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Juin 2016

 

Candide en Amérique

 

Le jeune Lemuel Pitkin, originaire du Vermont, part tenter sa chance à New York après la saisie de sa maison. Mais l’Amérique de 1934 est en crise, et son parcours sera semé d’embûches. Naïf, proie facile des arnaques et attaques en tout genre, Lemuel Pitkin perd peu à peu ses illusions en même temps que des parties de son corps : dents, œil, doigts…

 

Nathanael West, décédé prématurément dans un accident de voiture, a publié dans les années 30 plusieurs ouvrages satiriques liés au contexte de la crise financière aux États-Unis, ainsi que des scénarios pour Columbia Pictures. « L’incendie de Los Angeles », paru au Seuil, est son roman le plus connu, tandis qu’« Un bon million » n’est réédité par les éditions de l’Arbre Vengeur qu’en 2014. C’est dans cette traduction de Catherine Delavallade que le texte reparaît cette année aux éditions de La Table Ronde.

 

Ce petit roman à l’humour noir décapant dessine une Chambre des Horreurs Américaines, à l’image de celle animée par le personnage de Jake Raven, compagnon éphémère du héros, dans le livre. Tout y passe : prostituées, maquereaux, voleurs, politiques, banquiers, Indiens sauvages, chercheurs d’or… Le rêve américain est démantelé sur un mode burlesque, et le caractère absurde des situations est accentué par l’enchaînement rapide de scènes grinçantes. « Notre héros », pour reprendre l’expression favorite de l’auteur, fait de la prison, est régulièrement dépouillé et passé à tabac - voire scalpé ! – ou contraint à des actions plus basses les unes que les autres. Le roman ne laisse la place à aucune note positive : l’héroïne est condamnée à la prostitution, l’unique allié se révèle être un dangereux dictateur et les adjuvants temporaires sont toujours d’habiles arnaqueurs.

 

Dans un style faussement naïf qui rappelle le Candide de Voltaire, Nathanael West suit son héros à travers les États-Unis, décrits comme un univers violent et injuste. Les institutions et les marginaux sont renvoyés dos à dos, et la manipulation, politique ou pécuniaire, est partout. Le roman dénonce l’échec des politiques libérales et le danger des discours populistes, capables d’exacerber la folie des hommes.

 

A.K.

 

Nathanael West, « Un bon million » (A cool million), traduit de l’anglais par Catherine Delavallade, Éditions de La Table Ronde, coll. « La Petite Vermillon », 2016, 192 p.

 

Juin 2016

 

L’autre « Recherche »

 

Ancien vendeur de tacos à Mexico, Teo vit dans un étrange immeuble de retraités dominé par sa voisine Francesca, présidente de la société littéraire qui réunit les locataires dans le hall d’entrée. Alcoolique et obsédé par les femmes, Teo passe ses journées à faire la guerre au cercle de lecture dont les membres, particulièrement Francesca, sont convaincus qu’il écrit un roman, à boire avec la maraîchère Juliette, fournisseuse de tomates pourries pour nourrir les révoltes, ou à lire la « Théorie esthétique » d’Adorno, instrument multi-usage qui lui permet tout aussi bien de tuer les cafards que d’éviter les importuns de toute sorte. Outre ses voisins et Juliette, Teo fréquente Willem, un mormon porteur de la parole du Seigneur, un aspirant romancier, rebaptisé Tête de Papaye, Dorotea, la petite-fille de Juliette qui travaille pour la Société protectrice des animaux, et son ami Mao, révolutionnaire.

 

« Les temps perdus » met en place un univers fantasque et décalé dans lequel le réel est sans cesse à double tranchant. Les vieux de l’immeuble lisent Proust, les cafards sont chassés à coups de musique ou de littérature, les chiens sont étouffés avec des bas de nylon puis vendus à des bouchers, les taqueros (vendeurs de tacos) sont amateurs d’art, les volumes de la Recherche servent à des pseudo-opérations révolutionnaires. Les personnages, à l’image de leurs faux noms qui se dédoublent – Francesca/Franchesca, Willem/Güilen, ou Juliette/Youliet – présentent plusieurs facettes : la vieille Francesca, objet des désirs du narrateur, est-elle muse, tyran ou espionne ? Dorotea travaille-t-elle vraiment pour la Société Protectrice des Animaux, ou est-elle une infiltrée au service de l’insurrection ? Tous ces figures ne sont-elles pas déformées par l’imagination de Teo, aspirant peintre, romancier qui n’en n’est pas un ?

 

Sous cette apparence burlesque – et qui nous régale de scènes jubilatoires – le roman retranscrit, par fragments, l’histoire du Mexique, ses révolutions, ses crimes, ses tremblements de terre, mais aussi ses artistes. Les souvenirs de Teo sur sa jeunesse – qui évoquent son père, artiste peintre, et sa mère, morte dans le tremblement de terre de 1985 –, sont hantés par des figures comme Diego Rivera ou Manuel Gonzales Serrano, dit « Le Sorcier », peintre de « l’Autre visage de l’École mexicaine de peinture ». Les « temps perdus » resurgissent ainsi lors d’une exposition consacrée à cet artiste oublié, dans laquelle Teo tente de reconstruire « la signification de l’histoire et du sens de [sa] vie ». Car la temporalité est bien au cœur de ce récit. Roman de la vieillesse et de l’histoire, « Les temps perdus » suivent la leçon proustienne : c’est l’écriture qui permet de construire – ou de reconstruire – le sens d’une vie.

 

A.K.

 

Juan Pablo Villalobos, « Les temps perdus », Actes Sud, traduit de l’espagnol (Mexique) par Claude Bleton, 304 p.

 

 

 

Mai 2016

 

Le point de vue du juge

 

Été 1981. Giacomo Colnaghi est magistrat à Milan durant les années de plomb. Avec une petite équipe, il mène une enquête sur une nouvelle bande armée liée aux Brigades Rouges, responsable de l’assassinat d’un politique chrétien-démocrate. Le travail du magistrat se mêle aux souvenirs de son père, résistant assassiné durant la seconde guerre mondiale, et à la vie familiale qu’il néglige pour se consacrer corps et âme à son métier.

 

Les romans sur l’époque des Brigades Rouges sont nombreux en Italie, mais le point de vue adopté par le jeune écrivain Giorgio Fontana – représentant d’une nouvelle génération, qui n’a pas vécu ces années-là –, est original : c’est celui d’un magistrat, représentant de la justice italienne. L’auteur a fait de son personnage Colnaghi un catholique sincère, ce qui lui permet de développer à la fois l’idée d’une justice plus humaine, une interrogation existentielle, et un sentiment de compassion, à la fois vis-à-vis des victimes et des bourreaux. Colnaghi recherche davantage du sens que des suspects, et l’intrigue policière n’est qu’un prétexte à une interrogation existentielle.

 

Le récit principal acquiert également de l’épaisseur par l’histoire passée qui vient s’y superposer : Colnaghi, dans sa quête de la vérité et de la justice, cherche également à retrouver son père et à comprendre sa mort. Le lien avec la seconde guerre mondiale, subtil, interroge le présent : peut-on rapprocher la lutte passée de celle, moderne, qui oppose des extrémistes politiques à un Etat injuste et corrompu ? La vision véhiculée par le roman est essentiellement humaniste, et non idéologique, comme le montre le dialogue entre le magistrat et le chef du groupuscule armé. Colnaghi bouscule les règles d’une société sclérosée de part et d’autre, pour tenter d’instaurer un réel dialogue entre les parties. Mais le dialogue est impossible et la fin déjà écrite : le présent rejoint le passé et les personnages se heurtent à une logique irrémédiable. Le roman atteint ainsi une certaine forme de tragique, non seulement par sa chute, mais aussi par les thèmes abordés.

 

Giorgio Fontana, publié par l’excellente maison d’édition Sellerio en Italie (qui accueille notamment les œuvres d’Andrea Camilleri ou Gianrico Carofiglio) est assurément un auteur à suivre.

 

A.K.

 

Giorgio Fontana, « Mort d’un homme heureux » (« Morte di un uomo felice », Sellerio, 2014, prix Campiello), trad. François Bouchard, Seuil, 2016, 320 p.

 

Mai 2016

 

« Une gigantesque plaisanterie »

 

Tout Londres parle de Priam Farll, peintre à la mode, coqueluche des intellectuels. Sa toile représentant un « simple agent de police, grandeur nature », « portrait le plus frappant qu’il fût, mais aussi la première apparition de l’agent de police dans le grand art » est refusée par la Royal Academy mais vendue à un riche collectionneur qui assoit ainsi définitivement sa réputation. Mais Priam Farll, loin de profiter de son succès, reste d’une étrange discrétion. Vivant à l’étranger, il refuse toute interview et toute publicité. Car le grand peintre est aussi un grand timide, prêt à se faire passer pour son domestique mort (Henry Leek) pour échapper au poids de la célébrité, et surtout d’un mariage trop vite promis. Mais sa nouvelle vie en tant qu’Henry Leek lui réserve peut-être de nouvelles surprises…

 

Sous une apparence extrêmement sobre, sérieuse et pince-sans-rire, « Enterré vivant » est une comédie subtile et efficace. À partir d’une situation absurde, mais dont la logique semble toute naturelle, Arnold Bennett caricature le monde de l’art, mais aussi la société londonienne. L’écrivain construit des scènes particulièrement savoureuses : l’enterrement du faux Farll en grandes pompes dans l’abbaye de Westminster – « gigantesque plaisanterie » – , ou le procès sur l’identité du peintre, et sur l’authenticité de ses derniers tableaux – « gigantesque escroquerie ».

 

L’intrigue est portée par des personnages délicieux : Farll, anti-héros par excellence, cinquantenaire (« âge en somme le plus romanesque et le plus tendre de tous les âges pour un homme ») peu séduisant, qui se laisse porter par les événements, et surtout Alice Challice, femme du peuple tout droit sortie de la vie du vrai Henry Leek, noble par son flegme et son imperturbable sagesse.

 

Le roman bouscule ainsi les clichés et le récit, sous une apparente légèreté, est traversé par des questions essentielles, autour de la liberté et de l’identité. Arnold Bennett joue à renverser les perspectives et les points de vue, dans cette comédie réjouissante, portée par un style savoureux.

 

A.K.

 

Arnold Bennett, « Enterré vivant », trad. de l’anglais par Jean Magdalen, L’Arbre vengeur, 2016, 256 p.

Avril 2016

 

Trois moments pour écrire une vie

 

Autobiographie existentielle en trois moments, « Les Portes de Fer » revient sur différents âges du narrateur, marqués par les femmes qu’il rencontre. La jeunesse, avec la mort de sa mère et le premier amour qui s’achève dans le Berlin Est de l’après-guerre. L’âge adulte, construit autour de trois figures féminines : l’épouse Maria, l’amante Benedicte et la fugitive Ivana, qui porte en elle le poids de la guerre de Yougoslavie. La maturité, avec une errance dans une Rome authentique et une dernière rencontre avec la jeune Jessie, photographe des ruines et des fissures.

 

Cette construction originale du roman en trois épisodes crée une sensation de longueur – en cohérence avec le récit d’une vie -, et dans le même temps un effet de variation : Jens Christian Grøndahl maîtrise parfaitement l’équilibre entre une œuvre de longue haleine et une fragmentation qui dynamise l’intrigue, la renouvelant sans cesse. Mêlant le roman d’éducation et le roman existentiel, « Les Portes de Fer » propose le portrait d’un homme qui, de désillusions en désillusions, cherche un sens à sa vie dans une Europe marquée par l’Histoire. Les personnages rencontrés sont souvent en fuite - Gundrun, professeur d’allemand et mère de son premier amour Erika, qui a secrètement quitté l’Allemagne de l’Est, Ivana et son fils Stanko, exilés serbes, qui se réfugient d’abord au Danemark, puis au Canada. Le narrateur lui-même semble sans cesse se dérober, à la recherche d’un idéal qu’il poursuit en vain, condamné à la solitude.

 

Au fil des rencontres, il en apprend davantage sur lui-même, et le roman met en scène des relations humaines complexes et subtiles, portées par des personnages féminins attachants, loin de toute caricature : l’indépendante Erika, apprentie philosophe et grande lectrice de Schopenhauer, la rationnelle Maria, la mystérieuse et ambiguë Ivana, ou encore Jessie, jeune photographe étrangement mûre, qui donne une leçon de vie au narrateur par son regard sur les fissures de Rome, jusqu’à l’image finale des ruines de Paestum.

 

Le roman, nostalgique et poétique, tisse des fils narratifs multiples, de Berlin à Rome en passant par Copenhague, centre de la narration. Jens Christian Grøndahl aborde les liens père-fille, la philosophie et la littérature, l’histoire, sans jamais appesantir le récit. Les pages sur la mort de la mère sont très belles, émouvantes et sobres, à l’image de l’œuvre. « Les Portes de Fer » est une leçon de vie toute en nuances, livrant un portrait d’homme fragmentaire, fissuré, et somme toute inachevé.

 

A.K.

 

Jens Christian Grøndahl, « Les Portes de Fer », traduit du danois par Alain Gnaedig, Gallimard, nrf, coll. « Du monde entier, 2016, 416 p.

Avril 2016

 

Un roman alterna-tif

 

« Un mètre cinquante-cinq pieds nus, soixante-trois kilos tout mouillé. L’air d’un gamin, avec une démarche de marin à terre, un visage typiquement métissé : un Américain issu d’un pot de chambre bouillonnant, fruit d’au moins cinq races différentes copulant par deux ou trois comme dans une partie de chaises musicales », tel est Lester Jefferson. Dans le Harlem des années 60, Lester, ou Les, a trouvé la recette miracle pour accéder au rêve américain : la lotion Silky Smooth qui lissera ses cheveux et lui permettra de sortir de son statut de noir condamné par une société raciste : « avec ça, vous pouvez devenir qui vous voulez ». Paré de ses boucles soyeuses, il mesure les effets de sa transformation sur ses voisins, puis tente sa chance à Harlem et Manhattan, à la recherche d’argent, de femmes et de travail. Il retrouve son vieil ami Little Jimmie Wishbone, star déchue d’un cinéma hollywoodien au service des clichés racistes, rencontre Deb, une prostituée flamboyante, et réalise le rêve américain en devenant la célèbre mascotte du « Roi du poulet frit », caquetant à quatre pattes dans les rues de New York.

 

« Les Tifs » (The Wig, 1966) est le second volet d’une trilogie new-yorkaise dont le premier volume, « Le Messager », est paru aux éditions du Tripode en 2013. Charles Stevenson Wright livre dans ce roman une vision très sombre de l’Amérique des années 60 sur un ton cynique et burlesque. Qualifiée d’ « autofiction dystopique » par le traducteur, « Les Tifs » peut également être lu comme une anti-fable sur le rêve américain. Cinéma, musique, filles, argent, voitures, tous les ingrédients sont là, mais l’envers du décor vient mettre à mal cet ironique paradis. L’auteur joue sur les effets de contraste et sur l’absurde pour dénoncer de sa plume acérée la comédie humaine et sociale qui se joue à New-York dans les années 60. Il s’appuie sur des personnages hauts en couleur, la voisine Nonnie Swift à la « trogne crispée et peinturlurée », Little Jimmie Wishbone avec son « poncho de l’armée en lambeaux » et « son air de play-boy de la CIA », Deb la prostituée, « débutante innocente à la beauté lyrique », M. Fishback qui se promène en masque à gaz et crache ses dents sur le trottoir. Des scènes truculentes comme la lutte épique de Lester contre les rats de sa voisine ou le meurtre par sa mère d’un enfant qui refuse d’aller à l’école ségrégationniste ont pu choquer le lectorat de l’époque, mais réjouissent le lecteur d’aujourd’hui. Charles Stevenson Wright fait preuve d’une grande liberté d’esprit et d’écriture, et d’une lucidité certaine : « D’après un politicien visionnaire, il était plus que probable qu’un Noir soit élu président des Etats-Unis en l’an 2000. » La caricature sociale masque donc une réflexion profonde sur la société et sur l’identité. Comme le dit Lester, « ma carte de sécurité sociale ne se prononce pas quant à mon humanité ».

 

Roman des marges d’une grande liberté formelle, « Les Tifs » témoigne également d’une richesse linguistique qui mêle les registres et les niveaux de langue. Il faut saluer ici le travail du traducteur, Charles Recoursé, qui parvient à rendre compte de ce mélange entre le vulgaire et l’épopée aux accents parfois poétiques. Le texte est illustré par de belles interprétations graphiques de Félix Godefroy. Les éditions du Tripode, une fois encore, nous proposent donc un très beau livre, dans tous les sens du terme.

 

A.K.

 

Charles Stevenson Wright, « Les Tifs » [The wig], trad. Charles Recoursé, Le Tripode, 2016, 240 p.

Mars 2016

 

Carole Fily est professeur agrégée d’allemand. « L’étrange mémoire de Rosa Masur » est sa troisième traduction de roman.

 

La Petite Revue. Comment avez-vous découvert ce roman de Vladimir Vertlib ?

 

Carole Fily. Faire de la traduction est un rêve qui me tient à cœur depuis longtemps. Je cherchais un livre qui pourrait me plaire pour le proposer à un éditeur. J’en ai lus énormément pendant un an, principalement des auteurs dont la langue maternelle n’est pas l’allemand : je trouve que cela ouvre un espace de liberté supplémentaire. J’ai découvert Vladimir Vertlib, que je ne connaissais pas et commencé à lire ses mémoires, « Zwischenstationen ». J’ai été subjuguée par ce texte, sa profondeur, son universalité, son humilité, par la force narrative et l’humour qu’il dégageait. J’ai appelé la maison d’édition autrichienne en disant que j’étais intéressée par ce livre et j’ai reçu une réponse assez sèche m’indiquant qu’ils avaient déjà des traducteurs… J’ai donc laissé le projet de côté et en 2010, lors d’un stage de traduction, j’ai eu l’occasion de travailler à nouveau sur ce texte de Vertlib. J’ai envoyé une proposition à plusieurs éditeurs. Les réponses ont été négatives, sauf Métailié qui a laissé une porte ouverte, même si ce livre ne s’intégrait pas dans leur ligne éditoriale. En juin 2012, Nicole Bary [l’éditrice] m’informe que Métailié a acheté les droits de « Rosa Masur », le premier roman de Vertlib, et me demande de le traduire. J’avais le livre, j’en vois l’épaisseur (400 pages) : ma première réaction est de penser que je n’en suis pas capable. Mais l’éditrice me dit, ce que j’ai trouvé admirable et généreux : « C’est vous qui avez attiré mon attention sur cet auteur, je tiens à ce que ce soit vous qui le traduisiez ».

 

P. R. Comment s’est passé le travail avec l’auteur ?

 

C. F. J’ai pris contact avec lui vers la fin de mon travail. J’avais déjà tout traduit, et je l’ai sollicité sur quelques questions qui me taraudaient. Vladimir Vertlib est très ouvert. Il était très enthousiaste à l’idée d’être traduit en français. Il m’a laissé entière liberté sur ce que je faisais, en toute confiance. Nous avons discuté de quelques subtilités de traduction. Je me suis retrouvée confrontée à la double culturalité de ce livre. J’ai compris ce que c’était de traduire un auteur qui n’écrit pas dans sa langue maternelle : il se permet des libertés avec la langue. Certaines choses un peu hybrides, à la fois russes et allemandes, étaient difficiles à rendre en français, mais j’ai trouvé ça magique.

 

P. R. Vous avez un exemple ?

 

C. F. Dans un chapitre, la narratrice parle de son frère Moyshe. Elle se rappelle une photo de lui avec ses camarades d’armée. Leur base militaire communiste s’appelle la base des « rote Igel Handschuhe », littéralement la maison des « gants hérisson rouges ». Je cherche dans le dictionnaire bilingue, aucune entrée. Rien non plus dans les dictionnaires en ligne. Sur Internet, je vois des images de moufles d’enfants avec des piques dessus… Je me dis : « Qu’est-ce que c’est que ça ? » Je me rends même dans des magasins, je ne trouve rien. Je laisse cette question pour la fin. L’auteur me révèle que c’est un jeu de mots qu’il a construit, un mélange entre l’allemand et le russe. Ça vient d’une expression russe : « traiter quelqu’un avec des gants hérisson » signifie le critiquer, le laminer, le frapper, le mettre plus bas que terre. Il fallait trouver une traduction. Nous en avons discuté. Finalement, je me suis résolue à utiliser « poings » pour traduire la violence. On perd quelque chose mais on n’avait pas le choix. Là, il a fallu que je demande à l’auteur : j’étais dans une aporie.

 

P. R. Lors de la présentation du livre à l’institut Goethe, vous racontiez que vous aviez fait lire le livre à des germanophones natifs qui trouvaient que ça ne sonnait pas tout à fait allemand.

 

C. F. Je ne suis pas allemande, mais effectivement, je me disais que, parfois, le texte était un peu bizarre. Quand j’avais vraiment des doutes, je l’ai fait lire à des germanophones. Leur réaction a été : un allemand ne dirait pas tout à fait les choses comme ça. Comment traduire cette étrangeté ? Ce n’était pas simple parce que le texte doit rester étrange tout en passant en français : il ne faut pas que le lecteur bute à chaque phrase sur quelque chose qui le choque. Au début, j’ai vraiment eu du mal. Lorsque j’ai envoyé la première version de la traduction, j’ai reçu un coup de fil assez virulent de l’éditrice : « Votre texte ne va pas du tout. Vous avez fait du français alors que c’est un roman russe. » Ce premier jet était trop léché. Nicole Bary m’a dit : « Faites du russe. Suivez le rythme du texte. » À partir de là, j’ai tout revu en me détachant du français. Il fallait que je me laisse bercer par la musique du texte original. Je n’avais pas le temps d’apprendre le russe, donc j’ai essayé de m’en imprégner : j’ai écouté la radio, quand il y avait des gens qui parlaient russe dans le métro je m’asseyais à côté d’eux… Je fermais les yeux et j’écoutais… Je devais écrire en français un texte doublement étranger : à la fois allemand et russe. C’est une traduction au carré !

 

P. R. Quels ont été les changements entre cette première traduction « littérale » et la deuxième version ?

 

C. F. La première version était un peu trop française, un peu trop lisse. Vertlib a tendance à mettre beaucoup de phrases juxtaposées, de compléments circonstanciels les uns à la suite des autres, ce que je pouvais trouver un peu alangui, traînant. J’avais peut-être allégé ce rythme en mettant des propositions relatives, des tournures plus françaises. En y réfléchissant, j’ai décidé de prendre le parti de la musicalité de la langue russe. Je me suis aussi demandé qui était la narratrice. La langue maternelle de Rosa est le russe ; elle est germaniste et non germanophone. Il faut respecter cette langue apprise, avec ses aspérités, ses imperfections.

 

P. R. Comment qualifieriez-vous le style de Vladimir Vertlib ?

 

C. F. « Rosa Masur » est un texte travaillé, mais parfois il y a une espèce de jaillissement, quelque chose qui relève du premier jet, comme s’il avait fallu que les choses sortent. Vladimir Vertlib a écrit ce roman à partir d’interviews enregistrées de sa grand-mère : c’est à la fois très travaillé et très personnel. Ce n’est pas facile à rendre. C’est drôle parce qu’il y a des passages qui m’ont énormément plu et d’autres où je me disais que je ne l’aurais pas écrit comme ça. Parfois, on a envie de retravailler le texte, de se substituer à l’auteur, de devenir soi-même maître de la plume, or ce n’est pas mon rôle. C’est quelquefois le problème : est-ce qu’on embellit le texte ? Je me suis accordé quelques libertés ; parfois on a envie de mettre un peu sa touche personnelle. Le traducteur est parfois tenté de sortir de l’ombre…

 

P. R. Une question de néophyte : traduisez-vous dans l’ordre ?

 

C. F. Non. J’ai traduit les six premiers chapitres et après j’en ai eu assez d’être dans la guerre, dans la continuité un peu glauque de l’Histoire du début du 20ème siècle : je suis passée aux quatre derniers chapitres. Le ton y est différent, c’est un autre lieu, une autre époque, d’autres personnages. Il y a plus de souffle : j’avais l’impression de traduire un autre livre. Le roman est long, et en travaillant chronologiquement je n’avais pas l’impression d’avancer. Les premiers chapitres sont très denses au niveau émotionnel. Pour le traducteur, c’est quelque chose d’assez lourd psychologiquement, même si c’est très loin et que je ne suis pas directement concernée. J’avais envie de casser le rythme. Je suis volontairement passée aux quatre derniers chapitres, où il y a l’apparition de Staline, sorte de deux ex machina à la Boulgakov. Ça fait penser au « Maître et Marguerite » c’est un peu loufoque, c’était un autre rythme, il y avait plus de dialogues, une autre ambiance. J’avais envie de traduire la fin, d’arriver au bout pour me rassurer.

 

P. R. Vous m’expliquiez que vous lisez votre traduction à haute voix…

 

C. F. Cela permet de voir le rythme, les sonorités, les répétitions – parfois entre quelques syllabes, si la syntaxe passe, s’il manque une virgule, comment ça sonne… Dans un passage, il y avait le mot « rivière » et, juste après, « rive ». Au lieu de « rive », je mets « côté ». Et « côté » apparaissait deux lignes plus loin… On a l’impression que ce sont des dominos sans fin. À un autre moment, je tombe sur une phrase : « Le train se traînait dans la vallée. » Ce n’était pas possible. En allemand, on a le mot « Zug » et « sich schleppen », les sonorités sont différentes. Mais en français on est confronté à une répétition horrible, il faut trouver autre chose, qu’il y ait de l’euphonie, pas de hiatus. On est obligé de repenser la langue, c’est très déstabilisant. Il m’est arrivé d’utiliser une expression en me disant que ça sonnait bien, de regarder ensuite son sens véritable – et de constater que cela faisait trente ans que je l’utilisais de façon erronée !

 

P. R. À quel moment du travail arrivent les dictionnaires ?

 

C. F. Tout de suite, pour des vérifications, trouver des synonymes, des sens. Les dictionnaires sont des compagnons de route indispensables mais je m’en méfie : ce sont de faux amis. Un seul dictionnaire ne suffit pas. J’en consulte deux ou trois : un bilingue, un unilingue, les dictionnaires français… Traduire relève du parti-pris, de la subjectivité. On doit s’interroger en permanence : qu’est-ce qui importe, le texte ou l’évocation, l’image ? Quand je traduis maintenant, si certaines choses me semblent un peu alambiquées, je pars du principe qu’il faut traduire une image qui fasse sens dans la tête du lecteur français. Mais parfois on y perd : ce qui passe par un mot très évocateur, très chargé de sens par ses sonorités, sa texture en allemand, ne peut passer en français que par une image. La langue allemande est chargée d’expressions très colorées qu’on va traduire en français par une image plus molle, plus faible. Mais on peut compenser ensuite et injecter à un autre endroit, qui paraît plus terne en allemand, quelque chose de plus coloré en français. C’est un équilibre.

 

P. R. Le livre évoque l’antisémitisme et des pages d’histoire, comme le siège de Leningrad.

 

C. F. Tout ce qui a trait à l’antisémitisme d’Etat, les démarches kafkaïennes de Rosa pour faire inscrire son fils à l’université, la bureaucratie russe, son hypocrisie, sont des choses assez connues. Mais le siège de Leningrad, je ne le connaissais pas. C’est un moment très fort. Je ne sais pas s’il y a d’autres livres qui le décrivent aussi bien que Vladimir Vertlib. C’est un passage difficile à traduire parce qu’il est très lourd : quand ils tuent le chat, que les voisins mangent le grand-père, que Rosa pense que sa fille a été kidnappée par un cannibale… Ce roman m’a également ouverte sur d’autres choses. J’ai lu « La route de la Kolyma » de Nicolas Werth, « Terres de sang » de Timothy Snyder, sur les massacres perpétrés eu Europe sous Hitler et Staline. J’élargis le sujet !

 

P. R. Est-ce que le traducteur a parfois envie de prendre parti ?

 

C. F. Surtout dans les dialogues. En français il y a le « on » et en allemand le « wir » pour dire « nous » ou « on ». J’aime beaucoup les dialogues, la vivacité de l’oral, c’est percutant. Dans les dialogues, on a aussi des interjections, des jurons qui n’ont pas la même force en allemand qu’en français. Quelque fois c’est la force des dialogues qui est difficile à rendre, doit-on dire « nous » ou « on », est-ce plutôt un dialogue dialogué ou travaillé ? Ce n’est pas simple.

 

P. R. Jusqu’où va le respect du traducteur ?

 

C. F. Je respecte le texte d’origine et l’ordre des mots au maximum. Jusqu’aux limites, quand ce n’est plus tenable pour le lecteur. Il faut respecter l’original sans que ça sente la traduction. En fait, tout dépend de ce qu’on recherche : un ton ou un texte ? Là, il fallait que le texte allemand et français coïncident. Le roman d’Anila Wilms que je suis en train de traduire (« Das albanische Öl oder Mord auf der Strasse ») est ironique : c’est une farce. Quand j’en ai pris conscience, tout en a été modifié : il fallait retranscrire le ton. Il faut que le lecteur lise un texte agréable mais, en même temps, il doit aussi avoir conscience qu’il y a une traduction, un passage. Pour prendre goût à ce passage, il faut que le lecteur ait accès à certaines aspérités du texte original. Se rappeler de temps en temps qu’il lit une traduction, un auteur étranger. C’est personnel. Peut-être que traduire ce texte avec quelqu’un d’autre aurait donné un livre différent. Un autre éditeur m’aurait peut-être dit : là vous faites trop de russe, il faut faire du français, que ce soit fluide et élégant. C’est très subjectif.

 

Propos recueillis par Yann Albert en mars 2016.

 

Mars 2016

 

L’histoire d’un siècle

 

Rosa Masur est née en 1907 en Biélorussie. À la fin des années 90, elle émigre en Allemagne, dans la ville imaginaire de Gigricht, où vit déjà son petit-fils. A l’occasion de son 750ème anniversaire, la ville souhaite éditer un livre présentant les récits des différentes communautés qu’elle accueille. Parmi de nombreux russes ayant émigré dans la région, Rosa Masur est choisie pour témoigner. Elle entreprend alors de raconter son siècle d’histoires – et l’Histoire de son siècle : l’exil de sa sœur aînée au Canada, la tentative de fuite de la famille vers l’Autriche en 1915 pour éviter à Moyshe, le frère de Rosa, d’incorporer l’armée, l’arrivée à Leningrad en 1925, son année de travail comme ouvrière dans une usine textile (condition alors nécessaire pour pouvoir obtenir une bourse d’études), la seconde guerre mondiale puis, dans les années 50, son combat pour que son fils Kostik puisse, malgré ses origines, suivre des études supérieures.

 

Cette saga historique et romanesque est basée sur le témoignage de la grand-mère de Vladimir Vertlib. Les différents épisodes de la vie de Rosa constituent l’ossature du roman – et ses pages les plus convaincantes. Le récit du siège de Leningrad en 1941, durant lequel Rosa tente de survivre avec son mari et ses deux jeunes enfants, est terrible et passionnant. Son retour dans son village natal après-guerre (tous les juifs ayant été exterminés par les nazis) et sa tentative pour faire reconnaître ce martyr par les autorités russes est également très touchant. Vladimir Vertlib créé également une galerie de personnages secondaires attachants, dont Macha, amie de jeunesse de Rosa qui continue à l’accompagner et la conseiller post mortem.

 

Cette belle articulation entre l’histoire intime et l’Histoire construit un univers romanesque riche, presque sous la forme d’une grande fresque classique. Pourtant, le roman s’en distingue par le traitement qu’il opère de la mémoire. Vladimir Vertlib joue avec le témoignage et la fiction, par des va-et-vient temporels, mais aussi par une pirouette finale qui laisse planer le doute sur les événements racontés : cela peut sembler artificiel, mais se révèle néanmoins original et séduisant.

 

Dans un style alerte où pointe souvent un humour désespéré, Vladimir Vertlib offre un tableau apocalyptique mais très instructif de la vie de la communauté juive dans la Russie du 20ème siècle. Ayant connu la misère et la peur perpétuelle du lendemain, ayant traversé la révolution russe, l’occupation allemande et le stalinisme et souvent souffert d’un antisémitisme violent, Rosa Masur découvre grâce à ce projet de livre la joie de témoigner et d’être enfin reconnue. « Arrête de critiquer ce projet. Il me procure un grand plaisir, protesta Rosa. Je peux raconter ce que je veux. On me laisse parler. Personne ne me dit ce que je dois faire. » Un apprentissage salutaire de la liberté, enfin.

 

 

A.K. et Y. A.

 

Vladimir Vertlib, L’étrange mémoire de Rosa Masur (traduction de Carole Fily), Editions Métailié, 2016, 411 p.

Mars 2016

 

Un roman américain

 

Jeune étudiante au talent prometteur, Joan succombe au charme de son professeur Joe Castelman. Issu d’une famille de marchands de chaussures, passionné de littérature, celui-ci est l’auteur d’une seule nouvelle, assez médiocre. Pourtant, il connaît le succès avec son premier roman, puis après une brillante carrière, reçoit le prestigieux prix d’Helsinki. Dans l’avion qui les mène en Finlande pour la réception donnée en l’honneur de son mari, Joan revient sur leur rencontre et leurs débuts à New York dans les années 50, puis sur leur longue vie commune. Femme d’écrivain, Joan semble avoir sacrifié ses propres dons pour le soutenir, dans une société marquée par la domination masculine.

 

Déjà paru en 2005 sous le titre « L’Épouse », « La doublure » suit de près la parution des « Intéressants » aux éditions Rue Fromentin[1]. On y retrouve avec bonheur le même souffle narratif et la même ironie, sous une plume acérée. À travers l’histoire du couple que forment Joe et Joan, Meg Wolitzer dresse un tableau sans complaisance de l’Amérique de l’après-guerre aux années 2000. Les femmes sont réduites à être des épouses qui supportent leurs maris sans parvenir à s’imposer. Dès le début du roman, la figure de l’écrivain femme est dévalorisée : Hélène Mozell, auteur de « Chiens couchants » qui rencontre un succès relatif, fait figure de repoussoir pour la jeune étudiante qu’est Joan. Cynique et en colère, elle restera un modèle négatif malgré l’évolution de la société et l’émergence plus tardive de romancières à succès. Joan évoluera ensuite dans le milieu éditorial – relativement sexiste – puis dans celui, très fermé, des femmes d’écrivain dont le destin tragique est particulièrement bien incarné par le personnage de Tosha Besner - femme juive qui a perdu toute sa famille dans les camps de concentration. Et pourtant, Joan a le choix et c’est ce que montre parfaitement Meg Wolitzer par cette réflexion sur le statut de la femme, très bien menée, subtile et jamais caricaturale.

 

Meg Wolitzer maîtrise parfaitement l’art romanesque. Le lecteur est entraîné par l’épaisseur temporelle du roman : la longueur du récit qui s’étend au rythme de la vie du couple est suspendue par des va-et-vient temporels très bien gérés. Le roman procède par touches mais joue, comme dans « Les Intéressants », sur le mouvement d’une vie qui passe. Le caractère très romanesque de l’œuvre narrative longue trouve aussi un écho dans la tension – certes légère – de l’intrigue. Le thème de la doublure mis en valeur par le titre – choix interprétatif du traducteur qui peut paraître quelque peu surprenant, le titre original étant « The wife » - souligne le « mystère » romanesque qui plane sur le texte dès les premières pages. Pourquoi Joan sacrifie-t-elle son talent ? Pourquoi reste-t-elle avec son mari alors qu’elle n’est pas heureuse ? Pourquoi Joe se révèle-t-il soudain un écrivain à succès ?

 

Meg Wolitzer nous livre des éléments de réponses par petites touches, sans tomber dans le roman à thèse, laissant la place à l’interprétation et à la réflexion.

 

A.K.

 

Meg Wolitzer, « La doublure » [« The wife »], traduit par Johan-Frédérik Hel Guedj, Éditions Rue Fromentin, 564 p.

 

 

 

[1] Voir notre critique de septembre 2015.

Novembre 2015

 

« Una tua lettera è la vita, sai ? Quindi mandami tanta vita »[1]

 

Le roman de Paolo di Paolo retrace deux destins qui se croisent sans jamais vraiment se rencontrer, de Turin à Paris : le premier, celui de Piero (Gobetti), éditeur, intellectuel italien anti-fasciste, figure réelle des années 20. Le second, celui de Moraldo, personnage fictif, jeune étudiant peu sûr de lui, qui rêve d’action et de reconnaissance. Piero est persécuté par le fascisme qu’il combat grâce à sa maison d’édition et à sa revue littéraire et politique. Il finit par abandonner Turin et sa jeune famille pour gagner Paris, où, malade, il tente de reprendre des forces pour poursuivre ses activités. Moraldo, l’un de ses compagnons d’université, l’admire et le jalouse, sans jamais oser l’approcher autrement que par des lettres maladroites. Séduit par une jeune photographe, il la suit à Paris où il rencontrera, l’espace d’un instant, Piero.

 

« Mandami tanta vita » est un livre magnifique. S’appuyant sur des documents d’époque, comme la correspondance entre Piero Gobetti et sa femme Ada, Paolo di Paolo s’approprie le personnage pour créer une réelle fiction, tout en parvenant à faire revivre l’atmosphère d’une époque. La mention de la revue « L’Illustrazione italiana », la discrète présence des écrivains et intellectuels de l’époque, ou la citation de quelques vers du poète Eugenio Montale, découvert par Piero Gobetti, alimentent le mélange réussi entre réalité et fiction. Cet univers qui mêle une dimension historique et politique et le parcours de personnages réels ou imaginaires n’est pas sans rappeler celui d’Antonio Tabucchi – l’un des premiers d’ailleurs à avoir salué le talent du jeune écrivain italien. Dans la très belle postface de l’édition italienne, Paolo di Paolo explique ce parcours entre le document (essais historiques, articles d’époque, romans, qui deviennent presque un musée imaginaire) et la réélaboration fictionnelle.

 

« Mandami tanta vita » est aussi un livre sur la jeunesse, ses idéaux et ses désillusions. Le jeune Piero offre un bel exemple de la jeunesse intellectuelle de l’entre-deux-guerres dont le talent se heurte à une société endormie par le fascisme et que la maladie – métaphore peut-être de la situation politique – rendra finalement impuissant. Le personnage de Moraldo sert quant à lui de contre-point à la réussite – toute relative cependant en ces temps troublés – de Piero, double négatif d’une même soif d’action, toute intellectuelle soit-elle. Moraldo est particulièrement touchant dans ses incertitudes, sa frustration et ses échecs. La très belle confrontation de ces deux trajectoires fait sens et le roman est parfaitement construit à partir de ce va-et-vient entre les deux personnages.

 

Le roman, nostalgique, est aussi très poétique. Paolo di Paolo emporte le lecteur par son style : l’on a souvent envie de relire certaines pages, admiratifs d’un si grand talent et d’une si grande maturité chez un jeune écrivain.

 

A.K.

 

Paolo di Paolo, « Mandami tanta vita », Feltrinelli, 2013, 164 p. (« Tanta vita ! », traduit par Renaud Temperini, Belfond, 2014, 228 p.)

 

 

 

[1] « Une lettre de toi, c’est la vie, tu sais ? Envoie-moi donc beaucoup de vie. »

 

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