et n’avait jamais été mise en scène en France. Pour une première mise en scène, je préférais un texte inédit, pour lequel il n’y ait pas de référence.
P. R. Qu’est-ce qui vous a touché dans ce texte ?
M. C. J’ai travaillé pendant trois ans dans un centre pour enfants à Paris avec beaucoup d’enfants issus de l’immigration. Pendant ces années, j’ai été confrontée à la problématique de ces enfants et quand j’ai lu le texte, c’est cela qui m’a sauté aux yeux. J’avais envie de parler de ça. Par ailleurs je trouvais l’écriture de Khemiri très belle, très intéressante. Pour moi, c’est un mélange entre Koltès, Lagarce et Norén.
P. R. Comment le travail a-t-il commencé ?
M. C. J’ai lu le texte seule, puis à Paul-Antoine Veillon, qui l’a trouvé très bien. Ensuite j’ai choisi les comédiens parmi les gens avec qui j’avais travaillé à Vitry. Nous nous sommes retrouvés régulièrement en janvier et février 2014 pour lire le texte, en discuter. J’ai notamment demandé aux comédiens de raconter des souvenirs d’enfance qui pourraient avoir un lien avec le texte, les discriminations que chacun avait pu vivre.
P. R. Quel était l’objectif : nourrir votre mise en scène ?
M. C. Comprendre un peu la position dans laquelle se trouve le personnage d’Amor : que peut-il traverser, qu’a-t-il pu vivre ? Dans la pièce, nous sommes à un moment donné de sa vie. Il a vingt-cinq ans, a terminé ses études… J’avais besoin de nourrir son passé et celui des autres personnages. Nous avons fait des improvisations pour imaginer ce passé : la première fois qu’ils se sont rencontrés, comment ils étaient ensemble au collège et au lycée, les soirées qu’ils ont pu faire… Ensuite nous sommes passés au plateau.
P. R. Votre mise en scène était-elle déjà construite ?
M. C. Pas du tout. J’avais des idées de scénographie, d’espace, d’esthétique – la vidéo par exemple –, des idées sur les intentions, sur la situation d’Amor, mais pour la mise en espace en tant que telle, non. J’avais vraiment envie de voir ce qui se passait sur le plateau avec les comédiens. Je ne vois pas ça autrement.
P. R. Par quoi a commencé votre travail au plateau ?
M. C. Par travailler dans le détail les intentions et les étapes du cheminement d’Amor et toutes les ruptures et les adresses au public. Ensuite nous avons répété de février à juin une à deux fois par semaine puis, en juillet 2014, nous sommes partis trois semaines en résidence au théâtre du Réflexe, à Canohès. Nous avons pu y retravailler tous les détails du texte et répéter le spectacle, le filer… C’est ce qui a permis de forger le spectacle.
P. R. Qu’est-ce qui a évolué pendant ces temps de travail ?
M. C. J’ai épuré énormément. Il y avait plus de choses sur scène : on a épuré l’espace. Ensuite, les comédiens ont grandi dans leur manière d’appréhender leurs personnages, ils ont vraiment fait corps et âme avec leurs personnages. Je pense qu’ils n’avaient jamais autant travaillé dans le détail : discuter, faire, défaire, refaire…
P. R. Y a-t-il eu des fausses routes ?
M. C. Plein ! Au départ, j’avais demandé à une psychanalyste d’étudier le texte et elle avait analysé Amor comme psychotique : lorsqu’il appelle ses frères, ce sont des voix qu’il entend. On a d’abord construit le personnage d’Amor comme ça. Ensuite, après en avoir parlé, notamment avec la traductrice du texte, et suite à la tribune de l’auteur sur les attentats de Charlie Hebdo, je me suis rendu compte que c’était une fausse route. J’ai donc changé le personnage d’Amor. Son chemin de pensée devenait différent, puisqu’il n’est pas fou. Il sombre dans la paranoïa, mais n’entend pas des voix : je m’étais trompée dans ma manière de voir.
P. R. D’où vient cette paranoïa ?
M. C. Au départ, Amor n’est pas paranoïaque. Il est en profonde détresse parce que durant sa jeunesse, il a vu ce qui se passait autour de lui, a vécu des actes de discrimination, mais n’a pas réagi. Et ces attentats lui sautent au visage : tout revient, il se rappelle de tout et, du coup, ne sait pas comment se positionner. Au fur et à mesure de la pièce, sa paranoïa grandit parce que de plus en plus de souvenirs reviennent. Khemiri, qui est lui-même d’origine tunisienne, a très bien cerné la problématique dans laquelle se retrouvent les enfants de l’immigration, particulièrement d’Afrique. A la base, ce sentiment de discrimination n’existe pas, les enfants ne la voient pas forcément. C’est au fur et à mesure qu’ils s’en rendent compte et que leurs comportements peuvent devenir déviants. C’est aussi ce que j’avais vu en travaillant avec des enfants dans ce centre.
P. R. Il y a aussi la question dont la population majoritaire regarde une population minoritaire…
M. C. Ce sentiment d’être coupable de quelque chose alors qu’on ne l’est pas est très finement amené par l’auteur. On a le poids d’une culture sur les épaules, on n’y est pour rien mais on nous le rappelle tout le temps du fait de nos origines, et finalement on porte une responsabilité et une culpabilité qui ne sont pas les nôtres. C’est très difficile de s’en détacher. Amor trouve qu’on le compare tellement à un terroriste potentiel qu’il finit par se demander s’il ne pourrait pas l’être. Et oui, bien sûr, il pourrait l’être. Mais lui se pose la question de pourquoi il ne l’est pas, pourquoi il ne sombre pas là-dedans.
P. R. Ce qui est intéressant, c’est que la pièce ne résout pas les questions.
M. C. L’auteur est engagé, il traite de sujets de société actuels qui amènent à la réflexion, mais ne veut absolument pas donner une réponse. J’ai envie de faire du théâtre engagé, qui pose des questions sur des sujets importants, mais à aucun moment je ne fais du théâtre militant. Ça ne m’intéresse pas. Le théâtre est là pour amener à la réflexion. Un théâtre militant ferme des portes à un public qui ne serait pas de notre avis par exemple, or j’ai envie d’amener ce public à venir voir ces spectacles, qu’il se pose des questions. En général, quand le public sort, qu’il ait aimé ou pas, il s’interroge. Le but est de faire réagir. Après, chacun réagit à sa façon.
P. R. Parlez-nous de votre travail sur la vidéo.
M. C. Je n’aime pas la vidéo au théâtre. Très souvent, c’est du remplissage, ça n’apporte rien. C’est un effet de mode. Mais là, je trouvais qu’il y avait quelque chose de très cinématographique dans l’écriture : le code de jeu est très réaliste. La vidéo souligne ce côté cinématographique et permet un zoom : on se rapproche au maximum du personnage d’Amor, de ses pensées. J’avais en tête dès le début les vidéos de début et de fin. Pendant la vidéo du début, Amor a un visage assez paisible, il sourit. Puis à un moment donné, il a un sursaut. Pour moi, c’est le moment où il voit l’explosion en direct à la télévision. Le rapport à l’image est tellement important dans nos sociétés aujourd’hui, notamment lors des attentats : on voit tout en direct. Je voulais que le public ressente ça, mais du côté d’Amor. On voit comment lui réagit face aux attentats.
P. R. Et la fin ?
M. C. A la fin, Amor comprend quelque chose qui le libère : il ne doit pas se laisser enfermer dans le jugement des uns et des autres, ni dans la paranoïa. Amor comprend qu’il a sombré dans cette paranoïa mais qu’il peut s’en sortir. Pour moi, c’est un message d’espoir : ce n’est parce qu’on est dans une société qui nous culpabilise, qui nous fait porter sur les épaules quelque chose qui ne nous concerne pas, qu’on ne peut jamais s’en sortir.
P. R. Amor n’est pas une victime. On peut supposer qu’il n’est pas mal parti dans la vie : il a fait des études…
M. C. C’est ça que j’aime dans cette pièce : ce n’est pas un cliché sur l’immigration. Ce n’est pas un gamin qui a mal tourné, qui deale de la cocaïne dans sa cité. Il a vécu en cité, dans un milieu ouvrier, mais fait partie de cette génération d’enfants qui ont bénéficié de la discrimination positive, des quotas. Il s’en est sorti. C’est ça qui est intéressant : voir que même lui, ça peut le toucher.
P. R. Les spectateurs ont envie de parler après cette pièce…
M. C. Ce fut le cas dès les premières représentations à Canohès. Les gens restaient, nous posaient des questions, notamment sur la fin. La fin intrigue énormément. Le théâtre ce n’est pas uniquement consommer une pièce de théâtre, c’est aussi parler après ! Les metteurs en scène et les comédiens devraient le faire davantage. C’est toujours enrichissant, même avec des gens qui n’ont pas aimé.
P. R. Un mot sur vos projets ?
M. C. Je souhaite participer au concours de mise en scène du théâtre 13. J’avais envie de travailler avec la même équipe et savais que Khemiri avait écrit un nouveau texte. J’aime particulièrement sa langue. Nous avons donc choisi cet auteur pour notre création, avec un texte qui n’a jamais été mis en scène. C’est un peu mon créneau : j’aime bien que les gens n’aient pas de référence. Cette pièce est une critique du monde économique à travers le théâtre : ça n’a rien à voir avec « J’appelle mes frères » !
Propos recueillis par Yann Albert en août 2015.
Août 2015
La valeur n’attend point le nombre des années
Stockholm, décembre 2010 : deux explosions terroristes font un mort et deux blessés. Une revendication annonce des actions visant « la guerre contre l’islam menée par la Suède ». Amor, jeune homme issu de l’immigration, vit ce traumatisme tiraillé entre son désir d’intégration et son appartenance à sa communauté d’origine. Comment réagir ? Sa famille, restée en Tunisie, s’inquiète et l’interroge : quelle est la portée réelle des événements sur place ? Ces attentats modifient-ils la vie quotidienne et le comportement des suédois vis-à-vis des musulmans ? Pendant les heures qui suivent le drame, Amor cherche que faire quand une population vous regarde (ou semble vous regarder) comme un terroriste potentiel du seul fait de votre origine. Peu à peu happé par les conseils contradictoires de ses proches et son impossibilité à se positionner, Amor sombre dans la paranoïa. Voyant un policier parler avec un chauffeur arabe, Amor imagine déjà un contrôle au faciès, les violences à venir, l’arbitraire des forces de l’ordre. Se préparant à intervenir, il constate que le conducteur a juste demandé son chemin. Plus tard, Amor s’imagine suspect, suivi dans ses faits et gestes quotidiens.
« J’appelle mes frères » sont les premiers mots du leitmotiv contradictoire adressé par Amor aux musulmans, les appelant tantôt à se faire les plus discrets possible pour se fondre dans la masse, tantôt à revendiquer leur appartenance à leur communauté religieuse tout en se désolidarisant des terroristes. Mais entre déni d’une partie de son identité et risque de stigmatisation, aucune position n’est tenable. Écrit en 2010 suite à ces attentats et l’entrée de l’extrême droite au parlement suédois et joué pour la première fois en France, le texte de Jonas Hassen Khemiri démontre que le regard d’une société (ou ce que l’on suppose du regard d’une société) sur une minorité modifie le regard de cette minorité sur elle-même. La pièce, en multipliant les questions, révèle la complexité des choses – en se gardant bien de tout dogmatisme ou de donner des leçons – et s’achève sur un rebondissement saisissant.
La mise en scène de Mélanie Charvy est particulièrement réussie. La présence des quatre comédiens en permanence sur le plateau souligne le poids des regards sur Amor, maintient une tension et crée un huis-clos oppressant. La vidéo, qui jamais ne parasite l’action, dépasse la simple illustration du texte et donne des clés au spectateur. On entend parfaitement le texte sans qu’il ne soit jamais surligné ; la lecture proposée laisse ouverte toutes les interprétations. Dans la distribution, dirigée avec beaucoup de précision et très investie, on retiendra la performance d’Aurélien Pawloff et Paul-Antoine Veillon. Il est rare de trouver chez de jeunes comédiens une telle présence et un jeu si dense sans être démonstratif. Voilà, à l’évidence, deux garçons à suivre. Après son succès à Avignon en juillet dernier, ce spectacle ambitieux et très maîtrisé de la jeune compagnie « Les entichés » se joue cinq soirs à Paris : ne le manquez pas.
Y. A.
Théâtre de l’Opprimé, du 9 au 13 septembre 2015.
**** Une soirée à ne pas manquer
*** Une excellente soirée
** Une soirée agréable
* On peut voir, ou pas…
° A éviter
Juin 2015
La rencontre de deux génies du rire
Le docteur Moulineaux a passé la nuit au bal de l’Opéra. De retour au bercail le lendemain matin, il prétexte, pour calmer sa femme, avoir veillé Bassinet, un de ses malades à l’agonie. Quelques instants plus tard, Bassinet fait son entrée, en pleine forme : les ennuis commencent…
Tout le génie comique de Feydeau est déjà présent dans cette pièce de jeunesse : la construction est une mécanique de précision, le rythme ne faiblit pas, les quiproquos transforment la situation la plus banale en un dialogue surréaliste. Les procédés comiques, enfin, sont d’une variété infinie : jeux de mots (Moulineaux : « Étienne, entrez chez moi, vous trouverez ma robe de chambre, vous la prendrez et vous l’apporterez. » ce que le domestique comprend par : « Vous la porterez »), malentendus, situations absurdes, sens de la formule (« Ma femme m’a été enlevée dans l’espace de cinq minutes ! – Enlevée ! Par une attaque d’apoplexie ? – Non ! Par un militaire. »). Mais tout cela serait vain sans, en filigrane, la satire d’une bourgeoisie dont les conventions sociales volent en éclats, et un portrait juste mais très noir de l’homme parvenu (Moulineaux), mesquin et de mauvaise foi.
Madame Aigreville. A qui est-il ce gant ?
Moulineaux. Hein… je… à qui ? (Avec aplomb.) À moi !
Madame Aigreville. À vous ? (…) Allons donc ! C’est un gant de femme.
Moulineaux. Ça a l’air… parce qu’il a été mouillé. Il a plu dessus, alors il a rétréci.
Madame Aigreville, déployant le gant dans toute sa longueur. Et la longueur ?
Moulineaux. Précisément, il a rétréci et allongé… C’est l’eau ! Il a gagné en longueur ce qu’il a perdu en largeur, ça fait toujours cet effet-là. Ainsi vous, vous seriez mouillée…
Madame Aigreville. Hein ! Allons ! Voyons, c’est marqué… six et demi.
Moulineaux, avec aplomb. Neuf et demi, c’est l’eau qui a retourné le chiffre.[1]
Relire le texte original de la pièce révèle l’énorme – et remarquable – travail d’adaptation de Jean Poiret. La suppression de scènes pour resserrer l’action, une meilleure exploitation du comique de répétition, la réécriture ou l’ajout de répliques qui paraissent de Feydeau lui-même (« Ça s’appelle la maladie de Dumanchel, parce que Dumanchel, qui était un grand professeur, a été le premier à dire qu’il ne connaissait pas cette maladie. ») renforcent encore le comique du texte. Jean Poiret rehausse ce que l’écriture du jeune Feydeau (il n’a alors que 24 ans) pouvait avoir d’imparfait.
Portée par un texte d’une telle qualité, Agnès Boury semble avoir considéré que le metteur en scène n’avait plus rien à faire : c’est dommage. Aucune trouvaille, image ou gag visuel, un décor minimaliste, élégant au second acte mais très pauvre aux deux autres, un plan de feu réduit au minimum… seuls les costumes (Mina Ly) embellissent cette scénographie assez plate. Agnès Boury se repose entièrement sur le savoir-faire de ses comédiens. José Paul (Moulineaux) a en effet le sens du rythme, de la rupture et l’élégance qu’impose un tel texte. À ses côtés, Sébastien Castro (découvert dans « L’étudiante et Monsieur Henri ») est impeccable. Avec son air perpétuellement ahuri, une naïveté touchante et une présence au plateau qui ne faiblit pas, il compose un Bassinet lunaire et follement sympathique. Emmené par ces deux locomotives, le reste de la distribution (Philippe Uchan, Véronique Barrault, Florence Maury, Caroline Maillard, Maud Le Guénédal et Guilhem Pellegrin) n’a plus qu’à se laisser porter.
Il manque, pour être pleinement conquis, un travail de mise en scène plus élaboré, mais s’il fait chaud cet été à Paris, la salle étant climatisée, on peut conseiller d’aller s’y rafraîchir.
Y. A.
**** Une soirée à ne pas manquer
*** Une excellente soirée
** Une soirée agréable
* On peut voir, ou pas…
° A éviter
[1] Extrait de l’acte I, scène XVI.
Juin 2015
Un envers du décor émouvant
Ce soir, à Oyonnax, on joue « Hamlet ». Dans leur loge, Mathieu (Marc Citti) et Edouard (Vincent Deniard) attendent leur entrée en scène. La carrière de Mathieu a démarré fort mais s’est arrêtée net : en cause, son mauvais caractère, l’alcool, peut-être aussi l’absence de travail et de remise en question. Aujourd’hui, Mathieu joue les utilités et rêve, sans trop y croire, à un possible retour : un casting pour une tournée avec Pierre (à prononcer avec un air entendu pour faire comprendre à son interlocuteur qu’il s’agit de Pierre Arditi). Le plus jeune, Edouard (Vincent Deniard), plus sensible, moins blasé et plus consciencieux, joue Horatio, l’ami d’Hamlet : un rôle intéressant à défendre et plus souvent en scène. Pourtant, Edouard doute : est-il fait pour ce métier ? La représentation se déroule normalement, jusqu’au malaise de Gérard, l’acteur principal…
On est loin, dans cette loge, des feux de la rampe et des bravos, des fans et des interviews. Chez ces seconds rôles anonymes, les rêves de gloire ont laissé place à l’incertitude du lendemain, au doute, à l’aigreur. Mathieu se voit d’ailleurs comme un suricate, ce petit animal toujours en alerte alors qu’il ne se passe rien.
Découverte lors d’une lecture publique au Lucernaire, cette pièce de Marc Citti (qui s’appelait alors « Oyonnax blues ») est particulièrement réussie : les dialogues, drôles, touchent juste, notamment sur les rapports parfois difficiles entre comédiens. Sous prétexte de répéter avec lui les deux phrases de son casting, Mathieu retient Edouard… quitte à lui faire rater son entrée en scène. L’amertume n’est jamais loin, mais le texte, pudique, ne s’appesantit jamais.
Dirigés par Benjamin Bellecour, les deux comédiens sont excellents. On aime depuis longtemps l’humanité et la générosité de Marc Citti, qui réussit ici l’exploit de rendre sympathique Mathieu, pourtant infect. A ses côtés, Vincent Deniard est parfait dans le rôle du grand gaillard que l’on prend pour un imbécile (« Moi, après bonjour, on me dit toujours : « Ah quand même ! » J’ai passé ma vie à entendre ça. Je ne suis pourtant pas qu’une carcasse. »). Leur tandem fonctionne à merveille. Cette heure de théâtre dense, émouvante et drôle, est une des belles découvertes de la saison.
Y. A.
Festival off d’Avignon, du 4 au 26 juillet 2015
**** Une soirée à ne pas manquer
*** Une excellente soirée
** Une soirée agréable
* On peut voir, ou pas…
° À éviter
Juin 2015
Élève de l’école des comédiens de Nanterre-Amandiers dirigée par Pierre Romans et Patrice Chéreau, Marc Citti a notamment joué au théâtre dans « Hamlet » (W. Shakespeare) mis en scène par Patrice Chéreau (1988), « Les journalistes » (A. Schnitzler) mis en scène par Jorge Lavelli (1994) et « Un mois à la campagne » (I. Tourgeniev) mis en scène par Yves Beaunesne (1999). A la télévision, il a récemment incarné Jacques Prévert dans « Arletty, une passion coupable » d’Arnaud Sélignac. Il est l’auteur du « Temps des suricates » et de « Les enfants de Chéreau », qui paraît en juin chez Actes Sud.
La Petite Revue. Dites-nous quelques mots des deux personnages du « Temps des suricates »…
Marc Citti. Edouard est joué par Vincent Deniard, et Mathieu par moi-même. Ce sont deux acteurs en perte de vitesse, chacun pour des raisons différentes. Edouard a environ 35 ans. C’est un homme vigoureux et généreux mais qui doute énormément de lui, et est tyrannisé par la metteur en scène. Edouard est généreux et relativement naïf alors que Mathieu est égocentrique, narcissique…
P. R. La tonalité du spectacle est très douce-amère. Était-ce votre volonté au départ ?
M. C. Oui. Je voulais raconter des choses un peu mélancoliques, un peu graves parfois, mais en étant toujours dans l’humour et la distance. Le trajet de ces deux personnages n’est pas très reluisant. Celui de Mathieu encore moins, parce qu’il est probable qu’il finira acteur, et que l’on imagine que ça ne va pas vraiment s’arranger. Néanmoins il a encore des rêves, du désir. C’est peut-être ce qui est touchant dans le spectacle : ces personnages ne sont pas juste des pitres caricaturaux. Ce sont des être humains, et ce qui est très important pour moi, c’est qu’aussi bien l’un que l’autre sont probablement de bons acteurs. Le comique ne réside pas dans le fait qu’ils sont mauvais. On aurait pu rire de ces gens ridicules et ringards, mais cela aurait été plus cruel, moins humain. Je préfère m’imaginer que ce sont des gars qui ont du talent, du désir. Edouard n’a pas encore eu sa chance, mais on peut imaginer qu’il ne finisse pas acteur : il doute énormément et dit qu’il n’est pas fait pour ça. ça existe et ce n’est pas une question de talent.
P. R. Est-ce parce qu’il est trop fragile qu’Edouard ne finira pas comédien ?
M. C. Peut-être parce qu’il ne sait pas quoi faire de cette fragilité. Être fragile quand on est artiste, ça fait partie du jeu, mais il faut travailler avec. Edouard semble un peu écrasé par cette fragilité. Après, je n’ai pas de réponse à tout : la pièce a un début, une fin, on ne sait pas ce qui se passera après ! Edouard est peut-être dans cette fragilité à cause de cette metteur en scène. C’est quelque chose que j’ai traversé, je sais de quoi je parle. Cette espèce de sidération qui peut nous saisir quand on est tyrannisé, quand la personne en face ne vous aime pas, doute de vous, et de manière perverse vous met la tête dans toutes vos contradictions et vos névroses… Cela devient très compliqué de jouer, ou d’être heureux en jouant en tout cas.
P. R. Qu’est-ce qui leur manque ?
M. C. La chance. C’est une dimension très importante dans ce métier d’acteur. Il faut du talent, des dispositions, de la ténacité, mais aussi beaucoup de chance. C’est une histoire d’acteurs qui n’ont pas eu leur chance et qui en conçoivent, Mathieu en tout cas, une grande amertume.
P. R. Il y a autre chose de frappant, c’est le gouffre qu’on imagine entre le comédien principal, Gérard, et Edouard et Mathieu. C’est à ce point-là ?
M. C. Non : on est à deux bouts de la chaîne. Gérard est vu à travers les yeux de Mathieu et d’Edouard : ils le détestent parce qu’ils l’envient, et en même temps sont admiratifs. Pour eux, c’est l’acteur qui a réussi. C’est comme lorsque je convoque Pierre Arditi… Ce n’est pas un règlement de comptes. Ça me fait sourire d’évoquer Arditi, mais ce n’est pas Arditi, c’est la figure du gars qui n’arrête pas de travailler, ce qu’Edouard et Mathieu auraient voulu être ou voudraient devenir. Mathieu trouve la situation injuste, parce qu’il n’est plus si jeune, a eu des expériences, on dit qu’il a été au conservatoire, qu’il avait un boulevard devant lui : c’est probablement vrai tout ça. Et puis à un moment, que s’est-il passé ? C’est la question que pose la pièce, sans apporter de réponse, d’ailleurs.
P. R. Il y a quand même des pistes : son mauvais caractère, peut-être son incapacité à se remettre en cause, le fait d’avoir trop cru en lui…
M. C. Absolument. Mais tout ça c’est ce que Mathieu dit de lui dans un de ses rares moments de lucidité. Il a peut-être raison, mais encore une fois c’est une question de chance. C’est inexplicable : la chance n’est pas arrivée. Il n’avait pas moins qu’un autre.
P. R. Vous faites quand même un portrait à charge de ce personnage… Il est infect !
M. C. C’est plus marrant. Moi j’aime ce personnage. Mathieu est effectivement assez infect, au départ en tout cas. Il est jaloux, envieux, amer, il tyrannise son petit camarade. Je ne voulais pas édulcorer ce côté-là. C’est un couple de clowns aussi : les clowns, c’est cruel. Sans cruauté, ce n’est pas drôle : on est dans une évocation Bisounours ou quelque chose de très à charge, avec une autre forme de comique plus cruel encore. Je voulais voyager entre la douceur et l’amertume. Ce sont deux compagnons d’infortune : en fait ils s’aiment, ont besoin l’un de l’autre. Mathieu, surtout, a terriblement besoin d’Edouard. C’est un rapport d’amour, en tout cas d’affection : même si ce n’est pas vraiment écrit dans la pièce, je tenais à ce qu’on l’interprète. C’est pour ça qu’ils sont aimables, humains.
P. R. Vous démontez en passant quelques lieux communs, comme « le plaisir d’être en scène »… Mathieu n’a aucun plaisir à être en scène, dans ce spectacle-là en tout cas.
M. C. Dans ce spectacle-là, non : il n’a rien et trouve ça très injuste par rapport à son immense talent (Sourire). Il est très malheureux. Par contre, il adore jouer. Ces deux personnages-là, surtout Mathieu peut-être, n’aiment que jouer et ne savent faire que ça. D’ailleurs, dans cette loge, ils vont jouer. Cette pièce est un hommage au théâtre, au jeu. Tout ce qu’on ne donne pas à Mathieu et Edouard sur la vraie scène, ils le recréent dans leur loge. Ces gars-là sont profondément des acteurs. Ils ne vivent pas dans la réalité : ils inventent des situations, recréent la réalité. Mathieu et Edouard sont malheureux parce qu’ils n’ont pas leur place dans ce spectacle. Edouard parce qu’il ne s’en sort pas avec son personnage, alors que Horatio est un personnage intéressant dans Hamlet, et Mathieu parce qu’il ne joue que des utilités. Mathieu, on ne le voit jamais, il n’est jamais lui-même, n’a jamais de place pour s’exprimer : deux répliques par-ci, trois par là… Il n’y a pas un acteur dans la réalité qui ne serait pas malheureux de ça. Il y a quand même quelque chose de la vacuité, de l’attente dans cette loge où il ne se passera jamais rien. Je rêvais depuis très longtemps d’écrire une pièce dans une loge, avec le retour de scène et deux niveaux de langage qui se télescopent. Les bribes de Shakespeare que l’on entend représentent l’ailleurs merveilleux, le désir, la poésie, ce pour quoi Edouard et Mathieu font ce métier, et cela se télescope avec ce que j’ai écrit, qui est délibérément quotidien : la vacuité, les problèmes de casting, d’argent, toutes ces choses assez médiocres de l’existence.
P. R. La métaphore des suricates est un peu désespérante, pour Mathieu surtout, qui est toujours en éveil alors qu’il ne se passe rien. Comme la vie d’acteur ?
M. C. Comme leur vie à eux. Comme la vie d’acteur assez souvent : il faut être toujours prêt, mais souvent il ne se passe pas grand-chose. C’est une vie pleine de trous qu’il faut combler. Même un acteur qui travaille beaucoup connaît ça ; cela ne veut pas dire qu’il y a tout à coup un désamour parce qu’on ne travaille plus, mais le fait est là. Le théâtre prend beaucoup, mais le cinéma prend peu, finalement. On tourne quelques jours, trois semaines ou un mois si on a de la chance : qu’est-ce qu’on fait en attendant ? Il faut rester en éveil, prêt : c’est très difficile à faire. Tout le monde peut être acteur, il suffit d’apprendre un peu, mais vivre cette vie-là est impossible pour la plupart des gens : gérer ces moments où il n’y a pas de proposition, ne jamais savoir ce qu’on va faire, construire sur du sable… C’est aussi pour ça que j’écris. J’ai envie d’écrire depuis très longtemps, tout en continuant à être acteur pour les autres parce que j’adore ça, mais au bout d’un moment il est très important pour un acteur de fabriquer ses propres univers. On est toujours soumis au désir des autres, à l’attente, quand il n’y a pas de travail on se pose des questions, on est malheureux, on est tout à coup comme une marionnette inanimée… C’est très riche pour un acteur d’aller voir du côté de l’écriture ou de la mise en scène, et de porter sa propre parole. Quand c’est celle de Shakespeare c’est magnifique, on est d’accord, mais ce n’est pas toujours Shakespeare…
P. R. Vous voulez nous parler un peu du livre, « Les enfants de Chéreau » ?
M. C. Avec plaisir. C’est l’évocation de mes jeunes années aux côtés de Patrice Chéreau quand j’ai fait son école aux Amandiers. Bien sûr, le récit a été écrit dans le chagrin qui m’a saisi, comme tant d’autres. Mais j’avais envie de témoigner de cette expérience, et suis ravi que ça sorte chez Actes Sud. C’est le récit de ces deux années, une évocation de l’école en forme de portrait de Patrice Chéreau, qui dirigeait le théâtre des Amandiers, et de Pierre Romans, un homme merveilleux et un immense directeur d’acteurs, qui dirigeait l’école. J’évoque le travail et l’atypisme absolu de cette école extrêmement luxueuse : on peut comparer ce qu’était l’école de Nanterre au conservatoire ou au TNS. La différence, c’est que l’école de Nanterre s’est inscrite de manière extrêmement limitée dans la durée : il n’y a eu que deux promotions, une en 1983-1984, l’autre en 1986-1987 dont j’ai fait partie. À l’issue de ces deux ans, Chéreau a proposé à une grosse moitié d’entre nous de constituer une espèce de troupe permanente à Nanterre pour la durée du mandat qu’il lui restait à faire (un an et demi), et on a joué dans toutes les productions de Nanterre : « Le conte d’hiver » monté par Luc Bondy avec Piccoli, Nada Strancar, Bernard Ballet, Bulle Ogier (le rêve !) et puis le fameux « Hamlet » de Chéreau, créé dans la cour d’honneur et qu’on a joué deux ans dans toute l’Europe. C’était un spectacle magnifique. J’évoque ces deux années d’école, depuis mon entrée à 18 ans jusqu’à « Hamlet ». Mes condisciples étaient Agnès Jaoui, Marianne Denicourt, Bruno Todeschini, Laurent Grévill, Eva Ionesco… C’est un récit que je ne voulais pas hagiographique, mais on ne se refait pas… C’est plutôt assez énamouré : j’ai pas mal de tendresse pour les jeunes gens que nous étions et pour ces figures, Patrice, Pierre. Et puis c’était l’occasion d’évoquer, en creux, ce milieu des années 80, une période révolue. Je pense qu’on ne fera plus du théâtre comme on en faisait à ce moment-là. C’était une période particulière. J’avais envie et besoin de raconter ça.
Propos recueillis par Yann Albert en juin 2015.
« Les Enfants de Chéreau. Une école de comédiens », Actes Sud, collection « Actes Sud Papiers - Apprendre », 2015.
Mai 2015
Cris et chuchotements
Woyzeck est un jeune soldat qui incarne la « détresse sociale » et le mal de vivre. Pour gagner sa vie et nourrir sa famille, il se livre aux expériences du médecin et sert le capitaine de la garnison. Peu à peu gagné par la jalousie et la folie, Woyzeck, guidé par ses voix intérieures, finit par tuer Marie, sa compagne.
Après un Ionesco très réussi[1], La Compagnie s’Entête s’attaque au difficile texte de Büchner (1837). La version originale, fragmentaire et inachevée, laisse beaucoup de liberté aux metteurs en scène dans leur adaptation et leurs choix dramaturgiques. Certains ont choisi d’en assumer le caractère fragmentaire pour mieux faire ressortir la poésie, d’autres ont accentué le côté dramatique en tentant de retrouver une progression dans l’intrigue.
Ismaël Tifouche Nieto n’a pas choisi la voie de la poésie, mais plutôt celle de la violence, bien incarnée dans le personnage du capitaine (Boris Terral), voire de l’hystérie. Les acteurs crient beaucoup, Woyzeck (Ismaël Tifouche Nieto) s’agite sans répit, empêchant ainsi le personnage d’évoluer au cours de la représentation et le spectateur d’éprouver de l’empathie pour lui. Tout cela fait partie d’une volonté de déstabiliser le public par tous les moyens : adresses, appels à participer… Ce parti-pris peut sembler artificiel ou démonstratif : Woyzeck poursuit son soliloque même durant l’entracte, dehors, au milieu des spectateurs… On peut aussi regretter que la mise en scène ne fasse guère de Marie (Pauline Caupenne) l’un des enjeux dramatiques majeurs de la pièce.
En revanche, le travail de mise en scène convainc davantage dans la retranscription scénique de la folie : le réel et l’imaginaire se brouillent sur scène à travers des scènes collectives qui, bien qu’un peu racoleuses, dynamisent la pièce. L’espace du théâtre de la Tempête, magnifique, se prête tout particulièrement à ce type d’expérimentation. La scénographie est originale, jusque dans le choix de placer le public dans deux configurations différentes : frontale dans un premier temps, puis bifrontale pour resserrer l’action sur les protagonistes principaux. Les éclairages, élégants, font naître, notamment dans la deuxième partie, des atmosphères crépusculaires très réussies.
En somme, entouré par une troupe d’acteurs très bien formés (Boris Terral, Pauline Caupenne, Simon-Pierre Ramon, Caterina Barone, Rebecca Goldblat, Raphaël Goldman) et une équipe technique talentueuse, Ismaël Tifouche Nieto livre une interprétation très intellectuelle de Woyzeck, trop peut-être. Sa mise en scène en enthousiasmera certains pour son dynamisme et en agacera d’autres qui la jugeront artificielle et, finalement, peu originale. Pour vous faire votre propre opinion, rien de mieux que de tenter l’expérience...
Y.A et A.K.
Du 8 mai au 7 juin 2015.
**** Une soirée à ne pas manquer
*** Une excellente soirée
** Une soirée agréable
* On peut voir, ou pas…
° A éviter
[1] « Jeu de massacre », finaliste au concours Jeunes metteurs en scène du Théâtre 13 en juin 2014.
Mai 2015
Notre besoin de consolation est impossible à rassasier
Depuis qu’elle a osé formuler (pourtant le plus diplomatiquement possible) une réserve sur une décision de son supérieur, Mathilde est victime de harcèlement moral et se retrouve placardisée : responsabilités peu à peu restreintes, bureau occupé un matin par une nouvelle employée, exil à l’autre bout de l’entreprise, « là où personne ne va jamais ». Ses collègues – qu’elle a parfois recrutés – lui tournent le dos ; son supérieur refuse tout entretien. Humiliée publiquement, rongée de se sentir inutile, Mathilde, pourtant victime, s’interroge : « Est-on responsable de ce qui nous arrive ? »
Thibault, lui, est généraliste pour les Urgences Médicales de Paris. Un accident l’a privé de son rêve d’étudiant : devenir chirurgien. Sous pression permanente, Thibault enchaîne les visites, ici chez une vieille dame qui l’a juste appelé pour parler à quelqu’un et briser son isolement, là chez une trentenaire à qui il n’ose avouer son diagnostic létal. Entre deux pathologies, Thibault ressasse sa rupture récente avec Lila et résume son quotidien d’urgentiste : « « 60% de rhino-pharyngites et 40% de solitude ».
Thibault et Mathilde sont deux visages, anonymes mais emblématiques, d’un monde où l’organisation déshumanise l’individu et où la solitude ronge les êtres – même (et surtout ?) ceux qui ont socialement réussi.
Adapter au théâtre le roman de Delphine de Vigan (2009) est une gageure : le texte entrecroise les récits sans jamais se faire rencontrer les deux protagonistes et c’est peu dire que chacun des monologues est assez pesant. Il faut donc rendre hommage au très beau travail d’Anne Kessler et de son équipe artistique. La scénographie (Jean Haas), les éclairages particulièrement soignés (Eric Soyer) et la projection de vidéos (Renaud Rubiano) ancrent l’action dans un univers tantôt réaliste tantôt poétique très élégant. L’occupation du plateau est ingénieuse, et l’interprétation d’Anne Loiret et Thierry Frémont efficace.
On peut être agacé par la noirceur du texte, tellement appuyée qu’elle en devient presque complaisante, ou estimer la construction du récit artificielle et trop systématique. On peut aussi regretter que Delphine de Vigan ne dise finalement rien de très original sur la dureté et la pression de notre monde moderne. Mais théâtralement, le travail est impeccable.
Y. A.
12 mai – 12 juillet 2015
**** Une soirée à ne pas manquer
*** Une excellente soirée
** Une soirée agréable
* On peut voir, ou pas…
° A éviter
Mai 2015
Une escapade 1ère classe
Henry Pulling est un vieux garçon anglais terriblement coincé. Employé de banque à la retraite, l’homme est sans passion, exceptés ses dahlias. Lors de l’enterrement de sa mère, Henry retrouve sa tante de 70 ans : elle est aussi exubérante qu’il est rangé, aussi aventurière qu’il est casanier. Augusta décide d’emmener son neveu en voyage : des aventures rocambolesques commencent alors, de Londres à Istanbul et de Paris à Buenos Aires.
Adapté pour le théâtre par Giles Havergal d’après le roman éponyme de Graham Greene (1969), « Voyages avec ma tante » est un texte à la fois drôle et profond. Augusta est excentrique, confiante, incorrigible optimiste, jamais surprise ni timorée : l’inverse de son neveu. L’intrigue, alambiquée à souhait (et dans laquelle on se perd un peu), est secondaire. Le propos de Greene est ailleurs : au-delà des voyages, Augusta offre à Henry de découvrir et partager sa philosophie de vie. Grâce à elle, Henry apprend à s’adapter (un peu), à s’ouvrir aux autres, à ne plus avoir peur des territoires inconnus. Et peut-être découvrira-t-il aussi, au passage, l’origine de sa naissance…
Les vingt rôles de la pièce sont interprétés par quatre comédiens, tous excellents : Claude Aufaure (qui incarnait déjà un personnage féminin, Lady Bracknell dans « L’importance d’être sérieux » de Oscar Wilde, mis en scène par Gilbert Désveaux), délicieux en tante Augusta, Jean-Paul Bordes, Dominique Daguier et Pierre-Alain Leleu (dont il est impossible de ne pas mentionner l’hilarante composition en perroquet).
Le 27 avril dernier, Nicolas Briançon a reçu pour ce spectacle le Molière du meilleur metteur en scène d’un spectacle de théâtre privé. C’est mérité : le spectateur est conquis dès les premières minutes du spectacle. Il suffit d’un chapeau qui passe de main en main pour faire comprendre que le rôle d’Henry sera incarné tour à tour par chacun des comédiens : un exemple parmi d’autres des trouvailles d’une mise en scène inventive, fluide et précise. La scénographie, minimaliste, est efficace : dans un décor sobre et astucieux (une voiture de train où sont projetés quelques paysages) et avec quelques accessoires naissent les lieux, les situations, les personnages. Les comédiens s’amusent manifestement beaucoup à incarner cette fable à l’humour anglais délicieux : il n’y a pas qu’eux.
Y.A.
Du 13 janvier au 27 juin 2015
**** Une soirée à ne pas manquer
*** Une excellente soirée
** Une soirée agréable
* On peut voir, ou pas…
° A éviter
22 avril 2015
Tous coupables
Eisio et Fadoul (Nâzim Boudjenah et Bakary Sangaré), immigrés clandestins, sont témoins d’une noyade. Par lâcheté et peur des suites judiciaires, ils n’interviennent pas. Quelques semaines plus tard, Fadoul découvre un sac contenant deux-cent mille euros. Convaincu qu’il s’agit d’un signe de Dieu, Fadoul décide de se racheter en offrant à Absolue, une jeune aveugle (Georgia Scarlett), une opération pour retrouver la vue. Dans la ville portuaire où les deux hommes errent sans but vivent également Frau Habersatt, qui invente sa vie pour attirer l’attention (Claude Mathieu), une veille femme diabétique ressassant un passé fantasmé de militante communiste (Danièle Lebrun), Franz, un employé à la morgue qui ramène chez lui les urnes funéraires non réclamées (Sébastien Pouderoux) et sa femme Rosa (Pauline Méreuze), Ella, une philosophe revenue de tout (Cécile Brune), un couple endeuillé par la mort de leur fille (Catherine Sauval et Gilles David) et deux candidats au suicide (Pierre Hancisse et Louis Arène).
Une entrée au répertoire de la Comédie-Française est toujours un événement, d’autant que Dea Loher (née en 1964) est la première dramaturge de langue allemande à connaître cette consécration de son vivant. On attendait donc beaucoup : nous ne tardâmes pas à déchanter. Derrière une langue parfois poétique mais souvent creuse se cache un propos finalement très convenu : l’absence de sens de notre société contemporaine et l’extrême solitude de chacun. Sur des thèmes proches, Jean-Luc Lagarce (Juste la fin du monde) ou Joël Pommerat (La réunification des deux Corées) réussissaient à incarner des personnages, émouvoir, surprendre ou glacer le spectateur. On en est, ici, très loin.
L’écriture de Dea Lorer, très intellectuelle, manque cruellement d’empathie pour les personnages, dont le ridicule (encore accentué par la mise en scène ?) finit parfois par mettre mal à l’aise. La pièce est mal construite : certains rôles sont indigents (Rosa, les parents de la jeune fille assassinée), d’autres trop présents au regard de leur faible intérêt dramatique (Ella, qui hérite de trois monologues interminables). L’ordre des dix-neuf tableaux peut sembler aléatoire tant la situation piétine, et la fin de la pièce ne résout rien des enjeux dramatiques. Il aurait fallu oser couper, abondamment, pour concentrer l’action sur les personnages les plus attachants (Franz, Absolue).
La mise en scène de Denis Marbeau n’aide guère le texte. Son parti-pris (faire figurer l’ensemble de la distribution sur le plateau pendant toute la représentation) est un non-sens : certains comédiens semblent suivre l’action, d’autres, comme échoués sur leur chaise, ailleurs, s’en désintéresser, attendant sagement leur prochaine scène. L’intérêt dramatique très inégal des personnages saute aux yeux. La scénographie n’offre aucune image ; les dessins d’animation projetés sur le décor sont sans intérêt. La proposition de Marbeau relance l’éternel débat : doit-on ennuyer le public pour montrer la vacuité du monde ?
Comment, dès lors, parvenir à insuffler un peu de vie sur le plateau ? C’est pourtant l’exploit que réussissent, dans cette distribution abandonnée et globalement peu investie (on la comprend), Georgia Scarlett, Danièle Lebrun et surtout Sébastien Pouderoux, excellent. Sans leur acharnement à défendre leur partition et l’intelligence de leur interprétation, que resterait-il d’intéressant ? Vers la fin de la pièce, un des personnages s’interroge : s’il devait formuler un vœu, que choisirait-il ? Que la pièce se termine est peut-être ce qui est venu à l’esprit des spectateurs – en tout cas, de ceux qui étaient restés.
On avait à peu près réussi, ce soir-là, à remplir l’orchestre et la corbeille ; les trois balcons supérieurs sont restés fermés. Nous avions trop hâtivement interprété cette désaffection comme un manque de curiosité du public pour une pièce contemporaine inédite. Elle était plutôt une preuve de bon goût : les absents, pour une fois, n’avaient pas tort.
Y.A.
Comédie-Française, salle Richelieu, du 28 mars au 1er juillet 2015
**** Une soirée à ne pas manquer
*** Une excellente soirée
** Une soirée agréable
* On peut voir, ou pas…
° A éviter
Mars 2015
Cristiana Reali sinon rien
Londres, 1553. Marie Tudor, reine catholique d'Angleterre est promise à Charles Quint, roi d’Espagne, et la maîtresse de Fabiano Fabiani. Ce dernier est l’amant de Jane, une orpheline recueillie puis adoptée par un ouvrier, Gilbert, qui souhaite l’épouser. La reine, trompée mais toujours amoureuse de Fabiani, doit sacrifier son amant sous la pression de la cour et de Simon Renard, légat du roi d’Espagne.
La pièce de Victor Hugo se concentre autour d’un quatuor : la reine, la jeune orpheline, l’amant et l’ouvrier trompé. Lors de la création de la pièce en 1833, Gustave Planche écrit dans « La revue des deux mondes » : « Marie Tudor est la sixième tentative dramatique de M. Hugo. Aujourd’hui comme en 1827, nous persistons à croire que le théâtre ne convient pas à M. Hugo. (…) Le dénouement, taillé sur le même patron que celui de Lucrèce Borgia, aurait au moins une valeur fantasmagorique, si les lenteurs interminables qui le préparent n’en paralysaient l’effet en partie. (…) Avec un drame ainsi fait, la tâche des acteurs était difficile. » Sans être aussi critique, force est de constater que la pièce, en multipliant pendant trois actes projets de vengeance, passions personnelles, intrigues d’Etat et complots divers, jusqu’à l’ultime scène où Marie Tudor et Jane suivent, au son du glas, la probable exécution de Fabiani, n’atteint jamais la force des grands drames de l’auteur. Pour éclairer le texte et toucher le spectateur, il faudrait une mise en scène de qualité ou des comédiens exceptionnels : on n’a, hélas, ni l’un ni l’autre.
Sous couvert de modernisme (guitare électrique, projections vidéo, anachronismes dans la scénographie), Philippe Calvario n’offre aucune vision du texte. Sa mise en scène ne met ni en valeur le drame humain de la reine et de Jane, ni l’aspect historique de l’intrigue. Et ce n’est pas la scénographie (décor assez laid, costumes sans unité ni recherche, éclairages peu travaillés) qui aide le spectacle.
Quant à la distribution (douze comédiens parfois un peu tassés sur la petite scène du théâtre) elle surprend par son hétérogénéité et sa faiblesse, incroyables à ce niveau. Les opposants de Fabiani semblent absents, incapables de jeu dès qu’ils ne parlent pas : ne pouvait-on trouver de jeunes comédiens plus inspirés, plus investis ? Jade Fortineau (Jane) est insipide, pour ne pas dire pire. Seule Cristiana Reali, dans le rôle-titre, défend son personnage, insufflant un peu de vie et d’intelligence sur le plateau. Ceux qui iront voir cette « Marie Tudor » pour elle seront conquis. Mais dès qu’elle quitte la scène, il ne se passe plus rien.
Y.A.
Du 30 janvier au 25 avril 2015
**** Une soirée à ne pas manquer
*** Une excellente soirée
** Une soirée agréable
* On peut voir, ou pas…
° A éviter
Mars 2015
Fluctuat nec mergitur
Voilà vingt ans que Chris (Féodor Atkine) a abandonné sa fille Anna chez de vagues cousins. Entre eux depuis lors, quelques lettres et beaucoup de non-dits : Chris n’a rien su (ou voulu savoir) de l’enfance de sa fille ni de sa difficile entrée dans la vie d’adulte. De retour d’une mission en mer, Chris apprend l’arrivée d’Anna : l’enfant est devenue une femme (Mélanie Thierry). Ignorants tout l’un de l’autre mais prêts à s’apprivoiser, tous deux partent en mer et sauvent de la noyade le séduisant Mat (Stanley Weber). Les deux jeunes gens tombent amoureux.
L’intrigue d’Eugène O’Neill tient, on l’a vu, sur un timbre-poste. L’adaptation de Jean-Claude Carrière, en réduisant le nombre de personnages de dix à quatre, fait d’Anna le centre de la pièce. Si l’objectif était de dynamiser les scènes d’exposition en permettant à l’action de démarrer plus vite, c’est raté : le premier acte (les retrouvailles) est interminable et le second (le sauvetage de Mat) guère plus intéressant. Faute d’un texte dense à défendre et peut-être d’une direction d’acteurs précise, les comédiens sont à la peine, et ce n’est pas la mise en scène de Jean-Louis Martinelli, trop sage, qui les aide. Même la scène de tempête, au cours de laquelle Mat est sauvé des flots, ne donne lieu à aucune image marquante.
Il faut attendre le début du troisième acte (soit près d’une heure) pour que le texte prenne (enfin !) sa véritable dimension. Ecartelée entre la volonté d’un père qui refuse son mariage et d’un amant qui lui reproche son passé, Anna résiste : quelles qu’en soient les conséquences, elle ne sacrifiera rien à sa liberté. La tension dramatique est désormais palpable. Voulant échapper à son passé et trouver son bonheur sans renoncer à son désir d’indépendance, Anna nous émeut.
Face à deux interprètes masculins un brin monolithiques (aucun des deux personnages ne brille, il est vrai, par sa finesse psychologique), Mélanie Thierry est lumineuse. Son interprétation intelligente, sans artifice, emporte le spectateur et fait oublier les longueurs de la soirée. Si l’on aurait aimé arriver en retard, on aurait eu bien tort de ne pas rester jusqu’à la fin.
Y.A.
Du 20 janvier au 26 avril 2015
**** Une soirée à ne pas manquer
*** Une excellente soirée
** Une soirée agréable
* On peut voir, ou pas…
° A éviter
Janvier 2015
En sous-estimant la noirceur du texte, la mise en scène de Galin Stoev déçoit
Bien sûr, la soirée est de qualité. Privilège d’une troupe permanente d’excellents comédiens, la distribution est impeccable jusqu’au plus petit rôle (ici Michel Favory, qui hérite de l’indigent Monsieur Loyal). Les costumes sont magnifiques, le plateau homogène ; on entend parfaitement le texte. Mais cela ne suffit pas, et l’on sort de la soirée un peu sur sa faim. En cause, la mise en scène sans parti-pris fort de Galin Stoev, peut-être faute d’une véritable vision du texte. Exemple de cette absence de choix, le décor, dont les miroirs et les ouvertures sur la demeure d’Orgon laissaient augurer de subtils chassés-croisés de témoins muets, et qui n’est jamais exploité.
Stoev joue la carte de la comédie, quitte à forcer le trait, particulièrement chez les enfants d’Orgon, présentés comme des pantins ridicules. Ni Mariane (Anna Cervinka), mariée de force, ni Damis (Nâzim Boudjenah), chassé par son père, ne nous émeuvent. Cette relation père – fils offre pourtant quelques unes des plus belles scènes du texte… Et plus la pièce avance, moins l’option convainc. « Se peut-il qu’un homme ait un charme aujourd’hui à vous faire oublier toutes choses pour lui ? » s’interroge Cléante. Voilà l’enjeu dramatique, que Stoev semble ignorer. Tartuffe n’est ni inquiétant (option Mnouchkine en 1995), ni séduisant (option Depardieu dirigé par Jacques Lassalle), ni ambigu. Comment, dès lors, comprendre l’ascendant du dévot (Michel Vuillermoz) sur Orgon – sauf à faire de ce dernier un imbécile, ce que dément à chaque instant l’élégante interprétation de Didier Sandre ?
Restent trois excellentes comédiennes qui portent haut la voix des femmes : Claude Mathieu (Madame Pernelle), Cécile Brune (Dorine) et surtout Elsa Lepoivre (Elmire). Trois tempéraments, trois âges, trois sensibilités : elles nous amusent, nous émeuvent, nous énervent. Leur partition sans fausse note ferait presque oublier la ridicule image finale d’une mise en scène décidément peu inspirée.
Y.A.
Du 20 septembre 2014 au 16 février 2015
**** Une soirée à ne pas manquer
*** Une excellente soirée
** Une soirée agréable
* On peut voir, ou pas…
° A éviter
◄
1/21
►