LA PETITE REVUE
Critique littéraire et théâtrale
Nov 11, 2023
L’art au front
Figure majeure du monde de l’art pendant l’occupation, injustement oubliée par la suite, Rose Valland revient sur le devant de la scène dans un récit romancé qui narre son action durant la deuxième guerre mondiale, mais aussi après-guerre.
Femme discrète issue d’un milieu populaire, Rose Valland peine à se faire une place dans l’univers fermé des musées français. Sa valeur est reconnue par Jacques Jaujard, alors à la tête des musées nationaux. Il lui assure une place d’attachée de conservation au musée du Jeu de Paume et la charge de surveiller les allemands qui y ont installé l’ERR (Einsatzstab Reichleiter Rosenberg), service destiné à répertorier, confisquer et piller les biens des indésirables du nazisme. Malgré la surveillance du baron Kurt von Behr ou du SS Bruno Lohse, Rose Valland accumule alors des milliers de notes répertoriant tous les éléments qu’elle parvient à saisir : artistes, œuvres, provenance et destinations.
L’ouvrage met en lumière un aspect passionnant de la seconde guerre mondiale : l’enjeu, essentiel pour Hitler, du pillage massif des œuvres d’art des collectionneurs et grandes familles juives, dans l’idée de créer, à Linz, le plus grand musée du monde. Jennifer Lesueur décrit avec une grande précision le fonctionnement du marché de l’art pendant l’occupation, le rôle des marchands qui favorisent l’échange massif des artistes modernes contre ce que les nazis considèrent comme l’art noble - peintures italiennes de la Renaissance ou flamandes du 17e siècle - mais aussi le pillage plus personnel de Goering pour sa maison de Carinhall.
Le récit développe quelques faits historiques romanesques comme l’aventure du convoi du 1er août 1944 (dont le réalisateur John Frankenheimer a tiré un film, « Le Train »), qui transportait 148 caisses d’œuvres et 47 wagons de meubles volés, arrêté par la résistance à Aulnay-sous-Bois grâce à Rose Valland. Il évoque également des épisodes symboliques, notamment le déménagement des œuvres majeures du Louvre en 1939. La Victoire de Samothrace, extrêmement difficile à transporter, fut le dernier chef-d’œuvre à être évacué, le jour même de la déclaration de guerre.
Mais on découvre aussi tout un pan de l’Histoire peut-être moins connu encore. La deuxième partie du récit est en effet consacrée à l’après-guerre et à l’action des Monuments Men et autres organisations nationales et internationales destinées à récupérer les biens pillés. Le rôle de Rose est alors fondamental, même si, comme toujours, elle peine à conquérir une vraie place au sein des diverses institutions. Secrétaire générale du CRA (Commission de Récupération Artistique), en étroite collaboration avec James Rorimer des Monuments Men, mais aussi avec les historiens d’art et conservateurs allemands, Rose enquête inlassablement à travers l’Allemagne pour découvrir les cachettes et retrouver les œuvres pillées dans les dépôts, les mines, les châteaux. Elle consacrera sa vie à cette quête, même après son retour à Paris et l’arrêt officiel des recherches. Dans sa postface, Emmanuelle Polack propose une synthèse sur l’histoire de la restitution des biens spoliés, soulignant à son tour le rôle fondamental de Rose Valland et celui, très ambigu des États dans ce processus complexe et difficile.
Le texte de Jennifer Lesieur propose un juste équilibre entre l’essai et le récit et permet ainsi une lecture fluide et captivante. Il constitue un bel hommage à cette figure fascinante, à partir de laquelle sont esquissées les grandes problématiques du 20e siècle, de la folie nazie à la place des femmes, en passant par les enjeux politiques du pouvoir.
A.K.
Jennifer Lesieur, « Rose Valland, l’espionne à l’œuvre », postface d’Emmanuelle Polack, Robert Laffont, 2023