LA PETITE REVUE
Critique littéraire et théâtrale
Juillet 2019
Nicola est le propriétaire d’un restaurant au bord de la faillite. Surendetté, interdit bancaire, il subit de plein fouet la récente installation d’un concurrent en face de son établissement. La perspective d’un repas de mariage est son dernier espoir. Son employée, Beatrice, est mariée à Roméo. Celui-ci, la soupçonnant d’être infidèle, semble avoir perdu la raison. Ginevra, la cuisinière, et son mari Georgio assistent impuissants à la scène.
Est-on responsable des actes que l’on commet par hasard ? Pire, est-on responsable de ceux auxquels on songe sans les réaliser ? Faux semblants, trahisons, pensées inavouées, exigence de vérité : la pièce de Pirandello, passionnante, pose un regard très sombre sur l’âme humaine. Roméo résume : « On passe sa vie à fuir, et puis on se rend compte qu’on n’est pas allé très loin. » Chacun des personnages se débat dans ses contradictions, sans parvenir à trouver la paix.
La mise en scène de Fabio Gorgolini, très réaliste, insuffle un rythme idéal au spectacle : l’action est menée tambour battant sans jamais sacrifier les enjeux dramatiques. Les cinq comédiens du Teatro Picaro sont parfaits. Passant très subtilement de la comédie au drame, « La fuite » est un excellent moment de théâtre.
Y. A.
« La fuite », festival off d’Avignon, théâtre de l’Alizé, 17h20 (1h20).
Juillet 2019
Si loin, si proches
Un foyer d’hébergement d’urgence perdu dans la banlieue nord. Emmanuelle (Christine Citti), comédienne, s’y rend pour animer un atelier théâtre. L’accueil est glacial : « J’aime pas le théâtre. » lance l’un, « T’as joué dans rien, c’est pour ça que t’es là. » poursuit un autre. Pendant plusieurs semaines, Emmanuelle persévère, en vain : « La plupart du temps, ils ne me parlaient pas, ne me regardaient pas. »
Créer une œuvre de fiction à partir de son expérience personnelle et transformer un échec en réussite : tel est le projet de Christine Citti. Violence familiale, déscolarisation, drogue : cette jeunesse-là est mal partie. Démunis, les éducateurs ne peuvent plus faire face : « Le foyer est un lieu de contagion. (…) Pas un lieu de paix. »
Faisant très intelligemment un pas de côté, le spectacle dit aussi la difficulté de faire bouger les lignes. La présence lumineuse de Christine Citti, témoin effarée d’une jeunesse qu’elle ne connaît pas et a du mal à comprendre, illustre la distance qui les sépare. Nouer un contact, instaurer la confiance, s’avère quasiment impossible. La mise en scène de Jean-Louis Martinelli anime en permanence le plateau sans jamais parasiter l’action. Criants de vérité, les comédiens sont tous excellents. Un spectacle important, qui constate aussi, hélas, que l’art ne peut pas toujours changer le monde.
Y. A.
« Ils n’avaient pas prévu qu’on allait gagner », festival off d’Avignon, théâtre des Halles, 11h.
Juillet 2019
La veille de ses noces, Jan, un jeune et beau paysan, se voit remettre deux lettres prouvant l’infidélité de sa future épouse. Les noces sont rompues. Jan, toujours amoureux, sombre dans la neurasthénie.
« L’arlésienne », une des nouvelles des « Lettres de mon moulin » (1869), devint une pièce de théâtre en 1872. L’adaptation d’Anne Girouard et Sébastien Davis (qui s’appuie sur ces deux versions et d’autres récits de Daudet) se révèle très théâtrale : le texte séduit par l’élégance de sa langue et sa force dramatique. Anne Girouard, qui en incarne tous les personnages, est lumineuse.
La musique de scène de Bizet, jouée en direct par l’ensemble Agora, vient ponctuer le récit. Quelle heureuse idée ! Les six instrumentistes – Catherine Puertolas (flûte), Rémy Sauzedde (hautbois), Sandrine Pastor (clarinette), Cédric Laggia (basson), David Pastor (cor) et Sophie Bellanger (harpe) – sont excellents. L’équilibre entre verbe et musique, subtil, trouve son apogée dans une fin particulièrement poignante.
Y. A.
« Heureusement qu’on ne meurt pas d’amour », festival off d’Avignon, théâtre du Girasole, 11h15 (1h).
Juillet 2019
Lorsqu’elle arrive à Paris à vingt ans pour devenir artiste, Dominique Blanchard est loin d’imaginer rencontrer son père, qu’elle n’a jamais vu. Habitant à Montmartre, elle croise régulièrement – notamment au Lux bar – Bernard Dimey, une des figures du quartier. Par curiosité, elle va l’applaudir salle Pleyel en avril 1978. Bernard et Dominique font alors connaissance…
Émaillé de poèmes et de chansons, le spectacle de Dominique Dimey voyage dans l’œuvre tantôt poétique (« Syracuse », « L’enfant maquillé ») tantôt caustique (« Les pauvres ») d’un artiste injustement méconnu. La relation hors norme qui les unit jusqu’à la mort du poète en 1981 est évoquée avec pudeur : « On s’est apprivoisés. On s’est fait du bien. ». Peu importe que la mise en scène de Bruno Laurent manque un peu d’inventivité : le choix des textes est intelligent et leur enchaînement fluide. Accompagnée au piano par Charles Tois (excellent), Dominique Dimey est lumineuse. Un bel hommage.
Y. A.
« Bernard Dimey père et fille, une incroyable rencontre », festival off d’Avignon, théâtre le Cabestan, 12h10 (1h10).
Juillet 2019
« Je suis une femme d’une famille de femmes, fille unique d’une femme qui m’a élevée seule. » Ainsi commence le seul en scène que Fanny Cabon consacre à la lignée qui l’a accompagnée et élevée. Sa grand-mère a eu sept enfants, dont six filles. Chacune raconte sa vie, les grossesses à répétition, les avortements fréquents et souvent dangereux. Jacqueline y a déjà eu recours cinq fois. Micheline a tellement peur de tomber enceinte qu’elle s’évanouit lorsque son mari s’approche. Monique a failli mourir lors d’une intervention. Yvonne écrit son désespoir à son curé : enceinte pour la neuvième fois en douze ans de mariage, elle ne supporte plus ses enfants. Jeanine est devenue faiseuse d’anges, pour elle d’abord, puis pour ses sœurs et ses voisines.
Fanny Cabon a su trouver le ton juste pour évoquer le parcours de femmes ordinaires, à une époque où l’avortement était illégal, l’église et les médecins hostiles à toute forme de contraception. Chacune nous touche, dans son désespoir ou sa volonté de vivre. Jamais moralisateur, évitant tout pathos, le texte fait parfois froid dans le dos. La mise en scène de Bruno de Saint Riquier, inventive et très élégante, sert le propos sans jamais l’alourdir. La qualité d’écoute du public et l’émotion de certaines spectatrices à l’issue de la représentation ne trompent pas : « Gardiennes » est un témoignage important, sur un sujet difficile mais essentiel.
Y. A.
« Gardiennes », festival off d’Avignon, théâtre des 3 soleils, 20h.
Juillet 2019
De Mireille (1906-1996), tout le monde connaît « Le petit chemin » ou « Couchés dans le foin », coécrits avec Jean Nohain. On sait aussi qu’elle anima, à la radio puis à la télévision, « Le petit conservatoire de la chanson » qui révéla notamment Yves Duteil, Françoise Hardy et Pierre Vassiliu. On ignore davantage sa carrière aux États-Unis, ses compositions pour Yves Montand ou Henri Salvador… et ses quarante ans de mariage avec le philosophe et historien Emmanuel Berl.
Évoquant un temps « que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître », le spectacle de Marie-Charlotte Leclaire et Hervé Devolder rend un hommage pétillant et attendri à celle qui « fit entrer le swing dans la chanson française ». De très élégants arrangements, parfois joués au piano à cinq mains, rythment cette évocation. Aux côtés d’Hervé Devolder et Adrien Biry-Vicente, toujours impeccables, Marie-Charlotte Leclaire incarne le rôle-titre avec panache. Elle en a l’entrain, la gouaille, l’humour. Le spectacle est drôle, enlevé : on sort du théâtre le sourire aux lèvres, en fredonnant.
Y. A.
« La grande petite Mirelle », festival off d’Avignon, Essaïon, 20h30.
Juillet 2019
Dès le matin, le temps est compté pour le jeune préposé au courrier (Cédric Vernet) : les premiers colis arrivent, à peine son café bu. Réception, recensement, examen, affranchissement, expédition… La routine interdit toute fantaisie, tout écart. Seuls les instants de pause permettent d’imaginer un ailleurs, de rêver un peu. Alors qu’il égrène avant de s’endormir une liste de projets qu’il ne réalisera sans doute jamais, l’employé découvre un soir un colis en souffrance…
Est-il possible de vivre ses rêves ? Le spectacle de la compagnie « La mécanique du fluide » répond joliment à une question souvent abordée : partager ses rêves avec quelqu’un est, peut-être, plus important que de les accomplir. On est loin de l’injonction de tout abandonner pour changer de vie ; la fin du spectacle reste très ouverte.
« Vole ! » convainc également par l’inventivité de sa scénographie (David Lacomblez). Comédien et marionnettiste, Cédric Vernet incarne avec humanité les deux personnages de cette aventure. Un moment de théâtre inventif et délicat.
Y. A.
« Vole ! », festival off d’Avignon, Bourse du travail CGT, 11h.
Juillet 2019
« C’étaient trois garçons : deux moyens, et un un peu plus que moyen. » ; et une fille, « la plus jolie et la plus intelligente ». Charles, Melvil, Angelo et India se rencontrent à l’école primaire. Ils ont neuf ans. Jusqu’au déménagement de la jeune fille six ans plus tard, ils seront inséparables, comme « les quatre mousquetaires, les quatre fantastiques ou les quatre doigts d’une main mutilée ». Les garçons sont amoureux d’India qui les met au défi de réaliser pour elle les douze travaux d’Hercule.
Original dans sa construction – notamment des premières scènes, fragmentaires comme le sont les réminiscences –, universel dans ses enjeux dramatiques, le texte de Fabrice Melquiot est passionnant. S’appuyant sur l’image du labyrinthe (métaphore d’une mémoire incertaine) et le mythe d’Hercule, l’auteur aborde avec tendresse et humour la solitude de l’enfance et l’importance parfois vitale de ses amitiés. Les souvenirs affleurent, réels ou fantasmés. India résume joliment : « Quand on raconte un souvenir, quelques fois on l’invente ».
Scénographie (Khaled Khouri), création lumière (Rémi Furrer) et sonore (Simon Aeschimann) très inspirées, créent un espace de jeu élégant et mystérieux. Dirigés par Mariama Sylla, le quatuor d’interprètes (Hélène Hudovernik, Miami Themo, Raphaël Archinard et Julien George) porte avec ferveur et simplicité cette promenade dans l’enfance d’une grande intelligence.
Y. A.
« Hercule à la plage », festival off d’Avignon, le 11, 10h10 (1h).
Le spectacle sera repris au théâtre de la Ville (Paris) du 24 avril au 3 mai 2020.
Juillet 2019
Une petite ville est menacée par la montée des eaux. Bien que les immeubles aient été régulièrement rehaussés, ses habitants sont partis. Reste un vieux monsieur, veuf, qu’une maladresse va contraindre à plonger (au propre comme au figuré) dans son passé.
Le spectacle de la Compagnie Spectabilis, adapté du court métrage d’animation éponyme de Kenya Hirata et Kuniô Kato, nous captive sur la forme comme sur le fond. Le propos, métaphorique, est touchant : le personnage, à mesure qu’il s’enfonce dans l’eau, remonte le temps et revit les moments forts de sa vie, de son veuvage à ses premiers élans amoureux. La mise en scène d’Odile Bouvais est un enchantement. Empruntant à plusieurs techniques (théâtre d’ombres ou d’objets, marionnettes, vidéo…), l’illustration est délicate, jamais parasitaire, et d’une grande inventivité. Ce voyage poétique est servi par une jolie création musicale (Olivier Algourdin) et trois comédiens – manipulateurs très élégants (Cécile Schletzer, Olivier Algourdin et Régis Huet) : courez-y !
Y. A.
« La maison en petits cubes », festival off d’Avignon, Girasole, 10h (45 min).
Juillet 2019
Suite au décès accidentel de son père André, Thomas se retrouve seul à gérer l’exploitation agricole. Sa sœur Karine, partie depuis plusieurs années à Paris pour ses études, revient pour les obsèques. Entre les prêts contractés par André, les subventions qui ne sont pas versées et la difficulté du travail, Thomas s’épuise.
Écrit par Mélanie Charvy et Millie Duyé suite à une résidence dans le Cher, le texte aborde le désespoir d’un monde agricole exsangue et la difficulté de redynamiser les petites communes. Face à la disparition des services publics et des emplois aidés, la pesanteur de la bureaucratie et l’absence d’action politique nationale, la municipalité se démène, souvent en vain. Tentation de l’extrême droite, dégoût du monde politique ou recours à la violence : les différentes issues suggérées par la pièce sont sans grand espoir.
Une nouvelle fois, la compagnie des Entichés séduit par la qualité de son travail : scénographie (Marion Dossikian), création lumière (Orazio Trotta) et sonore (Timothée Langlois), très cohérentes, créent un univers quasi-cinématographique. Les comédiens (Aurore Bourgois Demachy, Charles Dunnet, Virginie Ruth Joseph, Clémentine Lamothe, Aurélien Pawloff, Romain Picquart, Loris Reynaert), sont tous excellents. Certes, le sujet est connu – et de plus en plus souvent traité. Mais qu’une (encore) jeune troupe s’en empare est un acte important.
Y. A.
« Échos ruraux », festival off d’Avignon, théâtre du Train Bleu, 10h, jours pairs (1h15).
Juillet 2019
Dans sa cuisine, une femme épluche des pommes de terre. Une femme sans prénom, mariée à Georges depuis trente-cinq ans, et dont l’espace s’est rétréci peu à peu : « Je n’ai pas de monde extérieur. Ça n’a pas toujours été le cas. La vie a décidé… et un peu Georges aussi. » Il voulait qu’elle arrête de travailler ; elle était « presque d’accord » : elle a dit oui. Dans l’appartement où elle se sent comme « rangée » entre deux meubles, elle attend son mari, qui rentre à 20h40. Nous sommes mardi. Et mardi, c’est le jour du poulet.
Alma Brami excelle à décrire cet univers étouffant où le temps a passé, imperceptiblement. Chaque jour les mêmes rituels, le même ennui, les mêmes regrets. Georges, « devenu vieux trop vite », est toujours fatigué, bougon. Et son épouse, sans y prendre garde, s’est résignée. Le texte, original et très bien construit, dénonce le danger des petits renoncements quotidiens, sans pathos ni misérabilisme.
Une veste de costume pendue à un cintre, une cuisinière, quelques ustensiles : la scénographie épurée d’Esthel Eghnart crée un univers à la fois concret et désincarné parfaitement adapté au texte. Dirigée avec précision par Dimitri Rataud, Dédeine Volk-Léonovitch nous emporte dès les premiers instants. Son humanité et sa sincérité font merveille dans cet âpre portrait de femme. Un excellent moment.
Y. A.
« L’ombre », festival off d’Avignon, théâtre de l’Observance, 16h45 (1h05).
Juillet 2019
Maryam naît à Téhéran en 1980, en pleine révolution islamique. Ses parents, opposants politiques, se réfugient en France cinq ans plus tard. Isolée, la petite fille connaît à l’école sa « première expérience de la solitude ». Mais jour après jour, en secret, elle apprend le français. Après plusieurs semaines de mutisme, Maryam ose enfin parler cette langue de l’exil : « C’était un dimanche matin. Soudain, c’est sorti. Pêle-mêle. Sous les yeux ahuris de mes parents. » La voilà parfaitement francophone, mais connaît-elle encore le persan ? Passionnant témoignage sur l’histoire iranienne contemporaine, le récit de Maryam Madjidi offre aussi une belle réflexion sur la langue, moyen de s’intégrer, de résister ou de s’émanciper et élément fondateur de son histoire.
Le spectacle de Raphaël France-Kullmann fait se répondre trois langages : le français (Elsa Rozenknop), la langue des signes (Aude Jarry) et la musique, interprétée en direct par Clotilde Lebrun. Ces approches, sans jamais se parasiter, mettent en valeur la puissance et la poésie du texte, sans pathos ni sensationnalisme. La création lumière d’Amandine Richaud accompagne avec intelligence les différents épisodes de cette ode à la vie. Un moment fort.
Y. A.
« Marx et la poupée », festival off d’Avignon, Artéphile, 11h45 (1h05).
Juillet 2019
Après dix-neuf ans de bons et loyaux services dans une cantine scolaire, Martine (Marie-Émilie Nayrand) a été licenciée. Son bilan de compétences à Pôle Emploi a révélé « une certaine aptitude artistique ». Il n’en faut pas plus pour qu’elle se lance dans un projet fou : imaginer une comédie musicale inédite inspirée du roman de Victor Hugo. Son ami Gilles (Jean-Luc Bosc), préparateur de commandes pour un site de vente en ligne et dont l’emploi est menacé, l’accompagne dans cette aventure.
Donner la parole à des gens ordinaires, rire avec eux mais jamais d’eux : tel est le pari de la compagnie « Le voyageur debout » dans sa nouvelle création. « Quasimodo n’a pas grand-chose pour réussir : forcément, ça nous parle », résume Gilles. S’appuyant sur des chansons originales amusantes et touchantes, le spectacle dit aussi combien un projet artistique peut être essentiel. Marie-Émilie Nayrand et Jean-Luc Bosc défendent avec humanité ces deux antihéros qui vivent leur rêve avant qu’il ne soit trop tard : on ne saurait trop vous conseiller de les accompagner.
Y. A.
« Notre-Dame de Paris, l’autre comédie musicale », festival off d’Avignon, Espace Roseau Teinturiers, 18h10 (1h20).
Juillet 2019
Après avoir vu « Jurassic Park » à 9 ou 10 ans, Alexandre a souvent rêvé qu’il était pourchassé par un T-Rex. Vingt ans plus tard, le voilà en charge des grands comptes au siège d’une banque. Payé 2 000 euros bruts mensuels, il est un rouage de la finance mondiale déconnectée de la réalité. Suite au suicide de son n + 1, le jeune homme est promu et doit piloter un changement de logiciel. Alors que la date limite de son projet approche, les cauchemars reviennent…
Sur le thème, de plus en plus présent au théâtre, du surmenage au travail, Alexandre Oppecini a construit une pièce originale, drôle, féroce et inquiétante. Son personnage éponyme, trentenaire un peu terne, est peu à peu détruit par son opportunisme dérisoire, son incapacité à s’affranchir de la norme et son environnement de travail. À la fois victime et partie prenante d’un système mortifère, le personnage trouve en Antoine Gouy un interprète idéal. Irrésistible dans « Au service de la France », le comédien est ici éblouissant. Très engagé, servi par une technique virtuose qui sait se faire oublier, il nous captive de bout en bout. Un spectacle haut de gamme.
Y. A.
« T-Rex, chronique d’une vie de bureau ordinaire », festival off d’Avignon, théâtre des Carmes, 16h50 (1h20).
Juillet 2019
1851. Petite paysanne, Marie Caillaud entre à onze ans au service de George Sand. Touchée par l’intelligence et la curiosité de l’apprentie cuisinière, la femme de lettres l’éveille au théâtre et lui enseigne la lecture et l’écriture. Quelques années plus tard, Marie est séduite par Maurice, le fils de la romancière. Il ne s’agit, pour lui, que d’une aventure parmi d’autres, mais Marie tombe amoureuse.
Après « Prosper et George », Gérard Savoisien retrouve avec bonheur la dame de Nohant, cette fois-ci à travers le regard d’une paysanne fruste désireuse de s’instruire, émerveillée par le monde qui l’entoure mais lucide. Le texte est habilement construit et la mise en scène d’Arnaud Denis crée de belles images. Béatrice Agenin, qui interprète Marie à différents âges, révèle une nouvelle fois la puissance de son jeu. À ses côtés, Arnaud Denis est très convaincant. Un joli moment.
Y. A.
« Marie des poules », festival off d’Avignon, Buffon, 18h (1h10).
Juillet 2019
Nul ne guérit de son enfance
« J’ai depuis toujours une cicatrice sur la lèvre supérieure. » Ainsi débute le récit de Jeff. À treize ans, il vient de changer d’école. Mais son arrivée dans l’établissement se passe mal : les rires fusent dès qu’il doit se présenter à la classe. Exclu des jeux, surnommé « grosse lèvre », Jeff cherche du réconfort auprès de Willy, « un grand blond aux oreilles décollées », un des rares enfants à ne pas le stigmatiser. Les deux garçons partagent une passion commune pour la philatélie. Invité chez Willy, Jeff, dans un mouvement incontrôlable, vole des timbres à son ami. Refusant d’avouer son acte, il s’isole peu à peu des autres.
Adapté du roman éponyme de Bruce Lowery (1931-1988), « La cicatrice » décrit le mal-être d’un enfant rejeté parce que « différent ». La violence des rapports à l’école et la difficulté de communiquer avec les adultes à l’entrée de l’adolescence sont dépeints avec justesse. Mais le texte interroge aussi les conséquences parfois dramatiques du mensonge. Mensonge originel des parents de Jeff qui, sans doute pour le protéger, refusent de révéler l’origine de sa cicatrice (un bec-de-lièvre) et inventent à ce sujet des histoires chaque fois différentes. Mensonge de Jeff ensuite, qui, pensant pouvoir préserver sa fragile amitié avec Willy, perd finalement la maîtrise de la situation et la confiance de ses proches.
Coadaptateur du roman avec Guillaume Elmassian, Vincent Menjou-Cortès donne vie avec humanité à tous les personnages du récit. Derrière lui, un écran égrène un compte à rebours – image surprenante mais efficace d’un drame imminent, inéluctable. Une adaptation théâtrale stimulante qui permet de découvrir un texte poignant et universel.
Y. A.
« La cicatrice », festival off d’Avignon, La Manufacture, 15h20 (1h).
Juillet 2019
Mathieu Scarifi et son fils Swann s’apprêtent à fêter leur anniversaire : 50 ans pour l’un, 1 an pour l’autre. Cette nuit-là, comme souvent, Mathieu, auteur en quête de reconnaissance, propose à Swann le « jeu des huit vies » : imaginer ce qu’ils seront devenus dans 5, 10 ou 30 ans. Mathieu, père tardif ébloui par son enfant, s’interroge : la paternité peut-elle apaiser ses angoisses existentielles ?
Découverte en 2018, la pièce (coup de cœur de la presse du festival off) nous séduit à nouveau par sa finesse et sa délicatesse. Marc Citti et Arnaud Dupont incarnent cette filiation avec bonheur : leur complicité, évidente, nous touche. Élise Larnicol et Marion Harlez-Citti interprètent avec élégance Hannah, épouse aimante mais épuisée par Mathieu, et Prudence, avec qui Swann connaîtra à son tour la paternité.
Le spectacle, d’une grande humanité, amuse et émeut. Marc Citti y révèle une nouvelle fois la richesse de ses talents d’auteur et de comédien.
Y. A.
« Les vies de Swann », festival off d’Avignon, Théâtre des Béliers, 12h15 (1h15).
Juillet 2019
Eva, Maryline, Delphine, Camille et Hélène ont décidé d’écrire un livre sur le corps des femmes. Comment mieux le connaître ? Comment se le réapproprier en s’affranchissant des pressions sociales ? Au cours de leurs réunions de travail, chacune se confie : l’une évoque ses complexes, une autre sa rhinoplastie, une autre encore la difficulté de parler sexualité avec sa fille…
Le spectacle des « Filles de Simone » mêle témoignages personnels (et pourtant universels) et vulgarisation, notamment des travaux de Mona Chollet, auteure de « Beauté fatale, les nouveaux visages d’une aliénation féminine » et de Helen O’Connell sur le clitoris. Très vivant, souvent drôle, il fait œuvre de pédagogie sans didactisme ni impudeur. La mise en scène, millimétrée, crée une impression de joyeux désordre très réaliste. Hommes, femmes, jeunes (à partir de l’adolescence en tout cas) ou plus vieux gagneraient à découvrir ce spectacle instructif particulièrement réjouissant.
Y. A.
« Les secrets d’un gainage efficace », festival off d’Avignon, Le 11, 18h45 (1h20).
Juillet 2019
Familles, je vous hais
Dimanche de Pâques chez les Lachassette : Mireille, la mère, est malade et va bientôt mourir. Sa dernière volonté : réunir la famille, en évitant les heurts et règlements de compte qui émaillent depuis longtemps les repas. Il y a Jacques, le mari, véritable tyran domestique, Stanislas, le fils aîné, sa femme Roxane (enceinte de leur deuxième enfant), Tristan, le cadet en rupture de ban, Juliette, sa nouvelle compagne, et Ernest, le grand-père. Mais la réconciliation est impossible : une nouvelle fois, Jacques rabaisse Tristan et lui reproche ses choix de vie.
Interpréter les sept personnages de cette tranche de vie drôle et douce-amère est le défi brillamment relevé par Julien Cigana et Nicolas Devort. Dirigés avec une précision millimétrée par Clotilde Daniault, leur travail est inventif et délicat. Évoquant un personnage d’un geste ou d’une posture, ils rendent parfaitement lisibles des dialogues d’une grande vivacité. Mais la performance ne serait pas aussi forte sans un texte de qualité. Le rapport parent-enfant ou la difficulté d’être dans la norme comme dans la marge, sont abordés avec finesse. Mêlant tendresse, violence et un humour parfois très noir (ainsi cette liste des interdits parentaux), cette saga familiale amuse autant qu’elle émeut.
Y. A.
« Le bois dont je suis fait », festival off d’Avignon, théâtre des Corps Saints, 18h30, jours impairs (1h25).
Juillet 2019
Le 28 septembre 1984, Bernard Pivot consacre une émission spéciale d’Apostrophes à Marguerite Duras, dont le nouveau livre, « L’amant », vient de sortir et rencontre « un succès populaire inouï ». L’auteur du « Barrage contre le Pacifique » sort d’une période difficile : son addiction à l’alcool l’a menée en cure de désintoxication. L’entretien, émaillé d’extraits de romans lus par Bernard Pivot (ceux de Duras ou de Yann Andréa, son dernier compagnon), évoque la jeunesse de la romancière en Indochine, sa famille, son métier d’écrivain et son engagement politique.
Respectant les silences, les paroles qui parfois se chevauchent et les circonlocutions de la pensée des deux protagonistes, les deux interprètes, Sylvie Boivin et Claude Gallou, restituent cette heure d’échange avec beaucoup de finesse. Ils n’imitent pas Pivot et Duras, et pourtant on croit les voir. La scénographie, volontairement épurée, place le spectateur au plus près de cette parole intelligente, libre, parfois teintée d’humour. Un très beau travail.
Y. A.
« Duras – Pivot, Apostrophes », festival off d’Avignon, Espace Saint Martial, 14h (1h10).
Juillet 2019
S le maudit
Depuis quatre générations, la famille Yelnats est maudite. Son plus jeune représentant, Stanley, ne semble pas déroger à la règle. Se trouvant « toujours au mauvais moment au mauvais endroit », il est, à tort, accusé de vol. Sommé de choisir entre prison ou camp de redressement, l’adolescent est envoyé au Lac Vert où il doit, chaque jour, creuser un trou au fond d’un lac asséché. Tyrannisé par Xray, un de ses congénères, Stanley se lie d’amitié avec Zéro, le plus vulnérable des jeunes détenus.
« La mécanique du hasard » a été adapté du roman de Louis Sachar, « Holes » (« Le passage », Folio Junior, 2016) par Catherine Verlaguet. Le récit, riche, multiplie les allers-retours entre présent (la vie de Stanley au camp) et passé (les déboires de ses aïeux, dont son arrière-arrière-grand-père, par qui la malédiction arrive). S’il s’adresse d’abord aux adolescents, le texte aborde des thèmes universels (l’importance de l’amitié et de la solidarité, la difficulté du libre arbitre) et donne voix à un antihéros diablement sympathique. À l’image de son joli nom palindrome, Stanley Yelnats doit remonter le temps pour comprendre son histoire et, ainsi, se délivrer de l’anathème.
S’appuyant sur une création lumière de grande qualité (Sébastien Revel), la mise en scène d’Olivier Letellier, jamais parasitaire, est inventive et rythmée. Fiona Chauvin et Guillaume Fafiotte, qui incarnent tous les personnages de cette épopée, sont excellents. Leur complicité, évidente, nous touche. L’émotion naît aussi d’un travail corporel très maîtrisé qui crée des images fortes, comme lorsque Stanley et Zéro, harassés, s’entraident dans leur fuite, se soutiennent et semblent finalement ne plus faire qu’un. Un spectacle ambitieux, original et séduisant.
Y. A.
« La mécanique du hasard », festival off d’Avignon, le 11, 13h45 (1h).
Juillet 2019
La parole nue
« 11 septembre 2001 » est un court texte de Michel Vinaver, rapidement écrit après les attentats, qui mêle témoignages de rescapés, appels de passagers et d’une hôtesse du vol détourné vers les tours jumelles, dernières volontés des terroristes et discours politiques de l’époque. Seul le monologue d’une femme absente de son poste de travail le 11 septembre est fictif. La pièce suit globalement la chronologie des événements.
Il s’est écoulé un peu moins d’une heure entre l’impact de l’avion sur la tour sud du World Trade Center et son effondrement (la seconde tour touchée étant la première à tomber). Une heure durant laquelle le destin de milliers de personnes prisonnières du building s’est joué : devaient-elles tenter de fuir ou rester à leur poste (des annonces contradictoires ayant été données dans le bâtiment) ? La parole des acteurs, témoins et victimes du drame constitue le cœur de ce texte qui refuse tout jugement : les récits alternent, sans hiérarchie entre eux.
Le dispositif scénique choisi par le collectif ildi ! eldi évoque une salle de rédaction. Dans cette atmosphère confinée, intime, une seule source de lumière, un halo blafard au-dessus des tables. Musique et sons ponctuent la lecture, en constituent la respiration. Le seul moment de silence (impressionnant), quelques minutes après le début de la représentation, figure l’instant de l’impact des avions sur les tours.
Parce qu’il évite tout pathos et tout sensationnalisme, le texte de Vinaver est bouleversant. Mais la réussite du spectacle tient à la précision incroyable du travail des comédiens. La proximité des spectateurs permet (mais exige aussi) une extrême rigueur de jeu, de diction, de gestes. Toute volonté de montrer, toute perte de concentration romprait la tension. Ici, pas un regard, un soupir, un mouvement aussi infime soit-il (une main derrière la nuque en signe d’épuisement, la lueur effarée d’un regard devant l’ampleur de la catastrophe) qui ne soit justifié et nous touche. Les voix, légèrement amplifiées, peuvent murmurer, n’être qu’un souffle : le dispositif rapproche les spectateurs des mots.
Bien sûr, le texte ravive les images des tours jumelles en feu, désormais gravées dans les souvenirs des pays occidentaux. Mais l’émotion qui naît de ce spectacle tient aussi à l’intelligence du travail du collectif ildi ! eldi. Il nous rappelle que si la qualité d’écoute, la précision d’un jeu où le travail du comédien sait se faire oublier et l’intelligence de s’effacer derrière les mots devraient être la base de tout travail théâtral, ils auront rarement été présents de manière aussi dense que le soir de cette représentation.
Y. A.
« 11 septembre 2001 », festival off d’Avignon, théâtre des Halles, 21h30 (55 minutes).
Juillet 2019
Le professeur Ferguson entreprend une expédition dans l’océan Pacifique, à la recherche d’une méduse phosphorescente dont il souhaite séquencer l’ADN. Lors d’une plongée, il découvre cachés dans son bathyscaphe Jenny, une jeune orpheline, et sa peluche Monsieur Crockston. Impossible de remonter à la surface : l’enfant et le savant devront cohabiter et s’apprivoiser.
Quel plaisir de découvrir un divertissement tout public inventif et intelligent ! Librement inspirée de l’œuvre de Jules Verne, la pièce de Christel Claude est une ode à la lecture et à la science. Elle donne également vie, sans pathos et avec un humour délicat, à deux personnalités attachantes. Le décor, ingénieux et travaillé dans ses moindres détails, est un personnage à part entière du spectacle. Julien Assemat (Ferguson) et Justine Boulard (Jenny), très complices, font de ce voyage initiatique une charmante heure de théâtre.
Y. A.
« La fabuleuse expédition du professeur Ferguson », festival off d’Avignon, Collège de la Salle, 11h30 et 15h (50 minutes).
Juillet 2019
Interviewer Damien Roussineau et Alexis Perret, dont l’adaptation de « L’Iliade » nous a réjouis (Théâtre des Barriques, 14h), c’est un peu n’interviewer qu’un seul et même comédien, tant les paroles de l’un font écho à celles de l’autre. Retour sur les étapes d’un travail qui les a mobilisés trois ans.
La Petite Revue. Pourquoi avoir choisi « L’Iliade » ?
Alexis Perret. Nous avions envie de jouer un texte du répertoire. Nous avions aussi trouvé, ayant beaucoup présenté « Regardez mais ne touchez pas » de Théophile Gautier devant des scolaires, que c’était chouette de défendre un spectacle devant des collégiens et des lycéens. « L’Iliade » est extrêmement complexe : je trouvais que c’était un beau projet de pouvoir rendre accessible, grâce au théâtre, ce texte aux collégiens.
Damien Roussineau. Il y avait une envie pédagogique.
A. P. Il y a aussi beaucoup d’adultes qui sont très curieux de découvrir l’œuvre. Si on demande à la plupart des gens si le cheval de Troie est dans « L’Iliade », personne ne sait (en fait, il n’y est pas !).
P. R. Comment avez-vous travaillé sur l’adaptation du texte ?
D. R. Nous avons lu le livre en notant ce qui nous intéressait dans chacun des vingt-quatre chants. Dans 90 % des cas nous étions d’accord sur ce que nous voulions garder. Nous sommes arrivés assez facilement à une première version. Après, ça a pris du temps de resserrer : au début, il y avait quarante-cinq ou cinquante personnages et ça durait trois heures et demie ! C’est le travail au plateau qui nous a fait épurer, simplifier certains passages.
A. P. À cette étape-là, ce qui a été compliqué, c’est de faire le sacrifice de la beauté du texte. Par exemple, la description des armes d’Achille que fabrique Héphaïstos, c’est un passage de poésie pure que nous voulions vraiment garder. C’est pour cela que nous avons voulu alterner narration et incarnation : certains passages de narration sont magnifiques. Nous ne voulions pas les sacrifier.
P. R. Pour votre travail sur les objets, êtes-vous partis de ce qu’on trouve dans un grenier ou les avez-vous apportés au fur et à mesure de votre travail ?
A. P. Ce fut un gros travail de recherche. C’est un peu comme un masque : trouver l’objet qui, détourné, va permettre d’identifier, de matérialiser un personnage. Par exemple, nous figurons Diomède avec un panier à frites et des pailles jaunes fixées dessus. Ça fait un casque en métal et les pailles hérissées sont vraiment agressives. Or Diomède est vraiment un personnage qui casse tout sur son passage. Les dieux et les déesses sont différenciés par des vêtements longs (un grand peignoir, des couvre-lits, un manteau de fourrure) et les guerriers par des couvre-chefs, jaunes pour les Achéens, rouges pour les Troyens.
D. R. Nous avons beaucoup chiné, beaucoup fouiné dans les greniers des proches, chez Emmaüs… Pendant trois ans, nous avons été monomaniaques. On ne pensait qu’à ça, on avait toujours un regard sur ce qui pourrait servir. Certains objets ont été abandonnés : Patrocle, au début, portait une cagoule… Mais il y a le sens de l’objet et aussi la facilité de manipulation. Certains objets nous plaisaient beaucoup mais étaient trop contraignants, trop compliqués dans le travail.
A. P. Ajax, on l’a trouvé dans la cave de ma mère. Il y avait un pot de chambre qui correspondait à la couleur des Achéens et cette idée est restée.
D. R. Cet objet a surgi. On s’est dit : « Ajax ! » Ça a été évident tout de suite.
P. R. L’organisation du plateau était-elle prédéfinie ou est-elle née pendant le travail ?
A. P. Nous en avions parlé avant. Le plateau est né de notre imagination : on imaginait Troie à gauche pour le spectateur et les bateaux à droite, l’Olympe au fond.
D. R. L’aire de jeu utilisable, c’est la plaine de Troie.
P. R. Comment gère-t-on l’encombrement du plateau pendant le travail ?
A. P. Ce fut un gros travail, comme si l’on travaillait une pâte. On a défriché le texte sur le plateau en se demandant où poser tel objet, où le reprendre. Il y a vraiment eu beaucoup d’heures de répétition. (Rires)
D. R. Un an et demi, à raison de quatre jours par semaine.
P. R. Qu’est-ce qui a été le plus difficile pendant ces répétitions ?
D. R. De couper. Trouver le chemin des objets et le simplifier, c’est assez excitant. Alors que couper, passer de 550 pages à 22, c’est terrifiant. Il y a plein de choses que l’on aimait beaucoup que l’on a dû abandonner.
P. R. Quelles ont été les étapes du travail ?
A. P. Nous avons travaillé en lecture jusqu’à l’été 2015, appris le texte durant l’été et à partir de la rentrée nous avons travaillé au plateau. Mais durant la lecture, nous avions déjà un procédé, avec des étiquettes avec le nom de chaque personnage que nous avancions lorsqu’il parlait. C’est comme ça que nous avons fait la première lecture publique. Après, nous avons fait une lecture au Lucernaire où nous avions déjà tous les costumes. Nous étions au pupitre avec tous les casques et les accessoires sur une table et nous mettions le casque pour jouer chaque personnage.
D. R. Ces étapes étaient obligatoires. Aller au plateau et tout mettre en bazar comme dans un grenier était impossible. Ces étapes ont facilité la simplification, la restitution du texte.
A. P. Pendant longtemps, le spectacle a duré une heure quarante-cinq : c’était trop long. Nous avons dû supprimer des personnages, des scènes. Par exemple la dispute entre tous les Dieux, à la fin. C’est très drôle : ils se font des coups, se tirent les cheveux… On n’imagine pas du tout qu’une bataille des Dieux puisse être si enfantine ! On aurait bien aimé jouer cette scène mais on n’a pas pu.
P. R. Et la répartition de la parole ?
D. R. Ça a bougé aussi. D’une manière générale, Alexis s’occupe du texte des Troyens et moi de celui des Achéens – même s’il y a des moments où ça croise. Forcément on connaît le texte de l’autre tellement ils sont imbriqués.
A. P. Il y a aussi des phrases que l’on dit ensemble.
D. R. Par exemple il y a la manière dont les Troyens attaquent, la manière dont les Achéens ripostent et puis une phrase qui résume ou donne une image sur la situation générale, que l’on dit ensemble. En fait, c’est comme dans l’interview : chacun finit un peu les phrases de l’autre !
Propos recueillis par Yann Albert en juillet 2016.
« L'Iliade », festival off d’Avignon, théâtre des Barriques, 14h (1h15).
Juillet 2019
Hommage à un héros
Brillant mathématicien, Alan Turing (Benoit Solès) est recruté en 1938 dans l’équipe chargée de briser Enigma, la machine de codage utilisée par les Allemands. Devenu après-guerre enseignant à l’université de Manchester, il poursuit ses travaux sur les premiers ordinateurs et l’intelligence artificielle. Condamné pour homosexualité, il se suicide en 1954.
L’intrigue débute en 1952, lorsque Turing vient porter plainte pour cambriolage auprès du sergent Ross (Amaury de Crayencour). Par des flash-back successifs – qui donnent un rythme soutenu au spectacle – le texte revient sur la jeunesse du scientifique, son activité dans les services secrets et sa vie sentimentale douloureuse. Bien dialoguée, évitant tout pathos, la pièce offre un très beau face-à-face entre Turing, brillant, hypersensible et inadapté au monde, et Ross, qui s’attache peu à peu à cet homme fragile et touchant.
Benoit Solès, auteur du texte, incarne Alan Turing à différents âges de manière saisissante. Face à lui, Amaury de Crayencour trouve en permanence l’humanité et la justesse des différents personnages qu’il incarne. La mise en scène efficace de Tristan Petitgirard s’appuie sur un travail vidéo (Mathias Delfau) d’une grande intelligence, jamais parasitaire ou illustratif. La pièce est un des succès de ce festival : c’est amplement mérité.
Y. A.
« La machine de Turing », festival off d’Avignon, Théâtre Actuel, 10h10 (1h25).
Juin 2019
De la chambre au Tribunal
1971. Marie-Claire Chevalier (Claire de La Rüe du Can) est violée et se retrouve enceinte. Avec le soutien de Michèle, sa mère (Coraly Zahonero), l’adolescente de quinze ans se fait avorter. Dénoncée (la pratique est illégale en France depuis 1920), Marie-Claire rencontre Gisèle Halimi (Françoise Gillard) qui la défendra lors du procès de Bobigny en octobre 1972.
« Hors la loi » est construit en deux temps. La première heure s’attarde sur l’intimité de la jeune fille : sa vie familiale, le viol, le retour de la consultation médicale établissant la grossesse, la recherche d’une « solution », la venue de l’avorteuse… Le texte de Pauline Bureau ignore l’ellipse, et le propos est souvent démonstratif. L’action se traîne, dans un décor assez laid.
La seconde partie, basée sur les minutes du procès, est plus stimulante, même si l’apparition d’Alexandre Pavloff en Michel Rocard et de Coraly Zahonero en Delphine Seyrig convainc peu. On peut aussi regretter que le texte ne fasse pas davantage entendre l’opposition de l’époque. Le spectacle, pourtant, connaît quelques minutes de grâce lorsque témoigne Madame Duboucheix, accusée de complicité pour avoir aidé la famille. Son récit, simple et profond, est porté par Danièle Lebrun. La comédienne, signataire en 1971 du Manifeste des 343, y est bouleversante.
Évoquer aujourd’hui les droits des femmes et le lent chemin pour légaliser l’avortement est plus que jamais nécessaire. Mais de louables intentions ne suffisent pas forcément à faire un bon spectacle.
Y. A.
« Hors la loi », théâtre du Vieux Colombier, jusqu’au 7 juillet 2019 (2h10).
Juin 2019
Long voyage vers la nuit
Une fête de la Saint-Jean, quelque part dans la campagne suédoise à la fin du 19ème siècle. Fille d’un comte, Julie (Anna Mouglalis), dont les fiançailles viennent d’être rompues, participe « au bal de [s]es gens. » Elle y séduit Jean (Xavier Legrand), le valet de son père, sous le regard de Kristin (Julie Brochen), sa fiancée.
Réflexion sur la lutte des classes et le rapport de force entre les sexes, « Mademoiselle Julie » dresse le portrait complexe d’une femme fragile (Jean résume : « Mademoiselle a parfois trop d’orgueil, et parfois pas assez. ») et d’un domestique désireux de s’élever au-dessus de sa condition. Les unités d’action et de lieu sont respectées ; la pièce se déroule quasiment en temps réel.
Jouant sur la profondeur du plateau et des clairs-obscurs splendides, la mise en scène de Julie Brochen s’appuie sur une scénographie (Lorenzo Albani) et une création lumière (Louise Gibaud) particulièrement réussies. Dès les premières secondes, le rythme est rapide – peut-être trop. Malgré des silences très habités, on souhaiterait parfois une cadence moins haletante pour mieux appréhender la progression dramatique et les revirements des personnages. Nonobstant cette réserve, la soirée convainc par la tenue de l’interprétation et la beauté formelle du plateau.
Y. A.
« Mademoiselle Julie », théâtre de l’Atelier jusqu’au 30 juin 2019 (1h15).
Mai 2019
Notre Dame de Fer
Paris, 1884. Le président de la République lance un appel à projet pour l’exposition universelle prévue cinq ans plus tard. Gustave Eiffel, dont le canal à écluse vient d’être refusé au Panama, décide de concourir. Grâce à un puissant lobbying auprès du ministre du commerce Edouard Lockroy, il est déclaré vainqueur : la construction de ce qui deviendra la plus haute tour du monde (300 mètres) commence…
Marc Deren (l’auteur et compositeur) réussit une gageure : évoquer en une heure vingt les deux ans de ce chantier pharaonique et nous faire réviser notre Histoire sans jamais être didactique. Son livret mêle personnages historiques (Eiffel bien sûr, sa fille Claire, son bras droit Adolphe Salles, mais aussi la comtesse de Poix et Guy de Maupassant, opposés au projet) et de fiction (Angelo, un jeune émigré embauché sur le chantier, et sa femme Amelia). Bien construit, il offre de jolis moments musicaux, comme les trios des ouvriers ou la première visite de la capitale d’Angelo et Amelia. Grâce notamment à d’astucieuses ellipses temporelles, l’action ne faiblit jamais.
La mise en scène de Julien Roquette, fluide, s’appuie sur un décor (Pierre Pothier) particulièrement réussi. Si David Eguren (Eiffel) nous a semblé un peu monolithique (et parfois à peine juste, ce soir-là), le reste de la distribution, très cohérente, est impeccable. On retiendra notamment Véronique Hatat, hilarante en comtesse de Poix et Stanislas Clément, élégante incarnation de Maupassant. L’accompagnement en direct de John Florencio au piano ajoute un charme supplémentaire à cette agréable soirée.
Y. A.
« La tour de 300 mètres », théâtre des Mathurins jusqu’au 29 juin 2019 (1h20).
Mai 2019
Le pari des années folles
Paris, 1925. Charles, fils de bonne famille désœuvré, passe ses soirées à jouer aux cartes à la « Taverne du Baron » avec Paul et Édouard, ses amis. Il y écoute chanter Éva, dont il est amoureux. Pour cesser de « passer pour un bon-à-rien » aux yeux de son père, Charles décide de transformer la Taverne au bord de la faillite en un cabaret, « La boule rouge ».
Recréer l’ambiance des années folles est le pari de Constance Dollfus et Clément Hénaut, les auteurs, metteurs en scène et producteurs. La période, encore marquée par la première guerre mondiale, est effectivement stimulante, entre l’aspiration de la jeunesse à un avenir meilleur et la lente émancipation des femmes.
Dix-sept comédiens et cinq musiciens sur scène : le spectacle est ambitieux – et mérite, à ce titre, d’être défendu. Certes, tout n’est pas abouti : les dialogues, parfois explicatifs, sont lents, et le livret apparaît un brin décousu. Mais les atouts ne manquent pas : une mise en scène efficace, un quintet qui sonne bien et de jeunes comédien(ne)s souvent convaincant(e)s, à l’image de Maxime Guerville, Rémi Palazy et Lilly Caruso. Enfin, « La boule rouge » offre le plaisir rare de voir un collectif sur scène. La soirée lui doit ses meilleurs moments : le final très swing, les répétitions des danseuses et la fin du premier acte, particulièrement réussie.
En dépit de ses imperfections, une telle production doit être saluée. On en sort le sourire aux lèvres – et c’est bien l’essentiel.
Y. A.
« La boule rouge », théâtre des Variétés jusqu’au 7 juin 2019 (2 h).
Avril 2019
Il était une foi
De 1924 à 1943, l’abbé Viollet, directeur de plusieurs revues catholiques (« Pour les parents », « Pour les jeunes gens ») reçut des dizaines de lettres de lecteurs au sujet de leur couple, leurs désirs ou leur vie sexuelle. « L’amour en toutes lettres » propose deux florilèges de ces missives : l’un, que nous chroniquons, joué le lundi, l’autre le mardi.
Une jeune fille vierge paralysée à l’idée du mariage « qui se prépare » (« Qu’est-il permis de faire ? », « Qu’est-il défendu ? »), un père de famille nombreuse ne pouvant se permettre une nouvelle naissance mais ne souhaitant pas renoncer aux rapports sexuels, une femme insatisfaite de son mariage (« La nuit de noces, je fus docile… mais profondément déçue »)… chacun confie – très librement – à l’abbé ses questions, ses tourments et, parfois, son désespoir. La confiance en l’Église, totale, est touchante, jusque dans les interrogations soulevées par les épistoliers.
Ces lettres, très bien choisies, témoignent d’une époque où la contraception se limite souvent à la « méthode Ogino », et où Pie XI publie son encyclique pro-nataliste. D’une belle qualité littéraire, elles surprennent aussi par leur résonnance. Méconnaissance de son corps et du corps de l’autre, besoins charnels déséquilibrés dans le couple, honte de son homosexualité : l’époque actuelle est-elle, finalement, si différente ? Dans une adresse au public d’une grande sobriété, les dix comédiens portent avec humanité ces témoignages anonymes qui parleront à tous.
Y. A.
« L’amour en toutes lettres », théâtre de Belleville jusqu’au 28 mai (50 minutes).
Avril 2019
Entendons-nous bien !
« Ouïe à la vie » est une pièce que Camille Combes a consacrée à son frère cadet Nicolas. Sourd de naissance, ce dernier a pu, grâce à des implants cochléaires, quitter le « silence total » de son enfance et accéder aux sons. Aujourd’hui, le jeune homme communique en langue des signes, en langage parlé complété (une aide à la lecture labiale) et par la parole. Passionné de dessin, il est devenu graphiste – illustrateur.
Avec pudeur, la pièce évoque la vie avec cette différence « qui ne se voit pas ». Les interlocuteurs de Nicolas, désorientés, se révèlent souvent maladroits ou stupides, entre ceux qui miment ou surarticulent en espérant se faire mieux comprendre, ou ceux qui l’accusent de « se faire passer pour sourd ». Le texte, pourtant, évite tout jugement, préférant l’humour et l’émotion. Ainsi ce dialogue surréaliste où une conseillère Pôle emploi, demandant à parler à Nicolas au téléphone, s’entend répondre par Camille : « Actuellement il ne peut pas vous parler, car actuellement il est sourd depuis sa naissance. » Réalisant son impair, la conseillère veut s’excuser… et demande qu’on lui passe le jeune homme.
« Ouïe à la vie » est aussi le témoignage touchant d’une relation hors norme. Enfant, Camille protège son frère ; tous deux s’inventent un monde. Et même si, à l’adolescence, Nicolas peut se révéler un peu encombrant, on devine (et l’on voit sur scène !) combien, depuis toujours, ils sont essentiels l’un pour l’autre.
Le texte, enfin, est une jolie réflexion sur les moyens de communiquer et de se comprendre, malgré tout. À la fois parlé, surtitré et signé, le spectacle n’exclut personne et permet aux entendants d’appréhender, un peu, le monde de la surdité. Évitant le pathos comme l’apitoiement, le travail est délicat.
Y. A.
« Ouïe à la vie », à l’IVT du 23 au 26 mai (1h10).
Avril 2019
La comédie des apparences
Un restaurant chic, peut-être à Londres. Trois couples dînent. Les deux premiers (deux sœurs ayant épousé deux frères) fêtent ensemble un anniversaire de mariage, le troisième, une récente promotion. Sous les yeux du personnel du restaurant, la soirée dégénère peu à peu.
« Célébration » est la dernière pièce d’Harold Pinter. Le dialogue, parcellaire et décousu, ne livre que peu d’informations sur chacun : un prénom, un métier, un lien de parenté. L’essentiel est tu. Murés dans leur solitude et prisonniers des conventions sociales, les trois couples parlent sans s’écouter, révélant, entre les lignes, leurs failles et leur violence. Le texte, absurde et corrosif, fustige la déliquescence d’une société bourgeoise dont le vernis craque de toute part : la réussite matérielle est un leurre, le chaos intérieur de chacun indomptable.
« Célébration » constitue un stimulant défi de mise en scène. S’appuyant sur une scénographie élégante et une création lumière (François Duguest) de toute beauté, le travail de Jules Audry crée des images fortes. Les neuf comédien(ne)s de la distribution, issu(e)s de l’école des Enfants Terribles, constituent un collectif homogène et très investi. Parmi eux, Ulysse Reynaud, qui hérite d’un rôle hilarant de serveur mythomane, est excellent. L’aridité du texte en déconcertera sans doute certains, mais ce travail ambitieux et très maîtrisé mérite d’être découvert.
Y. A.
« Célébration », théâtre de Belleville, jusqu’au 28 avril 2019 (1h).
Mars 2019
La milliardaire et le photographe
Tailleur-pantalon noir, écharpe bleue, Liliane Bettencourt (Christiane Corthay) répond aux questions d’un médecin chargé d’évaluer son état mental. S’est-elle laissée escroquer par François-Marie Banier, ce photographe rencontré vingt ans plus tôt, qu’elle couvre depuis de cadeaux ? Au cours de trois entretiens, l’héritière de l’Oréal, de plus en plus déboussolée, évoque cette amitié, son père adoré, son mari absent et ses liens avec la politique.
Pendant près de dix ans, l’affaire Bettencourt a défrayé la chronique. Du dépôt de plainte de Françoise Bettencourt-Meyers pour abus de faiblesse en 2008 à la condamnation en appel du photographe en 2016, les rebondissements se sont succédés, entre réconciliations de façade et règlements de compte télévisés. La pièce de Bernard Besserglik, ancien journaliste à l’AFP, fait un pas de côté : son sujet n’est ni le feuilleton médiatico-judiciaire, ni une enquête pour découvrir la vérité. Il s’agit – belle idée – de dresser le portrait intime d’une femme qui semble, à l’automne de sa vie, retrouver un peu de bonheur avec un homme plus jeune. Ensemble, ils dînent, courent les expositions, s’encanaillent : « Ce qu’il faut retenir, c’est qu’il m’a sauvé la vie. (…) Avant de le connaître, j’étouffais. Avec lui, j’ai recommencé à rire. » Le texte, spirituel et bien écrit, restitue également la lente dégradation psychique de la milliardaire.
Dirigée avec précision, Christiane Corthay incarne avec humanité et élégance cette femme vieillissante, tour à tour touchante (lorsqu’elle évoque Banier) et inexcusable (quand elle balaie d’un revers de main les écrits antisémites de son mari). Son interprétation restitue sans jugement la complexité d’un personnage exposé mais mal connu. Un moment de théâtre intime, original et délicat.
Y. A.
« Parce que je le veux bien », Studio Hébertot, jusqu’au 23 juin 2019 (1h).
Mars 2019
Einstein sur les planches : une réussite très relative
1932. Eduard (Hugo Becker), le fils cadet d’Albert Einstein (Michel Jonasz), est interné dans la clinique psychiatrique de Burghölzli, près de Zurich. Un an plus tard, avant de s’exiler aux États-Unis pour fuir le régime nazi, Albert lui rend visite et revoit à cette occasion Mileva (Josiane Stoléru), sa première épouse et mère du jeune homme.
Évoquer la vie d’un génie suffit-il à faire une bonne pièce ? Pas toujours. Oscillant – sans véritablement choisir – entre drame intime et leçon d’Histoire, le texte de Laurent Seksik multiplie les thèmes (les relations entre un père illustre et son fils schizophrène, les ennuis d’Einstein avec le FBI, son attitude face à la bombe atomique…) sans en approfondir aucun. Le texte, un peu lent, n’évite pas non plus quelques facilités, comme la tentation permanente de la formule.
Michel Jonasz, Hugo Becker : difficile d’imaginer interprétations plus dissonantes. Le premier, les yeux dans le vague, semble ailleurs ; le second surligne le texte en permanence. Seule Josiane Stoléru insuffle à Mileva humanité et profondeur. Véritable mère courage, elle hérite du rôle le mieux écrit et le porte haut. Sa tendresse, lorsqu’elle effleure la joue de son fils, vaut tous les dialogues, et c’est dans ces silences si joliment habités que la soirée, enfin, nous touche.
Y. A.
« Le cas Eduard Einstein », Comédie des Champs-Élysées jusqu’au 4 mai 2019 (1h40).
Février 2019
Familles, je vous hais
Dimanche de Pâques chez les Lachassette : Mireille, la mère, est malade et va bientôt mourir. Sa dernière volonté : réunir la famille, en évitant les heurts et règlements de compte qui émaillent depuis longtemps les repas. Il y a Jacques, le mari, véritable tyran domestique, Stanislas, le fils aîné, sa femme Roxane (enceinte de leur deuxième enfant), Tristan, le cadet en rupture de ban, Juliette, sa nouvelle compagne, et Ernest, le grand-père. Mais la réconciliation est impossible : une nouvelle fois, Jacques rabaisse Tristan et lui reproche ses choix de vie.
Interpréter les sept personnages de cette tranche de vie drôle et douce-amère est le défi brillamment relevé par Julien Cigana et Nicolas Devort. Dirigés avec une précision millimétrée par Clotilde Daniault, leur travail est inventif et délicat. Évoquant un personnage d’un geste ou d’une posture, ils rendent parfaitement lisibles des dialogues d’une grande vivacité. Mais la performance ne serait pas aussi forte sans un texte de qualité. Le rapport parent-enfant ou la difficulté d’être dans la norme comme dans la marge, sont abordés avec finesse. Mêlant tendresse, violence et un humour parfois très noir (ainsi cette liste des interdits parentaux), cette saga familiale amuse autant qu’elle émeut.
Y. A.
« Le bois dont je suis fait », théâtre de Belleville jusqu’au 25 mars 2019 (durée : 1h25).
Février 2019
Disperser pour réunir
Ils sont cinq : Marie (Anne Loiret) et ses quatre frères – Yves (Arnaud Bedouet), Clément (Thierry Frémont), Pierre (Nicolas Vaude) et Boris (Guillaume Pottier). Leur père, intellectuel et militant des grandes causes, est mort quatre ans auparavant. Ses dernières volontés sont formelles : disperser ses cendres un 29 février – si le vent le permet – en présence de tous les enfants et de Jeanne (Lisa Martino), l’ex-compagne de Pierre. La révélation inattendue du journal intime du père vient bouleverser l’image que chacun en avait.
Dans la série des comédies qui malmènent la famille, « Localement agité » est une réussite. Très bien dialoguée, la pièce d’Arnaud Bedouet crée six personnages attachants. L’équilibre entre scènes comiques et moments plus graves est délicat et les enjeux dramatiques élégamment résolus, sans sacrifier aucun protagoniste. Dans un décor (Jean Haas) qui mêle intimité de la maison paternelle et espace infini de la plage, Hervé Icovic a réussi une mise en scène fluide. La distribution, enfin, est épatante : que demander de plus ?
Y. A.
« Localement agité », Théâtre de Paris (salle Réjeane) jusqu’au 31 mars 2019 (1h45).
Février 2019
L’autre, cet ennemi désigné
Arrêté en Bosnie après les attentats du 11 septembre, 10 005 est « confié » aux services de renseignements américains et transféré à Guantanamo sans accusation ni jugement. Deux ans après le début de son incarcération, un avocat décide de prendre sa défense et tente de le faire libérer.
Née des récits d’un ancien prisonnier de Guantanamo et de son avocat, la pièce de Hédi Tillette de Clermont-Tonnerre fustige les ravages d’une « justice préventive » qui arrête non les coupables mais ceux qui pourraient le devenir. Exacerber la crainte de l’autre (souvent étranger) a régulièrement constitué, dans l’Histoire contemporaine, un moyen de renforcer un pouvoir vacillant. Un des protagonistes cite Machiavel : « Désigne un ennemi à ton peuple et tu pourras régner ».
« Peur(s) » imbrique plusieurs histoires et différentes époques. Si la construction est astucieuse, le propos aurait peut-être gagné à se concentrer sur la politique sécuritaire de George W. Bush et le face-à-face entre 10 005 et son avocat. S’appuyant sur une scénographie très convaincante (Anne Lezervant), la mise en scène de Sarah Tick, donne un rythme soutenu au spectacle. En ce soir de première parisienne, la distribution (Lucas Bonnifait, Julie Brochen, Vincent Debost, Milena Csergo, Gwenaëlle David, Raouf Raïs et Frédéric Jessua) nous est apparue un peu hétérogène, mais nul doute que l’épreuve du plateau permettra rapidement à chacun de trouver ses marques. Bref, la soirée est ambitieuse et le travail prometteur.
Y. A.
« Peur(s) », Théâtre de l’Étoile du Nord jusqu’au 2 mars 2019 (1h15).
Février 2019
Home sweet Home
Animateur à la BBC, Hugh Preston (Nicolas Briançon) est un mari volage. Découvrant que sa femme (Anne Charrier) le trompe avec un homme plus jeune que lui (François Vincentelli), Hugh propose de divorcer en prenant les torts à sa charge : il se fera surprendre par Madame Grey, la gouvernante (Sophie Artur), en flagrant délit d’adultère avec sa secrétaire (Alice Dufour). Hugh invite également pour le week-end son rival, soi-disant pour envisager les modalités du divorce.
Après Jean Poiret et Michel Roux, Nicolas Briançon endosse avec panache le rôle du mari infidèle, beau parleur, roublard… et terriblement charmant. Sa mise en scène est vive et le texte de Sir William Douglas Home d’un humour anglais savoureux. La distribution, excellente, s’amuse manifestement beaucoup. François Vincentelli est irrésistible en trader niais, et c’est toujours un plaisir de revoir Sophie Artur sur scène.
Dans un décor de Jean Haas et des costumes de Michel Dussarat, le spectacle, élégant, rappelle les belles heures de « Au théâtre ce soir ». L’énergie des comédiens et de la mise en scène prouve, s’il en était besoin, que ce « Canard » est toujours vivant !
Y. A.
« Le canard à l’orange », théâtre de la Michodière jusqu’au 10 mars 2019 (2h).
Janvier 2019
Lorsque l’enfant disparaît
Voilà huit mois que Danny, le fils unique de Becky (Julie Gayet) et Howard (Patrick Catalifo), est mort. Le couple tente de surmonter son chaos intérieur et de faire bonne figure auprès de ses proches : Izzy (Lolita Chammah), la sœur de Becky, et Nat (Christiane Cohendy), leur mère. Alors qu’Izzy annonce qu’elle est enceinte, Jason (Renan Prévot), le jeune homme qui a accidentellement renversé Danny, entre en contact avec la famille.
La langue française sait nommer la situation d’un enfant dont les parents sont morts, ou d’un individu survivant à son (sa) conjoint(e). Mais aucun mot n’existe quand un parent perd son enfant. Innommable, innommé, ce drame est tabou. La pièce de David Lindsay-Abaire s’en empare avec tact, sans pathos ni jugement. Chacun fait ce qu’il peut : Howard passe ses nuits à revoir des images de son fils, Becky donne les objets lui ayant appartenu. Il se réfugie dans les groupes de parole, elle veut s’en sortir seule. Tous se sentent coupables d’être toujours vivants. Ce lent processus de reconstruction est parfaitement rendu par le rythme et la dramaturgie du texte.
Le travail de Claudia Stavisky est d’une grande intelligence. Scénographie et décor créent un univers réaliste et symbolique très signifiant : la maison devient quasiment un personnage de l’histoire. L’espace, envahi par les images de Danny, s’ouvre et se vide peu à peu, comme si cette mort obsédante était mise à distance, domptée. La distribution, convaincante, est homogène ; Christiane Cohendy émerveille une nouvelle fois par la puissance de son jeu. Monter ce texte profond mais difficile dans un théâtre privé est un pari risqué, louable. Le spectacle dérangera peut-être, divisera sans doute ; nous en sommes sortis impressionnés.
Y. A.
« Rabbit hole », Théâtre des Bouffes Parisiens, jusqu’au 31 mars 2019 (1h50).
Janvier 2019
Yvette, Ségolène, Caroline et les autres
Elles sont mairesses, députées ou anciennes ministres ; l’une fut même candidate à l’élection présidentielle. Elles sont connues ou non, élues locales ou nationales. Leur point commun : avoir consacré une partie de leur vie à la politique, monde de la domination masculine, où violence et préjugés sexistes règnent toujours en maîtres. Pendant deux ans, Nicolas Bonneau les a interrogées ou suivies dans leur quotidien, afin de comprendre ce que signifie être femme en politique. Sceptique, Yvette Roudy (ministre des Droits de la femme de 1981 à 1986) prévient : « C’est un sujet glissant. »
Depuis « Sortie d’usine » (2006), Nicolas Bonneau construit une œuvre singulière. Qu’il évoque le monde ouvrier, mai 68 (« Inventaire 68 », 2008), la boxe (« Ali 74, le combat du siècle », 2013) ou un obscur tueur en série (« Fait(s) divers, à la recherche de Jacques B. », 2011), il parvient, en associant intime et universel, à intriguer et émouvoir. Ce nouveau spectacle ne déroge pas à la règle : Nicolas Bonneau mêle son histoire personnelle et les interviews, mettant en regard la domination masculine en politique et dans sa propre famille.
Sans doute ce nouvel opus n’est-il pas le plus abouti : le propos est parfois convenu et le récit familial un peu sacrifié sur l’autel du reportage. Peu importe : le travail de Nicolas Bonneau est toujours stimulant. Servi par une scénographie (Gaëlle Bouilly) et une création lumière (Rodrigue Bernard) de qualité, « Qui va garder les enfants ? » offre des moments drôles ou profonds où l'on retrouve avec bonheur l’acuité et l’humour de cet artiste original.
Y. A.
« Qui va garder les enfants ? », Théâtre de Belleville jusqu’au 31 mars 2019.
Janvier 2019
Deux femmes au combat
Commercialisé en France de 1976 à 2009, le Médiator, produit par les laboratoires Servier, était prescrit en complément d’un régime ou chez les diabétiques en surpoids. Dès 1998, l’agence nationale de sécurité du médicament fut informée de « prescriptions inutiles, voire dangereuses pour la santé » le concernant. Consommé par plus de 5 millions de personnes, il aurait été responsable d’au moins 500 décès – même si Jacques Servier n’en reconnut que trois lors de son procès. En 2009, Irène Frachon, pneumologue au CHU de Brest, signale onze cas de valvulopathie de patients utilisant le Médiator. Plusieurs milliers de plaintes sont alors déposées. Touchée par le courage du médecin, Pauline Bureau a rencontré des victimes du médicament et écrit l’histoire d’une femme inspirée de ces différents témoignages.
2001. Claire Tabard (Marie Nicolle) consulte son médecin : comment réussir à perdre les vingt-cinq kilos pris durant sa grossesse ? On lui prescrit du Médiator. Huit ans plus tard, Claire a maigri mais s’écroule. Diagnostic sans appel du cardiologue : « Votre cœur est beaucoup plus âgé que vous ». Deux valves ne fonctionnent plus ; une opération à cœur ouvert est impérative. Outre le risque de l’intervention, Claire devra désormais suivre un traitement à vie. Pendant ce temps, Irène Frachon (Catherine Vinatier) commence à dénoncer les ravages du médicament, tentant d’en obtenir le retrait du marché. C’est par hasard que la sœur de Claire, Cathy (Rébecca Finet), entendant une interview de la pneumologue, fait le rapprochement avec la situation de sa sœur. Après avoir rencontré Irène Frachon, Claire décide de porter plainte contre les laboratoires Servier.
Fruit d’un important travail documentaire, le texte de Pauline Bureau est efficace, parfois émouvant, sans pathos. La volonté de donner la parole aux victimes et de saluer le combat opiniâtre et solitaire d’Irène Frachon est louable. Toute la première partie du spectacle (le lent effondrement de Claire, le combat d’Irène) est particulièrement réussie : les séquences s’enchaînent avec vivacité, la tension est palpable. La troupe, très mobilisée (Yann Burlot, Nicolas Chupin, Sonia Floire, Camille Garcia, Anthony Roullier) donne corps à des personnages crédibles, profondément humains. Peu importe que la pièce s’essouffle un peu dans la dernière partie, lors d’une commission d’experts trop longue (même pour démontrer qu’elle le fût aussi pour les victimes). Rendant hommage à deux femmes remarquables, « Mon cœur » pointe utilement la lenteur des procédures judiciaires, leur violence et le diktat de la minceur dans les sociétés occidentales : un projet salutaire.
Y. A.
« Mon cœur », théâtre Paris-Villette du 23 janvier au 2 février 2019.
Tournée : le 5 février 2019 à Saint-Étienne-du-Rouvray (76), le 8 février 2019 à Villejuif (94), les 12 et 13 février 2019 à Châtenay-Malabry (92), le 16 février 2019 à Clamart (92), le 28 février 2019 à Vannes (56), les 7 et 8 mars 2019 à Hérouville Saint-Clair (14), du 13 au 15 mars 2019 à Amiens (80), les 19 et 20 mars 2019 à Chalon-sur-Saône (71), du 26 au 29 mars 2019 à Lyon (69), les 14 et 15 mai 2019 à Quimper (29) et les 24 et 25 mai 2019 à Nice (06).
Décembre 2018
La mémoire et l’oubli
Quelques années après la fin de la guerre, une actrice (Fanny Ardant) se rend à Hiroshima pour y tourner un film. La ville est encore traumatisée par le bombardement atomique du 6 août 1945 et ses « deux cent mille morts en neuf secondes ». Là, elle connaît une brève histoire d’amour avec un architecte japonais (Gérard Depardieu, en voix off). La veille de son retour en France, l’actrice se confie à son amant, évoquant son enfance à Nevers et sa liaison avec un soldat allemand qui lui valut d’être tondue à la Libération.
Ce texte de Marguerite Duras, est, au départ, le scénario du film culte d’Alain Resnais (1959). L’adaptation pour la scène de Bertrand Marcos conserve la forme du dialogue. Glissant peu à peu d’un drame collectif (le bombardement) à un drame intime (le déshonneur), Marguerite Duras souligne l’impossibilité de comprendre véritablement les événements (« Tu n’as rien vu d’Hiroshima » lui reproche plusieurs fois son amant) et la douleur de l’amnésie (« Je tremble d’avoir oublié tant d’amour… » se désole-t-elle, constatant combien le temps émousse ses souvenirs même les plus heureux).
Seule en scène, légèrement sonorisée, Fanny Ardant défend avec beaucoup d’intelligence cette prose puissante, lyrique. La voix de Gérard Depardieu, tout en retenue, est un contre-point réussi qui fait oublier l’artifice de la bande-son. Bertrand Marcos signe une mise en scène élégante, sobre et précise. Bien sûr, c’est un peu austère, mais qu’importe : l’occasion est idéale pour découvrir ce texte ou l’entendre à nouveau.
Y. A.
« Hiroshima mon amour », théâtre de l’Atelier jusqu’au 31 décembre 2018 (1h).
Décembre 2018
Une comédie douce-amère
Deux ou trois fois par semaine, Mathilde (Dorothée Martinet) rend visite à sa mère (Marie-Hélène Lentini) pour lui remplir son frigo. Autour d’un thé, elles évoquent l’hôpital où elles ont toutes deux travaillé, Marthe comme infirmière et Mathilde comme anesthésiste. À chaque fois hélas, le face-à-face tourne à l’aigre : Marthe reproche à sa fille de ne pas lui avoir acheté ce qu’elle voulait, puis de servir un thé brûlant – ou trop froid. Quand on cherche querelle, ne trouve-t-on pas toujours un motif de plainte ? Habituée à être rabaissée, Mathilde ne réagit plus. Jusqu’au jour où…
Le titre semble celui d’un spectacle pour enfants : ne vous y fiez pas ! La pièce d’Ana-Maria Bamberger est une comédie de mœurs contemporaine, basée, comme souvent, sur un face-à-face explosif. S’il n’échappe pas à quelques travers du genre – l’avalanche des rebondissements, toujours un peu factice dans un laps de temps aussi court –, le texte crée deux personnages crédibles et intéressants. L’affrontement donne lieu à de jolies répliques et permet d’aborder une question importante : peut-on apprendre des erreurs des autres ? Servies par une mise en scène sans fausse note, Marie-Hélène Lentini (excellente) et Dorothée Martinet, très complices, font entendre avec justesse cette tranche de vie douce-amère.
Y. A.
« Poisson et petits pois ! » au théâtre le Funambule, jusqu’au 20 janvier 2019 (1h05).
Novembre 2018
Un régal
On pressent parfois qu’un spectacle nous plaira avant même qu’il ait commencé : c’est le cas de « Cuisine et confessions ». Dès l’entrée dans la salle, le public est accueilli et gentiment sollicité par la troupe : y a-t-il des volontaires pour éplucher les légumes – ou tenter de casser un œuf d’une seule main ? On interroge l’auditoire (« Qui est prêt à vendre sa famille pour du gâteau au chocolat ? »), tout en le prévenant : « Si la personne à côté de vous prend feu de manière spontanée, ne paniquez pas ». Lorsque la salle est plongée dans le noir, on est déjà sous le charme.
Comme le suggère le titre, la nouvelle création de la compagnie « Les 7 doigts » s’articule autour de deux thèmes : la cuisine (et l’on partagera effectivement, à la fin, les gâteaux préparés durant le spectacle) et les récits de vie de chacun, liés aux repas de l’enfance, aux recettes ou aux plats marquants.
Dans un décor d’une grande inventivité, soutenues par une bande-son superbe (Spike Wilner), les séquences se succèdent (jonglage, diabolo, main à main, tissu aérien, acrobatie au sol), d’autant plus éblouissantes qu’elles ne visent pas le spectaculaire. Tout est joyeux, drôle et fluide, sans aucune impression d’effort ou de travail. À l’image de la soirée, les appels au public sont bienveillants, jamais insistants ou déplacés.
La capacité de la troupe à se renouveler création après création est incroyable, et les sept circassiens de la distribution parisienne (Mishannock Ferrero, Anna Kichtchenko, Pablo Pramparo, Soen Geirnaert, Nella Niva, Terrance Robinson et Enmeng Song) sont remarquables. S’« il n’y a pas de recette pour le bonheur », on peut sans risque oser un conseil pour s’en approcher, le temps d’une soirée au moins : courir voir le spectacle.
Y. A.
« Cuisine et confessions », Bobino jusqu’au 12 janvier 2019 (1h30).
Novembre 2018
Le charme discret de la nostalgie
Depuis combien de temps n’avions-nous pas franchi le porche du 41, rue du Temple ? En ce triste « anniversaire » des attentats de Paris, la cour pavée du Café de la Gare semble, plus encore que d’habitude, un îlot abrité de la fureur du monde. S’asseoir à une table, entendre quelques notes de piano échappées d’un studio de danse, apercevoir des arabesques derrière les vitres embuées… Le temps, ici, s’est arrêté. On songe à cette photo de potes (Coluche, Miou-Miou, Patrick Dewaere, Henri Guybet, Romain Bouteille et d’autres) ; le café-théâtre se situait alors rive gauche, vers Montparnasse, dans une ancienne fabrique de ventilateurs.
Nous sommes venus voir « Kong », la nouvelle (et dernière, dit-elle) pièce de Sotha, co-fondatrice du lieu, par fidélité et affection envers un comédien qui y est distribué. À la caisse, Sotha prévient : « On commencera en retard ». Pendant que les danseurs se croisent dans la cour, une trentaine de personnes attend tranquillement l’ouverture des portes.
Enfin, entrer dans la salle. À droite, la roue où les spectateurs tiraient autrefois au sort le prix de leur place. Passer dans ce dédale de bois, sous les loges. Se dire qu’il y a peu de monde et se sentir bien malgré tout. Sur le programme, Sotha a ces jolis mots : « Pour mener à bien ce projet, j’ai choisi des comédiens que j’aime et que j’admire depuis de nombreux spectacles. Ils sont les stars de mon panthéon personnel et je ne voyais personne d’autre dans ces personnages écrits pour eux, autour d’eux. »
Et la pièce ? Dans un futur peut-être proche, la réalisation d’un ultime remake de « King Kong » a été confiée à un robot. Incapable de tendresse, d’empathie ou d’imagination, le robot réalisateur demande à son équipe de tournage (deux comédiens, une maquilleuse et deux techniciens) de trouver un nouveau dénouement au film.
Il arrive parfois que, faisant preuve d’une indulgence excessive envers une pièce, Armelle Héliot (on n’ose écrire notre consœur du Figaro) déclare : « J’étais bien disposée ». On ne saurait mieux dire à la sortie de ce spectacle inabouti, foutraque, tantôt réussi (et même touchant), tantôt paresseux, et qui, malgré des défauts évidents, nous laisse un sourire aux lèvres. Après la représentation, les spectateurs sont invités à partager avec l’équipe une soupe (hier à la citrouille, excellente), préparée par Sotha. On sort vers minuit, dans un Paris déjà assoupi, léger de ce rendez-vous hors du temps avec un théâtre un peu dépassé mais vivant, et, surtout peut-être, avec la dernière utopie d’un secteur aujourd’hui marchandisé.
Y. A.
« Kong » au Café de la Gare jusqu’au 31 décembre 2018.
Également programmés : « Oui ! » de Pascal Rocher, « J’aime beaucoup ce que vous faites » de Carole Greep, « Bienvenue dans la coloc » de Jocelyn Flipo.
Novembre 2018
S le maudit
Depuis quatre générations, la famille Yelnats est maudite. Son plus jeune représentant, Stanley, ne semble pas déroger à la règle. Se trouvant « toujours au mauvais moment au mauvais endroit », il est, à tort, accusé de vol. Sommé de choisir entre prison ou camp de redressement, l’adolescent est envoyé au Lac Vert où il doit, chaque jour, creuser un trou au fond d’un lac asséché. Tyrannisé par Xray, un de ses congénères, Stanley se lie d’amitié avec Zéro, le plus vulnérable des jeunes détenus.
« La mécanique du hasard » a été adapté du roman de Louis Sachar, « Holes » (« Le passage », Folio Junior, 2016) par Catherine Verlaguet. Le récit, riche, multiplie les allers-retours entre présent (la vie de Stanley au camp) et passé (les déboires de ses aïeux, dont son arrière-arrière-grand-père, par qui la malédiction arrive). S’il s’adresse d’abord aux adolescents, le texte aborde des thèmes universels (l’importance de l’amitié et de la solidarité, la difficulté du libre arbitre) et donne voix à un antihéros diablement sympathique. À l’image de son joli nom palindrome, Stanley Yelnats doit remonter le temps pour comprendre son histoire et, ainsi, se délivrer de l’anathème.
S’appuyant sur une création lumière de grande qualité (Sébastien Revel), la mise en scène d’Olivier Letellier, jamais parasitaire, est inventive et rythmée. Fiona Chauvin et Guillaume Fafiotte, qui incarnent tous les personnages de cette épopée, sont excellents. Leur complicité, évidente, nous touche. L’émotion naît aussi d’un travail corporel très maîtrisé qui crée des images fortes, comme lorsque Stanley et Zéro, harassés, s’entraident dans leur fuite, se soutiennent et semblent finalement ne plus faire qu’un. Un spectacle ambitieux, original et séduisant.
Y. A.
« La mécanique du cœur », Espace Pierre Cardin jusqu’au 18 novembre 2018 puis en tournée (1h).
Novembre 2018
Le peintre et la recluse
Monte-Carlo, juillet 1959. Le yacht d’Aristote Onassis s’apprête à prendre la mer. À son bord, Winston Churchill (Niels Arestrup), son majordome Niklaus (Baptiste Roussillon) et une invitée surprise, Greta Garbo (Ludmila Mikaël). Auréolé de son prix Nobel de littérature, le « vieux lion », affaibli, s’adonne désormais à la peinture. Vingt ans après l’échec de son dernier film, la « divine » vit recluse, loin des studios et du star system. Durant quelques heures, tous deux vont se confier, se jauger et s’affronter.
Si le face-à-face a, semble-t-il, réellement eu lieu, on ignore tout des échanges entre ces deux légendes. Isabelle Le Nouvel comble – partiellement – ce vide et gagne son pari – dans la première moitié de la pièce en tout cas : évitant l’exposé historique comme l’accumulation de citations, le texte offre un assez beau dialogue sur l’enfance, les revanches à prendre et les combats auxquels on renonce (pour elle), ou pas (pour lui). Mais la résolution des enjeux dramatiques, plus faible, fait retomber la tension et languir la fin de la soirée.
C’est d’autant plus dommage que le spectacle ne manque pas d’atouts : un décor d’une grande beauté (Jean Haas), fort bien éclairé (Joël Hourbeigt), la présence de Baptiste Roussillon, très juste dans un rôle pourtant mince, l’élégance de Ludmila Mikaël et, surtout, la puissance de jeu de Niels Arestrup. Loin de chercher à imiter le personnage, se gardant de tout effet, très à l’écoute, il fait entendre chaque mot, chaque silence du rôle. La soirée, classique, ne manque pas d’ambition, et offre, malgré ses faiblesses, le plaisir de voir un grand comédien au travail. Le public, silencieux et concentré, ne s’y trompe d’ailleurs pas.
Y. A.
« Skorpios au loin », Théâtre des Bouffes Parisiens jusqu’au 23 décembre 2018 (1h30).
Octobre 2018
Hommage à un héros
Brillant mathématicien, Alan Turing (Benoit Solès) est recruté en 1938 dans l’équipe chargée de briser Enigma, la machine de codage utilisée par les Allemands. Devenu après-guerre enseignant à l’université de Manchester, il poursuit ses travaux sur les premiers ordinateurs et l’intelligence artificielle. Condamné pour homosexualité, il se suicide en 1954.
L’intrigue débute en 1952, lorsque Turing vient porter plainte pour cambriolage auprès du sergent Ross (Amaury de Crayencour). Par des flash-back successifs – qui donnent un rythme soutenu au spectacle – le texte revient sur la jeunesse du scientifique, son activité dans les services secrets et sa vie sentimentale douloureuse. Bien dialoguée, évitant tout pathos, la pièce offre un très beau face-à-face entre Turing, brillant, hypersensible et inadapté au monde, et Ross, qui s’attache peu à peu à cet homme fragile et touchant.
Benoit Solès, auteur du texte, incarne Alan Turing à différents âges de manière saisissante. Face à lui, Amaury de Crayencour trouve en permanence l’humanité et la justesse des différents personnages qu’il incarne. La mise en scène efficace de Tristan Petitgirard s’appuie sur un travail vidéo (Mathias Delfau) d’une grande intelligence, jamais parasitaire ou illustratif. La pièce fut un des succès du festival Avignon : c’est amplement mérité.
Y. A.
« La machine de Turing », Théâtre Michel, jusqu’au 30 novembre 2018 (1h25).
Octobre 2018
Une soirée sans éclat
Marcel (Régis Laspalès) est employé dans une bijouterie. La fille de son patron, Renée (Emeline Bayart), rêve de se fiancer avec lui, mais Marcel est amoureux de Loulou (Julie Depardieu), une femme de petite vertu dont le protecteur, en prison, a besoin d’argent. Aidée de Jo (Michel Fau), un voleur à la petite semaine, Loulou va se servir de Marcel pour cambrioler la bijouterie.
Créée en 1936, la pièce d’Édouard Bourdet fut adaptée au cinéma en 1939. On se demande, en sortant du spectacle, l’intérêt d’exhumer aujourd’hui ce texte aux faiblesses criantes : un acte d’exposition interminable, une intrigue plus que légère, des dialogues souvent explicatifs et un dénouement un peu bâclé. Il aurait fallu couper et, aussi, animer davantage le plateau.
La mise en scène de Michel Fau manque en effet d’idées et de souffle, et se trouve encore ralentie par l’immensité du plateau. Restent des décors inventifs de Bernard Fau et Citronelle Dufay, et une élégante musique de scène de François Peyrony. S’ils ne déméritent pas, les trois têtes d’affiche semblent un peu en service minimum. Bref, pendant que Jo et Loulou risquent de la prison ferme, le spectateur, lui, s’ennuie ferme.
Y. A.
« Fric-frac », Théâtre de Paris jusqu’au 30 octobre 2018 (2h).
Septembre 2018
Quand le rêve dévore votre vie
Helen et Paul se sont connus à vingt ans. Une aventure d’un soir, dont Paul est incapable de se souvenir lorsqu’il retrouve Helen par hasard, vingt ans plus tard, à un vernissage. Séparés de leurs conjoints respectifs, les deux quadragénaires entament une vie commune. Alors que le temps s’écoule, sans surprise mais sans drame, Helen imagine une liaison avec un homme idéal.
La pièce d’Antoine Rault a l’apparence d’une comédie romantique – et certaines scènes parodiques sont effectivement très drôles. Mais le texte interroge aussi, en filigrane, l’influence du fantasme sur le quotidien. Entre l’amour parfait et sans aspérité rêvé par Helen, et la réalité d’une vie de couple un peu terne, le fossé se creuse peu à peu. Débordée par son imagination, Helen peut-elle encore voir Paul tel qu’il est, et réconcilier sa vie rêvée et sa vie réelle ?
La construction très habile du texte, qui entremêle scènes oniriques et réalistes, et la mise en scène efficace de Christophe Lidon donnent un rythme soutenu au spectacle. Christelle Reboul (Helen) et Jean-Pierre Michaël (qui incarne les deux rôles masculins) sont parfaits, à la fois drôles et touchants. Un spectacle charmant – et, finalement, plus profond qu’il n’y paraît.
Y. A.
« La vie rêvée d’Helen Cox », théâtre La Bruyère jusqu’au 1er décembre 2018 (1h15).
Septembre 2018
La solitude insondable du champion
Un homme, seul sur son vélo, avale les kilomètres. La route « roule sous lui ». Malgré la douleur, il recherche le geste parfait qui le mènera à la victoire. Cet homme, c’est Jacques Anquetil, coureur mythique des années 60 et grand rival de Raymond Poulidor. Paul Fournel retrace dans « Anquetil tout seul », adapté pour le théâtre par Roland Guenoun, la vie du cycliste de son premier succès dans le tour de France à vingt-trois ans (il le remportera à quatre autres reprises) jusqu’à sa mort en 1987, trente ans plus tard.
« Anquetil tout seul » met l’accent sur les ambiguïtés d’un champion respecté mais pas toujours aimé. Épicurien dans la vie mais redoutable stratège en compétition, peu expansif (« Exulter n’est pas dans ma nature. Je suis coureur cycliste, pas comédien »), ne cachant ni ses motivations financières ni son recours au dopage, Anquetil impressionne et agace. Roger Bastide écrit de lui : « Sa victoire a la froideur de la perfection » tandis qu’Antoine Blondin résume : « Son attitude a parfois rétréci ses victoires ». Évitant tout jugement, Paul Fournel dresse un portrait subtil de cet homme hors norme. La solitude insondable du champion dans l’effort est particulièrement bien rendue. Les monologues d’Anquetil, répétant jusqu’au vertige : « Si je souffre autant, il n’est pas possible que les autres tiennent le coup », figurent parmi les moments forts du texte.
La scénographie de Roland Guenoun, très inventive, reconstitue joliment l’atmosphère des années 60 et crée de belles images, notamment du coureur prêt à abandonner lors d’un Bordeaux – Paris d’anthologie. Elle est soutenue par des lumières (Laurent Béal), une musique (Nicolas Jorelle) et une vidéo (Léonard) particulièrement réussies. Matila Malliarakis incarne Anquetil avec finesse, donnant à voir, sans jamais être démonstratif, les failles et l’humanité du personnage. À ses côtés, Stéphane Olivié Bisson hérite d’une partition difficile : jouer tous les autres rôles masculins (commentateurs, adversaires, coéquipiers, directeur sportif…). Il s’en acquitte avec une grande humanité et contribue au rythme très vif du spectacle. La seule figure féminine, Janine Anquetil, épouse, muse et manager – personnalité, elle aussi, complexe – est portée avec élégance et justesse par Clémentine Lebocey. Nul besoin d’être amateur de « la petite reine » pour apprécier la soirée : les thèmes en sont universels.
Y. A.
« L'éternel premier », Théâtre de la Pépinière, jusqu’au 16 décembre 2018.
Paul Fournel, Anquetil tout seul, Seuil, 2012, 148 p.
Septembre 2018
Nul ne guérit de son enfance
« J’ai depuis toujours une cicatrice sur la lèvre supérieure. » Ainsi débute le récit de Jeff. À treize ans, il vient de changer d’école. Mais son arrivée dans l’établissement se passe mal : les rires fusent dès qu’il doit se présenter à la classe. Exclu des jeux, surnommé « grosse lèvre », Jeff cherche du réconfort auprès de Willy, « un grand blond aux oreilles décollées », un des rares enfants à ne pas le stigmatiser. Les deux garçons partagent une passion commune pour la philatélie. Invité chez Willy, Jeff, dans un mouvement incontrôlable, vole des timbres à son ami. Refusant d’avouer son acte, il s’isole peu à peu des autres.
Adapté du roman éponyme de Bruce Lowery (1931-1988), « La cicatrice » décrit le mal-être d’un enfant rejeté parce que « différent ». La violence des rapports à l’école et la difficulté de communiquer avec les adultes à l’entrée de l’adolescence sont dépeints avec justesse. Mais le texte interroge aussi les conséquences parfois dramatiques du mensonge. Mensonge originel des parents de Jeff qui, sans doute pour le protéger, refusent de révéler l’origine de sa cicatrice (un bec-de-lièvre) et inventent à ce sujet des histoires chaque fois différentes. Mensonge de Jeff ensuite, qui, pensant pouvoir préserver sa fragile amitié avec Willy, perd finalement la maîtrise de la situation et la confiance de ses proches.
Coadaptateur du roman avec Guillaume Elmassian, Vincent Menjou-Cortès donne vie avec humanité à tous les personnages du récit. Derrière lui, un écran égrène un compte à rebours – image surprenante mais efficace d’un drame imminent, inéluctable. Une adaptation théâtrale stimulante qui permet de découvrir un texte poignant et universel.
Y. A.
« La cicatrice », théâtre de Belleville jusqu’au 30 septembre 2018 (1h).
Août 2018
Les cinq Mousquetaires
De 1896 à 1905, Jules Renard (Maxence Gaillard), Tristan Bernard (Guillaume d’Harcourt), Alfred Capus (Nicolas Poli) et Alphonse Allais (Mathieu Rannou) se sont retrouvés, chaque jeudi, pour déjeuner chez Lucien Guitry (Emmanuel Gaury) place Vendôme. En cette année 1901, Jules Renard tente d’adapter pour la scène son roman « L’écornifleur ». Alphonse Allais envisage d’investir dans un procédé révolutionnaire de café instantané. De retour des États-Unis, Tristan Bernard se passionne pour la boxe. Alfred Capus (rédacteur en chef du Figaro) rêve d’Académie française et Lucien Guitry enchaîne rôles au théâtre et conquêtes féminines sur son « divan le terrible ». Au gré de leurs rencontres et projets artistiques, l’amitié de ces « Mousquetaires », comme ils se nommaient eux-mêmes, sera mise à rude épreuve.
Quelle heureuse surprise ! Loin de n’être qu’un florilège de bons mots, le texte d’Emmanuel Gaury et Mathieu Rannou, vif et spirituel, donne vie à cinq personnages charmants et profonds. Décor (Catherine Bluwal), lumières (Marie-Hélène Pinon) et costumes (Margot Déon et Leslie Pauger) recréent élégamment l’atmosphère Belle Époque et la mise en scène de Raphaëlle Cambray donne un rythme idéal au spectacle. Quant aux comédiens, ils sont épatants. On sort heureux de ce divertissement intelligent qui permet de mieux connaître ce cénacle hors norme, à propos duquel Sacha Guitry écrivit : « Si le plafond s’écroulait sur les Mousquetaires, le lendemain il ferait presque nuit à Paris. »
Découvert au festival d’Avignon où il a remporté un succès immédiat, le spectacle est repris à Paris : courez-y !
Y. A.
« Et si on ne se mentait plus ? », Lucernaire, du 29 août au 11 novembre (durée : 1h15).
Juillet 2018
Mathieu (Marc Citti), auteur dramatique en manque de reconnaissance, et sa femme Hannah (Élisabeth Vitali) ont un petit garçon d’un an, Swann (Arnaud Dupont). Ce dernier a le pouvoir de se projeter dans l’avenir : chaque soir, le père et le fils découvrent ainsi des moments de vie qui auront lieu cinq, dix ou trente ans plus tard.
« Les vies de Swann » est le dernier volet d’une trilogie. Après avoir connu Mathieu tyrannisé par sa metteuse en scène (« Kiss Richard ») puis figurant aigri lors d’une tournée d’Hamlet à Oyonnax (« Le temps des suricates »), le voici « papa tardif », ébloui devant son fils – et toujours profondément inquiet de la marche du monde. Ces « Vies de Swann » évoquent, avec humour et tendresse, les inquiétudes d’un père et d’un citoyen. Les enjeux dramatiques sont universels : la paternité permet-elle de devenir adulte et d’apaiser ses angoisses existentielles ?
Le texte de Marc Citti, profond et drôle, est servi par quatre excellents comédiens (Marion Harlez-Citti complétant le trio susnommé). Arnaud Dupont trouve en permanence l’équilibre parfait entre enfance et maturité. Élisabeth Vitali, épouse aimante mais épuisée par Mathieu, est très touchante. Nous souhaitons une longue et belle vie à ce spectacle d’une grande humanité.
Y. A.
« Les vies de Swann », festival off d’Avignon, Girasole, 18h15.
Juillet 2018
Brillant mathématicien, Alan Turing (Benoit Solès) est recruté en 1938 dans l’équipe chargée de briser Enigma, la machine de codage utilisée par les Allemands. Devenu après-guerre enseignant à l’université de Manchester, il poursuit ses travaux sur les premiers ordinateurs et l’intelligence artificielle. Condamné pour homosexualité, il se suicide en 1954.
L’intrigue débute en 1952, lorsque Turing vient porter plainte pour cambriolage auprès du sergent Ross (Amaury de Crayencour). Par des flash-back successifs – qui donnent un rythme soutenu au spectacle – le texte revient sur la jeunesse du scientifique, son activité dans les services secrets et sa vie sentimentale douloureuse. Bien dialoguée, évitant tout pathos, la pièce offre un très beau face-à-face entre Turing, brillant, hypersensible et inadapté au monde, et Ross, qui s’attache peu à peu à cet homme fragile et touchant.
Benoit Solès, auteur du texte, incarne Alan Turing à différents âges de manière saisissante. Face à lui, Amaury de Crayencour trouve en permanence l’humanité et la justesse des différents personnages qu’il incarne. La mise en scène efficace de Tristan Petitgirard s’appuie sur un travail vidéo (Mathias Delfau) d’une grande intelligence, jamais parasitaire ou illustratif. La pièce est un des succès de ce festival : c’est amplement mérité.
Y. A.
« La machine de Turing », festival off d’Avignon, Théâtre Actuel, 12h05.
Juillet 2018
Les « Exercices de style » de Raymond Queneau (1947) racontent quatre-vingt dix neuf fois la même histoire. Dans un bus, le narrateur est témoin d’une brève altercation entre deux individus. Quelques heures plus tard, il revoit l’un des deux hommes, devant la gare Saint-Lazare, parler avec un ami qui lui conseille d’ajouter un bouton à son pardessus. Chaque version représente un genre stylistique différent.
Pour porter à la scène ce texte ludique, la compagnie les Z’arts Bleus a fait appel à douze metteurs en scène, coordonnés par Stéphane Facco. Le résultat est particulièrement réussi : chaque « Exercice » possède une atmosphère, des personnages et une vis comica propres. L’ensemble, très cohérent, est d’une grande inventivité. La complicité et la force comique des trois comédiens (Dédeine Volk-Léonovitch, Nathalie Pagnac et Richard Galbé-Delord) sont évidentes ; leur travail très précis sait se faire oublier. Un spectacle original, vif et joyeux.
Y. A.
« Exercices de style », festival off d’Avignon, La Scierie, 16h40.
Juillet 2018
« J’ai grandi avec Robert Lamoureux. C’est lui qui m’a donné envie de devenir comédien. » Ainsi débute le seul en scène que Yannick Bourdelle consacre à celui qui fut, selon les mots de Coluche, « le père des humoristes français ». Débutant au « Central de la chanson » à la fin des années 40, Robert Lamoureux est rapidement repéré par Jacques Canetti qui le programme aux « Trois Baudets ». Il enchaîne ensuite émissions de radio, rôles au théâtre (notamment avec Pierre Dac et Francis Blanche), écriture de pièces et chansons (« Papa, maman, la bonne et moi ») et réalisation de films.
Aujourd’hui un peu oublié, Robert Lamoureux connut une carrière exceptionnelle : plus de seize-mille représentations en cinquante ans ! Mêlant anecdotes, chansons et sketchs, richement illustré d’affiches, photos et vidéos d’époque, l’hommage rendu par Yannick Bourdelle est touchant : l’admiration du jeune comédien pour son aîné est évidente et agréable à partager. Si l’humour élégant et gouailleur est mis en avant, le spectacle présente aussi un visage plus tendre de cet artiste touche-à-tout disparu il y a sept ans. Un joli spectacle.
Y. A.
« Yannick Bourdelle e(s)t Robert Lamoureux », festival off d’Avignon, Théâtre des Corps Saints, 12h55.
Juillet 2018
« Quand vous aviez notre âge, comment imaginiez-vous votre vie ? » La question est posée à Annie Ernaux par des lycéens au milieu des années 80. L’écrivaine entreprend alors, à partir de photos de famille, le récit de sa vie et des époques qu’elle a traversées. Des jours de fête de l’après-guerre à la légalisation de l’avortement, elle raconte, dans une société où les femmes « n’avaient le droit de rien », sa jeunesse, ses aspirations et son ennui (« Rêver, attendre, résumé possible d’une adolescence en province »).
Jeanne Champagne a adapté et mis en scène ce témoignage où intime et social se font écho en permanence. Son parti-pris d’illustrer chaque période par des objets, des photos, des chansons et de la vidéo fait prendre conscience des profonds changements survenus en trente ans : la société de consommation succède à la pénurie, la mixité s’installe dans les écoles, le temps s’accélère. Loin d’être nostalgique, le propos rappelle aussi combien, jusqu’au début des années 70, la condition des femmes a peu évolué. La scénographie de Gérard Didier est très élégante. Agathe Molière, qui incarne chacun des âges d’Annie avec espièglerie, et Denis Léger-Milhau font résonner ce texte profond avec une grande humanité.
Y. A.
« Les années », festival off d’Avignon, Petit Louvre, 10h50.
Juillet 2018
Paris, Île Saint-Louis, 1923. Norbert est horloger. Aidé par Jacques, le fiancé de sa fille Christine, il tente d’inventer un mécanisme de mouvement perpétuel. Leur voisin, Bénédict, est relieur. D’une laideur repoussante, il est soupçonné d’assassiner ses assistantes qui disparaissent mystérieusement.
Résumer « La poupée sanglante » de Gaston Leroux, paru dans « Le Matin » en quarante épisodes de juillet à août 1923, tient de la gageure. On y trouve, pêle-mêle, un Marquis et sa femme, un vampire, un automate, une secte, des meurtres et des idylles impossibles. L’intrigue, du reste, importe peu. Les rebondissements s’enchaînent, dans la plus pure tradition du roman-feuilleton. Dans un univers fantastique, science et obscurantisme rivalisent pour percer les secrets de l’immortalité.
Mélodies élégantes, juste équilibre entre dialogue et chant, l’adaptation en comédie musicale de Didier Bailly et Éric Chantelauze est réussie. La scénographie, épurée (tant mieux), fait la part belle aux trois comédiens (Charlotte Ruby, Alexandre Jérôme et Édouard Thiébaut) qui, accompagnés au piano par Didier Bailly, incarnent avec panache tous les personnages de cette aventure.
Y.A.
« La poupée sanglante », festival off d’Avignon, Théâtre des 3 soleils, 13h45.
Juillet 2018
Le professeur Ferguson entreprend une expédition dans l’océan Pacifique, à la recherche d’une méduse phosphorescente dont il souhaite séquencer l’ADN. Lors d’une plongée, il découvre cachés dans son bathyscaphe Jenny, une jeune orpheline, et sa peluche Monsieur Crockston. Impossible de remonter à la surface : l’enfant et le savant devront cohabiter et s’apprivoiser.
Quel plaisir de découvrir un divertissement tout public inventif et intelligent ! Librement inspirée de l’œuvre de Jules Verne, la pièce de Christel Claude est une ode à la lecture et à la science. Elle donne également vie, sans pathos et avec un humour délicat, à deux personnalités attachantes. Le décor, ingénieux et travaillé dans ses moindres détails, est un personnage à part entière du spectacle. Julien Assemat (Ferguson) et Justine Boulard (Jenny), très complices, font de ce voyage initiatique une charmante heure de théâtre.
Y. A.
« La fabuleuse expédition du professeur Ferguson », festival off d’Avignon, Collège de la Salle, 11h et 15h.
Juillet 2018
Un texte mordant
Chez les Walter comme chez les Wilfrid, on ne parle que de nourriture. Les familles s’invitent à dîner et détaillent les menus pantagruéliques des agapes à venir, les enfants se fâchent pour une part supplémentaire et rêvent la nuit de ce qu’ils ont englouti le jour. Mais le boucher prévient : la pénurie guette. Comment survivre dans un monde obnubilé par la surconsommation alimentaire lorsque le bœuf, le bison, puis l’autruche et les oiseaux viennent à manquer ?
Comme toujours, la plume de Louis Calaferte est d’une réjouissante causticité. Peignant des familles bourgeoises dont l’aveuglement finit par détruire la société, « Les mandibules », écrit en 1976, résonne aujourd’hui d’une manière troublante. La fin de l’abondance fait basculer les personnages vers un nouvel état primitif. Lucide, le boucher résume : « Nous sommes les dernières bêtes. » La satire, prémonitoire, choisit le rire (jaune) pour faire réfléchir.
La mise en scène de Patrick Pelloquet, millimétrée, est d’une inventivité incroyable et servie par sept comédiens épatants. Scénographie (Sandrine Pelloquet), costumes (Lionel Lesire), univers musical (Pierre Lebrun) : tout concourt à l’excellence du spectacle. Un très beau travail.
Y. A.
« Les mandibules », festival off d’Avignon, Théâtre du Grenier à sel – Ardénome, 10h.
Juillet 2018
Richard est l’homme le plus riche du monde. Sa fortune est telle qu’on a inventé pour lui le prix du « manager du siècle ». Roi de l’optimisation fiscale, il engrange les dividendes et voit croître son patrimoine quels que soient ses projets. Véritable Midas moderne, tout ce qu’il touche se transforme en or. Mais cette opulence a un revers : à chaque nouveau million, la fille de Richard, anorexique, maigrit encore davantage. Pour tenter de la sauver, le multimilliardaire entame une cure de désintoxication à l’argent.
Fable moderne sur un libéralisme débridé qui pense que tout s’achète et confond bonheur et revenus, ce seul en scène, coécrit par Christophe de Mareuil, Stéphane Guignon et Carole Greep, frappe fort et juste. La satire, spirituelle, enchaîne de courts tableaux mettant Richard aux prises avec son entourage. Dans un décor ingénieux (une banquette transformable en un instant en divan de psychiatre, bureau ou lit d’hôpital) Christophe de Mareuil, très bien dirigé par Anne Bouvier, donne vie avec talent aux personnages d’une société qui marche sur la tête.
Y. A.
« Au nom du pèze », festival off d’Avignon, Pandora, 12h45.
Juillet 2018
Chartres, mai 1944. Alors que la guerre touche à sa fin, F.F.I. et collaborateurs débarquent chez Bernard (Jean-Baptiste Artigas) et Pierrette (Barbara Castin) pour régler leurs comptes. Bernard est accusé d’avoir trahi son ami d’enfance Jean (Pierre Boucard), résistant venu se réfugier chez lui après avoir été blessé lors d’une opération de sabotage.
Créée en 1946 par Jean-Louis Barrault, « Les nuits de la colère » questionne, quelques mois seulement après la fin du conflit, la responsabilité de chacun. Apeurés et aspirant avant tout à une vie sans histoires, Bernard et Pierrette ont refusé tout engagement. Mais est-ce une position tenable en temps de guerre et ne finit-on pas par être rattrapé par les événements ? Armand Salacrou (lui-même résistant) se refuse à tout moralisme. Ses personnages sont complexes, humains, tiraillés par des enjeux qui les dépassent.
Servie par une excellente création lumière (Denis Koransky), la distribution dirigée par Pierre Boucard, très investie et d’une grande homogénéité, nous entraîne dans ce drame intimiste et universel. On découvre avec plaisir ce texte peu joué, construit d’une manière originale pour l’époque (plusieurs flash-back venant éclairer les enjeux dramatiques) et dont les résonnances, soixante-dix ans après, sont évidentes.
Y. A.
« Les nuits de la colère », festival off d’Avignon, Théâtre du Roi René, 14h10.
Juillet 2018
Une loge de cabaret, quelques minutes avant l’entrée en scène. L’homme de ménage (Aurélien Kairo) vient nettoyer et mettre en place les costumes de Stella, la vedette, dont il est secrètement amoureux. Écoutant grâce au retour de scène les différents numéros, il est emporté par la musique et s’imagine faire partie du spectacle.
Création après création (« J’arrive », sur des chansons de Jacques Brel, « Un petit pas de deux sur ses pas », autour du répertoire de Bourvil), Aurélien Kairo poursuit son intéressant projet d’emmener le hip-hop dans des territoires inattendus. Le spectacle alterne, dans un rythme alerte, danse et passages burlesques. Soutenu par une bande-son très riche, l’élégante création lumière d’Éric Valentin et la mise en scène inventive de Patrice Thibaud, Aurélien Kairo donne corps avec humanité à ce « ver de terre amoureux d’une étoile ». Embarquez avec lui dans ce voyage poétique, tendre et drôle.
Y. A.
« Petite fleur », festival off d’Avignon, Collège de la Salle, 13h30.
Juillet 2018
Vincent entre en classe de troisième avec Myriam et Aziz, ses meilleurs amis. Bon élève, Vincent déteste les cours de sport (où brille Tom, le « plus beau mec » de la classe), la promiscuité des vestiaires et l’immaturité de ses congénères. Encore un an avant le lycée et la promesse d’une vie plus riche avec, enfin, de « nouvelles têtes ». Mais l’arrivée dans sa classe de Cédric va bouleverser peu à peu le collégien.
Adapté du roman de Thomas Gornet (Éditions du Rouergue), « Qui suis-je ? » évoque avec délicatesse la question de l’homosexualité chez les adolescents. Tout est dit avec subtilité : les quolibets envers les garçons plus sensibles, la naissance du désir, la difficulté de l’accepter… et la plus grande maturité des filles à cet âge ! Comme le résume joliment Vincent : « Pour moi c’est pareil, mais pour les autres, je sens que ça sera différent. »
S’appuyant sur de très beaux dessins (Hugues Barthe) projetés en fond de scène – et dans lesquels les personnages s’insèrent parfois en ombres chinoises – la mise en scène de Yann Dacosta est fluide, sans effets inutiles. Aux côtés de Côme Thieulin (Vincent), Manon Thorel et Théo Costa-Marini, très justes, incarnent les autres personnages de ce récit avec beaucoup d’humanité. S’il s’adresse à tous, ce joli spectacle aidera peut-être les adolescents à mieux se comprendre.
Y. A.
« Qui suis-je ? », festival off d’Avignon, le 11 Gilgamesh-Belleville, 14h40.
Juillet 2018
Nord de la France, début des années 80. Gildas, ouvrier dans une usine menacée de fermeture, mène la grève avec ses camarades. Son fils, Léopold, ouvrier lui aussi, échappe à ce quotidien en préparant avec son groupe de jazz (le « Locomotive quartet ») son premier concert. Alors que les négociations avec le patronat échouent et que le mouvement commence à pourrir, Gildas entame une grève de la faim.
« Cour Nord » oppose deux générations aux aspirations différentes, l’une prisonnière de son passé prolétaire, l’autre s’évadant de la grisaille grâce à la musique. L’impasse de la lutte ouvrière et la violence des plans sociaux sont dépeints sans complaisance, même si le texte d’Antoine Choplin ne dit, sur ces questions, pas grand-chose de neuf. Qu’importe finalement, tant le travail artistique de la compagnie Théâtre du Midi emporte l’adhésion. La scénographie, la création lumière (Alexis Moreau) et la bande-son (qui ravira les amateurs de jazz), très cohérentes, créent une atmosphère à la fois poétique et réaliste. La mise en scène d’Antoine Chalard, précise et inventive, transporte le spectateur de la cour de l’usine à la salle du concert, d’une jetée au bord de la mer à la chambre de Léopold, imprimant un tempo idéal au spectacle. Les trois comédiens enfin (Antoine Chalard, Florent Malburet et Clémentine Yelnik, stupéfiante), défendent avec humanité les protagonistes de cette peinture sociale et intime.
Y. A.
« Cour Nord », festival off d’Avignon, théâtre de l’Alizé, 16h10.
Juillet 2018
« J’ai toujours porté ma légende comme une voilette. » sont les premiers mots du joli spectacle de Caroline Loeb consacré à Françoise Sagan, d’après des interviews réalisées entre 1954 (l’année de « Bonjour tristesse ») et 1992.
Sont ainsi retracés l’enfance de l’écrivain, la fin de la guerre, le succès incroyable de son premier livre, son accident de voiture en 1957 – et le traitement postopératoire qui la rendit dépendante à la morphine. Sagan évoque également sa philosophie de vie, ses excès, ses croyances (« Dieu est peut-être une solution, mais ce n’est pas la mienne. ») et son œuvre, à propos de laquelle elle déclare : « Je suis sans illusion sur mes petits romans. Je sais lire. »
Sur un plateau tout en clair-obscur, Caroline Loeb incarne la romancière avec beaucoup de sobriété et d’humanité. Le jeu, comme les extraits choisis, évitent toute caricature et font entendre l’élégante petite musique de l’écrivain. C’est parfois drôle, toujours vif et, sous une apparente légèreté, souvent profond. Si le montage peut paraître un peu décousu, le texte, soutenu par une musique de scène originale de toute beauté (Agnès Olier) fait entrer avec douceur dans l’intimité de Sagan et donne envie de la relire : un bel hommage. « Il faut être poli avec la vie : généralement, elle vous le rend. »
Y. A.
« Je ne renie rien », Entretiens 1954-1992, Françoise Sagan, Éditions Stock, 2014.
« Françoise par Sagan », Festival off d’Avignon, Théâtre La Luna, 14h50.
Juillet 2018
« La vie que j’ai eue jusqu’à présent n’était pas la mienne. C’était celle des autres. » Lucy Muir, une jeune veuve, décide de s’installer avec ses deux enfants dans la station balnéaire de Whitecliff. La maison qu’elle choisit est inhabitée depuis deux ans. Dès le premier soir, le fantôme de l’ancien propriétaire, le capitaine Greeg, lui apparaît. Loin de l’épouvanter, cette rencontre permettra peu à peu à la jeune femme de s’émanciper des carcans sociaux et de s’inventer une nouvelle vie.
Tiré du roman de R. A. Dick, « Le fantôme et Mrs Muir » a été porté à l’écran par Joseph Mankiewicz, avec Gene Tierney et Rex Harrison. Adapté pour le théâtre par Catherine Aymerie, cette histoire fantastique est mise en scène avec sobriété par Michel Favart. Tout spectaculaire est évité : décors et accessoires sont limités au strict nécessaire, l’atmosphère irréelle naissant de l’élégante création lumière de Jean-Louis Martineau. Les quatre comédiens (Catherine Aymerie, Peter Bonke, Paula Brunet Sancho et Gilles Vincent Kapps), excellents, font de ce récit féministe une réjouissante ode à la liberté et au non-conformisme.
Y. A.
« Le fantôme et Mrs Muir », festival off d’Avignon, Espace Roseau Teinturiers, 18h10.
Juillet 2018
Le diable, sous l’apparence d’un mystérieux étranger, se promène à Moscou et sème la folie sur son passage. Accompagné d’un étrange chat et d’un assistant, il se fait appeler Woland, prédit la mort et connaît les secrets les plus cachés de l’âme humaine. Tandis que se prépare un spectacle de magie noire au Théâtre des Variétés, Ivan, jeune poète interné après une discussion avec Woland et la mort étrange de son ami Berlioz, rencontre le Maître dans un hôpital psychiatrique : celui-ci lui conte ses amours avec Marguerite, mais aussi son roman sur Ponce Pilate.
Résumer « Le Maître et Marguerite », et plus encore l’adapter au théâtre, relève de la gageure. Plusieurs intrigues et de multiples personnages se superposent en effet : les pérégrinations du diable dans Moscou, le séjour d’Ivan à l’hôpital psychiatrique, les amours du Maître et de Marguerite, l’offrande de Marguerite au diable pour retrouver son amant, l’histoire de Ponce Pilate et de Yeshoua, la satire des milieux littéraires et de la société russe des années 30…
Igor Mendjisky a choisi de garder les différents niveaux du récit, pour en rendre la profusion. Cependant, si certaines scènes sont convaincantes et bien choisies (notamment dans la seconde partie), d’autres, simplifiées pour les besoins de la scène, déçoivent. Le passage dans lequel Likhodiéïev, directeur des Variétés, est envoyé à Yalta par hypnotisme, ou celui qui narre les mésaventures du Maître auprès des éditeurs, tombent dans un comique facile. Dans l’ensemble, on aurait attendu davantage de folie.
Théâtralement, on reste également sur sa faim. Le spectacle pourrait être densifié et le public moins souvent sollicité – ou plus finement. L’utilisation de la vidéo, inégale, alourdit parfois une scénographie déjà chargée. C’est d’autant plus dommage que la mise en scène d’Igor Mendjisky crée de belles images et que les comédiens sont très investis. Parmi eux, Marc Arnaud (en alternance avec Adrien Melin) incarne le Maître avec une sensibilité et une humanité touchantes.
Si l'on peut saluer la tentative d'adapter ce roman de Boulgakov, force est de reconnaître que le texte, foisonnant, ne se laisse pas facilement apprivoiser.
A. K. et Y.A
« Le Maître et Marguerite », festival off d’Avignon, le 11 Gilgamesh Belleville, 19h40.
Juillet 2018
« L’histoire que je vais vous raconter est l’histoire de centaines de milliers de gens. C’est l’histoire du monde agricole. C’est l’histoire de Sébastien. »
Agriculteur dans le sud de la France, Sébastien a repris l’exploitation familiale où vivent toujours ses parents. Surendetté, il obtient du tribunal une période de sauvegarde de six mois, durant laquelle ses créances sont gelées. S’il parvient à prouver la viabilité de sa ferme, il peut espérer un rééchelonnement de ses traites. Mais la cohabitation avec son père, qui a consacré chaque heure de sa vie à son métier, s’avère houleuse.
Adapté du documentaire d’Édouard Bergeon (2012), « Les fils de la terre » dresse un état des lieux réaliste des difficultés du monde agricole, opposant deux générations : le père, dévoué corps et âme à son exploitation, et le fils, plus diplômé, évaluant mal les sacrifices qu’un tel métier exige. La mise en scène d’Élise Noiraud transporte l’action d’un lieu à l’autre avec fluidité et crée de belles images. La distribution, convaincante, est dominée par Vincent Remoissenet, Sandrine Deschamps et Julie Deyre, qui donnent à leurs personnages une humanité poignante.
Y. A.
« Les fils de la terre », festival off d’Avignon, Présence Pasteur, 18h20.
Juillet 2018
Renaître par les mots
Bruno Louvier est ingénieur informatique, marié et père de deux enfants. Souffrant de périodes de profonde dépression et de ce qu’il prend pour des hallucinations, il a été diagnostiqué schizophrène – et traité comme tel – pendant dix ans par son premier psychiatre. Le nouveau thérapeute que rencontre Louvier réfute ce diagnostic et accompagne son patient dans sa lente révélation à lui-même.
« La magie lente » retrace le parcours d’un homme traumatisé, au bord du gouffre. Personne n’a jamais voulu – ou su – entendre son histoire : sa solitude est insondable. En attendant, Louvier s’est construit une vie qui ne lui convient pas. La rencontre avec ce nouveau médecin est décisive : « Vous êtes, lui dit-il, le premier homme qui m’écoute. » Mais avant de permettre l’apaisement, le travail est long, douloureux : il faut accepter de déterrer ses secrets, faire affleurer les images, pour, enfin, pouvoir nommer les choses.
Le récit de Denis Lachaud, au scalpel, est d’une grande sensibilité. Au-delà de la question des erreurs et réussites de la psychanalyse, « La magie lente » donne la parole à un homme ordinaire d’une humanité poignante. Malgré la violence de la thérapie et le découragement, Louvier parvient à renaître à lui-même et à s’accepter. Ce témoignage, dur, ne toucherait pas autant s’il n’était porté par un excellent comédien. Benoit Giros évite les écueils d’un texte âpre, sans cesse sur le fil du rasoir. Son jeu, d’une grande maîtrise, fait entendre chaque mot, chaque respiration, chaque silence. C’est peu dire que le spectacle secoue, même si ce voyage en enfer – véritable ode au pouvoir des mots – laisse in fine poindre l’espoir.
Y. A.
« La magie lente », festival off d’Avignon, Artéphile, 19h40.
Juillet 2018
La solitude insondable du champion
Un homme, seul sur son vélo, avale les kilomètres. La route « roule sous lui ». Malgré la douleur, il recherche le geste parfait qui le mènera à la victoire. Cet homme, c’est Jacques Anquetil, coureur mythique des années 60 et grand rival de Raymond Poulidor. Paul Fournel retrace dans « Anquetil tout seul », adapté pour le théâtre par Roland Guenoun, la vie du cycliste de son premier succès dans le tour de France à vingt-trois ans (il le remportera à quatre autres reprises) jusqu’à sa mort en 1987, trente ans plus tard.
« Anquetil tout seul » met l’accent sur les ambiguïtés d’un champion respecté mais pas toujours aimé. Épicurien dans la vie mais redoutable stratège en compétition, peu expansif (« Exulter n’est pas dans ma nature. Je suis coureur cycliste, pas comédien »), ne cachant ni ses motivations financières ni son recours au dopage, Anquetil impressionne et agace. Roger Bastide écrit de lui : « Sa victoire a la froideur de la perfection » tandis qu’Antoine Blondin résume : « Son attitude a parfois rétréci ses victoires »[1]. Évitant tout jugement, Paul Fournel dresse un portrait subtil de cet homme hors norme. La solitude insondable du champion dans l’effort est particulièrement bien rendue. Les monologues d’Anquetil, répétant jusqu’au vertige : « Si je souffre autant, il n’est pas possible que les autres tiennent le coup », figurent parmi les moments forts du texte.
La scénographie de Roland Guenoun, très inventive, reconstitue joliment l’atmosphère des années 60 et crée de belles images, notamment du coureur prêt à abandonner lors d’un Bordeaux – Paris d’anthologie. Elle est soutenue par des lumières (Laurent Béal), une musique (Nicolas Jorelle) et une vidéo (Léonard) particulièrement réussies. Matila Malliarakis incarne Anquetil avec finesse, donnant à voir, sans jamais être démonstratif, les failles et l’humanité du personnage. À ses côtés, Stéphane Olivié Bisson hérite d’une partition difficile : jouer tous les autres rôles masculins (commentateurs, adversaires, coéquipiers, directeur sportif…). Il s’en acquitte avec une grande humanité et contribue au rythme très vif du spectacle. La seule figure féminine, Janine Anquetil, épouse, muse et manager – personnalité, elle aussi, complexe – est portée avec élégance et justesse par Clémentine Lebocey. Nul besoin d’être amateur de « la petite reine » pour apprécier la soirée : les thèmes en sont universels.
Y. A.
Paul Fournel, Anquetil tout seul, Seuil, 2012, 148 p.
« Anquetil tout seul », Festival off d’Avignon, Théâtre les 3 soleils, 10h30.
[1] Voici comment l’historien Michel Winock évoque la rivalité entre Anquetil et Poulidor : « Derrière ces deux stéréotypes, le public sent confusément que deux univers s'opposent, comme la modernité et l'archaïsme. [...]. Anquetil est le symbole d'une économie de marché, spéculative, entreprenante. Il boit du whisky, se déplace en avion. Dans le Tour comme dans la vie, c'est un patron. […] Ce goût des Français en faveur de "Poupou", c'est un attendrissement nostalgique pour la société rurale dont ils émergent en ces années de mutation rapide. L'univers anquetiliste représente un avenir froid qu'ils redoutent. […] Les admirateurs de Poulidor savent bien qu'Anquetil est le plus fort, mais le fond de sa supériorité les glace ; ils y sentent l'artifice, la planification, la prépondérance technologique... »
Michel Winock, « Le complexe de Poulidor » in Chronique des années soixante, Éditions Seuil, 1990.
Juillet 2018
Tout est orange dans le grenier d’Anne-Marie : les vêtements, la malle, la trottinette, les chapeaux… Anne-Marie est enceinte de Samuel, dont on vient de diagnostiquer la trisomie 21. « Quand je vais arriver, prévient-il, ça va pas être facile. » Attendant cette naissance qui bouleversera sa vie, Anne-Marie imagine certains des personnages qui croiseront peut-être son fils.
Il y a Marie-Rose, la cousine qui « ne comprend pas qu’avec les progrès de la médecine, une chose pareille soit encore possible aujourd’hui », la professeur d’atelier de peinture, rapidement débordée par l’énergie du petit garçon, Kevin, le copain de football qui tente d’intégrer Samuel dans l’équipe mais déplore : « Même gardien, il sait pas. Sur les sept buts qu’on a pris, il y en a deux où il n’était même pas dans la cage… »
Le texte de Jean-Luc Bosc et Sandrine Gelin, va-et-vient poétique entre dialogues imaginaires et pensées d’Anne-Marie, est original et délicat. Aucun misérabilisme, aucune naïveté non plus : l’équilibre entre tendresse, humour et gravité est particulièrement maîtrisé. Sur un plateau conçu et éclairé avec grande élégance, Sandrine Gelin incarne ces personnages du quotidien avec beaucoup d’humanité. Un joli moment de théâtre.
Y. A.
« Samuel », festival off d’Avignon, Espace Roseau Teinturiers, 11h35 jours pairs.
Juillet 2018
La veille de Noël, George Bailey, mari aimant, entrepreneur dévoué et citoyen exemplaire, est sur le point de se suicider pour échapper à la faillite. Il s’est toujours sacrifié pour ses proches, abandonnant ses rêves de voyages et d’études pour sauver l’entreprise de son père, « Construction et prêt », face à Potter, un banquier cruel et sans scrupules. Là-haut, les instances du Ciel décident d’intervenir et d’envoyer un ange de seconde classe pour le sauver : s’il réussit, Clarence gagnera peut-être ses ailes tant attendues.
On reconnaît bien le scénario de Frank Capra, repris avec brio par la compagnie Caravane. Le spectacle, simple et beau, propose une adaptation très fidèle au film. La tonalité des costumes et de la musique est celle des années 30, les lumières créent une ambiance intimiste qui rappelle le film en noir et blanc. Le décor est ingénieux : de grands blocs positionnés horizontalement ou verticalement (une porte-fenêtre, deux mini-escaliers) sont déplacés entre les scènes par les comédiens. Les changements de rôles sont d’une grande fluidité : il suffit d’un châle, d’un chapeau ou d’une paire de lunettes pour que les personnages s’incarnent. Les sept comédiens sont tous convaincants, faisant alterner moments d’humour et d’émotion.
Si la pièce donne envie de revoir le film, elle vaut aussi largement pour elle-même et offre au public un agréable divertissement.
A. K.
« La vie est belle », festival off d’Avignon, Théâtre Essaïon, 14h20.
Juillet 2018
Tu seras Prix Nobel mon fils
Actrice ratée, Mina Owczynska a placé tous ses espoirs dans la réussite de son fils unique : c’est l’œuvre de sa vie, pour laquelle est sacrifie tout. Et d’ambitions pour lui, elle n’en manque pas : « Tu seras un héros national. Tu seras ambassadeur de France, tu seras Victor Hugo, tu seras prix Nobel ! » L’enfant – le futur Romain Gary – ne cessera d’offrir à sa mère ce qu’elle a rêvé pour lui : « Ma mère avait besoin de merveilleux. » De l’enfance à Vilno à l’arrivée à Nice, des études secondaires à Paris à son incorporation au début de la guerre, la mère et le fils ne se quittent jamais.
L’adaptation du roman de Romain Gary, réalisée par Cyril Brisse, se concentre sur cette relation hors norme. Le récit, limpide, oscillant entre humour (les premières tentatives de Mina pour faire de son fils un artiste) et gravité, se révèle très théâtral.
Céline Dupuis incarne avec beaucoup d’humanité et de nuance Mina, cette mère courageuse et dévouée, possessive et envahissante. Face à elle, Stéphane Hervé est très touchant, faisant du romancier, pourtant quadragénaire, un éternel enfant face à sa mère. Leur tandem fusionnel et tendre fonctionne à merveille. On sort ému par la beauté du texte et la force de l’interprétation.
Y. A.
« La promesse de l’aube », festival off d’Avignon (7 au 21 juillet), Présence Pasteur, 17h20.
Mai 2018
Chacun sa vérité
Londres, années 60. Deux foyers : celui de Bill (Davy Sardou), un jeune dessinateur de mode et Harry (Thierry Godard [1]), un homme plus âgé, dans le quartier huppé de Belgravia ; celui de Stella (Sara Martins), designer, et son mari James (Nicolas Vaude), à Chelsea. Après un coup de téléphone en pleine nuit, James débarque chez Bill, l’accusant d’avoir eu la semaine précédente une aventure avec sa femme.
Sur une trame classique – véritable marque de fabrique du théâtre de boulevard – Harold Pinter a construit une pièce ambiguë, qui multiplie faux-semblants, doutes et manipulations. Harry est-il l’amant, le Pygmalion, l’amoureux éconduit ou l’ami de Bill ? La relation supposée entre Stella et Bill est-elle été inventée de toutes pièces – ou présentée comme telle au mari jaloux pour le calmer ? Qui ment ? La scène finale, très ouverte, laisse planer le mystère : libre à chacun de construire sa propre histoire et sa propre morale.
Respectant les indications de Pinter, la scène représente simultanément les deux appartements. Dans un très beau décor de Marius Strasser, les quatre comédiens dirigés par Thierry Harcourt jouent leur partition avec élégance et précision. Face à Nicolas Vaude un tantinet en sur-jeu, Sara Martins (dans un rôle pourtant ingrat) et Davy Sardou sont excellents. Une charmante heure de théâtre.
Y. A.
« La collection », théâtre de Paris (Salle Réjane) jusqu’au 13 mai 2018.
[1] Bernard Malaka a repris début avril le rôle de Harry.
Avril 2018
Renaître par les mots
Bruno Louvier est ingénieur informatique, marié et père de deux enfants. Souffrant de périodes de profonde dépression et de ce qu’il prend pour des hallucinations, il a été diagnostiqué schizophrène – et traité comme tel – pendant dix ans par son premier psychiatre. Le nouveau thérapeute que rencontre Louvier réfute ce diagnostic et accompagne son patient dans sa lente révélation à lui-même.
« La magie lente » retrace le parcours d’un homme traumatisé, au bord du gouffre. Personne n’a jamais voulu – ou su – entendre son histoire : sa solitude est insondable. En attendant, Louvier s’est construit une vie qui ne lui convient pas. La rencontre avec ce nouveau médecin est décisive : « Vous êtes, lui dit-il, le premier homme qui m’écoute. » Mais avant de permettre l’apaisement, le travail est long, douloureux : il faut accepter de déterrer ses secrets, faire affleurer les images, pour, enfin, pouvoir nommer les choses.
Le récit de Denis Lachaud, au scalpel, est d’une grande sensibilité. Au-delà de la question des erreurs et réussites de la psychanalyse, « La magie lente » donne la parole à un homme ordinaire d’une humanité poignante. Malgré la violence de la thérapie et le découragement, Louvier parvient à renaître à lui-même et à s’accepter. Ce témoignage, dur, ne toucherait pas autant s’il n’était porté par un excellent comédien. Benoit Giros évite les écueils d’un texte âpre, sans cesse sur le fil du rasoir. Son jeu, d’une grande maîtrise, fait entendre chaque mot, chaque respiration, chaque silence. C’est peu dire que le spectacle secoue, même si ce voyage en enfer – véritable ode au pouvoir des mots – laisse in fine poindre l’espoir.
Y. A.
« La magie lente », théâtre de Belleville jusqu’au 15 avril 2018 puis au festival off d’Avignon.
Mars 2018
Tous coupables
Un immeuble de logements sociaux dans la banlieue de Londres. Au rez-de-chaussée vit Carol (Ophélie Legris), avec sa petite fille Sharon et son nouveau compagnon Nick (Cédric Soubiron). Au premier, deux appartements. D’un côté celui de Bob (David Palatino) dont les enfants ont été placés par l’assistance sociale, de l’autre celui de Milly (Cécile Chatignoux), une veuve qui passe ses journées à épier ses voisins. Alors que la vie s’écoule, monotone, il apparaît chaque jour plus évident que Nick et Carol maltraitent leur fille…
À travers le portrait au scalpel de quatre adultes paumés, sans avenir et parfois violents, Martin Crimp dénonce l’individualisme et la passivité de tous devant un cas de maltraitance. Bob, comme Millie ou l’assistante sociale en charge du dossier (Mathilde Lecarpentier) refusent de voir et d’agir – et se dédouaneront vite de leur lâcheté. La pièce fait du spectateur un témoin muet et impuissant. Sans être moraliste, Martin Crimp nous questionne : sommes-nous sûrs de faire mieux que ces personnages pourtant minables ? Saurions-nous prendre nos responsabilités et dénoncer nos voisins ?
Sophie Mourousi met en scène cette pièce troublante avec efficacité et fluidité. La scénographie (Charlotte Bovy) et la création lumière (Julien Kosellek) permettent de suivre simultanément l’action dans les trois appartements et les espaces communs (balcons, couloirs, jardin) et restituent particulièrement bien la promiscuité qui règne. Malgré quelques intermèdes moins convaincants, le malaise grandit peu à peu. La distribution, homogène, est dominée par Ophélie Legris et David Palatino, touchants dans des rôles de jeunes adultes abîmés – et condamnables, pour des raisons différentes.
La soirée, dérangeante, interroge intelligemment chacun sur ses responsabilités.
Y. A.
« Getting attention, théâtre de l’Étoile du Nord jusqu’au 17 mars 2018.
Février 2018
Une comédie élégante
Mia (Marie-Julie Baup) et Suzan (Lysiane Meis) sont voisines et amies. La première, jeune maman et ancienne activiste féministe, semble avoir renoncé à ses idéaux de jeunesse et choisi une vie plus rangée. La seconde, croyante, moins moderne, reproduit, un peu malgré elle, un schéma familial traditionnel. Toutes deux attendent le retour de leurs maris partis combattre au Vietnam. L’arrivée d’Isaac (Benoît Moret), déserteur et ancien petit ami de Mia, vient bouleverser la vie des deux femmes.
Sur des thèmes graves (l’attente du retour des soldats partis au front, la lente émancipation des femmes au milieu des années 60, la difficulté de s’engager) Jean Franco a imaginé une comédie efficace, bien construite. S’il n’évite pas quelques facilités, le texte est souvent drôle, comme le récit d’Isaac à Suzan d’une prétendue mission commando – inventée de toutes pièces. Certaines scènes, plus graves, donnent au propos une profondeur bienvenue.
Dans un très beau décor d’Édouard Laug, les trois comédiens, dirigés par José Paul, sont excellents. Benoît Moret offre à Isaac, à la fois immature et hésitant sur ses choix, une énergie et une maladresse touchante. Lysiane Meis est d’une drôlerie irrésistible et d’une profonde humanité dans cette partition de femme naïve, parfois nunuche, qui va peu à peu s’ouvrir au monde et assumer ses responsabilités. Marie-Julie Baup, enfin, est très juste dans ce portrait de mère ballottée, qui tente de vivre en cohérence avec ses convictions. Ce spectacle charmant, peine semble-t-il à trouver son public : c’est dommage.
Y. A.
« Papa va bientôt rentrer », théâtre de Paris (salle Réjane), jusqu’au 10 mars 2018.
Février 2018
Le tourbillon de la vie
Paris, de nos jours. Peintre mondialement reconnu, Gabriel Orsini (Didier Bourdon) a perdu l’inspiration : voilà trois ans qu’il n’a rien produit. À la veille de son anniversaire, il reçoit d’une femme qu’il ne connaît pas, Sacha, un somptueux atelier près de Montparnasse. En compagnie de son galeriste et souffre-douleur Maxime (Thierry Frémont) et de son fils Abel (Pierre-Yves Bon) qu’il n’a pas vu depuis deux ans, Gabriel prend possession de l’appartement et découvre les objets laissés par l’ancienne propriétaire. Flash-back : Paris, années 50. Le grand-père de Gabriel, Samuel (Didier Bourdon), un riche banquier, fait visiter à sa maîtresse Sacha (Valérie Karsenti) l’atelier qu’il vient de lui acheter.
Entremêlant dans un même lieu deux histoires qui se répondent à cinquante ans d’intervalle, la pièce de Stephan Archinard et François Prévôt-Leygonie est originale et très astucieusement construite. Sur le fond en revanche, on reste un peu sur sa faim : les personnages (secondaires notamment) pourraient gagner en épaisseur et l’on peut regretter que les questions abordées dans la scène d’exposition (la relation père – fils, la place de la souffrance dans la création artistique) ne soient pas davantage approfondies.
Malgré ces réserves, le spectacle séduit, grâce à la mise en scène de Ladislas Chollat qui fait très intelligemment de l’appartement le personnage central de la pièce. S’appuyant sur une scénographie (Emmanuelle Roy) et une création lumière (Alban Sauvé) éblouissantes, la mise en scène, d’une grande fluidité, entraîne comédiens et spectateurs dans un véritable tourbillon et crée de belles images, notamment lors des changements d’époque.
Loin du registre comique où l’attendent manifestement certains spectateurs, Didier Bourdon teinte le personnage de Gabriel d’une violence et d’une misanthropie très justes. À ses côtés, Thierry Frémont, incarne son personnage de galeriste homosexuel – un tantinet caricatural sur le papier – avec humanité et intelligence. Il est, comme toujours, excellent. On pourra reprocher à ces « Inséparables » de n’être qu’un exercice formel, mais il est brillamment réussi.
Y. A.
« Les inséparables », théâtre Hébertot jusqu’au 20 mai 2018.
Février 2018
Lorsque l’enfant paraît
Louisiane, été 1989. Déjà mère de quatre enfants, Wanda (Isabelle Carré) est à nouveau enceinte. Ses conditions de vie sont précaires : elle vit depuis cinq ans avec son mari Al (Vincent Deniard) dans une caravane. Impossible d’envisager une autre bouche à nourrir. Découvrant dans un journal une petite annonce (« Couple cultivé et très à l’aise financièrement veut offrir à un enfant blanc en parfaite santé une vie heureuse, pleine d’amour et de joie. ») Wanda décide de devenir mère porteuse. Un mois plus tard, le couple rencontre Rachel (Camille Japy), qui doit adopter le bébé.
Jane Anderson aborde un sujet difficile en confrontant deux couples que tout oppose. Wanda et Al, prolétaires, racistes et paumés – mais parents aimants, incarnent les laissés-pour-compte de l’Amérique libérale. Rachel et Richard (Bruno Solo), très aisés, cultivés, réalisent l’incomplétude de leur vie sans enfant et découvrent un monde qu’ils ignoraient – ou ne voulaient pas voir. Mais la pièce n’est jamais caricaturale ni mélodramatique : chaque personnage a sa part d’ombre et son humanité, aucun n’est condamnable. Chacun tente de jouer sa partition dans une situation inextricable.
Les cinq comédiens (Cyril Couton, avocat spécialisé dans les adoptions tarifées, complète le quatuor) sont dirigés avec finesse par Hélène Vincent. Le plateau, très investi, est dominé par Isabelle Carré et Camille Japy, excellentes. Si l’ambition et les qualités artistiques du spectacle sont réelles, la noirceur du propos – que renforce un dénouement désespérant – peut mettre à distance le spectateur.
Y. A.
« Baby » au théâtre de l’Atelier, jusqu’au 13 mai 2018.
Janvier 2018
Ultra moderne solitude
Monsieur Cousin (Étienne Durot) est statisticien. Pour supporter sa solitude, il a adopté un python de 2,2 m, qu’il a baptisé Gros Câlin. Mais la présence de cet animal l’exclut peu à peu de toute vie sociale.
« Gros Câlin » est le premier ouvrage que Romain Gary publia sous le pseudonyme d’Émile Ajar, en 1974. Le texte, grinçant et désespéré, dépeint l’isolement de l’Homme dans les sociétés occidentales modernes. Anonyme dans une grande ville, quasiment sans aucun contact avec l’extérieur (à part Mlle Dreyfus, sa collègue de bureau, qu’il imagine déjà épouser alors qu’ils n’ont pas échangé trois mots), Monsieur Cousin souffre : « J’ai tellement besoin d’une étreinte amicale, déclare-t-il, que j’ai failli me pendre. » Son besoin de communication et de tendresse, infini (« Je me sens au complet avec deux bras de plus »), n’est jamais satisfait, ce qui altère sa santé mentale.
Ce monologue d’un homme quelconque et hors norme à la fois, qui perd lentement pied, se prête bien à l’adaptation théâtrale. Celle de Julie Roux, assez réussie, fait entendre la beauté du texte de Gary. Accompagné sur scène par un guitariste (Yanal Zeaiter), Étienne Durot restitue l’étrangeté mais aussi l’humanité de cet antihéros. Loin de le mettre à distance, le comédien semble tendre un miroir et nous interroger : sommes-nous si sûrs de n’avoir aucun point commun avec Monsieur Cousin ? Si les partis pris de mise en scène nous ont inégalement convaincus, la fin du spectacle est particulièrement prenante. Servie par une vidéo qui trouve ici tout son sens, la soirée bascule alors dans une atmosphère singulière, inquiétante. Comme l’œuvre dont il s’inspire, le spectacle peut dérouter : tant mieux.
Y. A.
« Gros Câlin » au Ciné XIII théâtre, jusqu’au 28 janvier 2018.
Janvier 2017
Le portrait d’une femme
Venise, 1571. La commission des Beaux-Arts commande à Galactica (Christiane Cohendy) un tableau célébrant la victoire italienne contre l’Empire Ottoman lors de la bataille navale de Lépante. Contrairement aux souhaits du doge (Philippe Magnan) qui lui demande d’exalter Venise, Galactica décide de peindre l’horreur de la guerre, sa violence inhumaine, sa cruauté : « Il me faut inventer un nouveau rouge pour tout ce sang. (…) Il faut que quelqu’un parle pour les morts. ».
« Tableau d’une exécution » interroge le rôle de l’artiste et les liens difficiles qui l’unissent au monde politique. Galactica s’oppose aux souhaits des édiles : son œuvre ne magnifiera pas la victoire du monde chrétien contre l’Islam, mais dénoncera la folie des hommes (« J’ai transformé l’ennemi de bête sauvage en victime. J’ai sali la victoire »). Mais un créateur peut-il faire entendre une voix dissonante et refuser toute compromission, particulièrement quand il dépend de la commande publique ? Plaçant habilement l’action dans la Renaissance, Howard Baker fait entendre un propos très contemporain, au dénouement cynique et inattendu. Son texte, toutefois, pourrait être densifié.
La mise en scène de Claudia Stavisky crée de belles images : une scène d’enterrement durant laquelle Galactica ne peut s’empêcher de déclarer sa flamme à son amant, le peintre Carpeta (David Ayala) ou le tableau qui, en fond de scène, se compose peu à peu avant d’être inondé de sang. Le spectacle, ambitieux, un peu long, emporte l’adhésion grâce à ses deux comédiens principaux, Philippe Magnan, impérial, et Christiane Cohendy, qui trouve sans doute ici un de ses meilleurs rôles.
Y. A.
« Tableau d’une exécution », théâtre du Rond-Point jusqu’au 28 janvier 2018.
Janvier 2018
À la recherche du temps perdu
Tommy Laszlo découvre par hasard, dans une brocante bruxelloise, un album de photos anciennes en parfait état. Les clichés retracent la vie d’une femme, Christa, de sa naissance en Allemagne en 1933 à son mariage. Intrigué par le soin apporté au choix des images et par les dessins qui agrémentent les pages, il décide, avec son ami Benoit Faivre, de reconstituer l’histoire de cette femme.
« Vies de papier » se présente d’abord comme une enquête : Tommy et Benoit se rendent sur les lieux où les photos ont été prises, découvrant peu à peu la vie de Christa et de sa famille, ses déménagements successifs de Berlin à Regensburg dans les années 30, puis en Belgique après la guerre. Le périple, filmé, est projeté sur scène et illustré en direct avec tendresse et humour. Chemin faisant, les deux comédiens s’interrogent sur leur légitimité : qui sont-ils pour fouiller ainsi dans la vie d’une inconnue – peut-être encore vivante ? Que trouverait-on si pareil travail était mené sur leurs propres grands-mères, toutes deux étrangères et réfugiées en France ? Constatant les résonnances entre l’histoire de Christa et la leur, ils interrogent leur ascendance : Tommy questionne son père, Benoit sa grand-mère, et découvrent ainsi des pans de leur histoire familiale.
Ce voyage intime est servi par une scénographie inventive et stimulante, à l’image de ce lent défilé de photos à la fin du spectacle, résumé poétique de la vie de Christa. La complicité et l’humanité des deux comédiens sont évidentes. Original et touchant, leur spectacle donne envie de mieux connaître sa propre histoire, et d’en interroger les témoins avant qu’il ne soit trop tard.
Y. A.
« Vies de papier », théâtre Mouffetard jusqu’au 27 janvier 2018, puis en tournée.
Décembre 2017
Beaucoup de bruit pour rien
Eugénia (Marina Hands) est une actrice célèbre et admirée. Atteinte d’un cancer, elle vit ses ultimes moments auprès de ses proches. Sa sœur (Audrey Bonnet), ses parents, son mari Igor, ses compagnons de troupe et son ancien professeur de théâtre se succèdent à son chevet, évoquant leurs souvenirs et tentant de dialoguer une dernière fois.
Dans sa note d’intention, Pascal Rambert déclare : « J’aime écrire pour les actrices. (…) Leur donner de grands rôles. » L’intention est louable, mais peut-être se surestime-t-il un peu. Car au fond, que dit sa pièce ? Que personne n’échappe à la mort même si le souvenir des défunts demeure, et que le théâtre est tout à la fois éphémère et universel ? Ce n’est ni très original, ni toujours très bien écrit, entre sentences définitives (« La vie ne s’arrêtera jamais. Le théâtre ne s’arrêtera jamais. ») et considérations attendues sur l’art dramatique (« Au théâtre nous venons voir la condition humaine. ») Pour illustrer son propos, Pascal Rambert crée une famille cabossée qui doit affronter une mort injuste, et imagine une pantomime pour accompagner Eugénia dans la mort, mais n’est pas Lagarce ou Copi qui veut.
La soirée prouve aussi qu’un auteur n’est pas toujours le mieux placé pour mettre en scène son propre texte. Incapable de gommer l’hétérogénéité étonnante de la distribution, la direction d’acteurs se limite souvent à les faire hurler – ce qui a rarement permis de faire entendre ou de rendre plus fort le propos. La mise en scène manque de souffle et n’échappe pas à une certaine complaisance. Il faut toute l’intelligence et la finesse de Marina Hands et Audrey Bonnet pour permettre au spectacle de s’élever un peu.
« Le monde n’a rien à dire » glisse l’infirmer à l’oreille d’Eugénia. Manifestement, Pascal Rambert non plus.
Y. A.
« Actrice » de Pascal Rambert, théâtre des Bouffes du Nord jusqu’au 30 décembre 2017.
Décembre 2017
Les souvenirs et les regrets aussi
Depuis la mort de son mari, Augustine (Anémone) vit seule. Parfois, elle ignore où elle se trouve, répond au téléphone sans reconnaître son interlocuteur ou perd la notion du temps. Les moments de lucidité octroyés par la maladie d’Alzheimer la laissent désemparée : « J’aimerais bien qu’on m’explique pourquoi ce n’est plus comme avant. Je n’étais pas préparée. » Ce jour-là, ses deux fils sont venus la voir. L’aîné, Daniel (Denis Cherer), le préféré, est banquier. Pour lui, aucun doute possible : Augustine doit être placée. Le cadet, Jean (Pierre-Jean Cherer), intermittent du spectacle au creux de la vague (« Ce n’est plus la traversée du désert : j’y habite. ») n’envisage pas d’abandonner sa mère dans un mouroir.
Denis Cherer aborde un sujet grave, également au cœur du « Père » de Florian Zeller (un des derniers rôles de Robert Hirsch). Tout oppose les deux pièces : Florian Zeller rendait compte, par une construction fragmentée et complexe, de la solitude et de la souffrance du malade. Denis Cherer choisit une action en temps réel et joue plutôt la carte de la comédie. Mais malgré quelques jolies formules, son texte, un peu attendu, manque de densité et d’aspérité.
Restent les comédiens. Aux côtés de Pierre-Jean Cherer, un tantinet démonstratif, et de son frère Denis, souvent très juste, Anémone porte la pièce. Mais la sympathie qu’elle dégage et la délicatesse de son jeu ne suffisent pas. En la voyant, les souvenirs de ses meilleurs rôles (« Le grand chemin », « Le petit prince a dit ») affleurent, et aussi le regret qu’elle ne fasse aujourd’hui ses adieux au théâtre avec un texte plus ambitieux.
Y. A.
« Les nœuds au mouchoir », Palais des Glaces jusqu’au 31 décembre 2017.
Novembre 2017
La vie et rien d’autre
Hélène Muyal-Leiris a été assassinée au Bataclan le 13 novembre 2015. Quelques jours plus tard, son mari Antoine Leiris a publié un court texte sur les réseaux sociaux. Il y expliquait son refus, malgré son insondable chagrin, de « répondre à la haine par la colère », préférant se tourner vers la vie et son fils de dix-sept mois, Melvil, désormais sans maman : « Nous sommes deux, mon fils et moi, mais nous sommes plus forts que toutes les armées du monde ». Fin 2016, Antoine Leiris publie le récit des jours qui ont suivi la tuerie, et de son lent apprentissage pour tenter de vivre malgré l’absence.
Porter ce témoignage intime – et pourtant universel – au théâtre était un pari audacieux, entre le risque du pathos et celui de voir la performance d’un comédien éclipser la puissance du récit. Le travail de Benjamin Guillard et Raphaël Personnaz évite ces écueils. Dans un espace élégant et épuré qui laisse libre cours à l’imagination du spectateur, le premier a su construire une mise en scène d’une grande précision, jamais illustrative ou parasitaire, servie par une création lumière superbe (Jean-Pascal Pracht). Des respirations musicales, composées par Antoine Sahler et interprétées en direct par Lucrèce Sassella, ajoutent à l’émotion du spectacle et lui donnent un rythme idéal.
Raphaël Personnaz porte la voix d’Antoine Leiris avec force, élégance et authenticité. Dans une adresse au public touchante, il trouve en permanence la juste distance, s’effaçant derrière les mots. Cette ode à la vie d’une profonde humanité s’achève sur une image finale bouleversante. Un spectacle exemplaire.
Y. A.
« Vous n’aurez pas ma haine », théâtre du Rond-Point jusqu’au 10 décembre 2017.
Reprise au théâtre de l’Œuvre du 2 mars au 14 avril 2018.
« Vous n’aurez pas ma haine », Antoine Leiris, Fayard, 2016.
Novembre 2017
Selfie soit qui mal y pense
Michelle est élève de 3ème dans un collège mosellan. Comme ses camarades de classe, elle vit sa vie autant qu’elle la commente sur les réseaux sociaux, de son humeur au réveil au choix de sa tenue. En voyage scolaire à Auschwitz, Michelle pose, tout sourire, en sweat rose, devant un baraquement. Sitôt posté, le selfie enflamme les réseaux sociaux. L’adolescente est vilipendée pour sa légèreté (au mieux), son insensibilité ou sa monstruosité (au pire).
Inspiré d’un fait réel, « Michelle doit-on t’en vouloir d’avoir fait un selfie à Auschwitz ? » constate le pouvoir sans limite d’un mot ou d’une image diffusés sur Internet : sans doute est-ce utile de le rappeler aux adolescents à qui s’adresse la pièce. Mêlant habilement discussions et commentaires des protagonistes sur les réseaux sociaux, le texte de Sylvain Levey (une commande de la compagnie Les Yeux Creux), s’interroge – et nous interroge : cet acte anodin (pour Michelle) est-il répréhensible ? Sylvain Levey se garde bien de répondre, renvoyant dos-à-dos adultes (eux aussi accrocs aux SMS) et adolescents, soutiens de la jeune fille et opposants anonymes (les messages de haine étant souvent publiés sous pseudonyme). L’enseignante d’histoire interroge ses élèves : « Visiter Birkenau, est-ce la même chose que passer une journée au parc Astérix ? » L’un d’eux répond : « Madame, vous savez à Birkenau on était tristes faut pas croire. » Une autre commente : « Madame, quand on visite on prend des selfies c’est normal. »
Le selfie (que les canadiens francophones nomment du joli terme d’égoportrait) suppose, comme le rappelle Michel Simonot dans sa postface, de tourner le dos à ce que l’on photographie – et peut-être même de ne l’avoir vu que sur son écran de téléphone. Est-ce pour autant tourner le dos au monde et refuser de le voir ? Les lecteurs jugeront.
Y. A.
Sylvain Levey, « Michelle doit-on t’en vouloir d’avoir fait un selfie à Auschwitz ? », Éditions Théâtrales Jeunesse, 57 p.
Octobre 2017
La vieillesse est un naufrage
Jeanne (Nicole Croisille) a quatre-vingts ans. Ancienne fonctionnaire de la Caisse des Dépôts, elle vit au 28ème étage d’une tour parisienne. Ses seules activités : épier ses voisins, les trouver trop bruyants (« 21h30, vous croyez que c’est une heure pour rire ? » marmonne-t-elle, agacée), râler sur tout et en vouloir à la terre entière. Un jour, la vieille dame reçoit la visite d’une élue de l’arrondissement, Anne (Florence Muller), venue promouvoir un nouveau programme de portage de repas à domicile. Acceptant à contrecœur (« Je n’ai besoin de personne. Vous devez confondre avec une de mes vieilles voisines. »), Jeanne rencontre Marin (Charles Templon), chargé chaque jour de lui apporter à manger.
Malgré quelques facilités – et une résolution des enjeux dramatiques un peu rapide – le texte de Jean Robert-Charrier brocarde efficacement le discours opportuniste des politiques envers les personnes âgées – un vivier électoral toujours stratégique. On sourit aux vacheries de Jeanne, à la maladresse touchante de Marin et au discours totalement aseptisé d’Anne, l’édile locale. La rencontre des deux solitudes de Jeanne et Marin offre aussi des moments plus touchants, qui auraient pu être davantage approfondis. Mise en scène avec élégance par Jean-Luc Revol et servie par quatre comédiens très convaincants (Geoffrey Palisse complétant le trio susnommé), cette soirée douce-amère est un agréable moment de théâtre.
Y. A.
« Jeanne », théâtre du Petit Saint-Martin, jusqu’au 31 décembre 2017.
Octobre 2017
Teatro es salud
Trente-mille personnes ont « disparu » durant les sept années de dictature militaire en Argentine (1976 – 1983). Pour tenter de retrouver leur trace, des mères, grand-mères, compagnes ou sœurs de victimes décidèrent de manifester, chaque jeudi, à Buenos Aires, sur la place de Mai. Depuis 1977, ces femmes (alors surnommées par la junte « les folles de Mai ») continuent, inlassablement, leur combat. Le spectacle de la compagnie la Mue/tte leur rend hommage à travers deux solos, « Point de croix » et « Silencio es salud ».
Une femme, seule, brode en écoutant la radio. Peu à peu apparaît sur son canevas le visage de sa fille. Cette mère est l’une des « folles de mai » qui, chaque semaine, manifestent pour faire la lumière sur la disparition de leurs enfants. Surprenant et très inventif, le solo de Delphine Bardot crée des images poétiques fortes, où tout fait sens. On en citera deux – parmi d’autres : la métamorphose, en quelques instants, de cette femme en vieille dame, résumé frappant d’une mobilisation qui ne cessera jamais. Ou une succession de photos illustrant, d’une manière touchante, l’intégration de cette mère, d’abord isolée, à un groupe uni dans le combat et le chagrin. Sans jamais être démonstratif, « Point de croix » émeut et tisse un fil entre destin individuel et collectif.
Le parti-pris de « Silencio es salud » est davantage documentaire. En s’appuyant notamment sur des vidéos, Santiago Moreno évoque le contexte politique sud-américain des années 70 (l’opération Condor) et la dictature argentine. Mais le propos sait aussi être poétique et saisissant : ainsi lorsque le visage du comédien se confond progressivement avec ceux des disparus, ou ces marionnettes en ombre chinoise montrant, là aussi, la naissance d’une lutte collective. Le spectacle s’achève sur le témoignage d’une mère qui manifeste toujours, plus de quarante ans après les événements : « On ne peut être optimiste avec la réalité. Mais avec la volonté, si. »
Les deux solos se répondent et s’enrichissent l’un l’autre. Tous deux réussissent à poétiser les documents d’archives et certains symboles de cette lutte (le cercle, la broderie, les photos des victimes). Le soin extrême apporté au travail du son, de la lumière et de la musique, la précision des deux comédiens et la force du propos font de cette création un spectacle profond.
Y. A.
« Les folles », théâtre Mouffetard jusqu’au 28 octobre 2017 puis en tournée de février à avril 2018.
Octobre 2017
Don’t worry, be hippie
Été 1969. Le mouvement hippie bat son plein. Paul décide de se rendre au concert de Woodstock avec quatre camarades. Seule Corinne, sa compagne, reste à Paris pour militer, persuadée que c’est la politique et non « la musique et les fleurs » qui changera le monde.
« Welcome to Woodstock » illustre l’adage selon lequel « la route importe davantage que la destination » : le spectacle se concentre sur les déboires du groupe pour atteindre le lieu du concert, plus que sur celui-ci. Le contexte politique de l’époque est évoqué (guerre du Vietnam, émergence des Black Panthers) mais l’essentiel réside dans l’épopée « sex, drug and rock'n'roll » du groupe d’amis.
Le spectacle ne manque pas d’atouts : une distribution investie (dont Margaux Maillet et Morgane Cabot, excellentes), des projections vidéo très réussies (Olivier Roset) et de belles idées de mise en scène (Laurent Serrano), comme l’apparition de la forêt mythique de Woodstock. Pourtant, il peine parfois à trouver son rythme. En cause, l’immense plateau du Comédia qui noie un peu l’action, et le choix discutable de faire applaudir chaque chanson.
Peu importe : la soirée permet de redécouvrir le répertoire des années 70 (The Who, Hair, The Doors, Bob Dylan…) et offre quelques jolies reprises, notamment de Joe Cocker et Joan Baez. La présence de cinq musiciens sur scène (Yann Destal, Cléo Bigontina, Benoît Chanez, Hubert Motteau et Philippe Gouadin) apporte beaucoup à la soirée qui ravira les nostalgiques – et ceux qui n’ont pas connu ces années où un avenir meilleur semblait encore possible.
Y. A.
« Welcome to Woodstock », théâtre Comédia, jusqu’au 7 janvier 2018.
Septembre 2017
Affreux, sales et méchants
1er janvier, fin d’après-midi. Suzanne (Annie Grégorio) et sa sœur Ginou (Françoise Pinkwasser), handicapée moteur, jouent aux cartes. À l’étage, René, le mari de Suzanne, agonise. On attend l’arrivée des enfants venus présenter leurs vœux. L’aîné, Michel (Pierre-Olivier Mornas) est marié à Gwennalle (Aude Thirion). Il a repris, sans grand succès, le garage familial. La fille, Sylvie (Lisa Martino), comédienne, espère convaincre le père de son futur enfant de divorcer. Seul manque le benjamin, Titou, exilé au Canada. L’arrivée imprévue du jeune homme (Jeoffrey Bourdenet) exacerbe encore les rancœurs et fait éclater les secrets de famille.
Ne doit-on voir, dans cette comédie survoltée, qu’un divertissement sans prétention ? Pas sûr. La pièce de Bénédicte Fossey et Éric Romand aborde en effet des thèmes graves, violents et très peu politiquement corrects. À la question « Peut-on rire de tout ? », les deux auteurs répondent oui, sans hésiter. Ils ont raison. L’accumulation des révélations et des règlements de comptes – comédie oblige – est volontairement excessive. Le texte dit pourtant, en filigrane, les dégâts de l’incapacité à communiquer et de l’omerta, et la nécessaire fuite hors du carcan familial pour espérer survivre. Les bourreaux (Suzanne, René, Michel) sont haïssables, les victimes (Sylvie, Ginou), irrémédiablement blessées : c’est peu dire qu’on rit jaune.
La mise en scène de Pierre Cassignard, efficace, gagnerait à laisser un peu respirer le spectateur : tout va vite, peut-être trop. En tête d’une distribution très convaincante, Annie Grégorio, en maîtresse-femme odieuse et Pierre-Olivier Mornas, en fils pleutre, sont excellents. Une soirée d’une causticité inattendue.
Y. A.
« Comme à la maison », Théâtre de Paris (salle Réjane), jusqu’au 31 décembre 2017.
Septembre 2017
Papy fait de la résistance
Portsmouth, 4 juin 1944. À la veille du débarquement allié en Normandie, Churchill (Michel de Warzée) rencontre de Gaulle (Pascal Racan). L’opération militaire se prépare depuis plus d’un an, et le Général, qui n’y a pas été associé, est furieux. L’entrevue s’envenime encore lorsqu’il est question du discours que de Gaulle doit prononcer à la BBC, et de l’heure de sa diffusion. Une nuit de tractations s’engage alors entre les émissaires des deux hommes, Anthony Eden (Laurent d’Olce), ministre des affaires étrangères (et futur premier ministre) et Pierre Viénot (Denis Berner), ambassadeur de la France libre auprès du gouvernement britannique.
« Meilleurs alliés » s’inscrit dans la lignée des face-à-face historiques théâtralisés. Les exemples sont légion : « Le souper » (Talleyrand – Fouché) ou « La dernière salve » (Napoléon – Hudson Lowe) de Jean-Claude Brisville, « De Gaulle – Pétain » d’Alain Houpillart, « Le crépuscule » d’après « Des chênes qu’on abat » de Malraux… S’il n’évite pas toujours la tentation de la formule, le texte d’Hervé Bentégeat, efficace, permet de réviser son Histoire et réserve quelques bons mots, comme ce résumé gaulliste de la politique française : « La droite pense que c’était mieux avant, la gauche que ce sera mieux après, ce qui fait que personne ne s’occupe du présent. »
Théâtralement en revanche, on reste un peu sur sa faim. La mise en scène de Jean-Claude Idée, très classique, crée peu de tension dramatique. Le parti-pris d’imitation des deux protagonistes principaux est également discutable. Même si Pascal Racan évite toute caricature, ne peut-on jouer de Gaulle sans en reproduire le phrasé ? Et pourquoi affubler Churchill d’un accent anglais, alors même qu’Anthony Eden n’en a pas ? Un peu plus de naturel toucherait davantage, comme le prouve l’interprétation très juste de Denis Berner. Découvert au festival d’Avignon, le spectacle, s’il ne révolutionne pas le théâtre, peut convaincre les amateurs d’Histoire.
Y. A.
« Meilleurs alliés », Théâtre du Petit Montparnasse, à partir du 7 septembre 2017.
Septembre 2017
Je est un autre
Qui était Vivian Dorothy Maier (1926-2009), cette nourrice qui, sa vie durant, prit plus de cent cinquante mille photos qu’elle ne fit jamais développer ? Voilà ce que tente de découvrir le personnage de « Tout entière », une comédienne. « Ça doit se passer comme ça », suppose-t-elle : de longues marches avec les enfants qu’on lui confiait et, inlassablement, douze photos par jour, chaque jour, pendant trente-cinq ans. Quel sens donner à ce travail, à cette obsession ? Peut-on comprendre le pari de Maier qui supposa – finalement avec raison – que son travail finirait par être découvert, et apprécié [1] ?
Pour essayer de percer ce mystère, la comédienne imagine une journée de cette nourrice hors norme, à New York, avec l’enfant qu’elle garde, et interroge Maier sur sa vie, notamment son habitude de collectionner les entrefilets relatifs à des faits divers sordides. Mais subitement les rôles s’inversent : la photographe interpelle son interprète, lui reprochant de piller la vie des autres pour cacher la vacuité de sa propre existence : « Essayez au moins une fois de ne pas vous servir des autres pour dire votre (…) impuissance » Attaquée par Maier, l’actrice est sommée de se dévoiler à son tour.
La question de la révélation – dans tous les sens du terme – est centrale : révélation des clichés de Maier (dont plusieurs sont décrits dans la pièce), mais aussi révélation de la vie intime des deux femmes. Guillaume Poix questionne les rapports, complexes, entre réalité et fiction, comme entre l’acteur et le personnage qu’il incarne. Quels que soient ses efforts pour s’approcher au plus près de la réalité, un comédien n’est-il pas condamné à trahir celui ou celle à qui il prête sa voix ?
Très singulier dans son écriture (une prose sans ponctuation, ce qui ne gêne en rien la lecture) comme dans sa construction (le monologue devient dialogue, la comédienne endossant son propre rôle et, en écho, celui de la photographe), le texte de Guillaume Poix offre de stimulants défis, tant pour le jeu que pour la mise en scène. Une pièce originale et profonde.
Y. A.
Guillaume Poix, « Tout entière » suivi de « Et le ciel est par terre », Éditions théâtrales, 2017, 142 p.
[1] Découverts peu avant sa mort, les négatifs ont peu à peu été développés. Le travail de Maier est depuis reconnu, et son œuvre fait l’objet d’expositions régulières, notamment à New York, Chicago et Paris.
Juillet 2017
Raconter l’histoire du théâtre en un peu plus d’une heure : tel est le réjouissant pari de Julien Saada. Son texte en retrace donc les étapes marquantes, de la Grèce antique où l’on sacrifiait un bouc pour la fête de Dionysos (« tragos », le bouc, et « odos », le chant, donneront le terme de tragédie) à la catharsis aristotélicienne, des miracles du moyen-âge aux mouvements majeurs du 20ème siècle. Des extraits d’œuvres illustrent le propos, dont « Électre » de Sophocle (dans la traduction d’Antoine Vitez), « La marmite » de Plaute, « On ne badine pas avec l’amour » de Musset, ou « Ubu roi » d’Alfred Jarry.
« Du bouc à l’espace vide » est séduisant à plus d’un titre. Le texte de Julien Saada, fluide, est drôle et très documenté. La mise en scène de Sophie Lecarpentier, s’appuyant sur un dispositif ingénieux, fourmille de trouvailles et imprime un rythme idéal au spectacle. Quant aux deux comédiens, Xavier Clion et Julien Saada, très complices, ils sont irrésistibles. Un excellent moyen de réviser son histoire !
Y. A.
« Du bouc à l’espace vide », Ninon théâtre, festival off d’Avignon, 16h10.
JUillet 2017
Ike Mellis, ancien boxeur raté, est entraîneur dans un gymnase crasseux du Bronx. Vivotant de matchs truqués organisés par Fungi Puglio, le propriétaire de la salle, Ike reçoit un soir la visite de Tiny Whitaker. Impressionné par les qualités athlétiques du jeune homme, il décide de l’entraîner mais Tiny refuse de se coucher lors de son premier match.
Avec « Des poings qui volent » (« Fast hands », 2003) Israël Horovitz prouve une nouvelle fois qu’il est un auteur contemporain majeur. Retrouvant l’atmosphère violente et sordide qui caractérisait déjà « Le baiser de la veuve », le dramaturge excelle à peindre les laissés-pour-compte de l’Amérique libérale. Broyés par la vie – pour des raisons différentes – les deux personnages principaux sont complexes et touchants. Ike est un homme pathétique et désabusé ; Tiny se protège de la violence du monde par sa propre agressivité (« Ça me rend serein de savoir que je suis dangereux »). Si le premier a renoncé à se battre, Tiny espère encore se sauver : le face-à-face des deux hommes sonne toujours juste.
La mise en scène de Joëlle Sevilla, hyperréaliste, est parfaitement crédible et la distribution très convaincante. Mathieu Duboclard (Tiny) et Yvan Lecomte (Ike) trouvent le juste équilibre entre violence et humanité. Face à eux, Laurent Crozet (Fungi) parvient à éviter toute caricature. Cette plongée glaçante dans l’Amérique reaganienne est un moment de théâtre fort.
Y. A.
« Les poings qui volent », festival off d’Avignon, Espace Saint-Martial, 19h.
Juillet 2017
« La vie que j’ai eue jusqu’à présent n’était pas la mienne. C’était celle des autres. » Lucy Muir, une jeune veuve, décide de s’installer avec ses deux enfants dans la station balnéaire de Whitecliff. La maison qu’elle choisit est inhabitée depuis deux ans. Dès le premier soir, le fantôme de l’ancien propriétaire, le capitaine Greeg, lui apparaît. Loin de l’épouvanter, cette rencontre permettra peu à peu à la jeune femme de s’émanciper des carcans sociaux et de s’inventer une nouvelle vie.
Tiré du roman de R. A. Dick, « Le fantôme et Mrs Muir » a été porté à l’écran par Joseph Mankiewicz, avec Gene Tierney et Rex Harrison. Adapté pour le théâtre par Catherine Aymerie, cette histoire fantastique est mise en scène avec sobriété par Michel Favart. Tout spectaculaire est évité : décors et accessoires sont limités au strict nécessaire, l’atmosphère irréelle naissant de l’élégante création lumière de Jean-Louis Martineau. Si l’immensité du plateau ralentit un peu le rythme du spectacle, les quatre comédiens (Catherine Aymerie, Peter Bonke, Paula Brunet Sancho et Stéphane Olivié Bisson), excellents, font de ce récit féministe une réjouissante ode à la liberté et au non-conformisme.
Y. A.
« Le fantôme et Mrs Muir », festival off d’Avignon, Présence Pasteur, 17h25.
Juillet 2017
Olivier Le Roux, Charlène Duboscq et Marion Duboscq sont les trois manipulateurs de « Planète », la nouvelle création du théâtre des Alberts. On y suit, en de courtes scènes, les péripéties de trois petits personnages : s’agit-il d’extra-terrestres, d’enfants découvrant le monde et la violence des adultes, ou de l’incarnation de nos différents sentiments ? Peu importe : le spectacle éblouit par l’extrême précision du travail et la résonance entre marionnettes et comédiens. Rencontre avec les trois artistes de ce voyage poétique et sensible qui nous a enchantés.
La Petite Revue. Comment est né le spectacle ?
Olivier Le Roux. L’idée de base était technique : nous voulions mettre une caméra à la place de l’œil de la marionnette du cyclope pour pouvoir faire des flash-back. Les metteurs en scène nous ont tout de suite dit que c’était trop technique, que nous irions plutôt vers le jeu et la manipulation. Nous avons abandonné cette idée pour un univers qui se voulait, à l’origine, proche de la science-fiction. Cet univers s’est ensuite beaucoup déformé : nos idées ont été retravaillées au plateau.
Charlène Duboscq. Il y avait aussi les contraintes techniques, notamment de transport : nous habitons sur l’Île de la Réunion et il fallait pouvoir exporter le spectacle ! Avec ces contraintes et nos idées de départ, les metteurs en scène ont réussi à créer, avec nos personnalités, une thématique mélangeant corps et manipulation.
P. R. Comment sont nés les trois personnages ?
C. D. Nous avons travaillé tous les trois à la table en essayant d’inventer des petits mondes avec ces personnages.
O. L. R. Ça s’est fait assez rapidement. Avant qu’Éric Domenicone, qui met en scène le spectacle avec Vincent Legrand, ne vienne pour sa première session de travail, j’avais eu le temps de sculpter deux personnages, le fou et le dictateur. Le cyclope est venu après.
P. R. Ces personnages, qui sont-ils ?
O. L. R. Ils sont censés exprimer les émotions que nous traversons tous les trois au plateau. C’est pour cela qu’ils ont des caractères très marqués : le rouge est en colère, le jaune plus simiesque, dégingandé, et le cyclope plutôt candide, observateur, un peu naïf.
C. D. Il y a une double lecture entre la vie des marionnettes – qui ont leurs propres scènes, leurs petites histoires – et la retranscription de ces humeurs sur nous.
P. R. Est-ce votre souhait initial de retranscrire dans les corps les émotions des marionnettes ?
Marion Duboscq. Le théâtre des Alberts a le parti-pris de ne pas faire disparaître complètement le marionnettiste. Comme Charlène et moi venons du cirque, ils ont vraiment eu envie de faire apparaître le corps.
C. D. L’idée de départ c’était de faire un spectacle sans parole…
M. D. …léger…
C. D. …qui puisse se transporter partout. Ce sont les metteurs en scène qui ont vu le lien qui pouvait se faire entre les comédiens et les marionnettes. Cette double lecture est apparue au fur et à mesure de la création.
M. D. Nous avons procédé par étapes. D’abord la manipulation des marionnettes. Une fois ces séquences claires, nous avons commencé à mettre du jeu puis nous avons travaillé sur le corps.
C. D. Le souhait initial c’était aussi de manipuler une marionnette à six mains.
O. L. R. Cela permet une qualité, une vraie précision dans la manipulation. Nous sommes en prise directe sur les marionnettes, on n’a pas mis de tige pour les manipuler. C’est le souhait de la mise en scène : un rapport direct entre le manipulateur et la marionnette. C’est aussi en lien avec la transmission des émotions, comment les émotions passent de nous à la marionnette – ou de la marionnette à nous.
P. R. On se demande parfois durant le spectacle qui manipule qui !
M. D. Nous aussi, on se le demande encore ! (Rires)
P. R. Une des scènes finales fait penser à la question de la paternité.
O. L. R. Il y a un peu de ça en effet ! Je n’ai pas d’enfant, il a fallu travailler la délicatesse avec ce petit cyclope. Dans la scène qui précède, la marionnette découvre le corps humain. Cette paternité amène un peu d’amour à la fin. C’est un spectacle où il y a quelques bagarres, quelques violences, quelques peurs : nous voulions finir sur une touche douce et délicate.
M. D. On désacralise le corps humain et on désacralise la marionnette aussi.
C. D. C’est aussi à chacun de se faire sa propre histoire. Cette scène-là, beaucoup la voient comme la paternité, comme la possession que l’on exerce sur l’enfant, cet amour un peu oppressant. On peut aussi voir tout ce que la marionnette a vécu depuis le début du spectacle : cette marionnette a simplement envie d’être libre, autonome. Pouvoir ne pas être oppressée…
M. D. …se libérer de ses attaches !
P. R. Le spectacle est parfois violent…
C. D. Nous traversons tous les mêmes émotions. L’être humain est doux, peureux, généreux et violent aussi.
P. R. Ces moments de violence, j’y projette l’image d’un enfant balloté par ses parents.
M. D. Complètement.
C. D. On passe par la possession, par la jalousie.
O. L. R. Cela ramène à l’idée que la marionnette peut prendre son indépendance vis-à-vis du manipulateur. C’est sa recherche propre dans ce spectacle : son indépendance, ne plus subir nos émotions, nos humeurs. Pouvoir se libérer de tout ça.
C. D. C’est aussi la question de savoir comment, dans les relations humaines, arriver à sortir d’une humeur pour passer à une autre, trouver une sorte d’équilibre.
M. D. Le conflit permet ça. Une fois qu’on arrive au conflit, qu’est-ce qu’on fait : on continue ou on se repose, on apprend à s’écouter, à se comprendre ? Mine de rien, le conflit amène l’écoute.
O. L. R. C’est la recherche de l’écoute entre nous trois qui est jouée de plusieurs manières. Parfois nous sommes deux contre un, ou tous les trois contre la marionnette, parfois c’est la marionnette qui est contre nous… Ces bascules permettent au spectateur de se projeter. Mais la projection est différente pour chacun : chacun y voit ses propres désirs, ses propres colères. Nous découvrons nous-mêmes de nouvelles histoires grâce aux retours des spectateurs.
C. D. On ne voulait pas d’histoire prémâchée. Nous voulions sortir des histoires classiques, raconter quelque chose mais que le spectateur soit le plus libre possible de s’imaginer sa propre histoire. Plus il y a de versions différentes, mieux c’est pour nous ! Cela signifie qu’on a vraiment touché l’être humain, et chacun différemment.
P. R. Olivier, c’est vous qui avez construit les marionnettes ?
O. L. R. J’ai travaillé avec des sangles qui rendent les marionnettes incassables ! On les maltraite un peu dans le spectacle, on les fait tomber… On casse un peu les codes. Les gens se disent que la marionnette a mal, mais non, c’est de la mousse, du latex ! Il ne faut pas s’inquiéter. À la fin du spectacle elles redeviennent des objets. C’est aussi notre libération de pouvoir les contempler. On finit sur une note agréable.
P. R. Où peut-on voir ce spectacle après le festival d’Avignon ?
C. D. Sur l’Île de la Réunion ! On retourne jouer chez nous et ensuite, fin novembre dans le festival Marionnettissimo à Toulouse. Après, on espère que les retombées d’Avignon nous permettront de faire le tour de la planète ! (Rires)
Propos recueillis pas Yann Albert en juillet 2017.
« Planète », festival off d’Avignon, théâtre de l’Oulle, 12h.
Festival Marionnettissimo, 21-26 novembre 2017.
Juillet 2017
« Ma mère est une courgette, mon père est une courgette aussi. Moi je suis un navet : on est la famille légumes. » L’adolescence de Thomas est morose, entre un père absent et une mère dépressive. Persuadé que ses parents ne le voient pas, le jeune garçon apprend, alors que son frère aîné vient de quitter la maison, qu’il n’a pas été désiré. Il est « un accident ». Décontenancé par cette nouvelle, Thomas entreprend de trouver son identité.
Les personnages imaginés par Frédéric Chevaux sont originaux et touchants. La mère de Thomas, qui se gave de médicaments, se prend pour un autobus ou un tube de dentifrice. Grégoire, son meilleur ami, dont la professeure de piano se présente comme « la fille de l’homme taureau », n’ose pas avouer qu’il a une sœur handicapée. Adultes ou adolescents, tous ont leurs failles, leurs fragilités.
S’appuyant sur une scénographie astucieuse et une création vidéo inventive (Rosalie Loncin), Jean-Luc Revol trouve le juste équilibre entre étrangeté et réalisme. Si l’adresse au public de Geoffrey Palisse (Thomas) nous semble un peu appuyée, le reste de la distribution (Cédric Joulie, Marie-Julie de Coligny, Louise Jolly et Valérie Moureaux) trouve le ton juste pour défendre ces personnages singuliers et profondément humains. Un joli moment de théâtre.
Y. A.
« Thomas quelque chose », festival off d’Avignon, Fabrik théâtre, 10h45.
Juillet 2017
De novembre 2012 à octobre 2013, Annie Ernaux a tenu le journal de ses visites à l’hypermarché Auchan de Cergy. Son projet n’est pas une étude sociologique, mais une « capture impressionniste » qui tente de « saisir quelque chose de la vie qui se déroule là. »
La romancière observe l’agencement du magasin : le rayon des jouets, toujours très sexué (aux garçons « l’exploit », aux filles « l’intérieur, le ménage, la séduction »), celui du super-discount, relégué au fond d’une allée à côté des aliments pour animaux. Elle y capture aussi des instants de vie : ce couple faisant ensemble ses courses pour la première fois, ces personnes parlant seules dans les rayons, comme « dialoguant avec la marchandise ». Elle s’interroge, enfin, sur l’étonnante attractivité du lieu et son rôle dans notre société.
Le projet de la compagnie Les fous à réAction [associés] est original et séduisant. Le récit est en effet entrecoupé de témoignages d’anonymes, filmés par l’équipe du spectacle (vous souvenez-vous de votre première visite dans un hypermarché, y associez-vous des souvenirs d’enfance, quel est votre rayon préféré…), qui font immédiatement écho à l’expérience de chacun.
La mise en scène de Vincent Delhin et Olivier Menu s’appuie sur un travail vidéo de grande qualité et l’interprétation lumineuse de Florence Masure, qui sert le texte d’Annie Ernaux avec humanité et malice. Une plongée humaine stimulante dans un lieu emblématique de notre quotidien.
Y. A.
« Regarde les lumières mon amour », festival off d’Avignon, Collège de la Salle, 11h30
Juillet 2017
Alors qu’il met en scène « La sonate des spectres » de Strindberg au théâtre de la Gaîté, Roger Blin reçoit le manuscrit de« En attendant Godot » de Samuel Beckett. Immédiatement séduit par le texte, Blin se démène pour trouver financement et distribution. Trois ans plus tard, après de nombreux échanges entre le dramaturge et le metteur en scène, et grâce au soutien de Jean-Marie Serreau, alors directeur du théâtre de Babylone, la pièce est créée.
S’appuyant sur les écrits de Roger Blin, « Naissance d’un chef d’œuvre » est intéressant à plus d’un titre. Le contexte de cette aventure théâtrale unique est présenté avec précision mais sans didactisme. Le dialogue entre Blin et Beckett est souvent savoureux, le premier interrogeant le second sur le sens de son œuvre... et obtenant pour toute réponse : « Si je savais qui est Godot, je l’aurais dit dans ma pièce. » Le texte, enfin, donne à voir les étapes de la création, des premières visions de Blin lisant le manuscrit au choix de la distribution, des questions sur la psychologie des personnages au problème du décor (comment figurer « Une route à la campagne, le soir » ?).
Si la dernière partie du spectacle manque un peu de rythme, on sort convaincu par la qualité de la mise en scène, la scénographie magnifique de Stéphanie Chévara et le jeu des comédiens (Morgane Bader, Françoise Boisseau, Amand Eloi, Laurent Collard et Barthélémy Goutet). Cette « Naissance d’un chef d’œuvre », originale et séduisante, rappelle combien l’enthousiasme, la prise de risque et la pugnacité ont permis de faire entendre d’autres voix sur les scènes de théâtre.
Y. A.
« Naissance d’un chef d’œuvre », festival off d’Avignon, Espace Roseau Teinturiers, 18h20.
Juillet 2017
« L’histoire que je vais vous raconter est l’histoire de centaines de milliers de gens. C’est l’histoire du monde agricole. C’est l’histoire de Sébastien. »
Agriculteur dans le sud de la France, Sébastien a repris l’exploitation familiale où vivent toujours ses parents. Surendetté, il obtient du tribunal une période de sauvegarde de six mois, durant laquelle ses créances sont gelées. S’il parvient à prouver la viabilité de sa ferme, il peut espérer un rééchelonnement de ses traites. Mais la cohabitation avec son père, qui a consacré chaque heure de sa vie à son métier, s’avère houleuse.
Adapté du documentaire d’Édouard Bergeon (2012), « Les fils de la terre » dresse un état des lieux réaliste des difficultés du monde agricole, opposant deux générations : le père, dévoué corps et âme à son exploitation, et le fils, plus diplômé, évaluant mal les sacrifices qu’un tel métier exige. La mise en scène d’Élise Noiraud transporte l’action d’un lieu à l’autre avec fluidité et crée de belles images. La distribution, convaincante, est dominée par Vincent Remoissenet, Sandrine Deschamps et Julie Deyre, qui donnent à leurs personnages une humanité poignante.
Y. A.
« Les fils de la terre », festival off d’Avignon, théâtre les Lucioles, 18h50.
Juillet 2017
« La violence des riches » de Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon est une enquête sur la grande bourgeoisie. Les deux sociologues y expliquent notamment comment la classe dirigeante s’organise pour accroître ses privilèges, parvenant à faire passer ses intérêts particuliers pour l’intérêt général.
L’adaptation de ce livre pour le théâtre, réalisée par Stéphane Gornikowski, est particulièrement réussie. Des faits et des travaux d’experts sont présentés, comme l’accroissement des inégalités depuis 25 ans, ou l’étude de Richard Wilkinson prouvant qu’une société plus juste est meilleure pour tous – riches y compris. Mais le spectacle échappe à tout didactisme, illustrant le propos de manière vivante et souvent frappante, comme cette présentation des techniques d’optimisation fiscale d’Ikea avec des figurines Pokémon.
Durant la représentation, les comédiens s’interrogent : n’est-il pas excessif de parler de guerre des riches contre les dominés ? Monique Pinçon-Charlot leur répond : « C’est bien une guerre des classes, et les riches gagnent. Mais les armes ont changé. » Servi par trois excellents comédiens (Grégory Cinus, Malkhior, Sophie Affholder), le spectacle, original et drôle, présente aussi des initiatives citoyennes pour construire une alternative au néolibéralisme.
Quel que soit votre score au questionnaire « Êtes-vous un grand bourgeois ? » qui vous sera distribué (le rédacteur de ces lignes a obtenu 3 points sur 15 possibles), ce spectacle est fait pour vous.
Y. A.