LA PETITE REVUE
Critique littéraire et théâtrale
25 novembre 2020
Le roman de Joyce Carol Oates est impressionnant. À travers la peinture de deux mondes opposés, l’Amérique anti-avortement, très religieuse, et celle, progressiste, qui défend le libre choix, l’auteur décrit deux façons de penser, deux logiques, de l’intérieur, avec une grande précision. Elle adopte ainsi le point de vue du meurtrier, montrant toute l’ambiguïté et la complexité de la conception du martyr. On suit le parcours mental de Luther Dumphy, jusqu’au procès et au couloir de la mort. L’auteur adopte également le point de vue des deux familles, et plus particulièrement des deux filles, Naomi Voorhees et Dawn Dumphy. Avec une grande humanité, elle aborde le traumatisme des proches et leur difficile reconstruction dans un monde hostile et violent. J. C. Oates parvient à saisir toute la diversité de l’Amérique contemporaine - du New York intellectuel à l’Ohio conservateur, en passant par le monde de la boxe dans lequel Dawn se réfugie - mais aussi toute la subtilité des rapports intimes. Le roman est très riche formellement, les différentes voix s’entrelacent harmonieusement dans une narration vertigineuse.
A.K.
Joyce Carol Oates, « Un livre de martyrs américains » [A Book of American Martyrs], traduction de Claude Seban, Philippe Rey, 2019
Novembre 2020
« À rude épreuve », le deuxième volume de la saga de J. E. Howard, débute en septembre 1939 et s’achève à la fin de l’année 1941. On y suit plus particulièrement les trois jeunes filles de la famille : Louise et ses premiers pas dans le théâtre, Clary dont le père est porté disparu et Polly en quête d’elle-même. Les adultes, entre adultère et maladie, sont moins présents dans ce volume et laissent la part belle à cette jeunesse qui se déploie avec grâce. Le point des vue des adolescentes sur le monde des adultes est subtilement rendu par le style indirect libre, laissant percer une légère ironie, affectueuse, de l’auteur envers ses personnages.
Le roman, bien qu’assombri par la guerre, est lumineux. Il dévoile avec une grande délicatesse l’intimité des personnages. Tout comme dans le premier volume, le passage complexe de l’enfance à l’adolescence, puis à l’âge adulte, y est particulièrement bien rendu. À travers l’histoire des Cazalet, E. J. Howard ressuscite un monde dans lequel la mélancolie et la tendresse se lisent avec délice.
A.K.
Elizabeth Jane Howard, « À rude épreuve. La saga des Cazalet II » [Marking Time. The Cazalet Chronicles], traduit de l’anglais par Cécile Arnaud, Éditions de la Table Ronde, « Quai Voltaire », 2020, 408 p.
Septembre 2020
Le titre original du dernier roman de Richard Russo, « chances are… », tiré des paroles d’une chanson de Johnny Mathis, place d’emblée le roman sous le signe de la nostalgie. Il entrelace les voix de trois vieux amis, Teddy, Lincoln et Mickey, qui se sont rencontrés à l’Université de Minerva sur la côte Est. C’est leur statut social qui rapproche les étudiants aux personnalités très différentes. Boursiers, ils travaillent comme serveurs dans la sororité des Theta où ils fréquentent la fascinante Jay dont ils sont tous trois amoureux. À 66 ans, ils se retrouvent sur l’île de Martha’s Vineyard où Lincoln possède une maison familiale qu’il a l’intention de vendre. Dans cette maison qui appartenait à sa mère, les trois compagnons ont vu Jay pour la dernière fois avant sa disparition, lors de quelques jours passés sur l’île à la fin de leurs études. Entre souvenirs et enquête, les trois hommes s’interrogent sur leurs choix de vie et sur leur amitié.
Le roman s’ouvre sur un tirage au sort très symbolique : celui de la première conscription pour le Vietnam, le 1er décembre 1969. Le facteur chance, plus que les choix peut-être, est intimement lié aux parcours de vies : la chance de ne pas être tiré au sort ce jour-là, ou celle d’être choisi par Jay. C’est donc l’évènement originel autour duquel tout semble se cristalliser, et à partir duquel la mémoire des personnages travaille. L’enquête oscille ainsi entre intrigue policière et interrogation sur ce qui fonde une trajectoire. Richard Russo excelle à créer une atmosphère étrange et poétique. Le récit mêle des thématiques extrêmement variées qui s’entrelacent harmonieusement. Amitié, politique, maladie, folie ou filiation forment un récit foisonnant. Ode à l’amitié plus qu’à l’amour, « Retour à Martha’s Vineyard est un roman idéaliste, et surtout très humain.
A.K.
Richard Russo, « Retour à Martha’s Vineyard » (« Chances are… »), traduit de l’anglais par Jean Esch, Éditions de la Table Ronde, « Quai Voltaire », 2020, 380 p.
Juillet 2019
Quatuor
Le titre original du roman, « The Sea Change », tiré de La Tempête de Shakespeare, place le récit sous le signe de la transformation. La narration s’ouvre à Londres avec une tentative de suicide (la secrétaire, amoureuse déçue) qui dévoile les failles du trio de personnages au cœur de l’intrigue : Emmanuel, célèbre dramaturge, sa femme Liliane, malade du cœur et incapable de se remettre de la mort de leur fille des années auparavant, et l’assistant, ami et presque fils Jimmy. Malgré le succès et les voyages incessants, le trio évolue dans un huis-clos figé qui ne sera rompu que par l’arrivée d’un quatrième personnage, Sarah. Son nom, symboliquement le même que celui de la fille perdue (et à qui, pour cela, l’on préfère donner le prénom d’Alberta), annonce-t-il la rédemption pour ces personnages à la fois égoïstes et si profondément humains ? Liliane, fragile et blessée, se comporte comme une enfant gâtée. Emmanuel recherche la diversion dans des amours sans importance ni lendemain, tandis que Jimmy subit sans ciller les caprices du couple.
Elizabeth Jane Howard analyse avec beaucoup de finesse les sentiments de ses personnages, au moyen d’une narration habilement menée. Telle une composition musicale, les voix du quatuor s’entrelacent par une succession de monologues. L’évolution des relations, très lissées en apparence, laisse entrevoir le tumulte de passions contenues, mais aussi la possibilité d’un changement. La fin du roman, empreinte d’une nostalgie très poétique, est particulièrement belle. La peinture de la Grèce, avec l’île d’Hydra en toile de fond dans une grande partie du récit, est à la fois très concrète, offrant de séduisantes images, et très intimiste. Elle nourrit deux portraits de femmes complexes, la jeune fille ingénue mais profondément juste et la femme blessée, dont la confrontation est d’une grande originalité. Avec une simplicité remarquable et par touches subtiles, le récit aborde des thèmes très riches : perte de la jeunesse, perte d’un être cher, difficulté de la création, liens père-fils. Il revêt ainsi une dimension existentielle tout en restant éminemment romanesque.
A.K.
Elizabeth Jane Howard, « Une saison à Hydra » (The Sea Change), traduit de l’anglais par Cécile Arnaud, Éditions de la Table Ronde, « Quai Voltaire », 2019, 448 p, réédition poche, « La petite vermillon », 2020.
Avril 2020
Chroniques d’une guerre annoncée
Le premier volume de la saga des Cazalet débute à Londres pendant l’été 1937. On y suit l’histoire de trois frères, Hugh, Edward et Rupert Cazalet, tous trois mariés et pères. Hugh, l’aîné, mari aimant, souffre de terribles migraines suite aux blessures de la première guerre mondiale. Edward, bel infidèle, est plus insouciant. Ils s’occupent tous deux de l’entreprise familiale. Le cadet, Rupert, artiste peintre qui a perdu sa première femme en couches, a épousé en secondes noces une jolie jeune femme superficielle et peu intéressée par la maternité. Les trois familles se rejoignent chaque été dans la demeure familiale, dans la campagne anglaise où résident leurs parents et leur sœur célibataire Rachel, secrètement amoureuse de son amie Sid.
Le roman mêle habilement les trajectoires individuelles et la vision d’ensemble d’une famille, véritable macrocosme où chacun évolue à l’intérieur d’une dynamique qui réunit adultes, enfants et domestiques, au gré d’alliances et de tensions qui évoluent au fil du temps au sein de cette famille élargie. En se concentrant sur les étés, l’auteur adopte un traitement original de la temporalité. Elle souligne ainsi l’ambiguïté de l’évolution de la situation à l’horizon de la deuxième guerre mondiale, entre montée des tensions et recul de la guerre. Le premier volume s’achève avec le discours de Chamberlain qui annonce la paix maintenue, tandis que le second volume s’ouvrira avec l’entrée en guerre de l’Angleterre l’année suivante.
Le roman est riche et se nourrit des nombreux personnages de cette famille élargie (et pour laquelle l’arbre généalogique joint au roman est d’une grande utilité !), les thèmes multiples : peurs et rebellions de l’enfance, traumatismes de la grande guerre, vie de couple, description de la bourgeoisie anglaise… le tout sur fond d’une guerre imminente.
Le récit se construit sur les détails, jouant sur une dilatation du temps qui fait entrer le lecteur de plein pied dans le monde des Cazalet avec force descriptions, du réveil des domestiques qui ouvre le livre aux listes de menus en passant par les émois amoureux, les achats de vêtements ou les récits de tromperies. Le premier volume s’attarde particulièrement sur la période trouble du passage de l’enfance à l’adolescence, autour des personnages de Polly, Louise et Clary, mais aussi sur l’enfance, ses peurs et sa logique charmante.
La variation semble être le maître mot du roman qui passe harmonieusement d’un personnage à l’autre, se glissant parfois dans la tête d’un paysan ou d’une institutrice célibataire, dressant des portraits émouvants des diverses couches de la société de l’époque.
Ce premier volume pose ainsi les fondements d’un univers que nous aurons plaisir à retrouver avec le deuxième volume dont la parution est prévue pour le mois d’octobre.
A.K.
Elizabeth Jane Howard, « Étés anglais. La saga des Cazalets I » [The Light Years. The Cazalet Chronicles], traduit de l’anglais par Anouk Neuhoff, Editions de la Table Ronde, 2020, 577 p.
Février 2020
Le premier volume des « Chroniques de Prydain » (saga de cinq volumes écrit entre 1964 et 1968), paru en janvier aux éditions Anne Carrière, met en place un univers séduisant qui servira de cadre à quatre autres volumes à paraître de février à octobre 2020. L’histoire de Taram, jeune apprenti porcher qui rêve d’héroïsme et d’aventures, associe le roman d’apprentissage et le fantastique, combinaison qui a fait le succès d’une saga comme HarryPotter. Le Mal est ici incarné par Arawn, seigneur du royaume de la Mort, le Roi Cornu, monstre sanguinaire qui lui a prêté allégeance, les Damnés du Chaudron et Achren, dangereuse enchanteresse. À la poursuite d’un cochon capable de prédire l’avenir, Taram s’enfonce dans la forêt. Débute ainsi une série d’aventures et de rencontres avec d’originaux personnages, animaux, chevalier, barde, nains ou princesse rebelle. Lloyd Alexander crée un monde foisonnant et mêle habilement différentes traditions, des chevaliers de la Table Ronde au contemporain « Seigneur des Anneaux ». Le récit, mené avec humour et simplicité, procure un réel plaisir de lecture et séduira sans aucun doute les jeunes lecteurs, les introduisant en douceur à l’univers de la fantasy.
A.K.
Lloyd Alexander, « Les chroniques de Prydain », traduit de l’anglais par Marie de Prémonville, Éditions Anne Carrière, 2020, 200 p.
Janvier 2019
Roman du silence, « Le Ghetto intérieur » raconte la paralysie de ceux qui n’ont pas vécu la Shoah, la souffrance qui naît de la culpabilité d’avoir abandonné des êtres chers, d’avoir fui un destin auquel les autres n’échapperont pas. Vicente Rosenberg a quitté la Pologne à la fin des années 20 et vit à Buenos Aires avec sa femme Rosita et leurs trois enfants. Il a voulu se détacher de sa famille (sa mère et son frère sont restés à Varsovie), de ses origines juives et de l’Europe antisémite. Face aux événements dont les échos lointains parviennent à peine en Argentine à travers quelques colonnes perdues dans les pages des journaux, Vicente choisit de mourir peu à peu, s’enfermant dans un ghetto intérieur fait de silence. Il tente en vain de ne pas savoir, pressentant seulement ce « crime sans nom ». Tout comme « La douleur » de Marguerite Duras racontait l’insupportable attente, Santiago Amigorena décrit l’immense souffrance des exilés dans un récit très sobre et sans complaisance. En remettant des mots sur ce silence, il cherche à rendre vie et sens à son histoire familiale.
A.K.
Santiago Amigorena, « Le ghetto intérieur », P.O.L., 2019, 192 p.
Janvier 2019
Fragment d'un disours amoureux
Le roman d'Isaac Rosa débute par un épilogue et s'achève par un prologue. Entre les deux, huit chapitres en ordre décroissant pour retracer, à rebours, les étapes d'une histoire d'amour qui mène à une séparation. Le récit se construit sur l'alternance et l'enchevêtrement de deux voix, celle de l'homme, Antonio, journaliste, et celle de la femme, Angelà, professeure : habile construction narrative faite de dissonances, de discordances et d'échos. Le propos est sans appel, quel que soit l'amour des débuts, le couple est destiné à s'effriter, à s'éloigner, souvent jusqu'à la séparation. Isaac Rosa décortique avec une justesse et une finesse rare ce mécanisme, en s'appuyant sur une riche palette de penseurs, cités en fin d'ouvrage, Roland Barthes, Santiago Alba Rico, Elizabeth Badinter, Erich Fromm ou Massimo Recalcati.
À travers ce que les deux voix nomment leur "parc à thème", le romancier dissèque la mythologie du couple, à la fois particulière et universelle, faite de références, d'habitudes et de mots. Il expérimente ainsi l'idée de l'amour comme élaboration narrative à travers un récit d'abord douloureux, puis qui semble trouver une forme d'apaisement. Le langage, source d'illusion dans les débuts logorrhéiques de la passion, se fait caharsis, étape nécessaire du deuil et de la reconstruction de soi.
« Encore un fichu roman sur le couple ! », serait-on tentés de dire pour parodier l'auteur lui-même. Mais roman ô combien réussi, qui propose une fascinante analyse de la relation amoureuse dans nos sociétés contemporaines au niveau émotionnel, social et poétique.
A.K.
Isaac Rosa, « Heureuse fin », traduit de l'espagnol par Jean-Marie Saint-Lu, Christian Bourgois éditeur, 2020, 320 p.
Décembre 2019
Un couple sur le point de se séparer part dans le sud des Etats-Unis. L'un est documentariste, l'autre documenthécaire. Tous deux recueillent les sons du monde. Lui est sur les traces des derniers indiens d'Amérique, elle fait des recherches sur les enfants venus du Mexique pour tenter de trouver refuge aux USA, mais sont renvoyés dans leur pays ou ne survivent pas au désert. Au cours du voyage en voiture avec leurs enfants respectifs, ils parcourent l'Amérique profonde, avec dans leur coffre des boîtes contenant des livres, carnets ou objets qui deviennent des motifs essentiels dans la narration. Peu à peu, leurs enfants s'identifient aux indiens du père et aux enfants perdus de la mère, jusqu'à vouloir vivre la même expérience.
Le roman se fonde sur la notion de document et de trace de manière à la fois très poétique et très sensible. Mythologies personnelles et familiales se mêlent. Le voyage devient une quête dans une Amérique cruelle, presque irréelle. C'est un récit magnigique sur l'Amérique contemporaine.
A.K.
Valeria Luiselli, "Archives des enfants perdus", traduit de l'anglais par Nicolas Richard, Editions de l'Olivier, 2019, 480 p.
Décembre 2019
Comment devient-on un bourreau, ou quelqu'un de "sang-froid" au sens fort, comme l'indique le titre allemand, en temps de guerre ? Le roman de Chris Kraus est impressionnant. Il retrace le parcours des frères Solm et de leur fausse soeur Ev, depuis la Russie révolutionnaire du début du 20 siècle jusqu'à l'Allemagne des années 70 où les anciens criminels nazis occupent encore des postes importants.
Ce roman, très noir, adopte le point de vue du "salaud" et prend le lecteur à partie par un habile procédé narratif . La multiplicité des tonalités (cynisme, ironie ou sentiments) et le souffle épique qui l'anime le rend à la fois monstrueux et passionnant. Il propose un regard acéré sur le 20e siècle, et sur l'humain en général.
Chris Kraus, "La Fabrique des salauds", traduit de l'allemand par Rose Labourie, Belfond, 894 p.
Novembre 2019
H.H.
Après Laurent Binet et ses quatre H, l’histoire du nazisme est racontée ici en trois H, autour de la famille Hinner : le père, Hans, et ses deux filles, les jumelles Hilde et Helga. Comme souvent dans les romans italiens, le point de vue adopté est celui de l’enfant qui évoque ses souvenirs, mais selon une perspective large qui inclut les autres membres de la famille. On parcourt ainsi les années qui précèdent la seconde guerre mondiale, avec le retour en 1918 du grand-père invalide, puis le mariage de sa fille Maria Zemmgrund avec Hans Hinner. La narration s’achève dans les années 2000 sur la côte adriatique de l’Italie où la famille Hinner a émigré après la guerre et la mort de Maria.
Le projet de Giorgio Falco n’est pas de raconter le nazisme à partir de l’histoire d’une famille, mais de montrer comment il s’inscrit dans la vie quotidienne, à partir du consumérisme et de la marchandisation. En suivant l’itinéraire d’un petit journaliste local nazi, de son ascension sociale et de sa reconversion dans l’hôtellerie dans les années 50, l’auteur souligne la continuité essentielle qui existe entre le totalitarisme et la démocratie. Le nazisme s’est ancré dans la vie quotidienne à travers la société de consommation et l’enrichissement personnel, tout comme le libéralisme s’est installé dans la société démocratique. Giorgio Falco décrit ainsi l’enrichissement de Hans Hinner par l’acquisition de biens, voitures ou maisons, puis hôtel sur l’Adriatique italien, en plein boom du tourisme. Quand Hans Hinner fiche les clients de l’hôtel Sand, la logique est-elle si différente de celle en usage dans les dictatures ? La démocratie italienne se reconstruit à partir du commerce, du sourire des vendeuses de la toute nouvelle « Rinascente » à Milan – dénoncé comme mécanisme pervers – aux stratégies commerciales du cuisinier et mari de Helga, Franco.
Girorgio Falco opère ainsi un déplacement du regard, à l’image des photos de soldats français refusées par le journal de Hans pendant la guerre, qui parlent d’autre chose : une vie quotidienne qui n’a pas la grandiloquence de l’Histoire, mais la petitesse des vies particulières. Chez Hans Hinner, l’antisémitisme n’est pas idéologique, mais concret : il lui permet de s’enrichir en obtenant un bien immobilier et une voiture à bas prix. L’adhésion au parti permet de payer les études de Maria, de financer un journal ou de trouver du travail. Le national s’ancre dans le local, comme le montre bien la stratégie du journal de Bockburg, petite ville de Bavière où grandissent les jumelles dans les années 40.
La démonstration est séduisante et le style tout à fait original. L’art du détail se mêle à une écriture ample pour créer une sorte d’épopée du quotidien. Les choix narratifs sont moins convaincants : l’amplitude romanesque, appliquée au point de vue d’Hilde qui a le même statut qu’un narrateur omniscient, mais que l’on perd souvent de vue, semble plus artificielle. Son regard et son histoire, qui apportent dans une certaine mesure une dimension critique, restent ambigus et laissent une impression d’inachevé. On s’interroge sur le sens de cette trajectoire dans un roman peut-être parfois trop foisonnant.
A.K.
Giorgio Falco, « La Jumelle H », traduit de l’italien par Louise Boudonnat, Éditions Verdier, 384 p.
Octobre 2019
L’adieu au père
« Adieu fantômes » est le récit d’un traumatisme, d’un drame de l’enfance jamais surmonté. Dans un appartement figé dans le passé et encombré d’objets étouffants, Ida et sa mère vivent sans jamais évoquer la disparition du père. Le temps s’est arrêté un matin à 6h16, quand cet homme atteint d’une grave dépression a quitté la maison familiale pour n’y plus revenir. Ida, petite fille laissée trop jeune avec la responsabilité d’un père qui se laisse mourir, est incapable d’accomplir le travail de deuil. Sans corps à pleurer, elle est livrée aux fantômes qui hantent ses nuits et à la culpabilité de n’avoir pas su retenir cette figure paternelle. L’éloignement n’y fera rien, le corps et l’esprit d’Ida sont restés ceux de la petite fille dépossédée de tout et qui lit dans le monde qui l’entoure une implacable condamnation.
Le roman, construit en trois parties – le nom, le corps et la voix - suit une forme de parcours de la reconstruction qui passe par une réappropriation de soi. Passé et présent s’entremêlent, non pas selon des effets traditionnels de flashback, mais dans une confusion qui est au cœur même du roman. De même, le thème du retour de l’adulte sur les lieux de l’enfance, ici Messine en Sicile, est traité avec subtilité. Ida, d’abord confinée dans l’espace oppressant de l’appartement, s’ouvre peu à peu à l’extérieur. La narration à la première personne décrit avec précision les sensations et les relations aux autres. Les liens entre la fille et sa mère sont évoqués dans toute leur complexité : sans condamner ni l’une ni l’autre, l’auteur interroge la mémoire et l’enfermement que constituent les différentes lectures du passé. Fantasmes et fantômes se dissiperont peu à peu, au fil d’un récit fort bien mené et porté par une écriture sensible.
A.K.
Nadia Terranova, « Adieu fantômes », traduit de l’italien par Romane Lafore, Éditions de La Table Ronde, 240 p.
Octobre 2019
Sacrées sorcières
Après les mathématiques et le mouvement du Bauhaus, Yannick Grannec s’attache à l’univers de Notre-Dame du Loup, petite communauté de bénédictines en Provence au 16e siècle. Les religieuses y cultivent l’art des plantes. Les remèdes que sœur Clémence prépare dans le jardin des simples sont prisés à la Cour, attisant sympathies ou jalousies. L’abbaye, exemptée de la « commende », sorte d’impôt sur les revenus, jouit en outre du privilège d’élire son abbesse. L’évêque de Vence, Jean de Soline, convoite les richesses de Notre-Dame du Loup et envoie le jeune vicaire Léon de la Sine pour trouver une faille dans cette communauté que n’entache aucun scandale. Mais le Diable est partout, « dans les frondaisons soudainement agitées du crépuscule. Dans l’œil torve d’une poule. Dans une plaque de moisissure noire. Dans l’ombre derrière la porte. Dans la fuite d’un cloporte entre les lattes. Dans les fissures des murs et les vacances de la prière. »
Une fois encore, Yannick Grannec fait preuve d’une grande érudition, à la fois dans la description de l’univers religieux du Moyen-Âge, de la botanique et des croyances autour de la sorcellerie. Sa capacité à plonger le lecteur dans une dimension historique à la fois réaliste et très romancée n’est plus à prouver. L’étendue des sources qu’elle indique à la fin de l’ouvrage témoigne bien de cet ancrage documentaire qui, loin de l’emprisonner, nourrit son imaginaire. La narration, très précise, se fond dans l’époque, adoptant un style mimétique qui mêle harmonieusement dictions, chansons et idiolectes.
Mais le roman résonne bien au-delà de l’époque qu’il décrit si bien. Yannick Grannec chante l’humain dans ce qu’il a de plus mauvais et de plus beau. Avec un humour et une ironie très fins, elle décrit des personnalités complexes qui évoluent subtilement au cours du récit. Car le Diable n’est pas toujours où on l’attend et l’écrivain sait ménager les effets de surprise : Yannick Grannec maîtrise parfaitement l’art romanesque.
A.K.
Yannick Grannec, « Les simples », Éditions Anne Carrière, 2019, 368 p.
Octobre 2019
Photo de famille
C’est sans doute le dernier US Open pour Paul, joueur de tennis professionnel. L’événement réunit tous les ans à New York sa famille venue de diverses régions des États-Unis et d’Angleterre. Une sorte de « Noël familial », comme se plaît à le décrire sa mère Lisbeth. Le temps d’un week-end se rejoignent ainsi Lisbeth et Bill, les parents, le frère Nathan, professeur de droit à Harvard et les deux sœurs, Jean qui vit en Angleterre et a une liaison avec un homme marié, Susie qui a renoncé à sa carrière pour se consacrer à sa famille, et Dana, compagne de Paul et mère de son enfant Cal.
Ce roman sur la famille, d’apparence simple, se révèle très riche. Il y est question de succès et d’échec, de la crise du couple ou de la parentalité. Plus généralement, l’auteur peint la difficulté des relations intimes, faites de petites incompréhensions et frustrations. Le récit alterne judicieusement parcours individuels, duos et scènes de groupe. Si l’action se resserre autour du tournoi de Paul et de sa carrière, elle gagne en profondeur par la multiplicité des voix et la place accordée à chaque membre de la famille : Lisbeth et ses souvenirs d’enfant qui a fui l’Allemagne hitlérienne et antisémite et dont les enfants américains sont parfois presque comme des étrangers, le sentiment d’échec de Bill qui fait écho à celui de son fils, la maladie de Nathan, les choix de Susie et ceux de Jean.
Benjamin Markovits ne peint pas l’exaspération des sentiments autour d’un événement spécifique, mais la banalité du quotidien qui fait toute la richesse des relations humaines. Il dessine ainsi une géographie familiale toute en subtilité et en délicatesse.
A.K.
Benjamin Markovits, « Week end à New York » [A Weekend in New York], traduit de l’anglais par Laurence Kiefé, Christian Bourgois Éditeur, 2019, 400 p.
Septembre 2019
2110, l’Odyssée de la terre
Après « Des larmes sous la pluie » et « Le Poids du cœur », on retrouve dans « Le Temps de la haine » le personnage de la réplicante et détective Bruna Husky. L’action se situe en 2110. Les évolutions technologiques qui ont permis la création d’androïdes très humains d’un côté, et d’humains robotisés de l’autre, ont conduit la terre à vivre dans l’artifice : les ressources naturelles sont devenues rares et le réchauffement climatique dangereux. Les inégalités sociales se creusent, populisme et nationalisme s’exacerbent. La guerre civile menace. C’est dans ce contexte que l’inspecteur Lizard, amant de Bruna, disparaît, pris en otage par des terroristes extrémistes décidés à faire tomber le gouvernement démocratique.
L’enquête dans laquelle nous entraîne l’écrivain espagnol tient à la fois de la science-fiction, du roman policier et de la dystopie, sur fond de réflexion humaniste. Le mélange est réussi : le récit est captivant et l’on retrouve avec plaisir les personnages des deux volets précédents. À travers la figure de Bruna Husky, obsédée par sa mort imminente et programmée, Rosa Montero s’interroge sur ce que c’est qu’être humain. En abordant les thématiques du terrorisme, des nouvelles technologies et de la crise environnementale, elle opère un habile mélange entre ce qui nous touche déjà et ce qui nous guette. Le passé est également au cœur du roman avec le personnage de l’archiviste Yannis, ami de Bruna, mais aussi dans le fonctionnement du pouvoir, toujours ancestral malgré la dimension futuriste. La réflexion sur le temps, au cœur du récit, est finement menée et le roman subtilement construit. On plonge avec bonheur dans l’univers de la narratrice qui allie avec habileté réflexion et divertissement.
A.K.
Rosa Montero, « Le Temps de la haine », traduit de l’espagnol par Myriam Chirousse, Métailié, 2019, 368 p.
Septembre 2019
La maladie incurable de l’Europe
Karl a grandi en Albanie, dans la ville de Ters partagée entre de vieilles maisons de pierre sur la colline et la récente « Ville du Désert » dans la plaine. Toute son enfance, il porte le poids de son prénom dans un pays communiste. En révolte contre son père, rigide professeur de marxisme-léninisme, il quitte l’Albanie et gagne la Grèce. Il ne reviendra dans son pays natal que vingt-sept ans plus tard pour la mort de son père.
Si la thématique de l’Europe revient régulièrement dans les romans contemporains, elle est rarement traitée avec autant de poésie et de finesse. Gazmend Kapllani interroge subtilement la question de l’identité à travers le personnage de Karl qui trouve refuge d’abord en Grèce, où il finira par être rejeté pour avoir transgressé un « tabou national », puis aux États-Unis. L’auteur décrit un monde dans lequel le rêve des villes cosmopolites a laissé la place à l’Etat-nation, tandis que Karl, lui, rêve et pense « en albanais, en grec, en français, en espagnol… et parfois même en russe ». Aucun manichéisme néanmoins : les personnages sont traités avec indulgence, que ce soit le frère qui défend le nationalisme et le retour à l’ordre, ou Pandi le Fou, porteur d’un message de paix envers sa ville. Elle n’a, selon lui, jamais fait de mal à personne, mais uniquement à elle-même. Au fil de l’exil de Karl se greffent d’autres histoires, celle de Clio abandonnée par son mari, d’Evanghelia et de sa famille décimée, de Fatmira assassinée : autant de traces des drames de l’Europe moderne. L’écrivain Karl, et à travers lui Kapllani, leur rend hommage, soulignant le devoir de mémoire de l’écriture qui se fait porteuse à la fois de vérité et de tendresse. C’est là toute la poésie de ce roman très humain.
A.K.
Gazmend Kapllani, « Le pays des pas perdus », traduit du grec par Françoise Bienfait, éditions Intervalles, 2019, 140 p.
septembre 2019
L’avenir dure longtemps
Taz et Marnie vivent dans le Montana où ils retapent une maison en piteux état. C’est leur projet de vie, le socle de leur couple, auquel vient s’ajouter la naissance prochaine d’un enfant. Mais Marnie ne survit pas à l’accouchement. Taz se retrouve seul avec la petite, la mère de Marnie, présence discrète et douloureuse, son meilleur ami Rudy, puis la babysitter Elmo à laquelle il s’attache peu à peu.
Si l’intrigue n’a rien d’original, Pete Fromm parvient à donner une version toute personnelle du deuil en le liant au thème du chantier que souligne la traduction française du titre. Métaphore de la reconstruction, le travail de menuisier de Taz est associé à l’importance de la nature chère aux éditions Gallmeister. Isolée dans le Montana, la maison rénovée par le couple propose un mode de vie à l’américaine, mais d’une Amérique authentique.
Le roman aborde aussi le thème de la paternité avec beaucoup de délicatesse. Aucun cliché dans le récit : l’enfant n’est porteur ni du drame, ni de la salvation. L’écriture, très fine et toute en retenue, s’attarde sur les détails et les subtilités : l’émotion naît de la pudeur et du non-dit.
« La vie en chantier » est un roman lent, qui égrène les jours au fil de la renaissance du personnage masculin. Refusant toute action spectaculaire, pathétique ou trop romanesque, il séduit par le monde en suspens qu’il crée.
A.K.
Pete Fromm, « La vie en chantier » [A job you mostly won’t know how to do], traduit de l’américain par Juliane Nivelt, Gallmeister, collection « Americana », 2019, 384 p.
Juin 2019
Quand Platon rencontre Orwell
Dans un futur indéterminé mais sans doute assez proche, l’Europe n’existe plus et le monde se livre à une troisième guerre mondiale hybride, faite de conflits locaux et surtout cybernétiques. Alerté par un mail de son ex-femme Emilia dont le frère a disparu, John, ancien journaliste, personnage du roman précédent de Dimana Trankova (« Le sourire du chien », Éditions Intervalles, 2017), quitte le « pays de la terre rouge » en proie à une guerre civile imminente. Pour rentrer dans la « Patrie populaire », pays d’origine d’Emilia et où vit également son ancienne maîtresse Maya, il se fait engager par le media américain « Venom » pour effectuer un reportage sur la Caverne vide, symbole d’une civilisation qui serait la plus ancienne du monde. Premier État entièrement dominé par les nouvelles technologies numériques, la Patrie populaire est aux mains du parti nationaliste PAJ (Patrie Antique et Jeune). Equipé d’une puce électronique d’identification obligatoire pour rentrer dans le territoire, John découvre un pays totalitaire dans lequel les habitants sont privés de toute liberté. Débute alors une longue quête pour retrouver les disparus qui le mènera aux frontières du pays, zone étrange et dangereuse.
« La Caverne vide » est une dystopie d’un genre particulier, qui mêle passé présent et futur, à l’image de la devise de Patrie : « Notre passé est notre futur ». Dans la description glaçante du régime totalitaire renforcé par la toute-puissance des nouvelles technologies, on reconnaît les dérives d’une Bulgarie communiste teintée de nationalisme. Les références historiques foisonnent : l’Évolution mise en place par le PAJ fait écho à la Transition, période de sortie du communisme de la Bulgarie, et de nombreux noms évoquent l’histoire du pays. La seconde guerre mondiale est également présente à travers l’histoire de la « femme de la frontière », juive violée et tuée à l’époque et qui hante Maya tout au long du roman. Le récit dénonce à la fois la dérive des nouvelles technologies, les dangers du nationalisme et ses rouages : il montre bien comment une Nation, pour s’affirmer, s’invente un passé, ici les origines mésolithiques. La Caverne vide est une belle métaphore des mensonges du totalitarisme et de l’aveuglement des peuples. Cette subtile dystopie – joliment traduite par Marie Vrinat-Nikolov – est aussi profondément humaine et dépourvue de tout manichéisme : elle montre la faiblesse des hommes qui ont peur de lutter ou qui luttent sans pour autant être des héros.
A.K.
Dimana Trankova, « La caverne vide », traduit du bulgare et postfacé par Marie Vrinat-Nikolov, Editions Intervalles, 2019, 540 p.
Juin 2019
1938-2019
S’interrogeant sur la menace souvent brandie du « retour des années 30 », Michaël Fœssel a choisi de se plonger dans l’année 1938 à travers la presse de l’époque. Laissant de côté essais et témoignages, il a étudié les principaux titres – Je suis partout, L’Humanité, L’Action française, Le Petit Parisien, Le Temps, Le Figaro ou L’Époque –, grâce aux ressources mises à disposition par la Bibliothèque Nationale sur Gallica et Retronews.
Comprendre et non expliquer : telle est l’approche adoptée par le philosophe pour aborder cette page noire de notre histoire. À travers sept chapitres qui envisagent sept défaites – celle de l’auteur qui peine à comprendre comment un éditorial aussi violemment antisémite de Je suis partout a pu encore paraître en juin 1944, celle de Blum, des partis, la défaite sociale, celle de la République, la défaite morale et celle du sentiment – il montre que la France de 1938 révèle moins une crise de la démocratie qu’un pays séduit par le régime autoritaire. Dans les journaux se joue une guerre de mots et d’idées. On y lit l’antisémitisme exacerbé par la chute de Léon Blum, le fantasme d’un État fort, à l’image de l’Allemagne d’Hitler, la peur et le refus des immigrés, l’abandon de tout progrès social au profit du libéralisme.
Au cours de cette année, l’auteur a rencontré « des logiques, des discours, des urgences économiques ou des pratiques institutionnelles » qui l’ont éclairé « sur ce que nous vivons aujourd’hui ». Mais récidive n’est pas répétition. Le parallèle – implicite, car évoqué seulement par touches légères en introduction et en conclusion de l’ouvrage – n’a pas vocation à alerter sur une éventuelle réplique de l’Histoire, mais plutôt à s’interroger sur le sens des événements. Les résonances sont troublantes, et, si le contexte et les causes sont évidemment différentes, on peut se demander si le mécanisme à l’œuvre en 1938 n’est pas appelé à se reproduire aujourd’hui (triomphe des solutions libérales, renforcement inexorable du pouvoir exécutif, multiplication des lois sécuritaires, restriction de la politique d’accueil des réfugiés, stigmatisation d’une minorité religieuse, montée irrésistible des « nationaux » rebaptisés « populistes »). Michaël Fœssel invite ainsi à la vigilance, tout en proposant une lecture passionnante de cette année 1938.
A.K.
Michaël Fœssel, « Récidive 1938 », PUF, 2019, 180 p.
Mai 2019
Le bateau de mon père
« On les croyait presque disparus de notre société postmoderne. On voyait leur autorité décroître à la télé, et leur rôle s’effacer sous les coups des sciences humaines. « Il faut tuer le père », disait même Freud. Mais les pères sont toujours là. Surtout dans les vitrines des librairies. Ils sont de retour : plus hâbleurs, plus forts, plus imposants, et on dirait bien qu’ils sont là pour prendre leur revanche », écrivait Bertrand Rothé dans un article de « Marianne » en 2016. Trois ans après, lui-même s’attèle avec brio à ce roman du père, peignant le portrait original et émouvant d’un homme différent : « original, parfois drôle, trop souvent agressif », et qui, suite à un diagnostic médical, devient – triste étiquette – « bipolaire ».
Le roman s’ouvre sur une folie du père qui, habitué des hôtels des ventes, achète aux enchères trois péniches pour le narrateur, son frère Etienne et sa sœur Cécile. Enième coup de tête, aux lourdes conséquences cette fois, et que le narrateur tente, en mêlant passé et présent, de comprendre.
Haut en couleur, éminemment romanesque, le récit se nourrit de scènes marquantes, comme celle où le narrateur voit son père s’improviser médecin dans la salle d’attente de Sainte-Anne, ou celle où, hospitalisé, il organise une sortie à la messe, menaçant le personnel de l’hôpital de contacter le « Canard Enchaîné ».
C’est aussi pour l’auteur l’occasion de revenir, par fragments, sur sa jeunesse. Second d’une fratrie de six dont les prénoms se déclinent au fil de l’alphabet – sauf pour la petite dernière, qui au grand dam de ses frères et sœur, s’appelle Hélène, et non Fabienne, Florence, ou Fleur… – le narrateur se souvient de son enfance, parfois violente, de son parcours scolaire chaotique, mais aussi de souvenirs plus doux, lors de voyages en voiture, ou dans les refuges de l’enfance, livres ou escapades. En creux, Bertand Rothé esquisse aussi le portrait touchant d’une mère et s’interroge : pourquoi être restée ? La réponse ouvre le roman et lui donne son titre, bel hommage à ce personnage à la présence discrète mais fidèle.
Roman émouvant et un brin nostalgique, « Avec un autre homme j’aurais eu peur de m’ennuyer » peint les rapports familiaux avec une grande sensibilité, et nous fait découvrir, derrière la pathologie, un homme hors norme et somme toute attachant.
A.K.
Bertrand Rothé, « Avec un autre homme j’aurais eu peur de m’ennuyer », Seuil, 2019, 224 p.
Mai 2019
Jeux interdits
Londres, 1945. Les parents de Nathaniel, 14 ans, et Rachel, 16 ans, partent à Singapour et les confient aux soins d’un tuteur à l’apparence d’un criminel, surnommé le « Papillon de Nuit » par les deux adolescents. Commence alors une vie étrange, pleine de mystères dans le brouillard et les nuits londoniennes. Nathaniel et Rachel fréquentent les amis du Papillon de nuit, le Dard, ex boxeur qui les entraîne dans le trafic de lévriers, sa fiancée Olive Lawrence, géographe et ethnographe, ou Arthur McCash, qui semble connaître leur mère. Celle-ci n’est peut-être pas à Singapour comme ils le croyaient.
Entre roman d’apprentissage et roman d’espionnage, « Ombres sur la Tamise » séduit dès les premières lignes. On pénètre dans le Londres de l’après-guerre, dans un monde en transition où le conflit a laissé des traces et où la frontière entre légalité et illégalité est toujours poreuse. Le point de vue du narrateur adolescent sur ce monde à déchiffrer se conjugue habilement à la dimension historique du récit qui interroge les dessous de l’Histoire. En tentant de reconstruire le passé de sa mère, Nathaniel cherche à faire la lumière sur sa propre enfance. Le puzzle narratif se reflète dans la géographie, très précise, de la ville de Londres – des méandres de la Tamise à l’hôtel Criterion où le narrateur travaille la nuit – puis dans celle du Suffolk où il se réfugie avec sa mère et ses secrets.
Le roman joue avec les genres et brouille les pistes : évènements et personnages ne sont jamais ceux que l’on croit. C’est ce qui fait tout le charme de ce récit délicat et insaisissable.
A. K.
Michael Ondaatje, « Ombres sur la Tamise » (Warlight), traduit de l’anglais par Lori Saint-Martin et Paul Gagné, Éditions de l’Olivier, 2019, 288 p.
Avril 2019
The perfect house wife
Du 21 février 1965 au 3 novembre 1966, Antonia tient un journal où elle confie ses doutes, ses peines et son impuissance. Désespérée par un mariage sans amour, incapable d’assumer son rôle de mère, étouffée par le carcan qui asservit la femme dans l’Italie de l’époque, elle cherche dans les cartons hérités de sa grand-mère, Nonna, les traces d’un passé qu’elle semble avoir relégué dans les zones d’ombre de sa mémoire.
Cri de désespoir d’une épouse malheureuse, le roman de Gabriella Zalapì dévoile de façon très émouvante l’intimité d’une femme aux prises avec une société sclérosée. Subissant le mépris sans appel de son mari et incomprise de ses proches, Antonia lutte contre une aspiration toujours plus forte à l’anéantissement décliné en une suite récurrente d’infinitifs : Fuir. S’évaporer. Déménager. Défaire. Effacer. Détruire. Déraciner. Crever. Pleurer… Les pages sur la mère qui, malgré quelques sursauts, peine à lutter contre la toute-puissance de la « Nurse », sont particulièrement touchantes. « Je me sens étrangère avec lui. […] Suis-je une mauvaise mère ? », « je suis une imposture », « je suis incapable d’amour », « pour moi, l’enfance est synonyme de cassures », écrit Antonia au fil des pages.
Le choix du journal et de l’expression d’une douleur très personnelle permet d’éviter les clichés. Plus qu’une lutte féministe, « Antonia » narre une quête de soi et la reconstitution d’un passé qui est aussi celui, tourmenté, de l’Europe. Du côté maternel, un grand-père juif qui a fui l’Autriche pour se réfugier au Brésil. De l’autre, une famille anglaise résidant en Sicile et un père mort à la guerre. Dans cet arbre généalogique tourmenté, Antonia peine à trouver sa place, son identité et sa langue, entre l’italien parlé par son fils, l’anglais et l’allemand oublié. Mais peu à peu, la mémoire revient et les souffrances retrouvées de l’enfance aident paradoxalement la femme à se reconstruire.
Ponctué de photos qui évoquent une époque révolue, ce premier roman de Gabriella Zalapì dessine un beau et élégant portrait de femme.
A.K.
Gabriella Zalapì, « Antonia. Journal 1965-1966 », Éditions Zoé, 2019, 112 p.
Avril 2019
Le soleil noir de la mélancolie
Berlin, 1935. À la mort de sa tante Maya, Herne Heimlich hérite de sa maison de la Neue-Welt-Straße. Livré à la solitude, il est hanté par la figure d’un ancien locataire de Maya, Harry Haller, surnommé « Le Loup des steppes ». Peu de temps après, Herne Heimlich découvre l’existence d’un homonyme, gueule cassée de la première guerre mondiale, qui vient de mourir. Il s’introduit dans son appartement dont la bibliothèque reproduit la sienne à l’identique, et y trouve un carnet contenant un journal intime. Troublé par cette étrange concordance, Heimlich erre dans les rues de la capitale allemande à l’atmosphère inquiétante, en proie à l’antisémitisme et à la violence. Dans un étrange club privé du quartier juif, le Morador, il rencontre la magnifique Nada Neander, qui a aussi connu Harry Haller et l’autre Heimlich.
Comme toujours dans les romans de Pierre Cendors, mystère et poésie s’associent, ici dans l’univers crépusculaire de la montée du nazisme. L’auteur joue sur la référence à Herman Hesse, reprenant la figure principale du « Loup des steppes » et le principe narratif de la découverte du carnet. Le motif du double, illustré par la magnifique couverture de l’édition - un visage féminin en reflet –, guide un récit hanté par la mort. Les trois figures masculines, unies par une profonde solitude, convergent vers Nada Neander et le Morador. Ce cabaret où la mort est déclinée sous toutes ses formes, dans lequel chaque table est équipé d’un « nécrophone » et où plats et boissons se nomment « petite mort », « extrême onction », « requiem » ou « obsèques glacées », incarne très poétiquement la sombre atmosphère du Berlin d’avant-guerre. Ce récit très intimiste laisse en effet entrevoir l’inéluctable avancée de l’Histoire et s’achève en un épuisement poétique du texte qui évoque les uniformes noirs et les étoiles jaunes.
Rendant hommage aux écrivains allemands tels Hesse, Novalis, Rilke ou Zweig, Pierre Cendors mêle brillamment le roman et la poésie, le mystère et la quête, et nous régale, une fois encore, de son très beau style.
A.K.
Pierre Cendors, « Silens Moon », Le Tripode, 2019, 200 p.
Avril 2019
Illusions perdues
Charlie Monel et Jaime Froward se rencontrent dans un cours de littérature de l’Université d’État de San Francisco. Charlie a combattu pendant la guerre de Corée et rêve d’écrire le « Moby Dick de la guerre », Jaime mène une vie confortable et petite bourgeoise jusqu’à la mort accidentelle de son père. Ils tombent amoureux et déménagent à Portland. Autour du couple gravitent Dick Dubonet, auteur de nouvelles dont l’une vient de paraître dans le célèbre « Playboy », sa compagne Linda McNeill, proche des écrivains de la Beat Generation, et Stan, aspirant écrivain et voleur invétéré.
Don Carpenter, dans ce roman posthume aux accents autobiographiques, suit les trajectoires des membres du « groupe de Portland » de la fin des années 50 aux années 70. L’histoire est centrée sur le couple formé par Charlie et Jaime et leur difficile évolution entre vie de famille et désir d’écriture. Charlie, auteur de génie, se noie dans un roman impubliable qu’il mettra des années à écrire, tandis que la discrète Jaime, déprimée par son rôle de mère et de femme, s’attelle à la tâche avec davantage de rigueur et de succès. Autour d’eux gravite un petit cercle qui rêve de succéder à la Beat Generation, incarnant différents rapports à l’écriture. Le personnage le plus touchant est peut-être celui de Stan, qui compose mentalement, faute de papier, un roman dans sa cellule de prison. Don Carpenter dresse le portrait d’un monde littéraire mythique dans lequel l’ambition, empreinte de mélancolie, mène aux désillusions. L’ombre du suicide plane sur le texte, annonçant celui de l’auteur quelques années plus tard. Mais cela prend la forme d’une nostalgie diffuse, sans aucune noirceur. Don Carpenter croque avec grâce l’atmosphère des bars de la côte Ouest ou celle des studios hollywoodiens où Charlie, après son échec en tant que romancier, tente une carrière de scénariste.
Dernière œuvre – très réussie – de l’auteur, « Un dernier verre au bar sans nom » livre une vision douce-amère de la mythique côte Ouest, entre amour, amitié et littérature.
A.K.
Don Carpenter, « Un dernier verre au bar sans nom » (Fridays at Enrico’s), traduit de l’anglais (États-Unis) par Cécile Leroy, Éditions Cambourakis, 2016, « 10/18 », 2017, 452 p.
Mars 2019
Haute voltige
Karolìna est une adolescente solitaire qui grandit sans père dans un monde de femmes. Sa mère se réfugie dans l’alcool et les aventures sans lendemain, sa grand-mère a perdu son bar, confisqué par le régime communiste. Karolìna est différente des autres enfants de son âge. Mal dans un corps qu’elle peine à maîtriser, sa vie change le jour où elle rencontre Romana et Matilda. Elles se lancent toutes trois dans un sport nouveau, la voltige équestre, et, le temps d’une parenthèse dorée, goûtent au succès et à la liberté.
« L’écuyère » est un roman d’apprentissage très sombre. Le récit, mené par la jeune Karolìna, narre l’adolescence d’une jeune fille dans la Tchécoslovaquie de la fin des années 1980, entre totalitarisme et bouleversement de l’économie de marché. Paradoxalement, c’est pendant le régime totalitaire que Karolìna trouve sa liberté. Elle découvre son corps et la vie dans la voltige équestre, parce que le pays n’est pas encore soumis au règne de l’argent et laisse sa chance à des personnes différentes. Les aspirations du personnage féminin, qui grandit en marge de la société avec une mère qui peine à assumer son rôle et une grand-mère forte et dure, se heurteront ensuite à la violence du monde capitaliste. La leçon du livre est amère et ne laisse guère d’espoir. Les deux régimes sont renvoyés dos à dos et aucun personnage tout à fait positif ne vient adoucir le constat. Pourtant, le texte, profondément humain, tire sa force de cette amertume.
A.K.
Uršuľa Kovalyk, « L’Écuyère », traduit du slovaque par Nicolas Guy et Peter Žila, Éditions Intervalles, 2019, 128 p.
Mars 2019
Le jeu des huit vies
Mathieu Scarifi, auteur de théâtre méconnu qui rêve d’un Molière, et son fils Swann sont nés le même jour. L’un va fêter ses cinquante ans tandis que l’autre s’apprête à souffler sa première bougie. La nuit qui précède ce double anniversaire, père et fils se livrent à leur jeu préféré : se projeter dans l’avenir. On suit alors Mathieu et Swann dans huit épisodes rêvés, où se croisent notamment Hannah, compagne de Mathieu et maman de Swann, Prudence, future fiancée de Swann, Paul Goossens auteur de théâtre à succès et Nina, metteur en scène tyrannique.
Dans « Le temps des suricates », Mathieu est comédien. Après un début de carrière prometteur, le voilà cantonné dans des rôles secondaires. Dans la loge qu’il partage avec Edouard lors d’une représentation d’Hamlet à Oyonnax, il livre à son jeune partenaire ses espoirs et désillusions sur sa carrière de comédien.
Les deux pièces constituent une variation sur la figure, centrale, de Mathieu Scarifi, double de l’acteur et de l’auteur. Quel que soit le sujet abordé, Marc Citti a une façon très intime de traiter les problématiques qui lui sont chères, avec une ironie et une lucidité constantes. Les difficultés du couple, le caractère salvateur de l’amour filial, le rapport au succès et à l’échec sont traités avec finesse. Les textes ont aussi en commun la mise en scène du jeu : celui de Mathieu et Swann qui imaginent des moments de leur vie future, et celui d’Edouard et Mathieu qui, en marge de la représentation, interrogent et réinventent leurs vies. Ce jeu sur l’imaginaire, mené avec brio, est particulièrement théâtral. La structure des « Vies de Swann » est ingénieuse : les scènes se succèdent avec élégance et fluidité jusqu’à un final très réussi, dans un subtil équilibre entre humour et émotion. Souhaitons que ces deux textes, d’une grande intelligence et très bien écrits, soient à nouveau mis en scène.
A. K. et Y. A.
Marc Citti, « Les vies de Swann » suivi de « Le temps des suricates », L’Harmattan Théâtres, 2019, 177 p.
Mars 2019
J’ai la mémoire qui flanche
« Je n’ai pas de mémoire », constate Marie-Aude Murail au début de son roman. Ou du moins pas de mémoire propre, mais des anecdotes transmises de génération en génération à travers la légende familiale scandée par sa mère au fil des années. Car la famille Barrois-Koch-Murail excelle à raconter des histoires au gré des rencontres amoureuses. Celle, fondatrice, des grands-parents, Raoul Koch et Cécile Barrois, consignée par Raoul lui-même dans un carnet à la reliure effilochée sous le titre : « Notre roman d’amour ». Puis celle des parents, Gérard et Marie-Thérèse, reconstituée à partir d’albums photos et de lettres. Pour devenir « héroïne de sa propre vie », autrement dit pour faire que ses souvenirs d’enfance soient vraiment les siens, Marie-Aude Murail conduit sa propre quête, explorant le passé à partir des documents dont elle dispose ou qu’elle retrouve. Peu à peu, les souvenirs reviennent, malgré des vides et des incertitudes, et la petite fille avec des nœuds blancs dans les cheveux prend vie, rejoignant la narratrice en un émouvant portrait.
Dans ce roman-essai joliment illustré par des photos, extraits de lettres ou de journaux intimes, Marie-Aude Murail retrace l’histoire d’une lignée d’écrivains et d’artistes, de la première guerre mondiale à aujourd’hui, faisant revivre un siècle délicieusement désuet dont les atrocités s’effacent pour laisser la place à une intimité heureuse. Le cheminement de la narratrice répond à un désir d’authenticité qui est aussi celui d’une époque où l’on pouvait être heureux avec un crayon HB, où l’on n’était pas dyslexique, mais gaucher contrarié, pas phobique scolaire, mais paresseux, et où la religion, rassurante, régissait le quotidien. Marie-Aude Murail se nourrit de la littérature, des auteurs qu’elle a lus ou aimés, mais aussi de l’écriture manuscrite des membres de sa famille qui retient « la chair et le sang » et permet de lutter contre l’effritement de la mémoire. La narratrice se livre avec une grande pudeur, interrogeant ses racines et sa propre vie de femme partagée entre l’acceptation et le refus d’un modèle maternel fondé sur le sacrifice féminin. Avec beaucoup d’élégance, elle fait ainsi renaître tous ces hommes qui vivent en elle, et avec lesquels elle s’est construite. Le récit, par ce biais très personnel, nous offre la plus belle des réponses à la question mainte fois posée : « pourquoi êtes-vous devenue écrivain ? ».
A.K.
Marie-Aude Murail, « En nous beaucoup d’hommes respirent », L’Iconoclaste, 2018, 440 p.
Février 2019
Ceux qui restent
En 1919, le Tyrol du Sud, alors autrichien et de langue allemande, est rattaché à l’Italie. Dans les années 1920, Mussolini mène une campagne d’italianisation forcée du territoire, interdisant l’utilisation de la langue allemande dans les lieux publics. Par la suite, l’immigration est encouragée : les italiens du sud sont envoyés pour occuper les postes administratifs et travailler dans les industries. En 1939, Mussolini et Hitler signent un pacte dans lequel figure une « option » : les habitants peuvent choisir de devenir allemands, auquel cas ils devront quitter l’Italie. L’ « option » est cependant de courte durée : la guerre éclate et l’Italie signe l’armistice en 1943. Peu seront partis, quelques-uns reviendront. Après la guerre, la situation ne s’améliore pas, malgré un engagement de protection de la minorité de langue allemande par les Alliés. Celle-ci subit des discriminations et réclame l’autonomie. Dans les années 60, le terrorisme, violemment réprimé, se développe. En 1972, le territoire obtient son autonomie, et est déclarée officiellement bilingue.
Voilà le point de départ de deux beaux romans italiens. Celui de Marco Balzano naît d’une image, celle d’un clocher noyé, symbole de la violence de l’Histoire et des hommes. Dans « Je reste ici », Trina s’adresse à sa fille disparue lors de l’ « Option ». Institutrice de langue allemande à peine diplômée, Trina ne peut exercer sa profession que dans les écoles clandestines mises en place par les prêtres dans les caves. Elle épouse Erich dont elle a deux enfants, Marica et Michael. L’une quittera l’Italie avec son oncle et sa tante, l’autre cédera aux sirènes du nazisme. Car dans cette province ni vraiment italienne, ni tout à fait allemande, résister, c’est ne pas renoncer à son identité, ni se laisser séduire par les promesses du nazisme. Autre fil directeur du roman, le projet de barrage qui menace le village de Curon : après de nombreuses péripéties, il finira par aboutir et engloutir totalement le village et ses maz.
« Eva dort » aborde le même sujet. On retrouve la relation entre mère et fille, mais sous un angle plus vaste, à l’image du voyage que fait Eva jusqu’en Calabre. Elle part retrouver son « presque » père adoptif, Vito, ancien sous-officier des carabiniers chargés de combattre les mouvements indépendantistes. Le récit, mélange des souvenirs d’Eva enfant et de sa mère, la belle Gerda – dans une société sclérosée qui condamne les mères-filles –, insiste particulièrement sur le terrorisme des années 60. La région, avec le développement économique des Dolomites, s’ouvre peu à peu au tourisme et au reste de l’Italie. Le roman, empreint de nostalgie, propose un regard émouvant et sans aucun manichéisme sur la « question du Tyrol du Sud ». Certains passages, sur les insultes en italien, seul succès de l’italianisation forcée, ou sur le bilinguisme culinaire qui se déploie dans les hôtels, donnent vie à cette passionnante page d’Histoire.
A.K.
Marco Bolzano, « Je reste ici », traduit de l’italien par Nathalie Bauer, Éditions Philippe Rey, 2018, 221 p.
Francesca Melandri, « Eva dort », traduit de l’italien par Danièle Valin, Gallimard, « Folio », 2014, 443 p.
Février 2019
L’ami de la famille
Zenin, riche rentier de quarante ans aux manières parfaites, vit dans un manoir sur la côte grecque. Il trompe sa solitude en cultivant une étrange passion pour la Roumanie, jusqu’au jour où une famille roumaine vient s’installer près de chez lui. Il rentre peu à peu dans leur intimité, couvrant les enfants de cadeaux. Pour plaire à leur mère, la belle Ionela, il offre son aide à son mari Flaviu qui peine à trouver un emploi.
Ce bref roman de Dimitri Sotakis est déroutant. L’auteur manie à merveille l’humour noir, narrant une histoire très sombre avec un naturel déconcertant. On pourra lire « Une famille presque parfaite » comme une réécriture de Faust ou une fable tragi-comique qui peint la société moderne sans complaisance, avec un grotesque jubilatoire. Ami de la famille ou incarnation du diable, Zenin représente peut-être aussi les rapports de force qui règnent en Europe et la domination qu’exercent les grandes puissances sur les petites. L’allégorie joue sur plusieurs niveaux, laissant le lecteur libre de son interprétation, tout en l’enfermant dans un conte cruel à l’issue absurde mais inéluctable. Le mélange entre légèreté de la narration et noirceur des événements est particulièrement réussi, faisant de ce roman un récit original et séduisant.
A.K.
Dimitris Sotakis, « Une famille presque parfaite », traduit du grec par Françoise Bienfait, Éditions Intervalles, 2019, 160 p.
Janvier 2019
Elle et lui
Dans Istanbul en proie au mouvement protestataire de 2013, la jeune Alissa cherche son frère jumeau Anton. Il a quitté l’Allemagne et sa famille après la mort de leur père, donnant pour seul signe de vie une carte postale vierge envoyée depuis la capitale turque. Au fil de son errance, Alissa assume peu à peu à son identité masculine et tente de se reconstruire, recueillant les récits de ses proches sur leur passé.
Le roman de Sasha Marianna Salzmann est foisonnant. À partir du personnage, complexe, d’Alissa, il déroule le fil de sa famille sur trois générations, d’Odessa à l’Allemagne de l’Ouest en passant par Volgograd et Moscou. C’est une traversée de l’Histoire, mais en biais, évoquée par touches et par allusions. Les grandes guerres, les révolutions russes, la chute du communisme, l’exil et l’antisémitisme sont racontés à travers les récits de famille. Le titre, « hors de soi », souligne la perte d’identité : celle des origines juives, cachées par les changements de noms dans une Russie encore antisémite, celle de l’exil et celle du genre.
Le roman dit la violence et la douleur d’être au monde. Dans une langue souvent très imagée dans la description des expressions et des sensations, et ponctuée de mots russes ou yiddish, Sasha Marianna Salzmann construit un récit de formation d’un genre particulier, où la quête de soi s’ouvre sur l’histoire douloureuse du 20e siècle.
A.K.
Sasha Marianna Salzmann, « Hors de soi », traduit de l’allemand par Claire de Oliveira, Grasset, coll. « En lettres d’ancre », 2019, 400 p.
Janvier 2019
Le cochon de la farce
Un cochon (ou plusieurs ?) qui se balade dans les rues de Bruxelles, un homme assassiné (par erreur ?) dans une chambre de l’hôtel Atlas : tel est le point de départ du roman choral de Robert Ménasse. À partir de là, plusieurs personnages gravitent autour de la commission européenne qui constitue le fil directeur du récit. Les trajectoires d’un policier à qui on enlève l’enquête sur le meurtre, d’un ancien déporté qui part en maison de retraite, d’un professeur qui tente de défendre un idéal européen, convergent peu à peu vers le centre de la ville. Dans l’Arche (alias la direction de la culture, clin d’œil ironique à l’Arche de Noé) travaillent une grecque chypriote ambitieuse et un autrichien dépressif. Pour revaloriser l’image de la Commission, ils proposent un concept de Jubilee Project – sorte de commémoration – fondé sur l’idée qu’Auschwitz est l’origine de l’Europe et de la nécessité de dépasser les nationalismes. C’est l’occasion pour l’auteur de dénoncer le fonctionnement de l’Union, des ravages d’une institution déshumanisée au repli de ses membres en passant par le cynisme et le carriérisme de ses fonctionnaires. L’utopie transnationale qui avait guidé sa création se heurte à la réalité de son enlisement dans les intérêts nationaux.
Si le roman offre un regard assez sombre sur l’Europe, sa lecture est divertissante. Robert Ménasse manie l’humour avec habileté et esquisse d’amusants tableaux, comme la description des fonctionnaires à vélo qui se rendent sur leur lieu de travail en une chorégraphie bien orchestrée, ou encore la note d’Eurostat sur le nombre estimé de survivants d’Auschwitz qui se clôt sur une surprenante interrogation pseudo-philosophique.
Surtout, Robert Ménasse excelle dans la construction narrative d’un roman choral où les destins s’effleurent sans se heurter. Il crée de subtils liens entre les personnages, et, après un parcours ponctué de lieux intermédiaires comme la place Sainte-Catherine ou le cimetière de la ville, les amène peu à peu vers le point de cristallisation final : le métro de Malbeek, écho peut-être de l’avenir de l’Europe.
A.K.
Robert Ménasse, « La capitale », traduit de l’allemand (Autriche) par Olivier Mannoni, Verdier, coll. « Der Doppelgänger », 2019, 448 p.
Janvier 2019
Ils étaient Charlie
1991. Luz, fraîchement arrivé à Paris, se rend au « Canard enchaîné » pour y placer ses dessins. Dans la cour, il aborde Cabu et lui soumet quelques caricatures. Conquis, Cabu emmène le jeune homme au bouclage de « La grosse Bertha ». Luz y publie son premier dessin, intègre l’équipe du journal et participe en 1992 à la reprise de « Charlie hebdo ».
Choix de la Une, séances de travail, énervements, fous rires : l’album fait, évidemment, la part belle à l’extraordinaire aventure humaine de l’hebdomadaire satirique. Luz retrace quelques étapes de son apprentissage, de sa première manifestation à un reportage dans une prison en Louisiane. De l’attentat, il ne sera question qu’indirectement, dans les cauchemars récurrents du dessinateur.
L’album est surtout l’occasion d’évoquer deux de ses maîtres : Gébé (tous deux s’interrogent : un dessin peut-il changer le monde ?) et, surtout, Cabu. La tendresse évidente du jeune dessinateur pour son aîné offre à l’album ses plus belles pages. L’hommage est drôle, inattendu (Cabu apprenant à Luz à dessiner dans sa poche pour ne pas être repéré en reportage), souvent poignant. Quatre ans après la tuerie de la rue Nicolas Appert, « Indélébiles » est un témoignage important, une ode puissante à la camaraderie et à une liberté d’expression sans limite.
Y. A.
« Indélébiles », Luz, Editions Futuropolis, 320 pages.
Janvier 2019
Le soleil noir de la mélancolie
Le détective Mario Conde, ancien policier, vieillit. Il va avoir soixante ans et se sent dépassé par les changements de Cuba. Le départ de l’un des membres de son petit groupe d’amis inséparables depuis le lycée l’attriste, tandis qu’un ancien camarade, Roberto Roque Rosell, dit Bobby, refait surface et l’entraîne dans une nouvelle enquête. Son compagnon s’est enfui en emportant tous ses objets de valeur, dont une statue de la Vierge noire de Regla. Les recherches de Mario Conde se concentrent très rapidement sur cette mystérieuse statue qui posséderait d’étranges pouvoirs. S’agit-il de la statue noire de Notre Dame de la Vall, issue des Croisades et rapportée d’Afrique en trophée par les Templiers ? Sur le chemin du détective, les cadavres s’accumulent, tandis qu’il voit sa propre mort se rapprocher avec la date d’anniversaire inscrite sur un calendrier délavé et abîmé, symbole du passage du temps.
Leonardo Padura fait une nouvelle fois de Cuba le décor des enquêtes de Mario Conde. C’est une Cuba nostalgique, qui porte la trace de ce qu’elle a été : l’essence de l’île réside dans son passé, « miroir d’un pays dont les piliers se lézardaient aussi ». Mario Conde est un fin connaisseur de La Havane. Il l’arpente sans cesse en quête de livres. Pourtant, il se heurte cette fois à des endroits inconnus : le « monde des invisibles », un quartier périphérique né de la crise des années 1990 où la misère sévit et, à l’extrême inverse, le restaurant chic et moderne du quartier du Velado réservé aux étrangers et aux Cubains très privilégiés. Le temps, toujours important chez Leonardo Padura, joue ici un rôle essentiel. À l’intrigue principale se greffent des récits autour d’un personnage à différents moments de l’Histoire : Antoni Barral. Les contours de Cuba s’estompent pour laisser la place à l’Espagne de la guerre civile ou au siège de Saint-Jean d’Acre dans le royaume de Jérusalem lors de la troisième Croisade. D’où la transparence du temps, ou peut-être son piège, qui hante le détective. Le temps du roman policier se dissout dans celui de l’Histoire, créant une narration qui, à partir d’une temporalité précise – l’intrigue se déroule du 4 septembre au 9 octobre 2014 – entraîne le lecteur dans un passé toujours plus lointain. Roman policier, historique ou existentiel, on hésite à ranger dans une case ce très bel et riche ouvrage, cri d’amour ou de désespoir pour un pays lui-même inclassable, et d’une profonde humanité.
A.K.
Leonardo Padura, « La transparence du temps », traduit de l’espagnol (Cuba) par Elena Zayas, Métailié, 2019.
Janvier 2018
Le retour des rentiers
Depuis les années 60, le poids de l’héritage a fortement augmenté en France : les flux successoraux représentaient 24 % du revenu national en 1900, 5 % en 1960 et 15 % en 2010. De même, la part de la richesse héritée dans le patrimoine privé total, stable de 1850 à 1910 (environ 75 %), en forte baisse jusqu’en 1970 (35 %) est aujourd’hui évaluée à 55 % (le reste provenant de l’épargne). L’héritage est donc de retour : il représentera en moyenne un quart du total des ressources des générations nées dans les années 70 et 80.
Or l’héritage est très inégalement réparti : un tiers des français ne reçoit rien quand les 10 % les mieux lotis touchent en moyenne 325 000 euros. Pire, cette inégalité s’accroît, suite à une moindre imposition des transmissions (85 % des successions sont aujourd’hui non taxées !)… et au recours accru au régime de la séparation de biens.
L’impôt successoral, pourtant faible, est impopulaire, car mal connu : les français surestiment largement son taux. En outre, cette « taxe sur la mort » est souvent vue comme immorale… même par ceux qui ne devront pas l’acquitter ! Dans ce contexte, il est nécessaire, souligne Nicolas Frémeaux, de revoir cette fiscalité pour la rendre plus progressive et plus efficace : par exemple inclure – au moins partiellement – l’assurance-vie dans les successions (elles en sont actuellement exclues) ou prendre en compte l’ensemble du patrimoine hérité tout au long de sa vie, quelle que soit sa forme ou son donateur.
L’analyse de Nicolas Frémeaux s’appuie sur des données statistiques claires et mises en perspective. Sa démonstration est d’autant plus convaincante qu’il n’occulte pas les difficultés méthodologiques (par exemple : doit-on inclure les rendements des donations et héritages dans le calcul de leur valeur ?) ni les résultats parfois contradictoires des études empiriques. La dernière partie de l’ouvrage propose des pistes intéressantes pour faire de la fiscalité successorale un instrument de redistribution. Cinquante ans après les « Héritiers » de Bourdieu et Passeron, Nicolas Frémeaux pointe avec pertinence une des inégalités criantes de la société française d’aujourd’hui.
Y. A.
Nicolas Frémeaux, « Les nouveaux héritiers », Editions Seuil, collection la République des idées, 112 p., 2018.
Décembre 2018
Brooklyn rhapsody
Après s’être séparée de la belle Alexandra, Amy tente de reconstruire sa vie dans le quartier de Gravesend, au sud de Brooklyn. Elle range ses tenues de jeune fille branchée de Manhattan pour endosser un plus sobre uniforme : celui d’une ministre extraordinaire de l’eucharistie, qui apporte la communion aux vieilles dames du quartier. Mais sa rencontre avec Vincent la replonge malgré elle dans son passé : pour la seconde fois, elle assiste, impuissante, à un crime dont elle sera le témoin solitaire et silencieux.
Avec « Le témoin solitaire », William Boyle raconte un Brooklyn sombre, inspiré de l’univers policier de Thomas Wolfe ou de Thomas Boyle. C’est le Brooklyn de son enfance, violent, qui regorge d’histoires de meurtres, de fusillades et de règlements de compte. Dans l’atmosphère inquiétante et très réaliste du quartier de Gravesend, le personnage d’Amy, attachant et ambigu, est construit tout en nuances. On suit son errance à travers la ville, ses retrouvailles avec un père disparu depuis des années et une amante qui refait surface. Le polar se mêle ici à la crise existentielle, au mal de vivre et à la souffrance humaine qui caractérisent l’Amérique contemporaine. La violence est diffuse, intériorisée : l’enquête laisse la place à une quête de soi. William Boyle peint à merveille le Gravesend qui l’a vu grandir, il parvient à saisir toute la nostalgie et la tendresse qu’il lui inspire, tout en portant un regard lucide sur la société qu’il dépeint.
A.K.
William Boyle, « Le témoin solitaire », traduit de l’américain par Simon Baril, Gallmeister, coll. « Americana », 2018, 304 p.
Décembre 2018
Un monde parfait
Karl Temperley et sa femme Geneviève forment un couple typique, représentatif de la classe moyenne anglaise. Lui, après des études littéraires, gagne sa vie en rédigeant des critiques de sites internet, de produits… et des dissertations de littérature pour de riches étudiants. Elle est institutrice et souffre de troubles psychiatriques qui la fragilisent. Avec deux salaires et sans enfant, ils font en théorie partie d’une tranche aisée de la population, mais leur mode de consommation est au-dessus de leurs moyens : leurs revenus respectifs ne suffisent pas à payer les courses, le loyer, les dîners au restaurant et autres extras de ce genre. Pour maintenant leur niveau de vie, Karl accumule les prêts, jusqu’au jour où, incapable de payer ses dettes et accusé d’infraction fiscale, il risque quinze mois de prison. On propose alors au couple un programme expérimental appelé « La Transition », chapeauté par l’État. Il s’agit de rééduquer une génération en échec et de la former à la réussite. Alimentation, travail, couple, tout est remis en cause. Karl et Geneviève sont ainsi accueillis chez leurs mentors, Stu et Janna, qui incarnent la perfection du monde moderne. Logé dans un loft par ce sympathique couple, Karl a pourtant du mal à s’adapter à cette froide perfection. Tandis que Geneviève rentre avec plaisir dans le moule, il tente de se rebeller.
Pour son premier roman, le poète Luke Kennard choisit de se confronter au genre de la dystopie. Mais il le fait de façon subtile, en restant très proche de la réalité : le monde de la Transition n’est pas celui d’Orwell, ni celui, plus récent, de Dave Eggers avec « The Circle ». A la fois réaliste et pervers, l’écrivain joue sur un effet déceptif qui rend la dénonciation plus parlante encore. Comme le dit l’un des personnages, « la loi de Poe implique que la parodie et le réel deviennent peu à peu indifférenciables ». Avec une ironie tout à fait maîtrisée, « La Transition » interroge la crise des trentenaires et la violence d’une société fondée sur la réussite, à partir de deux personnages bien construits et attachants. Au-delà de la réflexion politique et sociale, c’est peut-être, avant tout, un roman très humain sur le couple et une ode à l’imperfection dans un monde trop lisse.
A.K.
Luke Kennard, « La Transition », traduit de l’anglais par Marie de Prémonville, Anne Carrière, 2018, 300 p.
Novembre 2018
Nul ne guérit de son enfance
Comme le rappelle Chantal Jaquet en introduction, le terme de « transclasse » désigne des individus qui transitent d’une classe à l’autre « contre toute attente ». Neutre (contrairement à « transfuge », « parvenu » ou « déclassé »), ce mot attire l’attention sur le passage, la transition et le perpétuel va-et-vient entre milieu d’origine et d’arrivée, contrairement à la notion de mobilité sociale qui suppose un parcours rectiligne. Le transclasse se caractérise souvent par un flottement identitaire, une disposition à la transgression et un sentiment d’inadaptation chronique (qui peut se révéler, par exemple, dans la honte sociale de sa classe d’origine).
L’ouvrage, qui fait suite à un colloque organisé à la Sorbonne, s’articule en trois mouvements. La première partie présente des exemples de transclasses dans l’Histoire : figures passées (Jules Michelet, « homme du peuple », se demandant comment être « historien du peuple » sans le trahir) ou contemporaines (bacheliers de ZEP scolarisés dans une classe préparatoire qui leur est réservée, découvrant un nouveau milieu auquel ils doivent s’adapter).
Les quatre récits de la seconde partie illustrent des événements ou comportements liés au parcours et au statut de transclasse : le refus de passer des concours (Martine Sonnet), la honte d’entrer dans une librairie (Patricia Janody), la coexistence de deux mondes proches et étanches, le Saint-Cloud « d’en haut » et le Saint-Cloud « d’en bas », dans lequel les ambitions des parents pour leurs enfants « devaient rester raisonnables » (Jean-Louis Saporito) et la survie grâce aux études (Patrick Bourdet).
La dernière partie, intitulée « Transclasses en questions », peut-être la moins cohérente, comprend trois articles, dont celui, passionnant, de Soubattra Danasségarane sur la place des langues dans son parcours de transclasse. Elle y explique ne se sentir légitime ni dans sa langue maternelle (le tamoul, langue de la filiation, du passé) ni dans sa langue d’adoption (le français, langue de l’émancipation) : une langue finit toujours par empiéter sur l’autre, lorsque celle-ci est trop lente pour traduire la pensée ou manque de précision.
Si certaines contributions parleront à tous, d’autres visent manifestement un public de spécialistes, sans souci de vulgarisation : on peut le regretter, tout comme l’inégal intérêt, à nos yeux, des articles. Malgré ces réserves, cet ouvrage collectif rappelle la variété des situations et des parcours des transclasses, leurs points communs et leurs singularités. Adoptant plusieurs approches (historique, philosophique, sociologique et psychanalytique), il aide à appréhender un phénomène passionnant, non réductible à des données statistiques ou des archétypes.
Y.A.
« La fabrique des transclasses », sous la direction de Chantal Jaquet et Gérard Bras, PUF, 2018, 280 p.
Novembre 2018
Écrire l’Histoire
Après avoir refusé pendant des années d’écrire sur son oncle Manuel Mena, jeune phalangiste mort en héros durant la guerre civile en septembre 1938, Javier Cercas décide de se confronter au passé honteux de sa famille. Il enquête sur le jeune homme à partir de rencontres, de documents et de visites des lieux qui ont marqué le passé de l’Espagne. Partant de son village natal d’Ibahernando dans l’Estrémadour, Javier Cercas porte un regard nouveau sur une page bien connue de l’Histoire, tout en proposant une intéressante réflexion sur les enjeux de l’écriture.
L’histoire de Manuel Mena se construit à partir d’une double approche : le récit à la troisième personne de sa vie, sous la forme d’une reconstitution parfois difficile, proche du travail de l’historien, et celui du processus d’écriture et de l’expérience vécue par Javier Cercas. Mais le portrait résiste : comment comprendre l’homme derrière la légende familiale ? Le narrateur ne voit dans la photo du jeune garçon en militaire qui trône dans la maison d’Ibahernando que du néant, se heurtant au « puits insondable du passé ». Celui qui s’est voué si jeune à la mort pour défendre une mauvaise cause est-il l’Achille de l’Iliade ou celui de l’Odyssée, monarque des ombres qui comprend trop tard l’absurdité de sa mort ?
Pour Javier Cercas, l’enjeu est de taille : l’écrivain doit assumer l’héritage familial car son besoin d’écriture naît de ce passé – véritable noyau originel qui est aussi celui de l’Espagne moderne. Le travail d’historien, précis et fort bien mené, se mêle harmonieusement à l’expérience personnelle de l’écrivain, pour créer un récit attachant et passionnant.
A.K.
Javier Cercas, « Le monarque des ombres », traduit de l’espagnol par Aleksandar Grujičič, avec la collaboration de Karine Louesdon, Actes Sud, 2018, 320 p.
Novembre 2018
Les choses de la vie
Janet, professeur de littérature à l’Université, est confrontée au plagiat d’un étudiant qui la renvoie à sa propre jeunesse, à ses doutes et à sa difficile évolution dans un monde d’hommes. Lors d’un voyage de groupe organisé pour la Biennale de Venise, les rapports entre deux frères se tendent. Nate a du mal à surmonter une douloureuse expérience vécue avec l’une de ses étudiantes quelques semaines auparavant et il ne parvient pas à communiquer avec son frère Julian, qui semble le mépriser. Ray, agent immobilier marié à Paula, tente en vain de vendre la maison d’une amie. Atteint d’un cancer, il rechigne à se faire opérer par un spécialiste et recommandé par son exubérant ami Vinnie. Ecrivain et scénariste, Ryan est contacté par le célèbre acteur William Nolan pour travailler sur une ébauche de scénario qu’il avait écrit dix ans auparavant pour l’un de leur ami commun, aujourd’hui décédé.
Les quatre récits qui composent le recueil de Richard Russo racontent, chacun à sa façon, des trajectoires de vie autour d’un moment charnière – maladie ou événement traumatique. L’écrivain, qui manie à merveille l’art de la nouvelle, parvient à saisir un instant particulier autour duquel se cristallise toute une vie, mêlant présent et fragments du passé. Ayant atteint l’âge de la maturité ou de la vieillesse, les personnages s’interrogent sur leur vie, avec en arrière-plan la discrète présence de l’Amérique d’Obama et ses problèmes sociaux. Mais la tristesse diffuse ne tombe jamais dans le drame : Richard Russo parvient à concilier profondeur et légèreté, laissant toujours la place à l’espoir. L’écriture, toujours d’une grande finesse, est profondément humaine.
A.K.
Richard Russo, « Trajectoire », traduit de l’anglais par Jean Esch, La Table Ronde, coll. « Quai Voltaire », 2018, 304 p.
Novembre 2018
La responsabilité de l’écrivain
L’écrivain norvégien Knut Hamsun, auteur de romans – dont le plus célèbre est La Faim en 1890 –, de pièces de théâtre, récits brefs, poèmes et essais, jouit dès la fin du 19e siècle d’une reconnaissance internationale. En 1920, il reçoit le prix Nobel de littérature. Pendant la deuxième guerre mondiale, il soutient le nazisme et l’idée d’une Europe germanique contre l’Angleterre, rencontre Hitler en 1943 et offre à Goebbels la médaille de son prix Nobel. Il sera jugé après la guerre.
Dans ce roman inspiré de faits réels, Christine Barthe revient sur les dernières années de la vie de Knut Hamsun et l’attente de son procès, sans cesse reporté. D’abord hospitalisé, puis interné dans une clinique psychiatrique d’Oslo où ses facultés mentales sont déclarées « durablement affaiblies », l’écrivain lutte pour être jugé et reconnu, non pas coupable, mais responsable de ses actes et de ses écrits. Il nie avoir adhéré au parti nazi et rappelle son engagement pour sauver des juifs, mais refuse de renier ses idées et ses articles de soutien à Hitler. Durant son séjour à l’hôpital, il rencontre Eilin, une infirmière qui lui semble étrangement familière, et un jeune homme en colère, Nils.
Christine Barthe se livre au difficile exercice de mêler roman et faits historiques pour tenter de d’éclairer la figure complexe et contradictoire du romancier norvégien. En s’appuyant sur ses écrits – notamment son dernier texte, « Sur les sentiers où l’herbe repousse » – et sur la biographie d’Ingar Sletten Kolloen, elle adopte le point de vue de Hamsun, tout en construisant une figure romanesque à part entière. Elle interroge l’engagement politique de l’écrivain, et plus généralement sa responsabilité en tant qu’intellectuel. Hamsun refuse d’être jugé coupable pour ce qu’il considère comme des opinions, et non une doctrine ou une propagande. Il dissocie les hommes des idées et des actes et revendique son patriotisme. Des années plus tard, il soutient encore la conception européenne d’Hitler, tout en reconnaissant que les faits n’ont pas correspondu à ses aspirations. Habilement, Christine Barthe oppose à la fin du roman un autre regard : celui, très humain, d’Eilin. Par la dimension romanesque du texte, elle parvient à éviter les écueils d’une démonstration trop théorique ou manichéenne, et montre très subtilement le raisonnement qui peut pousser un intellectuel à adhérer, malgré les faits, à la doctrine hitlérienne, et surtout à n’éprouver aucun regret.
A.K.
Christine Barthes, « Que va-t-on faire de Knut Hamsun ? », Robert Laffont, 2018, 208 p.
Novembre 2018
L’écriture et la vie
Seul dans un appartement vide, séparé de sa femme et de son fils dont il n’a pas obtenu la garde, le narrateur dialogue avec le fantôme de son père mort quelques années auparavant. Il interroge un passé dont il ne connaît pas tout : qu’est-il vraiment arrivé pendant les quinze ans qui ont précédé le mariage de ses parents ? Les aveux de sa mère répondront tardivement aux interrogations de l’écrivain, et lui permettront, peut-être, de dompter ses fantômes.
À travers ce court récit, Nicos Panayotopoulos s’interroge sur la filiation. Présenté comme une « prophétie autobiographique », le texte, empreint de nostalgie, cherche en effet à lier le passé et l’avenir en questionnant la relation père-fils : ce n’est qu’en comblant les vides du récit officiel de ses parents que l’écrivain parviendra à dépasser la colère – pourtant nécessaire – sur laquelle il s’est construit. L’écriture apparaît ici comme doublement rédemptrice : elle offre à la fois une réconciliation avec le père, rétablissant le dialogue avec son fantôme, et tisse un lien futur avec l’enfant.
Comme beaucoup de romans de cette rentrée littéraire, le livre évoque le silence des générations qui ont vécu la guerre ou l’après-guerre. L’Histoire est ici présente en filigrane, à travers le portrait en creux d’une Grèce sclérosée. Mais le drame est avant tout intime : l’écrivain livre ses questions et ses doutes dans un récit délicat et touchant.
A.K.
Nicos Panayotopoulos, « Tout seul. Prophétie autobiographique », traduit du grec par Gilles Decorvet, Editions du Sonneur, coll. « Ce que la vie signifie pour moi », 2018, 112 p.
Octobre 2018
Déchiffrer le monde
Le jeune argentin Miguel Dorey, passionné par les messages secrets, abandonne ses études de droit pour suivre les cours de cryptographie du docteur Colina Ross. Fasciné par ce professeur qui a, par le passé, accompagné l’archéologue Alexander Maldany dans son déchiffrement de la langue crétoise – la langue de Dédale –, il commence à fréquenter sa fille cachée, Eleonora, et fonde le Cercle des Cryptographes. Mais la politique vient envahir le petit cercle d’amateurs. Dans un contexte de crise, entre le péronisme et la dictature militaire, la cryptographie devient un enjeu de pouvoir : déchiffrer les messages codés permet de dominer le camp adverse et de poursuivre les opposants politiques. Miguel est ainsi entraîné malgré lui dans les années noires de l’Argentine.
L’intrigue de « La Fille du cryptographe » est d’une efficacité redoutable : Histoire, espionnage, politique et drame familial se mêlent habilement et créent un univers fascinant. Le contexte argentin, dont le traitement romanesque se rapproche de celui d’Esla Osorio – autre auteur publié chez Métailié – est enrichi par les développements sur la cryptographie, simples et très bien construits. Pablo de Santis nous entraîne dans les méandres de la littérature, du mystère des langues anciennes, des services secrets et de leurs messages codés. La cryptographie, métaphore de notre vision du monde, oscille entre une dimension technique et humaine.
Ce roman, distrayant et de qualité, ne manquera pas de séduire un large public.
A.K.
Pablo de Santis, « La Fille du cryptographe », traduction François Gaudry, Métailié, 2018, 384 p.
Octobre 2018
Une épopée tunisienne
Convaincu d’avoir tué sa maîtresse Chiraz, Ghaylène erre dans la ville de Tunis, en proie à une agitation inhabituelle : des hordes de chats envahissent la ville, des gamins lancent des fouchik, pétards qui provoquent d’inquiétants mouvements de foule, une artiste, Fak’art, prépare un étrange happening artistique : elle s’apprête à survoler la ville à bord d’hélicoptères. Le commissaire Kamel Galbi, aspirant acteur frustré, suit le petit groupe, convaincu qu’ils préparent un acte terroriste…
« Magma Tunis », premier roman écrit en français du tunisien Aymen Gharbi, est une épopée pleine de fantaisie dans un Tunis où le chaos règne en maître. Le récit suit d’abord Ghaylène, urbaniste et intellectuel désabusé, qui, sous l’empire du cannabis, croit voir le fantôme de sa maîtresse. Le roman s’attarde ensuite sur Chiraz, étudiante en sociologie dépressive qui trompe Ghaylène avec un doctorant espagnol en pleine enquête sur la contrebande au Maghreb. Tous trois se retrouvent lors du happening final, entraînés malgré eux dans un acte politique retentissant.
Le roman s’amuse avec les clichés et les références culturelles. Les scènes évoquent des tableaux – le chat de Goya enfoui sous le sable ou le cri de Munch – ou des scènes de films – « Tous en scène » de Minelli – avec un humour jubilatoire. Mais l’absurde, finement mené, fait sens, et révèle la perte de repères de la jeunesse tunisienne, tiraillée entre la culture arabe et occidentale. Sous l’apparence d’un conte drolatique, Aymen Gharbi dresse un portrait subtil et attachant de Tunis.
A.K.
Aymen Gharbi, « Magma Tunis », Asphalte éditions, 2018, 192 p.
Octobre 2018
« L’étrange mémoire de ce que nous n’avons pas vécu »
Alfons Cervera appartient à la génération des fils, ceux à qui on a tu le passé et qui tentent par l’écriture d’affronter les fantômes qui ont hanté leur enfance. « Un autre monde » est une adresse au père mort, une réaction à son silence, métaphore de celui de l’Espagne sur la guerre civile et les années de dictature. Dans le dialogue fantasmé qui s’engage tardivement – vingt ans après la mort du père – , les voix de l’enfant, de l’adulte et de l’écrivain s’entremêlent autour d’une même interrogation : la littérature peut-elle combler le silence ? Pour Alfons Cervera, l’écriture est un acte profondément intime, une nécessité. Mais elle est aussi « pleine de lacunes, d’espaces blancs, de vies et de morts ». Empreinte de poésie, elle respecte les ombres et leur discrétion, elle ne cherche pas le faux réalisme de la narration historique. C’est une écriture en biais, en marge du récit, qui s’attarde sur des traces – images et souvenirs déformés du passé.
Le père était-il boulanger, laitier, acteur de théâtre ou républicain emprisonné pendant des années ? Le portrait fragmentaire qui en est dressé ne prétend pas à la reconstitution biographique, mais à la quête du sens passant à la fois par le souvenir et par le dialogue avec d’autres auteurs. Pour l’écrivain, la littérature ne cherche pas à atteindre la vérité, mais à dessiner subtilement la place de l’auteur dans la constellation d’ombres qui peuplent le passé et le présent. « Les livres ne se terminent jamais, ils sont là, les uns à côté des autres, comme les vies qui ont fait leur apparition dans ce parcours quelque peu chaotique […] ». Cette œuvre profonde offre un regard subtil et poétique sur la mémoire et l’écriture.
A.K.
Alfons Cervera, « Un autre monde », traduit de l’espagnol par Georges Tyras, Editions La Contre Allée, 2018, 224 p.
Octobre 2018
Secrets de famille
Pendant les vacances, le narrateur rejoint ses cousins Carl, Nora et Paulina sur les collines d’une ville allemande. Fascinés par l’histoire de leurs grands-parents dont ils ne connaissent que des bribes, les quatre enfants tentent de découvrir un passé que leurs parents taisent. Un grand-père engagé dans la légion Condor qui bombarda Guernica pendant la guerre d’Espagne, une grand-mère chanteuse d’opéra, une étrange « vieille » d’un second mariage : ces maigres éléments nourrissent l’imagination des quatre enfants qui, inlassablement et jusqu’à l’obsession, tentent de reconstituer ce passé.
Comment la génération des « petits-enfants » de la guerre peut-elle écrire l’Histoire ? Quel héritage lui ont laissé ses aînés ? Ces questions, auxquelles sont confrontés les écrivains allemands contemporains, sont au cœur du roman « Secrets » de Marcel Boyer. L’auteur choisit en effet de traiter le thème de la guerre en creux, à travers le prisme du secret et du non-dit.
L’intrigue est fantasmée, réel et imagination se brouillent sans cesse : face au silence des générations précédentes, seule la reconstitution est possible. Une vieille photo, des objets oubliés, des conversations surprises sont autant d’étapes dans le travail du narrateur qui tente de reconstruire l’histoire de sa famille, qui est aussi celle de l’Allemagne. Mais « Secrets » est aussi un roman de formation. La voix de l’enfance et de ses jeux, la relation aux autres est peu à peu étouffée par celle de l’Histoire. Les jeux des enfants devenus adultes prennent un autre sens, la quête devient obsession, le doute envahit la narration, la folie, écho de celle du monde, affleure. Le roman pointe les failles de la société allemande qui peine à se réconcilier avec son passé.
A. K.
Marcel Beyer, « Secrets », traduit de l’allemand par Cécile Wajsbrot, Métailié, 2018, 272 p.
Octobre 2018
L’inquiétante banalité de la guerre
Mrs. Reynolds vit avec son mari une vie simple, faite de conversations avec les voisins et d’un quotidien rythmé par les repas et le sommeil. Mais la guerre arrive, lointaine et pourtant très présente sous la forme de deux personnages obsédants : Angel Harper et Joseph Lane. Attentive aux jours qui s’écoulent, Mrs Reynolds interroge sans cesse ses voisins et découvre la prédiction de Sainte-Odile qui annonce la guerre, la victoire, puis la chute de l’Allemagne.
Après « Le Livre de lecture » en 2016 et « Le monde est rond » en 2017, les éditions Cambourakis poursuivent leur travail éditorial autour de l’œuvre de Gertrude Stein. Avec « Mrs. Reynolds », achevé en 1942 et paru de façon posthume dans les inédits de la Yale Edition dans les années 50, on découvre la prose d’un auteur difficile, mais fascinant. Transposant les théories picturales – notamment celles de Picabia – en littérature, Gertrude Stein bouleverse l’usage de la prose par un style répétitif qui fait fi des usages traditionnels de la grammaire. Les mots et les constructions, sans cesse ressassés, créent un effet poétique qui déconstruit la phrase et met à distance les clichés, forçant le lecteur à une lecture attentive. Le texte entend décrire la vie banale de tout un chacun durant la seconde guerre mondiale, la vie commune et quotidienne des gens, faite de rumeurs et d’anecdotes. Gertrude Stein, dans son style si particulier, excelle à esquisser des tranches de vie, croquis fragmentaires de ceux que fréquente ou dont entend parler Mrs Reynolds. Mais toute la force du roman réside dans la présence latente et inquiétante de l’Histoire sous la forme de deux ombres : Angel Harper et Joseph Lane – Hitler et Staline. La litanie de nombres et de noms qui caractérisent le roman crée un malaise. C’est l’âge d’Angel Harper, annonciateur du drame, qui scande la temporalité du roman. Les années sont égrenées dans un compte à rebours vers une issue dramatique, mais aussi peut-être vers une fin heureuse. Ce roman, par sa prose difficile, mais rare, mérite d’être redécouvert.
A. K.
Gertrude Stein, « Mrs. Reynolds », traduit de l’anglais par Martin Richet, avec une préface de Jacques Roubaud, Cambourakis, 2018, 368 p.
Septembre 2018
Violence des échanges en milieu tempéré
Née dans une famille modeste de province, la narratrice du roman d’Emmanuelle Richard grandit sans amis, étrangère au monde qui l’entoure. Arrivée à Paris pour ses études, elle glisse peu à peu du malaise existentiel à la haine sociale, provoquée par une sensibilité exacerbée aux rapports de force qui dominent, selon elle, la capitale. Pour noyer sa solitude, elle cherche l’oubli dans des relations sexuelles sans lendemain, le désir de l’autre suffisant à créer son propre désir, puis à l’amour, et enfin à l’écriture. Le récit est construit sur un va-et-vient chronologique entre les années de la jeunesse et la rencontre dans un café entre un réalisateur et la narratrice, femme mûre et écrivain reconnue après une phase d’anéantissement moral et physique à peine évoquée, et pourtant omniprésente dans le texte.
À travers la solitude et le sentiment d’exclusion de sa narratrice, Emmanuelle Richard interroge – de façon souvent manichéenne – la violence sociale, financière, mais surtout culturelle. Le personnage se heurte à un univers parisien branché, avec des codes qu’elle ne maîtrise pas et rejette violemment. La solitude finit par se transformer en haine sociale, jusqu’à l’intégration paradoxale dans le milieu détesté, quand la jeune fille accède à la notoriété.
Le style d’Emmanuelle Richard est précis et sans tabou. L’écriture, joliment définie comme un fragile équilibre, un suspens, est le seul lieu de réconciliation possible entre la narratrice et le monde qui l’entoure. Si l’étude sociale peut laisser parfois dubitatif pour son parti pris très exacerbé, l’expression littéraire de la souffrance et de l’intime est frappante, et ne peut laisser le lecteur indifférent.
A.K.
Emmanuelle Richard, « Désintégration », Éditions de l’Olivier, 2018, 208 p.
Septembre 2018
Portrait de femme
Rhéa Galanaki retrace la vie d’Éléni Boukoura Altamoura, peintre grecque originaire de la communauté albanaise de l’île de Spetsai. Elle vécut au 19e siècle une vie peu commune, se travestissant en homme pour pouvoir suivre des cours de peinture en Italie, et se convertit au catholicisme pour épouser le peintre italien Saverio Altamura avec qui elle eut deux enfants illégitimes, puis un troisième après le mariage. Après l’abandon de son mari et la mort de ses deux premiers enfants, elle se retira dans la maison familiale de l’île de Spetsai où elle mourut en 1900.
« Éléni, ou Personne » est une biographie romancée qui mêle l’intime et l’histoire pour construire la légende subtile d’une femme difficile à saisir. Peintre chevronnée capable de se travestir en homme pour vivre sa passion, elle est aussi une amante délaissée et une mère désespérée qui finit par abandonner la peinture – par le feu éternel de ses toiles, au sens propre et figuré, qu’elle offre en sacrifice à ses enfants disparus. Le roman insiste sur la retraite d’Éléni, sur « la vie des femmes d’après la vie » qui côtoient les morts. Sous la forme d’un monologue, récit de vie, mais aussi adresse poétique au fils perdu, « Éléni, ou Personne » interroge la question de l’identité, celle de la femme dans l’Europe du 19e siècle, mais aussi celle, nationale, des peuples et de leurs origines. L’énigme qui subsiste autour de ce personnage de peintre forte et indépendante, mais soumise aux croyances ancestrales de son peuple, fait du récit un magnifique portrait de femme, tout en nuances et empreint de poésie.
A.K.
Rhéa Galanaki, « Éléni, ou Personne », traduit du grec par René Bouchet, Cambourakis, 2018, 380 p.
Août 2018
Les mille et une vies de Mathieu Scarifi
Scarifier. Verbe transitif. Par métaphore ou au figuré : faire souffrir cruellement; meurtrir. « Comme deux couteaux, elles étaient à le scarifier par leurs réflexions et leurs observations. » (Flaubert, Madame Bovary, 1, 1857, p. 19).
Voilà cinq ans que nous avons découvert sur scène Mathieu Scarifi, alter ego fictionnel de Marc Citti. Il se débattait alors avec Nina, une metteuse en scène tyrannique, lors de répétitions douloureuses de « Richard III » (« Kiss Richard », 2013). Quelque temps plus tard, nous l’avons retrouvé en tournée à Oyonnax, cantonné à quelques panouilles dans « Hamlet » (Shakespeare, encore !). Il rêvait alors de remplacer Gérard, le comédien principal, et préparait le casting d’un petit rôle aux côtés de Pierre Arditi (« Le Temps des suricates », 2014). Cet été enfin au festival d’Avignon, Mathieu, « papa tardif » d’un petit Swann, espérait relancer sa carrière d’auteur dramatique (« Les Vies de Swann »).
Nous apprenons aujourd’hui dans « Sergent Papa » que Mathieu a un fils aîné, Antoine, musicien prodige et gloire montante du rock indépendant. Les relations entre les deux hommes sont distantes : ayant abandonné le domicile familial quelques mois après la naissance de son fils, Mathieu fut longtemps aux abonnés absents. À l’aube de la cinquantaine, il tente de se rapprocher de ce jeune adulte qu’il aime mais connaît mal, et ainsi, de se pardonner (« Sergent Papa », Calmann-Lévy, 2018).
L’homme blessé
Ces récits s’entrelacent, se font écho, divergent parfois. Tous s’accordent sur un point : la carrière de Mathieu a démarré fort. « Il avait eu le bonheur de fourbir ses premières armes de comédien dans le (…) théâtre public, auprès de la crème des metteurs en scène des années 80, jouant Shakespeare, Tchekhov ou Marivaux. » (« Sergent Papa », p. 46) Ayant connu à vingt ans ce dont bien des comédiens n’osent rêver, Mathieu ne réussit pourtant pas à transformer l’essai. Difficulté à gérer un succès fulgurant ou à se mettre au service d’une troupe ? La rencontre avec Nina, metteuse en scène populaire dont « la réputation de tyran n’est plus à faire dans le métier », le précipite dans la dépression. L’alcool, une séparation… Le petit monde du théâtre oublie Mathieu qui s’aigrit. Le croisant par hasard, Marie, une de ses anciennes partenaires, se demande « ce qui a bien pu arriver à ce garçon autrefois prometteur pour qu’il présente aujourd’hui tant de signes de décrépitude morale. Il semble subsister tout au fond de son être une part d’enfance qui supplie qu’on la ranime. » (op. cit., p. 22).
Entravé, Mathieu – au patronyme éloquent – ne cesse d’expier ses faux-pas de jeunesse. Ses rendez-vous manqués (avec le métier, les femmes, son fils aîné) le hantent ; sa carrière d’acteur est vécue comme un « interminable défilé d’humiliations ». Désormais en marge de la « grande famille » du théâtre (dont il dresse, en passant, un tableau mordant et sombre), Scarifi se recentre sur la sienne. Assumant enfin son rôle de père, il tente de renouer avec Antoine des liens distendus et de partager avec lui leur passion commune de la musique. Si le temps perdu ne se rattrape guère, un mot glissé à Mathieu laisse poindre l’espoir : « Tout est trop tard, sauf l’avenir. »
Et, de fait, Mathieu semble renaître. Dans « Sergent Papa », grâce à un retour au théâtre (subventionné), pour interpréter Rakitine dans « Un mois à la campagne » ; dans « Les Vies de Swann » – qui se situe donc, d’un point de vue chronologique, avant le roman –, grâce à un fils qu’il élèvera malgré son inquiétude viscérale de la marche du monde. Dans les deux cas, Mathieu est apaisé, sur la voie, peut-être, de la rédemption.
Je est un autre ?
Où débute la fiction ? On sait que Marc Citti fut élève de la seconde promotion (1986-1987) de l’école des Amandiers-Nanterre, dirigée par Pierre Romans. Ces années de formation, exigeantes mais passionnantes, firent l’objet d’un très bel essai, « Les Enfants de Chéreau » (Actes Sud, 2015). Au cours de la décennie suivante, il fut dirigé par Patrice Chéreau, Luc Bondy, Jorge Lavelli… et interpréta le rôle de Rakitine sous la direction d’Yves Beaunesne.
Fiction et réalité sont donc intimement liées. Dans chaque texte, Mathieu croise des personnages réels (comme Mathieu Amalric dans « Sergent Papa », à qui un très bel hommage est rendu), pseudo-fictionnels (Nina, que quelques recoupements peuvent permettre d’identifier) ou, semble-t-il, imaginaires (Paul Goosens, archétype de l’artiste omniprésent du paysage culturel dans « Les Vies de Swann » et qui met en scène Mathieu dans « Sergent Papa »). Et le reste est littérature ? Peu importe. En bon auteur, Marc Citti prend aussi un malin plaisir à brouiller les pistes et les repères temporels, construisant opus après opus une œuvre qui dépasse largement l’autobiographie. Chaque texte – qui peut s’apprécier indépendamment des autres – enrichit la personnalité de Mathieu et le rend plus attachant encore. Les thèmes (la difficulté de construire une carrière, d’être père, le sentiment d’un temps enfui), universels, sont abordés avec délicatesse, sans pathos ni volonté d’apitoyer.
Mathieu Scarifi est aujourd’hui un ami de la famille, un brin désenchanté et terriblement sympathique. Et lorsque son chemin croisera à nouveau le nôtre – sur scène ou dans un roman –, peut-être aurons-nous le bonheur de le voir réconcilié avec lui-même.
Y. A.
« Sergent Papa », Calmann-Lévy, 2018, 154 p.
Août 2018
Vertiges de la fiction
Un soir à Stockholm, le narrateur rencontre une jeune actrice, Léna, qui ressemble à la Magdalena qu’il a connue dans sa jeunesse. Il lui raconte alors des fragments de son passé qui coïncident étrangement avec la vie présente de la jeune femme.
De « Retour vers le futur » au récent « La belle et la belle » de Sophie Fillières, le thème du héros confronté à son propre moi, plus jeune ou plus vieux, est récurrent au cinéma. Mais ne nous y trompons pas : « La douce indifférence du monde » doit plus à Borges qu’à Robert Zemeckis. Il s’agit moins d’un roman de science-fiction que d’un récit qui exploite la dimension poétique du double et du brouillage temporel. Peter Stamm, à travers les coïncidences et les dissonances entre la vie du narrateur et celle de son double, interroge à la fois l’écriture et l’existence. Par une habile mise en abyme du roman, il brouille les frontières entre fiction et réalité. Mais la poésie l’emporte sur l’expérimentation romanesque, et c’est là toute la beauté et l’originalité de Peter Stamm. Le récit de la vie du narrateur, fait de bribes et de fragments, se mêle au processus d’écriture. Les personnages ne sont que le « maillon d’une chaîne infinie de vies toutes identiques, qui s’étir[ent] à travers l’histoire ». Le récit de vie fait à Léna laisse la place à une poétique du souvenir empreinte de mélancolie. Que reste-t-il de l’existence alors que la mort approche ? Peut-être, simplement, la douce indifférence du monde.
A.K.
Peter Stamm, La douce indifférence du monde, Christian Bourgois, 2018, 144 p.
Août 2018
Anatomie du couple
Sylvie, Hector et leur fils Lester quittent Paris pour les États-Unis où Hector a obtenu un poste de professeur à l’Université de Earl en Caroline du Nord. Hector y voit l’opportunité d’une nouvelle vie et d’une reconnaissance académique et personnelle. Sylvie, femme discrète et dont la philosophie de vie consiste en un « non agir » volontaire, tente tant bien que mal de s’adapter à ce nouvel environnement. Leur fils Lester, adolescent, se réfugie dans la religion, entraînant ses nouveaux camarades dans d’étranges réunions mystiques.
Agnès Desarthe part du thème du déracinement pour mieux analyser la famille et le couple. L’exil constitue un terrain romanesque privilégié : la famille, en construisant une nouvelle vie, se remet en question au niveau individuel et collectif. Le changement est à la fois révélateur et déclencheur de failles déjà existantes. Agnès Desarthe se penche avec une grande subtilité sur la crise du couple. Elle interroge les aspirations et les renoncements de chacun des deux époux, les déséquilibres, et parfois, la violence latente à l’œuvre dans les relations conjugales. Le personnage de Sylvie est particulièrement convaincant : sans tomber dans la caricature, il incarne la position ambiguë des épouses dans une société qui, tout en prônant l’égalité des sexes, tend à enfermer la femme dans des carcans dont il est difficile de se libérer.
Agnès Desarthe déjoue habilement les clichés – de la femme libérée, des expatriés et des excès de l’adolescence – par une esthétique romanesque originale. Au-delà des faits, elle interroge le langage, non sans ironie. Agnès Desarthe maintient toujours une certaine distance qui fait toute la richesse du récit. Sous une apparente simplicité, le roman offre un regard profond sur la famille, et, à travers elle, sur le monde moderne.
A.K.
Agnès Desarthe, La chance de leur vie, Editions de l'Olivier, 2018, 304 p.
Juillet 2018
« Una tua lettera è la vita, sai ? Quindi mandami tanta vita »[1]
Le roman de Paolo di Paolo retrace deux destins qui se croisent sans jamais vraiment se rencontrer, de Turin à Paris : le premier, celui de Piero (Gobetti), éditeur, intellectuel italien anti-fasciste, figure réelle des années 20. Le second, celui de Moraldo, personnage fictif, jeune étudiant peu sûr de lui, qui rêve d’action et de reconnaissance. Piero est persécuté par le fascisme qu’il combat grâce à sa maison d’édition et à sa revue littéraire et politique. Il finit par abandonner Turin et sa jeune famille pour gagner Paris, où, malade, il tente de reprendre des forces pour poursuivre ses activités. Moraldo, l’un de ses compagnons d’université, l’admire et le jalouse, sans jamais oser l’approcher autrement que par des lettres maladroites. Séduit par une jeune photographe, il la suit à Paris où il rencontrera, l’espace d’un instant, Piero.
« Mandami tanta vita » est un livre magnifique. S’appuyant sur des documents d’époque, comme la correspondance entre Piero Gobetti et sa femme Ada, Paolo di Paolo s’approprie le personnage pour créer une réelle fiction, tout en parvenant à faire revivre l’atmosphère d’une époque. La mention de la revue « L’Illustrazione italiana », la discrète présence des écrivains et intellectuels de l’époque, ou la citation de quelques vers du poète Eugenio Montale, découvert par Piero Gobetti, alimentent le mélange réussi entre réalité et fiction. Cet univers qui mêle une dimension historique et politique et le parcours de personnages réels ou imaginaires n’est pas sans rappeler celui d’Antonio Tabucchi – l’un des premiers d’ailleurs à avoir salué le talent du jeune écrivain italien. Dans la très belle postface de l’édition italienne, Paolo di Paolo explique ce parcours entre le document (essais historiques, articles d’époque, romans, qui deviennent presque un musée imaginaire) et la réélaboration fictionnelle.
« Mandami tanta vita » est aussi un livre sur la jeunesse, ses idéaux et ses désillusions. Le jeune Piero offre un bel exemple de la jeunesse intellectuelle de l’entre-deux-guerres dont le talent se heurte à une société endormie par le fascisme et que la maladie – métaphore peut-être de la situation politique – rendra finalement impuissant. Le personnage de Moraldo sert quant à lui de contre-point à la réussite – toute relative cependant en ces temps troublés – de Piero, double négatif d’une même soif d’action, toute intellectuelle soit-elle. Moraldo est particulièrement touchant dans ses incertitudes, sa frustration et ses échecs. La très belle confrontation de ces deux trajectoires fait sens et le roman est parfaitement construit à partir de ce va-et-vient entre les deux personnages.
Le roman, nostalgique, est aussi très poétique. Paolo di Paolo emporte le lecteur par son style : l’on a souvent envie de relire certaines pages, admiratifs d’un si grand talent et d’une si grande maturité chez un jeune écrivain.
A.K.
Paolo di Paolo, « Mandami tanta vita », Feltrinelli, 2013, 164 p. (« Tanta vita ! », traduit par Renaud Temperini, Belfond, 2014, 228 p.)
[1] « Une lettre de toi, c’est la vie, tu sais ? Envoie-moi donc beaucoup de vie. »
Décembre 2015
La poésie du cinéma
Karl Oska, propriétaire d’un ciné-club de Munich (Le Lunaire), reçoit du réalisateur Egon Storm, qui s’est retiré du monde, l’exclusivité du Movicône. Cette invention historique permet de construire des films à partir d’acteurs et de personnes réelles, mais utilisées de manière artificielle grâce à un « procédé d’archivage numérique […] de chaque expression, geste, intonation d’un acteur ou d’une actrice légendaire », pour ensuite « composer un rôle entièrement inédit ». « Nebula » met ainsi en scène Hitler, qui devient un poète épris de Louise Brooks, jeune artiste juive. Oska recevra trois films en quinze ans : « Nebula », « La septième solitude » et « Le rapport Usher ». Mais un quatrième film se profile : est-ce ce qu’est en train de lire le lecteur ? Dès le chapitre 2, fiction et réalité se brouillent autour du personnage de Solness, double du cinéaste, et de sa famille. Récit, scénario et mémoires se mêlent dans une narration mystérieuse et poétique.
« Archives du vent » est un récit virtuose qui joue sur une forme de mystère. Dans le premier chapitre, Oska, sorte de double du lecteur, pose les questions qui hanteront la narration jusqu’à sa résolution (toute relative) à la fin du roman : le récit est-il une mise en scène ? Y-a-t-il un quatrième film ? Qui est Solness ? Le roman apparaît ainsi comme une forme de manipulation dont les inventions cinématographiques se font l’écho : le movicône d’abord, qui crée de l’artifice avec du réel, et, plus tard, l’holoscope, véritable métaphore de ce récit en puzzle dans lequel les niveaux de lecture se multiplient : sous le regard, l’image libère l’holoscope ; par un complexe effet d’optique, d’une affiche naît un film.
Ces deux inventions sont également le symbole de l’idéalisme qui guide le récit. Le chamanisme du personnage de Solness, qui voit l’invisible, écrit ce qui a déjà été écrit, et vit ce que Storm compose, constitue une belle illustration de l’idéalisme philosophique et littéraire en vogue à la fin du 19e siècle. « Archives du vent », à travers le thème du rêve et du double, est une éloquente évocation de la puissance de l’art, de l’écriture et du cinéma. Le récit est truffé de citations et de scènes de films, ainsi que de figures mythiques, comme Louise Brooks, présence magnifique mise en scène dans la couverture du livre, ou Marlon Brando, autant de visions ou de fantômes sortis de l’imagination de l’auteur. La création est sans cesse envisagée comme une recréation dans un fragile équilibre entre songe et réalité, entre art et vie. Le roman oscille entre document et fiction, et l’on croirait presque à l’existence d’Egon Storm – figure inspirée selon l’auteur de Stanley Kubrick, Orson Welles et Andreï Tarkovski - et de ses films.
La narration, très romanesque par la part d’énigme et la présence de motifs récurrents comme le pistolet Beretta ou le carnet Moleskine rouge, est aussi très poétique. Les personnages évoluent dans des paysages évocateurs et symboliques, lieux de « l’autre réel », Delphi, « au pied des landes venteuses, sous la fuite tumultueuse des nuages au-dessus des monts », ou Seasidhe en Islande, lieu métaphysique où règne « une solitude d’avant l’aube de l’humanité ». Les titres de chapitre, magnifiquement mis en valeur par la très belle édition du Tripode, pourraient tout à fait introduire des poèmes, en harmonie avec le style de l’auteur qui, à lui seul procure un indéniable plaisir de lecture. Ils évoquent aussi, présentés sur un fond noir, l’univers cinématographique cher à l’écrivain.
Une plume très maîtrisée, une narration fascinante et intelligente, à la fois mythique et éminemment moderne, dans une magnifique édition, voilà, assurément, l’un des plus beaux ouvrages de cet automne littéraire.
A.K.
Pierre Cendors, « Archives du vent », Le Tripode, 2015, 320 p.
Janvier 2016
Sodome et Gomorrhe
Erich Kästner, écrivain allemand (1899-1974), a connu la célébrité avec ses livres pour enfants – notamment « Émile et les détectives » (1929) qui fut adapté plusieurs fois au cinéma. Après un service militaire en 1917 qui le dégoûte du militarisme, il débute sa carrière comme critique de théâtre, puis développe une importante activité journalistique à Berlin dans les années 20. En 1931 paraît « Fabian, histoire d’un moraliste » (Fabian, Die Geschichte eines Moralisten), version censurée de l’original « Der gang vor die Hunde ». L’ouvrage sera brûlé parmi d’autres dans l’autodafé organisé par les nazis le 10 mai 1933 contre la littérature dite « dégénérée ». Il faudra attendre 2013 pour que la version complète du roman, retrouvée dans le fonds Kästner des archives de Marbach, soit publiée en allemand par les éditions Atrium Verlag – version qui paraît aujourd’hui aux éditions Anne Carrière dans la traduction de Corinna Gepner sous le titre « Vers l’abîme ».
C’est en effet vers l’abîme que nous entraîne le héros de ce roman très sombre, Fabian Jakob, dans l’Allemagne des années 30 en proie au chômage, à la pauvreté et à la montée des extrémismes. Auteur d’une thèse sur Heinrich von Kleist, publicitaire par défaut, Fabian s’attarde dans les lieux de débauche d’un Berlin nocturne. Son errance s’accentue au fil du roman : licencié, le personnage va de rencontres en rencontres, amicales ou amoureuses. Stefan Labude, intellectuel engagé, ou Cornelia, actrice en herbe, l’accompagnent dans son parcours à travers la ville. Fabian finit par abandonner Berlin pour retrouver sa ville natale : ayant fui une capitale touchée par « la fièvre », il découvre un pays qui souffre « d’hypothermie ».
« Vers l’abîme » est un roman d’une extrême lucidité et sans complaisance. Le regard porté sur l’Allemagne de l’époque est étonnamment clairvoyant, parfois même visionnaire : lors d’un cauchemar, Fabian entrevoit – effrayante prémonition – « une machine de la taille de la cathédrale de Cologne », dans laquelle « des ouvriers à demi nus, armés de pelles, enfournaient des centaines de milliers de petits enfants dans un gigantesque chaudron où flamboyait un feu ». Erich Kästner nous livre une image de l’Allemagne privée de tout espoir et comme suspendue, telle une salle d’attente qui « de nouveau […] s’appelle l’Europe ». La crise économique pousse les berlinois dans tous les excès : folie politique rendue très ironiquement par un duel au pistolet entre un national-socialiste et un communiste qui se rendent ensemble à l’hôpital – renvoyant chaque camp à ses contradictions et son impuissance – ; désespoir noyé dans la débauche et la violence ; perte des repères qui conduit à une confusion des genres (sexuels ou sociaux). La noirceur et le cynisme qui caractérisent le texte sont contrebalancés par un certain humour (comme l’image de Joséphine de Beauharnais qui fesse Bonaparte) et par une lutte systématique contre les clichés (femme nymphomane qui attire ses amants devant un mari complice, prostitution des hommes…) Le roman est éclairé par quelques lueurs : l’amitié entre Fabian et Labude, l’affection pour Cornelia ou la relation pure qui unit Fabian et sa mère, mais la chute semble irrémédiable. Le personnage de Fabian lui-même est ambigu. Généreux mais incapable d’agir, intellectuel en compromission avec le monde, spectateur et acteur occasionnel de la décadence de l’Allemagne, il observe avec distance et cynisme les événements, attendant un dénouement qui ne tardera pas.
A.K.
Erich Kästner, « Vers l’abîme », trad. Corinna Gepner, Éditions Anne Carrière, 2016, 280 p.
Février 2017
La vie rêvée des mères
La femme brouillon, c’est la mère : belle image de la maternité qu’Amandine Dhée décline sous toutes ses formes dans ce texte percutant et acéré. La narratrice y raconte avec une grande liberté son expérience. Rapport au corps, clichés sociaux, discours médical, accouchement, allaitement, crise du couple, toutes les étapes du devenir mère sont envisagées sans tabous et avec subtilité. Amandine Dhée dénonce l’emprise de la société sur les mères, fragilisées par une pression sociale souvent archaïque. Comment être féministe et mère ? Comment échapper à l’influence perverse des différentes images de la mère parfaite, la femme au foyer traditionnelle mais aussi la femme moderne libre qui parvient à tout concilier ?
Le texte, tout en nuances, dit la souffrance des mères et montre en quoi la maternité constitue un obstacle de taille à l’évolution des mentalités. Or la mère succombe facilement, et parfois volontiers, aux clichés dans lesquels on l’enferme. Amandine Dhée est particulièrement habile à croquer, lors de très brefs chapitres, le quotidien et les états d’âme des procréatrices. Elle allie intelligence du regard, sens du détail parlant et sens de la formule. Empreint d’humour, le texte dit aussi toute la beauté et l’émotion d’une maternité qui accepte ses doutes et ses imperfections. Tout en livrant un regard lucide et acerbe sur notre société, « La femme brouillon » procure un indéniable plaisir de lecture.
A.K.
Amandine Dhée, « La femme brouillon », (Éditions) La Contre Allée, coll. « La Sentinelle », 2017, 96 p.
La vie rêvée des mères
La femme brouillon, c’est la mère : belle image de la maternité qu’Amandine Dhée décline sous toutes ses formes dans ce texte percutant et acéré. La narratrice y raconte avec une grande liberté son expérience. Rapport au corps, clichés sociaux, discours médical, accouchement, allaitement, crise du couple, toutes les étapes du devenir mère sont envisagées sans tabous et avec subtilité. Amandine Dhée dénonce l’emprise de la société sur les mères, fragilisées par une pression sociale souvent archaïque. Comment être féministe et mère ? Comment échapper à l’influence perverse des différentes images de la mère parfaite, la femme au foyer traditionnelle mais aussi la femme moderne libre qui parvient à tout concilier ?
Le texte, tout en nuances, dit la souffrance des mères et montre en quoi la maternité constitue un obstacle de taille à l’évolution des mentalités. Or la mère succombe facilement, et parfois volontiers, aux clichés dans lesquels on l’enferme. Amandine Dhée est particulièrement habile à croquer, lors de très brefs chapitres, le quotidien et les états d’âme des procréatrices. Elle allie intelligence du regard, sens du détail parlant et sens de la formule. Empreint d’humour, le texte dit aussi toute la beauté et l’émotion d’une maternité qui accepte ses doutes et ses imperfections. Tout en livrant un regard lucide et acerbe sur notre société, « La femme brouillon » procure un indéniable plaisir de lecture.
A.K.
Amandine Dhée, « La femme brouillon », (Éditions) La Contre Allée, coll. « La Sentinelle », 2017, 96 p.
Janvier 2017
Si l’Iran nous était conté
Maryam grandit en Iran à l’époque de la révolution, élevée dans une famille communiste qui tente de lui enseigner les méfaits de la propriété et l’oblige à donner ses jouets, ses vêtements et ses livres aux enfants du quartier. Bébé, ses parents l’utilisent pour faire circuler des documents politiques contestataires. Dans un monde sans liberté où ses proches disparaissent pour leurs idées, Maryam se réfugie dans les bras de sa grand-mère et dans les histoires qu’elle s’invente. À six ans, elle quitte l’Iran avec sa mère pour rejoindre son père à Paris. Suivent alors les années d’exil et l’oubli de la langue maternelle, l’impossibilité de raconter et la honte des origines.
L’Iran et l’exil sont narrés dans ce beau roman à travers les yeux de l’enfance et le regard plus distancié de l’adulte. De ce mélange naît une narration nostalgique et épurée. La narratrice, tout au plaisir de conter, croque des souvenirs et esquisse des portraits très évocateurs, racontant son pays natal, puis d’adoption, par fragments. Dans ce récit qui mêle l’Histoire et l’intime, la fable n’est jamais loin. Le roman est imprégné des contes qu’invente la petite fille, puis la jeune femme, pour tenter de maîtriser le monde qui l’entoure et se réapproprier son enfance. L’exil se vit aussi dans le rapport à la langue maternelle, le persan, d’abord rejetée, puis retrouvée. Dans ce récit très poétique et attachant, c’est le langage qui apporte la réconciliation.
A.K.
Maryam Madjidi, « Marx et la poupée », Le nouvel Attila, 2017, 208 p.
Juin 2017
L’écriture et la vie
Jérôme Orsoni poursuit son expérimentation narrative avec « Le feu est la flamme du feu », dernier volet de la trilogie parue chez Actes Sud[1]. Après une incursion réussie vers le roman, il renoue avec le genre du récit bref dans lequel il excelle. « Les recueils de nouvelles – qui peuvent tant ressembler à un journal personnel, construit lui aussi à partir de jours semblables à des chapitres à leur tour semblables à des fragments – sont des machines parfaites quand, grâce à la brièveté et à la densité exigées, ils parviennent à se montrer en tout plus fidèles à la réalité que les romans qui tournent si souvent autour du pot », écrit Enrique Vila-Matas dans « Mac et son contretemps » [2]. On peut se demander quelle réalité dessinent ces textes dans lesquels se côtoient un cafard nommé Gustave, anti-référence à « La métamorphose » de Kafka, un grand traducteur qui souffre d’horribles douleurs au séant, un mendiant croisé sur le boulevard Saint-Germain, un couple qui vit dans une anfractuosité du parquet du salon, un roman de Roberto Bolãno, un poème de Borges, des objets qui disparaissent mystérieusement.
« Je ne raconte pas d’histoires », écrit Jérôme Orsoni, « Ce ne sont que des nuages de brume ». Belle image pour évoquer l’original regard que l’auteur porte sur le monde qui l’entoure et dans lequel la fiction et la pensée sont intimement liées. Dans une écriture simple et belle, Jérôme Orsoni fleurte avec le fantastique poétique caractéristique de la fin du 19e siècle et du début du 20e siècle, celui du pouvoir de l’imagination et de l’écriture. Il converse avec les auteurs qu’il admire et nous livre par petites touches sa vision de la littérature, tout en nous entraînant dans les « univers parallèles » - titre de l’une des nouvelles - qu’il construit habilement. Tout comme Vila-Matas auquel il rend souvent hommage, Jérôme Orsoni concilie parfaitement l’exigence de la littérature et le plaisir du récit.
A.K.
[1] Voir les critiques de « Des Monstres littéraires » et « Pedro Mayr » parues sur notre site.
[2] Christian Bourgois, 2017, p. 231.
Jérôme Orsoni, « Le feu est la flamme du feu », Actes Sud, « Un endroit où aller », 2017, 176 p.
Janvier 2017
Il était une fois en Amérique
« Née contente à Oraibi » retrace l’histoire d’une petite fille du peuple Hopi, Tayatitaawa, en Arizona. On découvre par ses yeux un mode de vie et une spiritualité très poétiques, dans un environnement aride, mais que les rites et les traditions parviennent à rendre harmonieux. Dans cette société divisée en clans aux symboliques noms d’animaux, les hommes cohabitent en paix, chacun respectant sa place et vivant au rythme de la nature et des esprits qui l’incarnent.
Fondé sur des lectures et surtout sur un voyage dans les terres hopis, « Née contente à Oraibi » aurait pu prendre la forme d’un roman documentaire. Mais Bérangère Cournut a choisi la voie de l’intime en adoptant le point de vue de son personnage principal Tayatitaawa, issue du clan du Papillon par sa mère, et du clan de l’Ours par son père. Le peuple hopi nous est raconté de l’intérieur, presqu’à la manière d’un roman d’apprentissage. La jeune héroïne découvre le sens profond des rituels dans une quête qui la mènera à la liberté, frôlant au passage la mort et la sorcellerie.
Les sentiments humains sont explorés avec beaucoup de grâce dans ce roman initiatique. La narration, simple et belle, parvient à créer un sentiment de familiarité avec ce peuple lointain : pas d’exotisme, mais de la poésie, un réalisme empreint de surnaturel.
A.K.
Bérengère Cournut, « Née contente à Oraibi », Le Tripode, 2017, 304 p.
Septembre 2016
La révolution hors cadre
En 1989, Jean-Luc Godard est chargé par la mission du bicentenaire de réaliser un film sur la révolution française. Il se met au travail, proposant d’innombrables esquisses de scénarios. Dès le début de ses recherches autour de l’événement, il se rend à Chalonnes chez son vieil ami Jacques Pierre – avec lequel il partagea des aspirations révolutionnaires dans les années 60 – et tisse une relation très intime avec sa jeune fille Rose. Jacques Pierre, historien spécialiste de la période, est lui-même en train d’écrire une originale et fictive vie de Danton qui narre son exil à Chalonnes puis à l’île d’Elbe.
« Sauve qui peut (la révolution) », premier roman très maîtrisé de Thierry Froger, superpose trois niveaux d’écriture : la vie de Jean-Luc Godard – sa quête d’un film sur la révolution et sa relation avec Rose, tous deux étant d’ailleurs intrinsèquement liés – , les esquisses du scénario et les chapitres de la vie de Danton. Cette alternance fait sens constamment : vie, cinéma et écriture se mêlent en un subtil jeu d’échos et de reflets. La vie de Danton se déroule au Bas-Tiers-d’en-haut, sur une île de la Loire proche de Chalonnes, là même où Godard, Rose et Pierre parlent révolution, littérature et cinéma. Les amours du cinéaste répondent à celles de Danton, son amitié avec Pierre à celle, ambiguë, qui lie le révolutionnaire et Robespierre.
Tout comme le scénario de Godard, le roman tourne autour de la révolution, opérant un décentrement constant. Le travail du cinéaste, très justement qualifié de « travail buissonnier » par l’éditeur, interroge le rôle du 7e art et son rapport au réel. Il n’est pas « la reproduction de la réalité » mais un « oubli de la réalité ». L’Histoire devient une ombre, comme celles de Danton et Robespierre qui « s’allongeaient et dansaient sur la plage ». L’historien lui-même, pour sauver son récit, doit nier la réalité. Thierry Froger imagine un Michelet qui refuse de reconnaître Robespierre vieillissant, croisé sur les bords de la Loire…. Raconter la révolution, c’est raconter la construction du récit – cinématographique ou littéraire – de la révolution. Godard apparaît comme un symbole d’indépendance artistique, qui ne peut être trouvée qu’en marge de l’Histoire et de la politique. L’image de la liberté, c’est celle de Giulietta, ultime liaison de Danton, qui se laisse porter par la faible houle des vagues qui l’emmène lentement vers la plage.
Cet impertinent roman, qui mêle fiction et Histoire et se construit sur d’improbables associations, est une vraie réussite.
A.K.
Thierry Froger, « Sauve qui peut (la révolution) », Actes Sud, 2016, 448 p.
Août 2016
Une ode à la liberté
Anguille vit avec sa sœur Crotale à Mutsamudu, dans le quartier de Mjihari où se réunissent les pêcheurs. Leur père Connaît-Tout, autodidacte, lecteur avide et prodigue de leçons sur la vie, les élève seul après la mort de sa femme. C’est lui qui, fasciné par le système de défense des animaux, a choisi leurs étranges prénoms. En nommant ses filles Crotale, le serpent à sonnette qui effraie les voyous, et Anguille, poisson « ubiquiste et malin », il pense pouvoir les protéger du monde et des hommes. Mais alors que Crotale désobéit sans cesse à son père, délaissant le lycée et sa famille, Anguille, d’apparence sérieuse, fait elle aussi ses expériences, qui la conduiront à un destin tragique.
« Anguille sous roche » prend la forme d’un long monologue, d’une seule longue phrase. L’héroïne Anguille, sur le point de mourir dans l’Océan Indien, revient sur sa vie et son expérience du bonheur. Ce récit, d’une grande inventivité thématique et formelle, se présente comme un roman d’apprentissage original qui se déploie dans un univers à la fois animal et terriblement humain. La voix qui porte le récit est d’une grande liberté dans le regard tout en nuances et en contrastes qu’elle pose sur le monde. Anguille se livre à l’amour, au plaisir du goût et des sens avec un excès racheté par une forme de pureté, celle d’une jeunesse avide de vivre.
Mais ce qui frappe avant tout, c’est le plaisir du récit et du langage. De digression en digression, l’anguille suit son chemin, se glissant dans la richesse d’une langue française qui mêle les élans poétiques et les expressions hautes en couleurs. Entre les formules morales du père, les expressions familières propres à la jeunesse et les modulations du français des Comores - où vit l’auteur - , l’écriture porte le roman jusqu’au final dans lequel culmine la beauté du texte.
A.K.
Ali Zamir, « Anguille sous roche », Le Tripode, 2016, 320 p.
Mai 2018
Le paradis perdu
« Terres de sang », paru en Grèce en 1962, narre un épisode important de l’histoire du pays, appelé « La Grande Catastrophe », à travers les yeux du jeune Manolis. Au début du 20e siècle, l’Anatolie, en Asie mineure, est un territoire où résident turcs, arméniens et grecs. Ces derniers sont particulièrement bien intégrés dans la région de Smyrne. Dans les années 1910, les tensions entre les communautés, reflet des tensions internationales et des luttes entre les grandes puissances pour la domination territoriale, s’exacerbent. À partir de 1913, les massacres et les déportations des populations chrétiennes minoritaires s’organisent. Pendant la première guerre mondiale, les grecs sont envoyés dans des brigades spéciales, les Bataillons du Travail (Amélé Tabouru), où ils sont chargés de différents travaux dans des conditions inhumaines. À la fin du conflit, les puissances alliées soutiennent tour à tour la Grèce, l’Italie et la Turquie pour la domination de Smyrne. En 1919, les grecs, dirigés par Vénizelos, débarquent à Smyrne. Mais en 1922, les alliés remettent en cause leur soutien à la Grèce, qui peine à vaincre les turcs. Les français soutiennent Kemal, les grecs se retirent en 1922 : Smyrne, symbole du cosmopolitisme, est livrée à la destruction des turcs. En janvier 1923, la Grèce et la Turquie procèdent à l’échange obligatoire des minorités turques et grecques. Entre 1913 et 1923, presque un tiers de la population grecque de l’Empire Ottoman est morte.
Dido Sotiriou, qui a elle-même vécu cet exil, raconte la fin du paradis pour les Grecs, contraints de quitter la riche terre d’Anatolie où ils vivaient depuis des générations. Son roman est passionnant : la traduction de Jeanne Roques-Tesson fait découvrir au lecteur français une page d’Histoire peu connue, presque à la manière d’un roman philosophique. Le personnage de Manolis n’est pas un Candide, mais son regard à la fois naïf et éclairé rend le récit supportable – malgré sa violence – et émouvant. Dido Sotiriou parvient aussi à faire renaître un monde cosmopolite, sorte de paradis perdu où les populations et les langues se mêlaient harmonieusement. La traductrice précise dans une note initiale qu’elle n’a pu restituer le mélange de patois et de termes italiens, français ou vénitiens qui caractérise le roman, mais elle a conservé la multitude d’expressions turques qui font toute l’originalité de l’écriture de l’auteur. « Terres de sang » n’est pas une leçon d’Histoire, ni une dénonciation. La violence est des deux côtés. Le roman, en adoptant une approche très intime, fait de la Grande Catastrophe un moment terriblement humain.
A.K.
Dido Sotiriou, « Terres de sang », traduit du grec par Jeanne Roques-Tesson, éditions Cambourakis, 2018, 407 p.
Juin 2018
Exils : d’un siècle à l’autre
En septembre 2015, le narrateur et sa compagne se rendent sur l’île grecque de Chio, face à la Turquie. Il suit les traces de son père, grec d’Asie mineure chassé par les turcs en 1922. Parti sur les lieux du massacre de Chio peint par Delacroix et chanté par Victor Hugo dans « Les Orientales », et sur celui de Smyrne au début du 20e siècle, le couple se trouve rapidement confronté au drame moderne des migrants qui arrivent en masse depuis la Turquie toute proche pour fuir la guerre de leur pays. Le contraste est fort entre le gilet de sauvetage jaune vif de l’avion, évocateur des vacances, et celui, rouge, abandonné par les migrants sur la plage. L’île des touristes, ses petites tavernes et ses belles plages cache un pays touché par la crise économique et qui peine à faire face à l’arrivée massive des migrants.
Dans ce très beau roman graphique, émouvant et souvent poétique, Allain Glykos propose une forme originale de journal de voyage, magnifiquement mis en images par Antonin. Le lien entre écriture et dessins est très réussi et très évocateur. Le parallèle entre l’exil du père et celui des syriens est intelligemment construit. Le dialogue entre l’écrivain et sa compagne – qui incarne une forme de normalité, une sorte de juste mesure entre les touristes indifférents et les questionnements incessants du narrateur – permet une saisie subtile de la situation, qui évite toute caricature.
Allain Glykos et Antonin, « Gilets de sauvetage », éditions Cambourakis, 2018, 160 p.
Juin 2018
Minuscules légendes
Elisa Ruotolo, l’auteur du très beau « Ovunque, proteggici », dont on espère la traduction prochaine en français, réunit dans « J’ai volé la pluie » trois nouvelles : « Je m’appelle Très Légende », « Le petit est rentré » et « Regarde-moi ». La première narre le destin d’un enfant, footballer prometteur dans une toute petite équipe entraînée par son père, mais qui se heurte à la rigidité d’une carrière professionnelle. La deuxième raconte la détresse et la solitude d’une mère qui a perdu son enfant. La troisième, le secret d’un amour inavoué, à travers les yeux d’un enfant.
L’auteur nourrit ses récits de l’atmosphère particulière du sud de l’Italie, où la tragédie est douce et l’atmosphère poétique. Elle dessine des personnages attachants. Ils se heurtent à la fatalité des événements ou de leur milieu social et se laissent porter par la vie. Rédigés à la première personne, les deux nouvelles qui ouvrent et concluent le recueil s’apparentent à des récits initiatiques dans lesquels l’enfance présente une étrange maturité, une capacité à accepter et dépasser un destin déjà tracé, une douleur de vivre qui n’exclut pas une certaine forme de bonheur. Les récits sont portés par un style élégant et imagé qui fait toute la beauté du texte. Elisa Ruotolo est assurément une voix à suivre parmi la riche production contemporaine transalpine.
A.K.
Elisa Ruotolo, « J’ai volé la pluie » [Ho rubato la poggia], traduit de l’italien par Nathalie Bauer, Éditions Cambourakis, 133 p.
Avril 2018
Une utopie africaine
Sada, Boly et Mignane ont grandi ensemble, partageant la cour de trois maisons pauvres dans le quartier périphérique d’une ville sénégalaise. Pendant trois ans, ils ont partagé les valeurs communes de leurs familles respectives, l’amitié, la dignité, la générosité et la tolérance. Le retour des pluies marque la fin de cette harmonie : Boly et Mignane retournent dans leurs terres natales, tandis que Sada s’installe avec ses parents aux abords d’une forêt, près d’une décharge. Son père, Mapaté, parvient à y créer à nouveau une communauté qui vit harmonieusement au sein de la nature. Des années plus tard, Sada, Boly et Mignane se retrouvent.
Les pages de ce bref roman résonnent au premier abord comme un conte. Ode à la nature, aux valeurs humaines et au vivre-ensemble, le récit propose des lieux où une utopie africaine est possible : la cour, celle des trois baraques ou celle de la décharge, apparaît comme un lieu préservé où l’on peut dialoguer en toute liberté et où la convivialité prend un sens fort. Pourtant, en creux se dessine un autre espace, plus menaçant : l’Afrique de la corruption et du mensonge. La discordance familiale qui s’installe au début du récit obscurcit le rêve d’une collectivité idéale. L’ « Empire du Mensonge », nom donné au théâtre créé par la belle-sœur de Sada, lieu symbolique pour l’auteur, désigne aussi le Sénégal. « Qu’avons-nous fait de ce que nous avons appris ? », interroge Mignane dans un livre. Aminata Sow Fall défend l’éducation et la transmissions des valeurs. La Cour apparaît comme un lieu d’apprentissage, au même titre que l’école, à travers les conversations et les initiatives culturelles. L’Empire du mensonge célèbre la morale et la culture dans un monde qui se livre aux « sirènes des illusions ». Belle variation africaine qui fait écho au chant voltairien : « il faut cultiver son jardin ».
A.K.
Aminata Sow Fall, « L’Empire du mensonge », Le Serpent à Plumes, 2018, 144 p.
Mars 2018
Géopolitique du crime
En 1924, l’Albanie est un État fragile. Son indépendance a été reconnue en 1919, mais ses frontières restent menacées par les pays limitrophes et les tensions internes sont fortes. Les habitants des montagnes résistent à l’autorité du récent État, lui-même divisé par des luttes de pouvoir. Les puissances étrangères, attirées par le pétrole, se disputent ce territoire très marqué par des traditions ancestrales. Un jour de printemps, deux américains sont tués alors qu’ils traversaient le pont de la Droja, sur la route du Nord. Le pays est en ébullition : qui a pu commettre ce crime – politique ? – contraire aux règles sacrées du Kanun qui régit ces régions reculées ? L’Albanie, au bord de la guerre civile, s’abandonne aux rumeurs les plus folles, tandis que les ambassadeurs et représentants politiques tentent de surmonter une grave crise diplomatique. Julius Grant, représentant des États-Unis, s’efforce de reprendre la main sur cette région jusque-là dominée par la Grande-Bretagne et son digne représentant, l’ambassadeur Harris. Le premier ministre de l’Albanie, Fuad Herri, victime d’un attentat quelques mois plus tôt, affronte le chef de l’opposition, l’évêque Dorotheus, à la tête des forces « modernes », principalement constituées d’émigrés de retour dans leur patrie.
Paru dans la collection « Actes noirs » des éditions Actes Sud, « Les assassins de la route du Nord » va bien au-delà du roman policier. Mélange réussi entre le conte ironique et le roman historique, il joue habilement avec les genres et entraîne le lecteur dans une intrigue où les rebondissements sont le reflet de notre monde moderne. Anila Wilms construit son intrigue à la manière d’un puzzle : les fils se tissent peu à peu, au rythme des flashbacks et des points de vue des différents protagonistes. Le récit fait écho à notre société : état d’urgence, corruption, lutte des superpuissances pour la domination, ingérence, hypocrisie de la diplomatie. Cette intrigue foisonnante parvient à créer une atmosphère particulière, à la fois inquiétante et ludique. Le peuple des montagnes du Nord, jamais mis en scène, est pourtant bien présent, tout comme Mussolini, dont l’ombre plane sur l’Albanie. La traduction de Carole Fily, très réussie, nous permet de découvrir un texte original et passionnant.
A.K.
Anila Wilms, « Les assassins de la route du Nord », traduit de l’allemand par Carole Fily, Actes Sud, coll. « Actes noirs », 2018, 208 p.
Mars 2018
« Quel vago avvenir che in mente aveva »
Milena Agus raconte les terres promises de trois générations d’une famille sarde. Esther, qui attend Raffaele parti à la guerre, rêve de quitter cette île où il est impossible de vivre. Lui rêve de l’Amérique et du jazz découverts à la Libération. Leur fille Felicita espère en vain l’amour de celui dont elle attend un enfant et voit la mer de Sicile comme sa terre promise. Son fils Gregorio partira pour les États-Unis, réalisant peut-être les rêves musicaux de son grand-père.
Les terres promises, espoir d’une autre vie ou désillusion, se déclinent dans ce récit comme un thème musical, autour de personnages qui prennent vie sous la plume subtile de Milena Agus. L’écrivaine excelle dans l’esquisse de figures attachantes, à mi-chemin entre conte et tragédie. La tragédie sicilienne, légère et douce, mais implacable, se met en place dès les premières lignes et le retour de Raffaele : il devra épouser Esther même s’il ne l’aime pas. Plus qu’un récit sur les départs, « Terres promises » raconte les retours dans une île où l’on peut grandir sans voir la mer, où la pauvreté règne, et où riches et pauvres peinent à se mêler. Pourtant, la Sicile reste une terre d’espoir, baignée par le soleil et la mer, et qu’incarne parfaitement le personnage de Felicita. Les thèmes abordés dans le roman – émigration, pauvreté, désillusions de l’exil – n’ont rien d’original, mais sont traités avec délicatesse et poésie.
A.K.
Milena Agus, « Terres promises », traduit de l’italien par Marianne Faurobert, Liana Levi, 176 p.
Février 2018
(Re)lire Jorge Semprun
Alors que les romans sur la deuxième guerre mondiale fleurissent [1], il est intéressant de revenir aux sources. Parmi les ouvrages sur les camps, celui de Jorge Semprun offre un éclairage original et une voix singulière qui résonne encore aujourd’hui avec force. Réfugié en Suisse, puis en France après la victoire de Franco, l’écrivain résistant espagnol est arrêté puis déporté à Buchenwald en 1944. Contrairement à beaucoup de camps de concentration et d’extermination, ce sont les prisonniers politiques qui détiennent l’organisation interne de Buchenwald – situé à côté du haut lieu culturel qu’est Weimar, ville de Goethe. Le réseau communiste y est important et une résistance intérieure s’y est organisée dès 1942. C’est ce qui a permis à Semprun d’avoir des conditions de survie plus favorables – il travaillait à l’Arbeitsstatistik – et de maintenir des relations humaines au sein d’une communauté politique et intellectuelle.
Le récit de Semprun montre la résistance de l’humain et de la fraternité contre le Mal Radical – das radikal Böse – de Kant. Certes, son expérience n’est pas représentative : il raconte la bibliothèque de Buchenwald – lieu de rééducation délaissé par les SS et dans laquelle on pouvait trouver les ouvrages accumulés par les déportés au fil des années, Hegel par exemple – les séances de cinéma du dimanche ou les débats poétiques qui ont lieu dans les latrines, ultime espace de liberté. Mais elle n’en n’est pas moins forte.
Semprun, comme Primo Levi ou Robert Antelme, s’interroge sur la possibilité d’écrire l’expérience de la mort. Pour lui, la littérature est nécessaire. Elle seule peut atteindre, non la réalité, mais une certaine vérité : faire comprendre le combat entre le Mal Radical et la fraternité : « Seul l’artifice d’un récit maîtrisé parviendra à transmettre partiellement la vérité du témoignage ». Longtemps, l’écriture a été associée pour lui à la mort. Le récit, qui devait d’abord s’intituler « L’écriture ou la mort », est paru en 1994, après des années d’oubli volontaire et un retour à l’écriture en 1963 avec « Le Grand Voyage ». La reconstruction est donc tardive et prend la forme d’une nécessaire composition, qui est littérature sans pour autant être invention. Comme le précise Jorge Semprun, rien dans ses livres ne relève du faux témoignage. La reconstruction se fait ici à travers le jeu de la mémoire, qui rend compte de la densité du temps vécu et du souvenir. L’écrivain raconte le camp par fragments, superposant les scènes, sautant de Buchenwald à Paris, à l’Espagne ou à la Suisse. Le camp apparaît souvent pour le survivant comme la seule réalité, et la vie comme un rêve. L’expérience de la mort – la neige sur les collines de l’Ettersberg – se mélange avec la soif de vivre, « l’espérance [des] vingt ans qu’avait cernée la mort ». L’ouvrage s’achève sur la vision réconciliée de l’Ettersberg, où les flammes orangées dépassent le sommet de la cheminée trapue du crématoire. Belle victoire que celle de la littérature qui sublime le passé et dépasse ainsi définitivement la barbarie.
A.K.
[1] Voir par exemple notre critique de « Ces rêves qu’on piétine » de Sébastien Spitzer et de « La brume en août » de Robert Domes.
Jorge Semprun, « L’écriture ou la vie », Gallimard, 1994.
Février 2018
Le devoir de mémoire
« Ces rêves qu’on piétine » raconte les derniers jours de la deuxième guerre mondiale. D’un côté, Madga Goebbels, dans le bunker de Berlin où elle mettra fin à ses jours et à ceux de ses six enfants. De l’autre, les détenus des camps de concentration, massacrés par leurs bourreaux, mais aussi par les civils lors des tristement célèbres « marches de la mort ». On suit les destins de Joshua, Fela et sa petite fille Ava, déportés en fuite qui tentent de survivre dans un pays encore en guerre, Lee Meyer, photographe de guerre, et Richard Friedländer, juif mort en déportation et père de Magda Goebbels.
Écrire sur les camps est un dangereux défi, d’autant plus lorsqu’on ne peut s’appuyer sur un témoignage. Sébastien Spitzer en est bien conscient et s’est livré à un important travail documentaire avant de rédiger ce premier roman. « Tout est là », précise-t-il dans sa postface : récits, témoignages, travaux d’historiens, sont « présents à chaque mot, à chaque ligne », « comme autant de garde-fous », pour éviter les écueils du romanesque (dans lesquels il tombe peut-être parfois quand il met en scène la petite Ava). Le roman apporte un éclairage nouveau sur le destin de Magda Goebbels. La confrontation entre sa soif de pouvoir et les lettres – très belles, et fictives – de son père souligne la cruauté d’un régime issu de la folie des hommes, et surtout de leur faiblesse. Les pages sur les derniers jours dans le bunker sont particulièrement réussies. Elles évoquent un régime à l’agonie qui tente de masquer sa chute sous de faux-semblants, du mariage entre Hitler et Eva Braun à l’insouciance des enfants de Magda. Sébastien Spitzer s’interroge sur ce qui a pu pousser une femme à renier ses origines et son premier amour, puis à tuer ses enfants. Il fait entendre les voix des victimes – témoignages portés dans un rouleau de cuir par la fillette. Il n’y a, malheureusement, pas de réponse, mais un devoir de mémoire que Sébastien Spitzer honore avec délicatesse.
A.K.
Sébastien Spitzer, « Ces rêves qu’on piétine », Éditions de l’Observatoire, 2017, 304 p.
Janvier 2017
20 000 lieues sous les mers
Au fond de l’océan, les requins, cachalots et autres créatures des fonds marins sont attirés par un long câble de 7 000 kilomètres, « colonne vertébrale traversant l’Atlantique du nord au sud » : flin. À l’intérieur, un flux de données incessant qui permet au monde entier de communiquer, tissant une toile que l’on appelle le world wide web : la communication sans fil est en réalité éminemment matérielle. Pénélope en Suisse, June, Oliver et Evan à Portland, Birgit au Danemark, Kuan et Lu Pan à Singapour, vivent et travaillent par, ou pour internet. Ils se rejoignent dans un projet commun dont ils ne mesurent pas les conséquences : saboter les câbles pour tenter de vivre autrement, ne serait-ce que quelques jours.
Le projet d’Aude Seigne est original et convaincant : utiliser le roman choral pour donner vie au réseau internet. Sautant d’un personnage - et d’un bout du monde - à l’autre, elle construit des figures subtiles, dans un mélange réussi entre vie intime, vie professionnelle et rapport au web. Aude Seigne tisse habilement sa Toile, créant progressivement des liens entre les différents protagonistes. Le roman est empreint de problématiques bien réelles, comme les enjeux écologiques du web et son fonctionnement, qui sont mises au service d’un art romanesque très maîtrisé. Sans juger ni donner de leçon, l’auteur donne à voir le monde virtuel tel qu’il est, ambigu, capable du meilleur comme du pire.
A.K.
Aude Seigne, « Une toile large comme le monde », Éditions Zoé, 2017, 240 p.
Janvier 2018
Dans les abymes de l’Argentine
Pendant les années de la dictature militaire en Argentine, Juana, militante appartenant aux FAR (Forces Armées Révolutionnaires), est arrêtée avec son jeune fils et prisonnière à l’ESMA, centre de détention et torture. Pour sauver son fils et échapper à la mort, elle accepte de travailler pour les militaires et devient la maîtresse de Raúl, surnommé le Poulpe, l’un de ses tortionnaires. Elle se rend à Paris avec lui pour livrer des renseignements sur les opposants politiques réfugiés en France. Des années plus tard, à Saint-Nazaire, une jeune journaliste, Muriel, enquête sur la mort suspecte d’une femme, Marie Le Boullec, retrouvée noyée. Les liens se tissent peu à peu avec les années noires de l’histoire argentine.
« Double fond » renoue avec bien des aspects de « Luz ou le temps sauvage » : le thème bien sûr, mais aussi le jeu sur la temporalité, la multiplicité des points de vue, l’intrication intime entre les personnages liés à la dictature et les révolutionnaires. Le roman, habilement construit, mêle trois récits qui convergent peu à peu : la lettre d’une mère à son fils, l’histoire de Juana, et l’enquête policière actuelle. Derrière une intrigue très, et parfois trop, romanesque (sur fond de coup de foudre et de passion amoureuse qui manque parfois de subtilité), Elsa Osorio tisse une toile complexe qui interroge l’identité et le sens des actions humaines. Le nom est au cœur de l’intrigue, le moi se perd dans le vertige des surnoms et fausses identités, dévoilant ainsi une réelle interrogation sur le sens d’une vie : au-delà de ses actions, Juana reste-t-elle vraiment fidèle à ses convictions ? En-dehors d’Yves, le mari de la noyée, qui apparaît peut-être comme un personnage trop positif, l’ambiguïté règne entre les deux camps : l’amour rend le Poulpe faible et attachant, et la position des personnages secondaires oscille sans cesse. La démocratie qui finit par s’installer en Argentine brouille définitivement les pistes. Les assassinats se poursuivent, et les anciens dictateurs demeurent impunis. Elsa Osorio dévoile ainsi des aspects moins connus de la dictature argentine et de ses liens avec la France. Le mélange entre histoire et roman est réussi.
A.K.
Elsa Osorio, « Double fond » [Doblo fondo], traduit de l’espagnol (Argentine) par François Gaudry, Éditions Métailié, 2018, 400 p.
Janvier 2018
Étrange nouvelle de l’Essex
À la mort de son mari, Cora Seaborne se rend avec son fils Francis et son amie Martha dans l’Essex. Délivrée d’un mari cruel et méprisant, elle tente de profiter de sa liberté malgré son sentiment chronique de culpabilité. Dans la campagne anglaise de la fin du 19e siècle, d’abord à Colchester, puis dans le village d’Aldwinter, elle arpente rivières, champs et forêts à la recherche de fossiles. Elle se lie d’amitié avec le révérend William Ransome et sa femme Stella. Une année s’écoule entre les rencontres amicales, les visites de l’ami de Cora, le Dr Luke Garett, médecin prometteur, et d’étranges événements liés aux croyances populaires très ancrées dans la région : un monstre, le serpent de l’Essex, serait revenu dans la rivière du Blackwater après un séisme.
Dans ce riche roman, Sarah Perry dessine des personnages complexes et attachants, multipliant les points de vue. Chaque personnage croit en son propre Dieu : la science pour Cora et Luke, le socialisme pour Martha, la religion pour William. Ils sont loin cependant de toute caricature : avec une grande subtilité, l’auteur joue sur les liens qui se tissent entre eux. Amitié et amour se confondent dans des relations complexes où la psychologie est très finement décrite.
« Le Serpent de l’Essex » est aussi un roman de l’ambivalence : celle d’une époque où les progrès sociaux et scientifiques côtoient les croyances populaires, et qui se reflètent dans le double sens des symboles (le serpent monstrueux, qui est aussi le symbole d’Esculape, dieu de la guérison), des mots, ou des références qui mêlent Histoire, littérature noble et populaire, et religion.
Dans un style très maîtrisé, Sarah Perry excelle dans la peinture inattendue d’une époque victorienne en clair-obscur et dans la création d’une atmosphère qui oscille entre roman gothique et grande littérature anglaise, de Charles Dickens à Jane Austen.
A.K.
Sarah Perry, « Le Serpent de l’Essex », Christian Bourgois Editeur, 2018, 384 p.
Janvier 2018
Mon père, cet inconnu
À vingt ans, Constantin Alexandrakis découvre que son père n’est pas mort. Sa mère, fille d’un célèbre acteur grec et d’une ancienne mannequin envoyée de Paris Match à Athènes, lui a menti pendant des années et caché le nom du « Géniteur » grec : Yevette Tsunodapoulos. Il se rend donc en Grèce, contacte son père supposé, tente de découvrir la vérité, envisage un test de paternité. Mais la quête, qui est aussi et surtout une quête de soi, est longue et difficile. Il faut trouver des traducteurs, ne pas effrayer un homme méfiant et en mauvaise santé. Il attend, parfois en vain, de courtes rencontres avec cet inconnu, et découvre un pays et une langue.
« La mètis n’est ni une idée, ni une catégorie, ni une notion, ni un concept, mais une sorte de tour d’esprit », comme cette narration tortueuse dont nous régale Constantin Alexandrakis et qui suit les méandres de son exploration. Le narrateur, tel Dédale, se perd dans le labyrinthe de la culture grecque, découvrant, en vrac, les mots, la mythologie, l’histoire et la culture contemporaines, au hasard de ses recherches internet, de ses lectures et de son errance dans Athènes ou dans l’île d’Ikaria. « Né deux fois » est « une histoire de boucles et de nœuds », une évocation originale et attachante de la péninsule où les mots-morts se révèlent vivants. La mythologie et les traditions résistent dans un pays que l’Europe tente de normaliser, touché par la crise et la montée de l’extrême-droite. La Grèce, c’est le tourisme de masse et la répression politique, mais aussi la résistance d’une culture du collectif et de la solidarité.
Le récit, fait de digressions et d’énumérations (on pourrait presque parler d’une poétique de la parenthèse) ne perd jamais son lecteur. Il le guide avec brio dans l’émouvante quête du Géniteur, qui passe tout aussi bien par le Mexique et le Canada que par Ikaria. Le monologue intérieur de l’auteur offre au lecteur une vision presque mythologique, souvent pleine d’humour, de sa perception des choses, entre une mère à la « mentalité épique », dont le mensonge originel fait du narrateur un Bâtard, et un monde instable dominé par la mètis, ou l’impossible vérité. Peut-être n’y a-t-il rien au bout de la quête, mais il reste un récit attachant, spontané et maîtrisé à la fois.
A.K.
Constantin Alexandrakis, « Deux fois né », Verticales, 2017, 304 p.
Décembre 2017
« L’insoutenable ressemblance de l’autre »
En janvier 1991, le narrateur fuit l’Albanie après l’effondrement du régime communiste. Comme beaucoup d’autres, il tente de gagner la Grèce pour partir ensuite en Amérique. Il rencontre dans un camp de réfugiés albanais une équipe de cinéastes qui l’emmènent avec eux à Athènes. Commencent alors les années d’exil, et surtout de découverte d’un nouveau pays et d’une nouvelle langue. C’est le récit d’une seconde naissance, de la construction d’une double identité, auquel se greffent des témoignages de natifs d’Iran, d’Arménie, d’Afghanistan, du Vietnam, d’Albanie ou de la Grèce qui racontent leur propre parcours dans une Europe en crise.
En utilisant sa propre expérience et celle des autres, Gasmend Kapllani propose une belle et intelligente réflexion sur l’immigration. Tout en dénonçant le racisme et le repli des États sur eux-mêmes, il montre toute la richesse qu’offre le franchissement des frontières. Fasciné par le mode de vie, si libre par rapport au régime fermé de l’Albanie totalitaire, et plus particulièrement par la langue, le narrateur construit progressivement son identité grecque. Refusant le statut d’étranger, il cherche à apprivoiser son nouveau pays et en assimile tous les registres : son apprentissage de la langue débute par la lecture d’un livre sur l’homosexualité, une sorte de « Grec lubrique pour débutants », par la maîtrise des gros mots et la fréquentation des cinémas pornos. Renversement du point de vue ou perte des repères, la rencontre avec « le monde au-delà des frontières » relève de l’intime et de l’affectif. Le rapport au langage s’apparente ainsi à une relation amoureuse, qui trouve son prolongement dans l’histoire avec Europe, étudiante en lettres rencontrée à l’Université. Or Europe représente bien le continent auquel elle a donné son nom dans la mythologie, personnage féminin idéalisé par l’auteur, curieuse et ouverte à l’étranger, mais dissimulant colère, jalousie et incertitudes.
Dans cette péninsule ambivalente, la difficile intégration se heurte au racisme ambiant, particulièrement exacerbé vis-à-vis des albanais, dans un pays qui ne reconnaît pas le droit du sol. Mais le narrateur persiste à voir dans son exil une « grande aventure » qu’il retranscrit dans ce récit par une voix à la fois intime et universelle, et, ultime victoire, en langue grecque.
Gazmend Kapllani, « Je m’appelle Europe », traduit du grec par Françoise Bienfait et Jérôme Giovendo, Éditions Intervalles, 2013, 153 p.
Décembre 2017
Se souvenir des belles choses
Après la mort (accidentelle ?) de Samuel dans un accident de voiture, un écrivain enquête : il recueille les témoignages des proches du jeune garçon pour tenter de comprendre cette fin tragique et en faire un livre. Les récits se succèdent, discordants, et le doute s’installe peu à peu. Qui du meilleur ami Vandad, de l’amie d’enfance surnommée Panthère, ou de l’ex-petite amie Laïde détient la vérité ? Les voix se mêlent et se contredisent, jusqu’à celle du narrateur-écrivain dont le projet se révèle être plus ambigu qu’il n’y paraît.
À l’heure où la littérature document triomphe à partir du fait-divers, Jonas Hassen Khemiri choisit une autre voie, celle d’une littérature assumée comme fiction, mais qui constitue justement le meilleur moyen pour saisir la complexité du réel et de l’être. Le romancier interroge la mémoire, celle de Samuel qui se cherchait en vain dans une vie dont il peinait lui-même à se souvenir, et celle des autres, déformée par des enjeux qui les dépassent. Le roman, rigoureusement construit sur une succession de paragraphes retranscrivant le discours des uns et des autres, est d’une efficacité redoutable. La discordance s’installe progressivement, accentuée par un léger mais habile décalage temporel. Cette interrogation sur la vérité se double d’un portrait tout en nuances de la société suédoise contemporaine.
Il faut saluer au passage le travail de la traductrice, Marianne Ségol-Samoy, qui nous a permis de découvrir l’œuvre à la fois du romancier et du dramaturge, auteur de « J’appelle mes frères » (Actes Sud), ou « Presque égal à » (Éditions théâtrales) [1].
A.K.
Jonas Hassen Khemiri, « Tout ce dont je ne me souviens pas », traduit du suédois par Marianne Ségol-Samoy, Actes Sud, 2017, 236 p.
[1] Voir les compte rendus dans nos rubriques « Théâtre » et « Théâtre lu ».
Novembre 2017
Amours de jeunesse
Une jeune fille aperçue dans un jardin, une camarade de classe entraînée dans une escapade buissonnière, un amour de vacances achevé tragiquement, des rencontres, regards et frôlements dans des bals et des fêtes, telles sont les intrigues qui se nouent dans les nouvelles proposées par Marc Villemain autour des amours enfantines et adolescentes.
Marc Villemain, dans ces charmants récits des amours contrariées, esquissées ou consommées, décrit les premiers émois avec une grande délicatesse. À travers une variation presque musicale sur des motifs comme l’eau, le jardin ou le bal, il évoque de façon très poétique les sentiments et sensations de l’éveil amoureux.
La construction du volume oscille habilement entre unité et fragmentation, autour du motif des rivières infranchissables qui donne son titre au recueil, et d’un narrateur qui se construit au fil des pages. Cette promenade au cœur de l’enfance est tendre et revigorante à la fois.
A.K.
Marc Villemain, « Il y avait des rivières infranchissables », Éditions Joëlle Losfeld, 2017, 152 p.
Novembre 2017
Hommage littéraire
Le texte de Roberto Ferrucci naît d’une phrase lue quelque part dans l’œuvre d’Antonio Tabucchi, mais jamais retrouvée : « Les histoires ne commencent pas et ne finissent pas, elles arrivent ». Une mémoire fragmentaire guide alors l’écrivain dans un va-et-vient entre le présent – dans lequel Ferrucci se rend sur la tombe de Tabucchi au Cemitério dos Prazeres à Lisbonne – et le souvenir de ses rencontres passées avec l’auteur de « Pereira prétend ».
La déambulation dans une Lisbonne très évocatrice de l’univers de Tabucchi, et, à travers lui, de Pessoa, avec le tramway n°28, le cimetière ou les rues aux pierres cubiques (la calçada portuguesa) laisse ainsi la place à d’autres lieux, Venise, Trieste, Vecchiano en Toscane, et à différents moments de la vie du narrateur : l’université avec un mémoire consacré à Antonio Tabucchi et Daniele Del Giudice, l’âge adulte pendant lequel l’admiration pour Tabucchi se transforme en amitié.
Roberto Ferrucci, comme d’autres écrivains italiens contemporains, Paolo di Paolo, pour ne citer que lui, est un grand admirateur de l’œuvre de Tabucchi. Il souligne à la fois son caractère fondamentalement européen – pour Tabucchi, la patrie est la langue italienne qu’il porte toujours en lui – et son engagement. La littérature est « une vision du monde différente de celle qu’impose la pensée dominante, ou pour être plus précis, la pensée au pouvoir, quel qu’il soit. » Dans ce texte émouvant, Roberto Ferrucci rend un très bel hommage à un grand écrivain. À peine le livre terminé, on a envie de plonger, ou de se replonger, dans les pages de son œuvre.
A.K.
L’ouvrage paraît aux éditions La Contre Allée, dans la collection « Fictions d’Europe », qui propose d’intéressants textes d’écrivains sur l’Europe, comme celui de Christos Chryssopoulos sur la Grèce en crise, « Terre de colère », paru en 2015. Une maison d’édition à suivre, qui propose un beau catalogue de littérature étrangère. Voir notre critique de « L’instant décisif » de Pablo Martín Sánchez, paru à la rentrée 2017.
Roberto Ferrucci, « Ces histoires qui arrivent (Storie che accadono) », trad. Jérôme Nicolas, La Contre Allée, collection « Fictions d’Europe », 2017, 96 p.
Novembre 2017
Jeu de rôles
À seize ans, Tristan est confronté à un choix qui risque de modifier le cours de sa vie. Témoin d’une bagarre entre son entraîneur de boxe et trois individus dans le métro, il s’enfuit. Cela entraîne des répercussions en chaîne, parmi lesquelles l’avortement d’une relation à peine ébauchée. Quelques années plus tard, il assiste dans le RER à l’agression d’une jeune femme. Trois possibilités s’offrent à lui : laisser faire à nouveau, au risque que la jeune femme se fasse violer, intervenir et finir poignardé, ou jouer de rapidité pour sortir à temps du RER avec la jeune fille. Cette fois encore, le choix déterminera son avenir.
À travers cette réflexion sur l’héroïsme moderne, Fabrice Humbert propose un tableau – quelque peu commun – de notre société : la différence des classes sociales, le problème des banlieues, la violence… Mais au-delà de la peinture sociale, c’est l’humain qui est au cœur du roman, avec les thèmes des choix de vie et de leurs conséquences, et du destin. Ces problématiques sont traitées de façon originale. L’auteur choisit en effet de construire une expérimentation narrative qui interroge les possibilités du récit, à la manière d’un livre dont vous êtes le héros. Fabrice Humbert met en scène le déterminisme des actions, mais aussi l’imposture, terriblement humaine. La vérité de l’être se révèle-t-elle dans ses actions ? L’auteur se contente de soulever des pistes de réflexion, sans offrir de chemin tracé. Il laisse le lecteur répondre à cette question banale, mais habilement menée par un récit très maîtrisé.
A.K.
Fabrice Humbert, « Comment vivre en héros », Gallimard, coll. « Blanche », 2017, 416 p.
Octobre 2017
Les mots contre les maux
Dans une Corée évoquée par touches délicates, une langue morte réunit le narrateur, professeur de grec ancien condamné à devenir aveugle, et « la femme », qui a perdu l’usage de la parole suite au décès de sa mère et à la perte de la garde de son enfant. La langue grecque, morte, mais vivante par sa beauté et sa perfection, suscitera peut-être la renaissance de ces êtres blessés. Au fil des leçons, le passé des deux protagonistes se révèle peu à peu, dévoilant leur souffrance et leur difficulté à vivre.
Le roman s’ouvre sur l’évocation de Borges et de la gravure qui orne sa tombe : « il saisit l’épée et la pose nue entre eux ». Symbole de cécité, mais aussi du difficile rapport au monde et entre les êtres, ce vers extrait d’une légende scandinave place également le roman sous le signe du mélange des cultures, entre Orient et Occident : Grèce antique, Corée, mais aussi Allemagne, où s’est exilée la famille du narrateur. Les personnages cherchent dans la langue et la littérature l’espoir de réparer leur être écorché par la vie.
Dans ce récit envahi par la poésie, le réel se fragmente pour laisser la place à des éclats de vie, à des sensations diffuses, mais précises, tel le kaléidoscope fabriqué par le personnage féminin dans son enfance. Ce roman-poème lutte contre le silence : silence de l’espace qu’on ne voit plus et silence du corps incapable de parler. Dans ce magnifique récit, le mot est un cri, un jaillissement vital qui redonne toute sa force au langage.
A.K.
Han Kang, « Leçons de grec », traduit du coréen par Jeong Eun-Jin et Jacques Batilliot, Le Serpent à Plumes, 2017, 192 p.
Octobre 2017
Que reste-t-il de nos amours ?
Quatre frère et sœurs, Alice, Harriet Fran et Roland, retournent pendant trois semaines dans la maison familiale de Kington en Angleterre, sans doute pour la dernière fois. Malgré leur attachement à la maison et aux souvenirs qui lui sont attachés, ils projettent de la vendre. Le temps s’écoule paisiblement, mais des tensions s’installent peu à peu entre les différents protagonistes. Alice est venue avec un jeune homme, Kasim, Roland est accompagné de sa nouvelle femme Pilar, une avocate argentine belle et froide, et de sa fille Molly. Fran est avec ses deux enfants, Ivy et Arthur, qui explorent la campagne environnante, terrain de jeux privilégié.
Dans ce roman à l’intrigue épurée, tout tourne autour des lieux, la vieille bâtisse, vestige du passé empreint de poésie, et un cottage abandonné, endroit inquiétant, témoin des jeux dangereux des enfants, mais aussi refuge amoureux qui fait le lien entre passé et présent. Tessa Hadley dresse le portrait de trois générations avec une subtilité et une délicatesse rares. Ses analyses psychologiques sont d’une grande finesse. Les relations qui lient les différents personnages sont complexes et le drame menace sans jamais exploser tout à fait. Dans l’atmosphère particulière de la campagne anglaise, l’exacerbation des sentiments est voilée par un certain savoir-vivre au charme désuet et par la douce ironie de l’auteur. Tessa Hadley est souvent comparée, à juste titre, à la plume de grands romanciers comme Henry James ou Jane Austen. Mais son style et son art romanesque n’appartiennent qu’à elle. On retiendra particulièrement son évocation délicate du couple et sa capacité à créer une épaisseur temporelle : le passé affleure sans cesse sous le présent, même si l’on s’achemine peu à peu vers la perte de la maison et de son histoire.
A.K.
Tessa Hadley, « Le passé », Christian Bourgois, traduit de l’anglais par Aurélie Tronchet, 2017, 411 p.
Octobre 2017
Ernst Lossa : in memoriam
Ernst Lossa naît en 1929 dans une famille de marchands ambulants. Sa mère souffre de tuberculose. Le médecin qu’elle se décide à consulter dépêche les services sociaux : Ernst est placé dans un foyer pour enfants, ses sœurs en pouponnière. Il a quatre ans. Élève médiocre, souvent stigmatisé comme tzigane (ce qu’il n’est pas), il commet de petits larcins, ment. Déclaré « inéducable », on le transfère en février 1940 au centre d’éducation de Markt Indersdorf. Quelques mois après, il est examiné par une femme médecin « qui s’intéresse moins aux maladies qu’à la famille d’origine des enfants ». Elle décrit Ernst comme « déviant, asocial, psychopathe », impossible à « corriger ». Maltraité par les autres enfants, livré à lui-même, le garçon continue de voler, rêvant que son père (alors prisonnier à Dachau) vienne le chercher.
À nouveau diagnostiqué comme incapable de s’intégrer, Ernst échoue en avril 1942 à l’asile psychiatrique de Kaufbeuren – il ne souffre pourtant d’aucune maladie mentale ou handicap. Ici, plus aucun objectif éducatif – si tant est qu’il y en eût ailleurs. Seuls les enfants capables de travailler sont nourris, les plus handicapés sont affamés ou assassinés. Ernst, témoin des agissements des médecins, est tué par injection d’une surdose de morphine en août 1945, à quinze ans. Les archives révèleront que plus de 2 300 personnes furent supprimées dans cet asile durant la guerre.
Un arrêté secret d’Hitler, rédigé en 1939, stipulait que « la mort digne peut être accordée aux malades incurables pour autant que l’entendement humain puisse en juger » : il aboutira à l’élimination de plus de 200 000 malades mentaux.
Robert Domes a choisi, pour rendre hommage à Ernst Lossa, une forme romanesque qui n’évite pas toujours, hélas, le pathos. Malgré cette réserve, « La brume en août », fruit d’un travail documentaire de quatre ans (expliqué dans une passionnante postface de l’auteur), lève le voile sur un aspect peu connu du nazisme. On réalise, avec la lente descente aux enfers d’Ernst, combien tout enfant marginal (par son comportement ou ses origines) pouvait, selon le bon vouloir de médecins ou éducateurs inféodés au régime, être éliminé. Robert Domes résume : « Ernst Lossa gênait ». Une édifiante plongée dans la barbarie d’une dictature obsédée par la race et la normalité.
Y. A.
Robert Domes, « La brume en août », Anne Carrière, 2017, 347 p.
Octobre 2017
Le poème de Babel
La tour Magister, située à la Défense, est un chef-d’œuvre de l’architecture contemporaine. Haute de 38 étages, avec 7 sous-sol (constitués de parkings, supermarché, centre commercial), elle abrite le siège des assurances Magister dirigées par Richard Redmond Robsen. Tour de Babel moderne, elle est pour son architecte « mouvement, envolée, souplesse », véritable symbole d’une entreprise tournée vers le futur et la réussite. Mais la tour est aussi une métaphore de notre société : du rez-de-chaussée où se trouve le self menacé de fermeture, au 38e étage où se déploie l’immense bureau de Robsen, les employés sont distribués selon leur position hiérarchique. Xavier de Lacourt, le secrétaire général, est en face du PDG. Au même étage se trouvent Quentin Lefranc, le directeur financier, et Gladys Montrond-Cher, la directrice de la communication. Frédéric Hessler, le DRH, est au 28e étage. À l’accueil, tout en bas, officie Peggy, jolie blonde pulpeuse, qui fait le lien entre l’univers de l’entreprise et les bas-fonds qui cachent l’exclusion. Elle vit dans sa voiture au -2 avec un frère rendu fou après avoir été frappé par un éclair. Car les parkings sont peuplés de marginaux de toutes sortes : sans-papiers, travailleurs pauvres, clandestins, junkies… On les appelle les Zombies, les Popovs, les Rats. Ils se nourrissent des restes du self et vivent dans la misère, la saleté et la violence. Un univers empreint de folie et prêt à exploser, car « quand les pauvres n’auront plus rien à manger, ils mangeront les riches ». On suit par fragments les différents personnages de ce microcosme, dans l’entreprise et dans leur vie personnelle, les points de rencontre entre le haut et le bas se faisant de plus en plus fréquents : Saphir, l’une des « Rats » du -7, entretient une relation amoureuse avec un employé du self, Bollo, à qui Peggy donne des cours particuliers ; Nelson, ancien responsable de la branche « Habitations », en crise, sombre peu à peu dans la marginalité et la folie après son licenciement et finit par rejoindre le -7 ; les employés du self – menacé de fermeture – se mettent en grève, rejoints par les habitants des étages inférieurs. Le jeu mis en place par la DRH, Survivre, qui cherche à raviver les instincts primaires des employés pour faire face au grand ennemi – la concurrence – réunit le haut et le bas dans une explosion finale apocalyptique.
Dans cette peinture noire de notre société, la folie est partout : elle envahit le récit et l’écriture, dénonçant le monde de l’entreprise et sa déshumanisation. Gérard Mordillat, avec sa verve habituelle, se plaît à décrire l’animalité profonde de ses personnages avec une inventivité verbale et narrative souvent jubilatoire. Du jaillissement presque incantatoire des pensées de Saphir à la description malicieuse des relations sexuelles plus ou moins perverses des uns et des autres – qui peut aller jusqu’à l’inceste et à la zoophilie – l’animalité n’est pas toujours où on l’attend. Gérard Mordillat parvient à dire la violence par la littérature, c’est-à-dire au moyen d’un langage qui la rend supportable au lecteur, sans pour autant l’atténuer. Les personnages sont en quête d’absolu, souvent à travers une forme poétique de folie. La tour Magister est une nouvelle tour de Babel dans laquelle horreur et poésie se mêlent, à la manière des mythes.
A.K.
Gérard Mordillat, « La tour abolie », Albin Michel, 2017, 512 p.
Septembre 2017
La vie est un songe
Afin de préserver intact l’amour qui l’unit à Marie, François décide d’orchestrer sa propre mort avec l’aide de son ami Didier. Il déménage, modifie son apparence et se met à travailler pour un journal qui fait la publicité des bars. Dans cette nouvelle vie, il rencontre Roxane. C’est le début d’une nouvelle histoire d’amour : tout est à recommencer… Alors que François se réinvente sans cesse au fil de ses histoires amoureuses, Didier, qui a perdu la mémoire suite à un traumatisme crânien, tente au contraire de retrouver son identité.
En prenant à la lettre le lieu commun de l’amour nécessairement destiné à s’épuiser avec le temps, François Szabowski nous entraîne dans une amusante intrigue inscrite dans un Paris bien réel où l’on reconnaît quartiers, rues et bars. Pourtant, sous son apparente légèreté, le récit aborde des thèmes importants, autour de la mémoire et de la quête de soi. Les parcours inversés des deux amis – l’un cherchant à retrouver son identité et l’autre à la perdre – mènent tous deux à la question du souvenir et de l’artifice.
Dans ce roman, tout est illusion : mises en scène de la mort du héros, invention d’un faux passé pour Didier, écriture d’articles qui réinventent des bars pour attirer les clients… Le style vif et plein d’humour masque la noirceur du propos. Tout en célébrant le pouvoir de l’écriture et de la fiction, l’auteur en montre également toute l’ambiguïté. La pirouette finale, qui renverse le point de vue et force le lecteur à relire le roman en changeant de perspective, est particulièrement réussie. François Szabowski manie habilement l’ironie, transformant le récit en une réjouissante fable philosophique.
A.K.
François Szabowski, « L’amour est une maladie ordinaire », Le Tripode, 2017, 280 p.
Septembre 2017
Je vous parle d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître
Didier Lestrade découvre Act Up New York en 1987. Le SIDA ravage alors les États-Unis : Larry Kramer (fondateur de l’association) parle de « génocide ». En 1989, Lestrade couvre pour le magazine Rolling Stone une manifestation du groupe contre la mairie de New York. Frappé par son fonctionnement, sa capacité de mobilisation et la force de ses visuels (dont le slogan fondateur « Silence = Mort »), il cofonde Act Up Paris en juin 1989, avec Pascal Loubet et Luc Coulavin.
Act Up se démarque des associations existantes (Aides et Arcat) en se revendiquant homosexuelle, et en considérant que toute publicité est bonne à prendre : « Le seul moyen de pénétrer la conscience générale est d’agir sans cesse, parfois même sans raison ». Devant l’urgence de l’épidémie, Act Up multiplie zaps (intrusion de militants dans un établissement, prise à partie de responsables politiques ou médicaux), die-in et manifestations parfois violentes. Son combat aboutit notamment à rendre visible les séropositifs et à améliorer les conditions d’accès aux traitements. Les militants se forment sur la maladie pour accroître leur expertise face au monde médical.
La première partie du livre reprend, de manière thématique, la naissance du mouvement, son apogée et son déclin, lorsque les trithérapies rendent la peur de la mort moins prégnante. La seconde partie, chronologique, recense, de 1989 à 1999, les actions (parfois ratées) d’un groupe hyperactif, et les slogans souvent teintés d’humour noir qui émaillèrent les combats : « Je cherche un mari, le mien est mort » (Gay Pride, 1995). Après dix ans de lutte, Didier Lestrade, pointant le manque de reconnaissance et le faible investissement de la communauté homosexuelle, apparaît désabusé.
Subjectif, touffu (et parfois redondant), « Act Up, une histoire », écrit en 2000 et aujourd’hui réédité après la sortie de « 120 battements par minute » de Robin Campillo (lui-même militant de l’association), est un livre important. Pour se replonger dans les années noires de l’épidémie, découvrir le fonctionnement d’un groupe de « gays hystériques » parfois ingérable, comprendre l’émergence de son discours politique, et rendre hommage aux militants. Certains passages sont bouleversants, comme les pages consacrées par Didier Lestrade au quotidien de la vie des malades. Une lecture salutaire.
Y. A.
Didier Lestrade, « Act Up, une histoire », Denoël, 2000, réed. 2017, 513 p.
Septembre 2017
24 heures dans l’Espagne post-franquiste
À la mort de Franco en 1975, l’Espagne entame un processus de démocratisation qui ne se déroule pas sans heurts, entre répression policière et terrorisme. Pablo Martín Sànchez choisit pour cadre de son roman le 18 mars de l’année 1977, particulièrement violente. La narration se déroule sur 24 heures, de minuit au soir suivant, découpées en six moments (la nuit, l’aube, le matin, le midi, l’après-midi et le soir), eux-mêmes relatés par six protagonistes : une petite fille, une étudiante en journalisme, un professeur de politique ancienne victime de la dictature chilienne, un chef d’entreprise, un tableau et un lévrier de course.
Terrorisme, bébés volés, harcèlement scolaire, violence et solitude, tels sont les thèmes de ce riche roman. À partir de situations personnelles, le récit parvient à recréer l’atmosphère d’une époque peu connue de l’histoire espagnole. La narration, éclatée en de multiples points de vue qui s’entrelacent, est parfaitement maîtrisée. Dans cet original roman choral, où les monologues d’un chien ou d’un tableau se mêlent tout naturellement à ceux des autres personnages, toutes les voix finissent par converger, sans aucun artifice. Réalité et fiction s’imbriquent harmonieusement. L’auteur parle de « pataphysique » pour décrire « cette façon de voir le monde, la vie, l’art depuis l’autre rive, en ne nous conformant pas à ce qu’on nous a raconté ». Pablo Martín Sànchez procède par petites touches, créant un roman tout en délicatesse, légèrement ironique et profondément humain. On découvre à la fois une page importante de l’histoire espagnole et un écrivain talentueux.
A.K.
Pablo Martín Sànchez, « L’instant décisif » (Tuyo es el mañana, 2016), traduit de l’espagnol par Jean-Marie Saint-Lu, Éditions La Contre Allée, 2017
Septembre 2017
Le livre de mon père
Renato Cisneros, écrivain et journaliste, est le fils du général de division de l’armée du Pérou Luis Federico Cisneros Vizquerra. Surnommé El Gaucho. Ce dernier est célèbre pour son rôle politique dans un pays instable, sujet aux coups d’État militaires et au développement des attaques terroristes du Sentier lumineux dans les années 1880-1990. Très lié à la dictature de Pinochet, El Gaucho s’illustre par ses amitiés tristement célèbres (le dictateur argentin Jorge Rafael Videla, Alejandro Esparza Zañartu, homme de confiance du dictateur péruvien Odría) et par ses prises de position violentes vis-à-vis du Sentier lumineux et des présidents sud-américains démocratiquement élus.
Comment réduire la distance qui sépare un fils d’un tel père ? Peut-on résoudre le paradoxe de cet homme politique et militaire si décrié pour son rôle dans les persécutions, les écoutes téléphoniques, et les disparitions étranges qui ont touché le Pérou dans ses années noires, et qui, pourtant, se révèle être un père de famille et un mari aimé ? Telles sont les questions auxquelles tente de répondre le fils, mais aussi l’écrivain, dans ce beau roman qu’il qualifie lui-même d’« autofiction ».
Ça n’est pas un « roman biographique. Pas historique. Pas documentaire. (…) Ça n’est pas un roman sur la vie de mon père, mais plutôt sur sa mort : sur ce que cette mort a libéré et mis en évidence. » Renato Cisneros interroge ce que la littérature peut faire pour tenter de combler les failles laissées par la vie, en une tentative de reconstruction déformée d’une figure paternelle ambigüe et insaisissable pour se reconstruire soi-même. Le roman se nourrit de souvenirs, de dialogues et de documents (articles de presse, lettres, photos, archives de l’armée…), sur fond d’histoire du Pérou, mais ne prétend pas à une quelconque vérité. Le seul pouvoir de l’écriture est de faire vivre une figure par la fiction, car « peut-être est-ce cela écrire : inviter les morts à parler à travers soi ». Le pari est réussi.
A.K.
Renato Cisneros, « La distance qui nous sépare » (La distancia que nos separa, 2015), traduit de l’espagnol (Pérou) par Serge Mestre, Éditions Christian Bourgois, 2017, 320 p.
Septembre 2017
Des objets et des vies
Raconter des histoires, telle est la spécialité de Gustavo Sànchez Sànchez, dit Gandroute, commissaire-priseur pratiquant la vente aux enchères selon une méthode allégorique : « Ce ne sont pas les objets qui sont vendus, mais les histoires qui leur confèrent valeur et signification ». Grandroute excelle dans le « dépassement de la réalité » et transforme les objets les plus saugrenus en de véritables poèmes. Les dents, son sujet de prédilection, constituent le point clé de la collection qu’il accumule au fils des années dans son étrange maison, Calle Disneylandia.
« L’histoire de mes dents » est, selon son auteur, un « essai-roman » collectif. Né d’une commande à l’occasion d’une exposition organisée par la galerie Jumex au Mexique (financée par l’entreprise du même nom, une usine de jus de fruit), le texte est rédigé progressivement, à la manière d’un feuilleton, et lu au fur et à mesure par les ouvriers de l’usine. Il se nourrit ainsi des liens entre le monde de l’art et celui de l’entreprise, mais aussi des réactions et des récits émanant des ouvriers. Le résultat est un objet hybride et jubilatoire, et surtout un bel hommage à la fiction.
Grandroute propose son « autobiographie dentaire » à travers la plume du jeune Jacques de Voragine. Il raconte sa vie, et surtout ses ventes et les histoires qui les accompagnent. Les dents, objets privilégiés des enchères, qu’il fait passer pour des reliques de grands personnages, sont autant de références littéraires. Véritable Don Quichotte moderne, Grandroute s’inscrit dans une lignée qui va de Platon à Vila-Matas en passant par Borges. On retrouve le principe des « Vies imaginaires » de Marcel Schwob dans les multiples récits de vies qui ponctuent l’ouvrage. Parabole, hyperbole et allégorie se mêlent dans ce texte ludique qui joue sur les effets de réel – photos ajoutées en fin d’ouvrage pour illustrer le dernier chapitre explicatif de Jacques de Voragine, chronologie rédigée par la traductrice du livre en anglais. Un work in progress pour lequel Valeria Luiselli, comme elle l’écrit dans sa postface, considère la traduction comme une réelle forme collaborative, une nouvelle couche « modifiant complètement le contenu ». La notion de collection joue au sens plein : celui de l’intertextualité, mais aussi celui de la série éventuellement appelée à une suite par les ajouts des traducteurs à venir. L’histoire a certes un « Commencement », un « Milieu » et une « Fin », mais le reste est littérature.
A.K.
Valeria Luiselli, « L’histoire de mes dents », [The Story of my Teeth, 2015], traduit de l’anglais par Nicolas Richard, Éditions de l’Olivier, 2017, 192 p.
Septembre 2017
« Cœur perdu »
Thomas Zins est un jeune homme de bonne famille, cultivé, qui lit Télérama, se passionne pour la littérature et les films d’art et essai qu’il voit en V.O. quand il va à Paris voir sa grand-mère. Romantique, plein de rêves et de belles idées, il s’éprend de la jeune Céline, issue d’un milieu populaire, battue par son père. Nous sommes en 1983, Thomas croit en Mitterrand, connaît toutes les chansons de Renaud par cœur, lit « Le choix de Sophie » et s’inquiète de ses capacités sexuelles. La belle Céline s’offre à lui, l’avenir est prometteur. Mais Thomas choisit un mauvais guide en la personne d’un écrivain perverti. Il s’abandonne peu à peu aux excès de l’alcool et à la violence, en une lente descente aux enfers ponctuée de quelques sursauts.
Roman d’apprentissage qui narre la fragilité des adolescents et les désillusions qui ont suivi l’élection de Mitterrand, « Le triomphe de Thomas Zins » construit un personnage complexe, à la fois tendre et cynique, noir mais attachant. Il dit également le difficile équilibre d’une jeunesse abandonnée à elle-même, qui oscille entre le bien et le mal, entre la normalité et la marginalité. La tonalité légèrement ironique permet une saine distance et éloigne tout manichéisme. L’évocation des années 80 est ponctuée de retours en arrière sur d’autres épisodes du 20e siècle. Le récit narre ainsi l’emprisonnement du grand-père de Thomas dans Saïgon occupé par les japonais durant la seconde guerre mondiale. Ce va-et-vient ponctuel – on suit également sur quelques chapitres un autre personnage, Daniel, à Madagascar - , peut parfois paraître arbitraire, mais n’enlève rien au mouvement d’ensemble : celui d’un roman fleuve qui emporte son lecteur.
A.K.
Matthieu Jung, « Le triomphe de Thomas Zins », Éditions Anne Carrière, 2017, 751 pages.
Août 2017
De l’instabilité du monde
Le cimetière de Hilldale, à North Bath, est sujet à un phénomène bien particulier. Les cercueils, emportés par des eaux souterraines, glissent, s’éloignant des pierres tombales d’ailleurs régulièrement profanées par des voitures traversant le lieu sans vergogne. Le cimetière est à l’image de cette petite ville d’Amérique en crise qui se délite et dont les habitants comblent le vide qui les habite en mangeant, en buvant et en travaillant. Dans ce cadre évoluent différents personnages dont certains étaient déjà présents dans « Un homme presque parfait » : Douglas Raymer, chef de la police, torturé par la mort récente de sa femme infidèle et hanté par la question de son institutrice : « Qui est ce Douglas Raymer-là » ?; Donald Sullivan, dit Sully , malade du cœur, mais qui refuse de se faire opérer, ou Roy Purdy, délinquant violent tout juste sorti de prison. C’est l’histoire d’américains moyens, de gens ordinaires qui se heurtent durant 48 heures à leurs doutes et à leurs peurs.
Dès les premières pages du roman, Richard Russo parvient à créer une atmosphère à la fois envoûtante et dérangeante. La métaphore de la terre qui grouille et qui glisse, image de l’instabilité du monde, et de la merde qui remonte, « littéralement et métaphoriquement », dit la perte de repères d’une Amérique touchée par la violence, la pauvreté et le racisme. L’incipit est à ce titre exemplaire : tout le sens du roman est contenu dans la description inaugurale du cimetière dans lequel Douglas Raymer fera sa première chute, premier incident d’une série noire qui accompagnera sa progressive déchéance physique et morale. Les personnages sont indissociables des lieux dans lesquels ils évoluent. Richard Russo crée ainsi une véritable comédie humaine, autour de anti-héros auxquels on ne peut s’empêcher de s’attacher. Tout l’art du romancier réside dans cet habile équilibre : il peint la nature humaine d’une société à la fois lointaine et proche de nous.
A.K.
Richard Russo, « À malin, malin et demi » [Everydoby’s Fool, 2016], traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean Esch, Éditions de la Table ronde, Quai Voltaire, 624 p.
Août 2017
Les insurgés
La Générale Armoricaine, abattoir breton touché par la crise et privé des aides européennes à l’exportation, est placé en liquidation judiciaire. Le secrétaire d’État Pascal Montville y voit « une magnifique opportunité pour tenter une reconversion industrielle sous le signe du développement durable », ce qui déclenche la colère des salariés. Au lieu de sauver l’abattoir et les emplois, il voit là l’occasion de lutter contre la mondialisation qui mène ces poulets en Arabie Saoudite. À la troisième réunion, les salariés décident de retenir prisonnier le secrétaire d’État.
Le roman raconte la séquestration de Pascal Montville à travers de multiples points de vue : chaque chapitre développe le monologue de l’un des protagonistes, secrétaire d’État ou salariés. On croise ainsi de nombreux personnages, Pascal Montville, ministre idéaliste, traumatisé par le récent suicide de sa femme, Céline Aberkane, conseillère du secrétaire d’État, ancienne syndicaliste blessée par une rupture amoureuse, Fatoumata Diarra, salariée lucide et en colère, qui travaille dans l’unité de conditionnement, Gérard Malescese, syndicaliste impuissant face aux salariés qui ont pris le pouvoir ou encore Cyril Bernet, passionné de jazz.
Arno Bertina propose une très percutante interrogation politique et humaine sur la lutte des classes et notre société. Le thème de l’insurrection, facteur de joie, mais aussi d’inquiétude, est traité avec brio. Au fil des pages, le roman oscille entre espoir et fatalité. Le fantôme d’Aldo Moro hante les salariés et pose la question de l’innocence dans un conflit qui dépasse ses acteurs. Pascal Montville est innocent, mais ce n’est qu’en le jugeant coupable que les salariés peuvent retrouver l’innocence. Le roman joue habilement sur une alternance de respirations – amour du jazz, enquête sur les adaptations de Don Quichotte commandée par le ministre à sa conseillère, fête organisée par les salariés avec la complicité de Pascal Montville – et de pesanteur. Le récit touche presque au mythe, notamment dans les pages finales qui construisent des scènes frappantes, presque poétiques – les cages de poules qui volent ou les majorettes qui dansent sur le toit du bus lors du concert final. « C’est ce qui pousse au combat, qui est tragique, la misère, les conditions de vie ; mais le moment lui-même, le moment de l’insurrection, c’est une brèche, c’est la vie qui revient ».
« Des châteaux qui brûlent », par sa très belle écriture et le regard intelligent et tout en nuances qu’il porte sur notre société, est, assurément, un roman important.
A.K.
Arno Bertina, « Des châteaux qui brûlent », Verticales, 2017, 424 p.
Juillet 2017
Mots slow est un magazine annuel d’un genre bien particulier. Revue d’art et de pensée, elle est conçue comme une œuvre collective à partir d’un thème. La présentation originale, l’attention portée au papier, à l’impression (différentes techniques sont utilisées, comme la sérigraphie ou le Offset HUV), le travail sur la typographie, la contribution d’artistes sous forme de brochures et de posters en font un objet rare, dont chaque numéro offre une configuration unique. Fondée par Jérôme Karsenti et publiée chez Hand Art Publisher, la revue, bilingue en anglais et français, est tirée à 365 exemplaires.
À l’ère du tout numérique, le projet de Jérôme Karsenti est noble. Il s’agit, par un dialogue constant entre le texte et l’image et un intelligent travail sur l’unité et la fragmentation (à la fois au niveau du thème et de la matière de la revue), de regrouper des contributions d’artistes et de chercheurs en sciences et sciences humaines, et de traiter un thème à partir du champ disciplinaire et de l’imaginaire de chaque artiste et chercheur Après trois premiers numéros sur « qui de nous deux ressemble le plus à l’autre », « la sérendipité », et « Up & down », le dernier numéro s’intéresse à la notion de Missterious. Dans le domaine typographique, « missterious » désigne une lettre ajoutée par erreur dans un mot et qui en déforme ainsi le sens. Déformation et transformation sont ainsi au cœur des textes et des œuvres offerts au lecteur. Georges Didi-Huberman, historien de l’art, s’interroge sur l’allégorie de l’Occasion à partir de textes et d’œuvres d’art. Pascale Jeanneret rend hommage à l’artiste Anne-Lise Jeanneret. Karine Duvignau, chercheuse en sciences du langage, s’interroge sur les glissements sémantiques des phrases chez le jeune enfant. David Pérez-Morga, chercheur en parasitologie moléculaire, loue la beauté des molécules. Didier Kahn, spécialiste de l’alchimie, propose un court récit sur Mlle de Mérac et les secrets du prince d’Orcas, philosophe éthiopien. Ces courts textes, presque fragmentaires, entrent en résonance avec des images, œuvres d’artistes contemporains comme Yang Yongliang, Igor Siwanowicz, Anne-Lise Jeanneret, Michael Günzburger, Jérôme Karsenti, Louis Jammes, Gadha Khunji, Saskia Edens, Lola Karsenti, Noga Melzer.
Par leur cohabitation, les textes et les images changent de sens et leur union en une œuvre collective favorise la réflexion. Tout en inscrivant la création dans une forme de matérialité, Jérôme Karsenti donne ainsi à voir le processus de création en constante métamorphose. Le projet est passionnant, et la réalisation fort belle.
A.K.
« Mots slow » n°4, « Missterious », par Jérôme Karsenti, contenant une brochure (145x210) de 24 pages et 6 posters A2, en collaboration avec Dominique Brancher, Indré Klimaité (graphiste), et Wendy Giardina (traductrice).
Juin 2017
Si l’underground m’était conté
Cookie Mueller (1949-1989), figure de l’avant-garde new-yorkaise des années 60-70, a été actrice – notamment dans les films de John Waters, réalisateur anti-conventionnel et provocateur – écrivain, « gogo-danseuse topless »… Sous la forme d’une autobiographie fragmentée, elle décrit ses expériences de vie en 15 chapitres classés par ordre chronologique, qui prennent la forme de nouvelles. Elle dresse ainsi le portrait d’une Amérique marginale : drogues, viol, accouchement, vie dans une ferme, bisexualité, expérience cinématographique y sont très librement décrits, sans tabous.
Cookie Mueller eut une vie riche et romanesque. Mais le tableau de cette époque mythique n’est pas le seul charme de ce livre. Ces petites nouvelles frappent par l’originalité du regard. Du style incisif, souvent familier, émergent des visions poétiques. Les chapitres s’achèvent sur des évocations fortes, dans lesquelles de petits faits ou objets du quotidien masquent une dimension presque métaphysique, souvent liée à la mort. Et c’est sur la mort que s’achève le livre avec la dernière lettre d’un proche mort du sida, fin tristement symbolique de la maladie qui emportera l’auteur en 1989.
Cette œuvre attachante est une ode à la liberté de penser, d’écrire et de vivre.
A.K.
Cookie Mueller, « Traversée en eau claire dans une piscine peinte en noir », Finitude, 2017, 192 p.
Mai 2017
« Je suis un et beaucoup, mais je ne sais pas qui je suis »
Mac vit à Barcelone, dans le quartier El Coyote. Il vient de perdre son travail et, écrivain débutant, se lance dans la rédaction d’un journal à laquelle vient se greffer un projet littéraire tout à fait original : réécrire le livre de jeunesse de son célèbre voisin Walter Sánchez, « Walter et son contretemps » - mémoires d’un ventriloque, ouvrage empli de maladresses et d’incongruités. Dans le journal de Mac se mêlent lecture et interprétations du roman de Walter, événements quotidiens et réflexions sur l’écriture et la littérature.
« Mac et son contretemps » est un labyrinthe qui explore de multiples facettes de la création littéraire dans ses rapports avec la réalité, la vie ou la folie. Roman ventriloque à l’image du personnage de l’écrivain Walter, il est, comme toujours chez Vila-Matas, nourri de voix, références littéraires multiples qui envahissent le « roman » : « Nous venons au monde pour répéter ce que répétaient nos prédécesseurs ». La littérature ne pourrait être qu’une réécriture, lecture déformante à l’image de celle qu’opère Mac à partir de l’œuvre de Sánchez.
Mais la littérature est aussi falsification puisqu’elle joue de cette déformation constante, non seulement de la littérature, mais aussi de la vie. Le quotidien du narrateur est transformé par l’écriture du journal, il devient littérature. Au fil des pages du journal, on découvre les failles et falsifications, affichées ou devinées, de Mac, laissant le doute s’installer. Sous l’apparente naïveté du journal d’un écrivain débutant affleure la supercherie littéraire, ou la folie d’un personnage hanté par la mort. Cette oscillation permanente entre l’humour et la mélancolie fait toute l’originalité du roman, ou de l’anti-roman. Vila-Matas parvient à concilier une littérature exigeante et un véritable plaisir de lecture.
A.K.
Enrique Vila-Matas, « Mac et son contretemps », traduit de l’espagnol par Alain Gabastou, Christian Bourgois Éditeur, 2017, 344 p.
Mai 2017
Cauchemar électoral
Nous sommes en Mai 2017 : Marine Le Pen vient de remporter les élections présidentielles. Nageur passionné, le narrateur nous livre dans son journal les étapes de l’irrésistible descente aux enfers qui suit cette élection, jusqu’en avril 2025. Dominé par les États-Unis, la Chine et la Russie, le monde sombre peu à peu dans le règne du populisme, du terrorisme et du désastre écologique. Le narrateur lui, continue à pratiquer ce qui semble être la seule issue possible : la natation.
Après les résultats du premier tour des élections présidentielles, cette œuvre de « politique-fiction cyber-politico-natatoire », comme la désigne l’éditeur, fait froid dans le dos. L’auteur y défend la thèse que le commerce et le libre-échange international garantissent la paix, le développement et la prospérité du monde, mais aussi la sécurité écologique. L’idéologie, quelle qu’elle soit, entraîne au contraire « le chaos, la famine, la destruction, la dictature et la mort ». Avec un extrême réalisme, l’ouvrage, augmenté d’un glossaire « Cyber-Politico-Natatoire », examine, avec un humour noir grinçant, des thématiques économiques, sociales et technologiques. L’évocation de la démondialisation et de ses conséquences alterne avec d’originales descriptions de la natation, « retour à notre condition la plus primitive, celle de notre fœtus ». La réappropriation de ce « milieu idéal, univers de fluidité et de légèreté », est peut-être ce qui sauvera l’humanité – ou en tout cas le narrateur.
Roman de l’apocalypse, cet original « journal d’un nageur » ne convaincra sans doute que les convaincus. Mais cela n’enlève rien aux qualités de l’ouvrage, très bien construit, et dont la lecture se révèle, si l’on peut dire, atrocement « divertissante ».
A.K.
Olivier Silberzahn, « Journal d’un nageur de l’ère post-Trump », Maurice Nadeau, 2017, 157 p.
Avril 2017
Hommage littéraire
François Daumal, après la séparation de ses parents et la fermeture du magasin de lingerie féminine de sa mère, vit avec sa grand-mère, vieille femme cruelle et infirme, surnommée Sans-Bouger. Un jour, il trouve dans le grenier des livres ayant appartenu à son grand-père : il y découvre Dickens, qui restera la grande passion de sa vie. Pendant ses études, il rencontre un autre grand admirateur de l’écrivain, Michel Mangematin, avec lequel s’établit une concurrence ambigüe. Obsédé par le dernier roman, inachevé, de Dickens, « Le Mystère d’Edwin Drood », celui-ci est à la recherche du journal d’Évariste Borel qui aurait connu Charles Dickens à la fin de sa vie et connaîtrait le secret de la fin du roman…
Habile faussaire, Jean-Pierre Ohl joue brillamment avec l’univers de l’écrivain anglais. Les personnages qui gravitent autour de François Daumal semblent tout droit sortis des romans de Dickens. Le récit, plein de mystères et de rebondissements, alterne avec des extraits du journal d’Évariste Borel, créant un effet de suspens qui maintient le lecteur en haleine jusqu’à la pirouette finale. Auteur d’une biographie de Charles Dickens, Jean-Pierre Ohl connaît parfaitement son sujet, et le lecteur, qu’il soit familier ou non des romans dickensiens, se laissera facilement entraîner par ces pages pleines d’humour et de vivacité.
A.K.
Jean-Pierre Ohl, « Monsieur Dick ou le Dixième livre », Gallimard, 2004, rééd. La Table Ronde, « La Petite Vermillon », 2017, 320 p.
Avril 2017
Une Histoire d’espionnage
Terry Hooper, historien, fils d’un ancien agent de la CIA, fait des recherches sur le royaume – fictif - du Korach, pays disparu du Moyen-Orient qui se situait entre la Jordanie, la Syrie et l’Irak. Son père y était en poste en 1958, l’année où le jeune roi fut assassiné. À travers sa tentative de reconstruction des événements – entre souvenirs, documents et questionnement familial – c’est son père qu’il tente de saisir.
Roman d’espionnage, reconstitution passionnante, sous une apparence fictive, de l’époque de la guerre froide et de la politique extérieure des États-Unis au Moyen-Orient face à la montée de Nasser, le texte interroge aussi l’Histoire – ou plutôt l’impossible Histoire – dans ses liens avec la fiction et l’intime : « Toute bonne théorie de l’histoire devrait comporter l’idée que nous ne pouvons jamais connaître vraiment quoi que ce soit ». Terry Hooper, l’historien, se heurte ainsi à l’inéluctable caractère fragmentaire dans sa quête de reconstitution de ce qu’il appelle le Grand Tableau, tout comme le fils se heurte aux secrets et aux silences de son père. Dans ce « raccourci d’histoire » qui se déroule au Korach, l’espionnage acquiert une véritable dimension littéraire : le drame historique se superpose au drame intime et familial, créant une incessante ambiguïté. La vérité historique n’existe pas, « nous ne savons rien hormis des fragments, cependant nous avons besoin de connaître toute l’histoire, nous avons besoin d’une fin, nous en inventons même une si nécessaire, c’est ainsi que l’histoire devient mythe. » Ce roman virtuose, qui aborde des thématiques aussi essentielles que les liens père-fils, le patriotisme, la morale ou la trahison, se lit d’une traite.
A.K.
Henry Bromell, « Little America », Gallmeister, coll. Americana, traduit de l’américain par Janique Jouin-de Laurens, 2017, 416 p.
Avril 2017
Schizophrénie et poésie
À partir d’une idée d’Hélène Mathon, qui a mis en scène « Sister » à Lyon en 2015, Eugène Savitzakaya propose quatre courts textes poétiques sur la schizophrénie. Le premier, le plus narratif, envisage la maladie à travers le thème de la fratrie, depuis l’enfance et ses jeux jusqu’à la découverte de la maladie et la rupture des liens. Les trois suivants tentent de saisir la folie dans sa dimension émotionnelle et physique et donnent à entendre la voix du sujet schizophrène.
Ces textes, très intimes, présentent également une forte dimension politique. À travers la violence de la maladie, ils disent la violence du monde et dénoncent la mise à l’écart de l’altérité dans nos sociétés. Comme le souligne Jean-Luc A. d’Asciano dans sa belle postface, la schizophrénie devient un sujet poétique, elle devient poésie. Eugène Savitzkaya, dans une langue à la fois émouvante et percutante, questionne la différence et souligne l’extrême humanité de la folie.
A.K.
Eugène Savitzkaya, « Sister », avec des dessins de Bérengère Vallet, Éditions L’œil d’Or, 2017, 63 p.
Mars 2017
Poésie et politique : l’Amérique des années 1920
En 1925, le poète russe Vladimir Maïakovski (1893-1930) – grand représentant, avec le peintre David Bourliouk, du mouvement futuriste russe et défenseur de la révolution de 1917 – entreprend un voyage aux États-Unis, en passant par Cuba et le Mexique. Il livre ses impressions et analyses de voyage dans des textes publiés à l’époque dans les journaux russes et que les Éditions du Sonneur publient pour la première fois en français dans ce petit volume.
La prose de Maïakovski est d’une grande richesse. Tour à tour critique, drôle, ironique ou poétique, le poète s’attaque à de nombreuses facettes de « l’immense film américain » : la politique, le fordisme, les wagons-couchettes Pullman, la corrida mexicaine, les lumières de New York, les abattoirs de Chicago, les voitures de Détroit… Séduit par la modernité futuriste du pays qui favorise les élans lyriques des descriptions urbaines, Maïakovski se montre également très critique envers le pays symbole du capitalisme. Il dénonce, parfois avec humour, le règne de l’argent et du business où tout, jusqu’à l’amour, s’achète, où l’industrie, inhumaine, broie les hommes comme les animaux. Comme le souligne Colum McCann dans sa préface, l’Amérique décrite, avec tous ses excès et ses contrastes, « continue de faire sens aujourd’hui ». Elle renvoie le poète aux dangers qui guettent l’Europe « si elle ne cesse de ramper devant l’argent de l’Amérique ». Ce recueil offre une vision à la fois lucide et poétique de l’Amérique, dévoilant une facette du poète encore inédite en France.
A.K.
Vladimir Maïakovski, « Ma découverte de l’Amérique », traduit du russe par Laurence Foulon, Les Éditions du Sonneur, 2017, 152 p.
Février 2017
Jeu de fiction
Pierre, le narrateur, est un ami de l’écrivain sud-américain Pedro Mayr, auteur de nouvelles, de romans et d’essais, admirateur de Jorge Luis Borges. Grand connaisseur de l’œuvre de son ami, il la commente et la décrit abondamment. Il retranscrit également ses conversations avec l’écrivain, livrant un portrait en creux de cette existence problématique d’auteur (« si Pedro Mayr n’existait pas, cela ne ferait pas de différence »), reflet inversé, ou fantasmé, de la sienne. Lui n’écrit pas, « il vit » et se livre à un passe-temps de collectionneur : prendre en photo les tombes des écrivains célèbres.
Jérôme Orsoni, qui nous avait déjà régalés l’an passé de ses nouvelles (voir notre critique des « Monstres littéraires »), se lance dans le roman, tout en restant fidèle à l’esprit qui animait ses récits brefs. « Pedro Mayr » est en effet une œuvre d’un genre particulier, dans la lignée des jeux littéraires de la fin du 19e siècle et du début du 20e siècle. Borges, souvent cité, constitue d’ailleurs une référence importante, voire un fil conducteur, dans ce texte qui renoue avec l’esthétique de la mise en abyme et de la supercherie littéraire. À travers la figure de l’écrivain, mais aussi de celui qui n’écrit pas, reflet ou double ambigu du premier, Jérôme Orsoni joue à brouiller les pistes et à mélanger les genres, interrogeant la notion de fiction, et les liens entre vie et littérature, imagination et écriture. Exégèse et théorie littéraires se muent en roman policier, le tout étant empreint d’un humour subtil qui rend la lecture de ce texte d’une grande érudition aisée et agréable. Jérôme Orsoni possède un style très personnel, signature originale et reconnaissable dans le paysage littéraire contemporain.
A.K.
Jérôme Orsoni, « Pedro Mayr », Actes Sud, 2016, 208 p.
Février 2017
L’expérience américaine
« Des souvenirs américains » met en parallèle deux histoires. Celle de Norman Price, metteur en scène de Chicago qui, après la mort de ses parents et la rupture avec son petit ami, vit avec sa fille adoptive Grace et sa nounou Joanne. Celle de Nate Feldman qui a fui les États-Unis quand il était jeune pour échapper à la guerre du Vietnam et tient au Canada une épicerie biologique. Leurs origines sont liées par le passé de leurs parents respectifs. À travers eux, d’autres histoires nous sont contées : celle des parents de Norman, Helen et Walter, sur fond de corruption et d’adultère, ou encore celle de Joanne, elle aussi aux prises avec une rupture douloureuse.
À travers ces destins individuels, Michael Collins nous raconte l’Amérique du 20e siècle. Les personnages reflètent une incertitude morale et existentielle, miroir du mal-être profond de l’Amérique. Ils sont ainsi confrontés à la crise financière ou écologique, mais aussi à des questions plus personnelles. La défaite de McCain en 2008 marque la fin d’une époque et d’une génération, et les américains doivent trouver leur voie dans ce que Norman appelle la « Nouvelle Existence ». Les références à l’histoire américaine sont constantes, des indiens aux subprimes en passant par les attentats du 11 septembre. Comme le résume l’un des personnages à Norman dans le roman, l’histoire américaine est une « histoire décentrée qui n’occupe aucune place ». Cela se traduit par l’éparpillement des vies décrites dans le récit, qui ne se rejoindront pas nécessairement à la manière d’un roman choral. Le style, à la fois simple et ample, donne tout son élan à la narration. Il faut saluer ici le travail de la traductrice qui parvient à restituer le mouvement de la langue anglaise. Quand la petite histoire rejoint la grande, le roman se teinte d’un souffle presque épique.
A.K.
Michael Collins, « Des souvenirs américains », traduit de l’anglais (États-Unis) par Aurélie Tronchet, Christian Bourgois Éditeur, 2017, 336 p.
Janvier 2017
La valse migratoire
Joe, fils d’une juive allemande qui a fui le nazisme et trouvé refuge aux États-Unis, tient une ferme biologique aux alentours de Chicago. Il emploie Carlos, travailleur clandestin mexicain, qui quitte sa famille quelques mois par an pour la faire vivre, et Áine, venue d’Irlande pour faire du wwoofing (un système de volontariat international pour travailler dans les fermes biologiques) un été avec sa petite fille et tenter de reconstruire sa vie après un divorce. Des années plus tard, sa fille Daisy revient à Chicago, première étape d’un voyage sur les traces de son grand-père qui a émigré pour travailler dans les mines canadiennes.
« Génération » est un roman choral d’un genre bien particulier : il se cristallise autour de deux thèmes, la migration et, comme le titre du roman l’indique, la « génération ». Le livre débute par un bref chapitre situé en 1958 sur une première génération migrante, et s’achève en 2027 par la rencontre de deux jeunes gens à Chicago, une irlandaise et un américo-japonais dont les destins s’étaient déjà croisé durant leur enfance. Les liens qui se tissent progressivement entre les différentes figures sont très bien menés, sans aucune impression d’artifice. Par ce biais, le roman aborde différentes facettes de l’émigration, l’Allemagne nazie et le traumatisme de la guerre, la pauvreté, la crise familiale et l’émiettement du couple, la quête des origines. Le constat est amer et le roman met en scène des hommes en souffrance, arrachés à leurs racines, des couples incapables de comprendre leur histoire et de dépasser leurs différences culturelles. L’optimisme pourtant l’emporte, chaque génération apporte l’espoir d’un renouveau dans lequel présent, passé et avenir se mêleraient.
A.K.
Paula McGrath, « Génération », traduit de l’anglais (Irlande) par Cécile Arnaud, Éditions de la Table Ronde, « Quai Voltaire », 2017, 240 p.
Décembre 2016
La vie en trois langues
Pendant qu’elle traduit « La République de l’imagination » d’Azar Nafisi [1], Marie-Hélène Dumas rédige un journal auquel elle confie ses impressions, ses réflexions sur la traduction, ses lectures et ses souvenirs. Ce très riche journal aborde ainsi les langues dans une perspective intime, culturelle et politique.
Marie-Hélène Dumas nous guide d’abord dans son expérience de la traduction, son travail quotidien, ses rituels et ses mouvements – car la traduction est aussi une affaire de corps. L’importance du mot, des lectures, la saisie du sens du texte, le rapport à l’écriture et la liberté du traducteur sont autant de questions attendues et abordées dans le texte. L’expérience professionnelle de la traduction entraîne un rapport privilégié à l’anglais, mais les langues sont envisagées de manière plus générale.
La temporalité du texte s’épaissit en effet avec l’évocation en creux d’une autre langue, celle des origines : le russe. Le journal aborde alors le domaine de l’intime, mais aussi de l’Histoire. Les fragments de souvenirs de la narratrice, originaire d’une famille d’immigrés russes, mènent tout naturellement aux grands événements historiques du 20e siècle, de la révolution de 1917 à la seconde guerre mondiale. Cette quête des origines, à travers le personnage de la mère Lydia, est traversée par un questionnement sur l’identité, au niveau personnel et familial, mais aussi politique. Le rapport à l’espagnol de sa jeunesse enfin est là encore prétexte à l’évocation de souvenirs et de voyages.
Ce texte – au croisement du journal intime et de l’essai – constitue un bel hommage à l’exercice de la traduction. Il met en valeur la profondeur du travail sur la langue et sa résonance intime. Traduire, nous dit la narratrice, c’est lire, c’est écrire, mais c’est aussi vivre.
A.K.
Marie-Hélène Dumas, « Journal d’une traduction », Éditions ixe, 2016, 144, p.
[1] Cette traduction est parue chez JC Lattès en 2016.
Décembre 2016
Splendeur et misère des années de plomb
Dans la Sicile des années 70, Aurora, bonne élève élevée par un père fasciste, découvre les idéaux révolutionnaires et l’amour sous les traits de Giovanni, jeune homme velléitaire issu d’une famille communiste. Contre toute attente, les deux parties s’accordent et tout va très vite : mariage, enfant, travail… Tandis qu’Aurora sacrifie ses ambitions sur l’autel de la famille, Giovanni, après une tentative de terrorisme manquée, sombre peu à peu dans la drogue pour oublier ses frustrations.
Rien de nouveau en apparence dans ce récit de l’Italie des années de plomb, avec sa violence et ses désillusions : terrorisme, idéaux politiques déçus, sida… On a l’impression parfois de lire une histoire déjà lue ou de revoir un film. Et pourtant, il y a ici quelque chose d’original que l’auteur a tenté de rendre par le titre « à rebours », « al contrario » en italien. L’histoire de l’Italie est en effet racontée en creux, tel un rendez-vous manqué, à travers les notions d’échec et d’impuissance. Giovanni est un anti-héros souvent agaçant, mais profondément humain par son incapacité à réaliser ses rêves et ses ambitions. Plus que l’échec d’un couple, c’est l’échec d’une vie que met en scène ce premier roman parfois maladroit, mais touchant comme son personnage principal.
A.K.
Nadia Terranova, « Les années à rebours », traduit de l’italien par Romane Lafore, Éditions de la Table Ronde, « Quai Voltaire », 2016, 176 p.
Novembre 2016
Les mots de la tribu
Sur les routes qui les mènent de la province vers Paris, le narrateur-poète et sa jeune amie Palombine égrènent les noms de lieux – Le Puy, Lieu-dit les Saules, Montmo, Châteaumeillant, Champillet, Saint-Gauthier – et goûtent les spécialités culinaires locales, cherchant le mot juste et ses évocations. À Paris, on attend le poète pour une lecture mondaine de son texte, « Disparue Caraïbe »…
À une époque où le document triomphe, « Icare au labyrinthe » apparaît comme un objet littéraire rare. Dans la plus pure tradition idéaliste de la fin du 19e siècle, il interroge la création littéraire comme transfiguration du réel. Comme l’écrit Jacques Chardonne dans l’extrait de « Vivre à Madère » qui ouvre le récit, créer n’est pas nécessairement écrire une histoire, mais suivre une route. Le narrateur et Palombine suivent ainsi les chemins de France en un voyage hanté par les mots et la littérature, car « le monde ne vaut que par ses harmoniques ». Lionel-Édouard Martin élabore une poésie du terroir qui s’oppose à l’artificialité des mondanités parisiennes où le poète se brûlera les ailes.
Le personnage de Palombine fait renaître le bovarysme fin-de-siècle : l’écrivain façonne la femme à partir de ses lectures et de ses rencontres. Spectre issu de l’imagination du poète, Palombine, à la fois authentique et insaisissable, incarne l’idéal poétique de l’écrivain, « Verbe fait chair », « petite fée du Condurango greffée sur le bois vivant de quelques expressions de Fargue ».
Le beau titre de l’ouvrage maintient donc ses promesses, entraînant le lecteur dans un agréable voyage, nourri de poésie et de littérature.
A.K.
Lionel-Édouard Martin, « Icare au labyrinthe », Les Éditions du Sonneur, 2016, 174 p.
Novembre 2016
Histoire et fiction
« Un individu ne fait pas le poids face à l’histoire ». C’est sur ces mots de Roberto Bolaño que s’ouvre le dernier roman d’Edna O’Brien. L’Histoire, c’est celle de la guerre de Bosnie, du siège de Sarajevo et de la figure de Radovan Karadzic, qui s’incarne dans le roman sous les traits de Vlad Dragan, étrange médecin venu se réfugier dans un petit village à l’ouest de l’Irlande, Cloonoia. L’individu qui se heurte à l’histoire prend les traits d’une femme, Fidelma, mariée à un homme plus âgé qui n’a pu lui donner l’enfant qu’elle désirait. Fascinée par l’étranger guérisseur et amateur de littérature, Fidelma découvrira trop tard qu’il s’agit de la « bête de Bosnie ». Elle s’enfuit alors à Londres et se mêle à la foule des réfugiés et autres petites gens victimes de la vie.
En 2012, 11541 chaises rouges ont été installées à Sarajevo pour rappeler les victimes du siège. À l’image de ces chaises, le thème de la guerre, bien que très présent dans le roman, est abordé de biais. Edna O’Brien tisse un lien étroit entre les événements historiques et l’intime, mettant en scène des êtres blessés par l’Histoire plutôt que l’Histoire elle-même. Celle-ci est envisagée d’un point de vue très littéraire, non seulement comme moteur de la fiction, mais aussi comme réflexion sur la littérature et sur son rapport au réel. Bien que le roman s’inspire d’éléments très précis (le personnage de Dragan rappelle Radovan Karadzic dans sa biographie et sa description physique), la fiction joue ici au sens plein. Le récit est truffé de références littéraires, du club de lecture animé par l’héroïne au personnage poète de Vlad Dragan en passant par les références mythiques : figure de Didon à laquelle est identifiée Fidelma, héros épique Gilgamesh ou personnages shakespeariens pour la bête de Bosnie. Ces références littéraires, nombreuses mais peu appuyées, constituent tout autant de pistes d’interprétation pour le lecteur laissé libre de s’y attarder ou non. La lecture du roman joue sur plusieurs niveaux, oscillant entre hyperréalisme et imaginaire littéraire : le début du roman, qui se déroule dans une Irlande très romanesque, bascule dans l’horreur de la guerre sous forme de souvenirs ou de cauchemars, puis prend une toute autre direction dans la suite du récit.
Cette richesse et cette variété du texte est accentuée par la multiplicité des points de vue. L’intrigue principale, centrée sur la relation entre Fidelma et Vlad, prend sans cesse des chemins de traverse, s’attardant sur d’autres personnages. Ces bribes de vie souvent à peine esquissées constituent autant de possibles narratifs qui peuvent apparaître comme une faiblesse de construction, ou au contraire comme une richesse. Elles permettent, dans la seconde partie du roman, d’ajouter une dimension sociale au récit qui se déploie dans une Londres marginale. Elles soulignent également la maîtrise narrative de l’auteur qui parvient à créer des micro-récits évocateurs, parfois presque à la manière d’un roman choral dont le principe culmine dans la scène finale.
Roman tout en variations qui peut parfois décontenancer le lecteur, « Les petites chaises rouges » propose une réponse originale et belle à l’un des grands enjeux du genre romanesque : comment la fiction peut-elle saisir le monde qui l’entoure ?
A.K.
Edna O’Brien, « Les petites chaises rouges », traduit de l’anglais par Aude de Saint-Loup et Pierre-Emmanuel Dauzat, Sabine Wespieser Editeur, 376 p.
Octobre 2016
Une vie
Après la récente publication du dernier roman de l’américaine Alice McDermott, « Someone » (Quai Voltaire, 2015), les Éditions de la Table Ronde proposent une nouvelle édition de « Charming Billy » (1998) au Petit Quai Voltaire, dans la traduction de Marie-Odile Fortier-Masek. Le roman, plusieurs fois récompensé, narre la vie de Billy Lynch, de son grand amour de jeunesse Eva, de sa femme Maeve et de son amitié avec Dennis, père de la narratrice. Le récit s’ouvre sur l’enterrement de Billy, puis se poursuit dans un va-et-vient temporel, de la brève idylle vécue par Billy dans sa jeunesse jusqu’à l’évocation du futur de la jeune narratrice. Qui était Billy ? Un alcoolique ? Un grand romantique prêt à tous les sacrifices ? Un homme, tout simplement, dont l’entourage recrée l’histoire autour d’un mensonge originel – celui de son ami Dennis, qui préfère lui taire la trahison d’Eva.
Alice McDermott excelle à peindre des vies communes qui deviennent exceptionnelles grâce à son écriture. Le roman, très simple, aborde pourtant des thèmes essentiels – le deuil, l’amour ou l’amitié – d’une façon toute personnelle. Les petitesses de la vie, l’alcoolisme, le mensonge et la trahison, sont sublimés par la foi des deux personnages principaux (foi en Dieu, mais aussi en la vie), pourtant sans cesse remise en question : « leur foi, à tous deux […] n’était pas moins vive que leur soupçon qu’au bout du compte ils pourraient bien s’être trompés. Pas moins vive que leur certitude qu’ils continueraient à croire, quoi qu’il advienne ». Le récit de vie est avant tout une question de point de vue, avec lequel l’auteur jongle habilement, allant de Billy à Denis, de Maeve aux « autres », parents et amis du défunt. Les diverses voix se resserrent peu à peu pour laisser place à celle de la narratrice, garante du lien et de la mémoire. L’alternance temporelle est elle aussi parfaitement maîtrisée et appuyée par la force évocatrice de l’écriture. La précision des détails ancre le récit dans le réel et donne vie aux personnages et aux lieux, tandis que l’absence de linéarité en accentue le caractère poétique.
« Charming Billy » est un roman beau et mélancolique, qui sublime la banalité de la vie.
Alice McDermott, « Charming Billy », Édition de la Table Ronde, « Petit Quai Voltaire », traduit de l’anglais par Marie-Odile Fortier-Masek, 2016, 304 p.
Octobre 2016
De l’inutilité des intellectuels
« Le noyau blanc », c’est un schéma qui retrace une forme particulière d’arbre généalogique : Rüdiger Stolzenburg, un universitaire de 59 ans, y fait figurer les résultats de ses recherches sur un librettiste et compositeur inconnu du grand public, Weiskern. Remplie d’informations variées – dates, relations, théâtres fréquentés ou voyages – cette base de travail a fini par ressembler à un tableau abstrait, présenté comme tel par Stolzenburg : cela lui évite d’expliquer ses recherches à des non initiés. Dans une société allemande dominée par l’argent, ils auraient du mal à comprendre le sens d’un travail si long, qui ne sera vraisemblablement pas publié, et encore moins rémunéré. Chargé de cours à l’université de Leibzig à mi-temps depuis de longues années, Stolzenburg a perdu tout espoir de titularisation et de progression. Il continue pourtant à assurer ses cours avec le plus grand sérieux, à participer à des conférences, sans cesser, malgré de nombreux refus, de chercher un éditeur pour son projet d’œuvres complètes de Weiskern. Agressé par de très jeunes filles à l’opposé de son monde, déprimé par ses étudiants médiocres, poursuivi par le fisc, incompris par une société qui ne peut accepter qu’un homme travaille pour autre chose que pour l’argent, Stolzenburg reprend espoir lorsqu’on lui propose des manuscrits inédits de Weiskern.
Par le prisme original de la vie d’un universitaire – anti-héros romanesque, ou héraut d’un nouveau réalisme – , Christoph Hein offre une peinture très noire de l’Allemagne de l’Est contemporaine. Il met en scène des situations absurdes, reflets du non sens de cette société : des jeunes filles de 13 ans agressent et harcèlent un homme de 59 ans, le fisc, devant des déclarations d’impôts fondées sur un salaire trop faible, requiert un redressement fiscal, un riche étudiant contraint par son oncle passionné de manuscrits autographes de suivre un cours de littérature pour pouvoir hériter de l’entreprise familiale tente de corrompre l’enseignant. Le personnage principal n’échappe d’ailleurs pas à l’ambiguïté qui règne dans le roman. Auréolé d’une certaine noblesse par son dévouement à l’enseignement et à la recherche, il est cependant loin d’apparaître comme une figure positive. Aigri par son incapacité à réussir sa vie et sa carrière, il refuse tout attachement familial ou sentimental et finit par développer un certain cynisme qui pourrait le conduire à accepter l’argent proposé par l’étudiant. Le sentiment de malaise qui frappe Stolzenburg au sein de la société allemande gagne le lecteur. C’est là toute la perversité d’un récit qui dénonce un monde contaminé par le capitalisme.
A.K.
Christoph Hein, « Le noyau blanc », traduit de l’allemand par Nicole Bary, Métailié, 2016, 280 pages.
Octobre 2016
a/ Ton grand-père est communiste
b/ Iouri Gagarine est un Soviétique
c/ La démocratie a explosé
C’est par des a/b/c/ que la très jeune narratrice de cette fable décalée appréhende le monde. L’histoire débute dans une Bulgarie sous domination soviétique qui vénère ses idoles : Iouri Gagarine, le Coop-Cola ou le père Gel, version laïque du père Noël. Autour de la petite fille, qui rêve de devenir Iouri Gagarine, gravite un grand-père (vrai) communiste, une meilleure amie – parfois pire ennemie – dont la mère est en Grèce et qui possède une (vraie) Barbie, un cousin politiquement engagé - puis voyou, puis punk ! - , des parents qui s’enferment dans la salle de bain pour comploter, une grand-mère qui se tourne vers la religion quand le communisme s’effondre… Voici l’univers original, grave et drôle à la fois, dans lequel la narratrice grandit et découvre les contradictions des adultes et l’absurdité de leur monde.
« Les cosmonautes ne font que passer », car le monde est instable : le communisme laisse la place au capitalisme, nouvelle idole. Le regard naïf de l’enfant permet de souligner habilement le changement radical et ambigu que représente la chute du communisme dans les pays de l’Est et l’hypocrisie des adultes. Le père Gel « s’appelle désormais Père Noël et viendra le 24 décembre au soir », mais il faudra attendre un an puisqu’on est le 28 décembre ; les foulards bleus sont tout à coup bannis, l’école Iouri Gagarine devient l’école Vassil Zlatarov, le 12 avril n’est plus la fête de l’école. C’est la « Transition démocratique », le règne de Kurt Cobain et du Coca Cola, des banques privées, du chômage et des tickets de rationnement.
Dans un style mimétique du regard de la jeune narratrice, Elitza Gueorguieva nous offre un agréable petit roman sur l’enfance et l’Histoire.
A.K.
Elitza Gueorguieva, « Les cosmonautes ne font que passer », Verticales, 2016, 184 p.
Septembre 2016
À la recherche du Nombre d’Or
Un architecte américain d’origine grecque qui se rend sur l’île de Kalamaki suite à la mort accidentelle de sa fille et décide d’y rester, un enfant autiste fasciné par les chiffres, une mère qui pêche à la palangre pour subvenir à ses besoins, tels sont les personnages du roman de Metin Arditi. Ils évoluent dans une île touchée par la crise et délaissée par le tourisme. Un grand groupe grec propose la construction d’un complexe touristique en bord de mer. Les habitants soutiennent le projet, espérant ainsi sortir du marasme économique. Mais quelques voix s’élèvent, portées par l’architecte Eliot, fasciné par l’harmonie architecturale des constructions antiques liées au Nombre d’Or. Pour défendre la tradition nationale, il présente à son tour le projet d’une école philosophique internationale, qui s’inscrirait dans la culture et la géographie de l’île.
La crise, passage obligé pour les romanciers contemporains qui s’attaquent à cette zone géographique si propice au romanesque, est abordée de biais par Metin Arditi, par touches légères. La légende grecque qui revit dans le récit à travers les mythes racontés à l’enfant par Eliot s’unit harmonieusement au présent et à ses contraintes économiques. L’auteur ne tombe pas dans un manichéisme stérile, mais construit une histoire pleine d’humanité, sous une forme proche du conte.
Le thème de l’autisme est lui aussi traité de façon très humaine, par l’intermédiaire d’un personnage attachant qui devient presque une métaphore de l’île. Le petit Yannis, terrorisé par le changement et l’instabilité du monde, est le garant de la stabilité des choses, d’un changement progressif et sans rupture. Son intelligence hors du commun et sa vision du monde sont particulièrement bien rendus par la plume de l’écrivain, dans un style épuré, de même que l’amitié qui se construit peu à peu avec Eliot.
« L’enfant qui mesurait le monde » est un beau récit qui adoucit la violence de l’existence, offrant un regard apaisé et optimiste sur la Grèce et la nature humaine.
A.K.
Metin Arditi, « L’enfant qui mesurait le monde », Grasset, 2016, 299 p.
Septembre 2016
La valse de l’histoire
Après avoir retracé l’histoire du mathématicien Kürt Gödel dans son premier roman (« La déesse des petites victoires »), Yannick Grannec s’attaque à la célèbre école du Bauhaus. En partant de l’époque la plus récente et de ses phénomènes médiatiques – le roman débute sur une émission de téléréalité à Chicago - , l’écrivain tisse un fil qui entraîne le lecteur dans la Suisse et l’Allemagne des années 1920, grande époque de foisonnement artistique. On suit les figures – fictives - du marchand d’art Theodor Grenzberg et de sa fille Magda, élève du Bauhaus, mais aussi celles – réelles - de Paul Klee, de l’architecte Walter Gropius ou du peintre Mark Rothko.
Le roman se divise en deux parties fort dissemblables en apparence. Quel est le lien entre une émission de téléréalité qui résout les conflits familiaux en redécorant l’intérieur de leur maison et l’histoire d’une Allemagne qui sombre peu à peu dans le nazisme, marginalisant ses artistes après un âge d’or artistique ? L’idéalisme qui sous-tend l’école du Bauhaus et ses ambitions industrielles et progressistes – l’architecture non plus pour une élite mais pour la masse – n’est peut-être pas si loin du processus d’OMJ (Oh my Josh, du nom de son animateur Josh Schors) qui unit l’architecture à l’analyse des personnalités et des rapports familiaux pour résoudre les conflits. La maison, « machine à habiter », est au cœur de l’entité étrange que constitue la « famille ». Elle est le « châssis de cette mécanique humaine » dont Josh et sa compagne Vikkie tentent de comprendre les rouages. Car « Le bal mécanique » est aussi une histoire de famille, une quête des origines qui conduit Josh au cœur de l’histoire du 20e siècle, entre les États-Unis, la Corée, l’Allemagne nazie et la Russie de Staline.
Cette histoire s’écrit à travers une galerie d’images artistiques. Les tableaux guident la recherche généalogique dont le portrait de Theodor Grenzberg par Otto Dix, le « Bal mécanique », portrait de Magda par Klee, et les nuages de Carl Schors constituent les pièces maîtresses. Au fil des chapitres, le lecteur est emporté dans l’imaginaire des tableaux qui scandent l’histoire de l’art et qui tiennent lieu d’épigraphes. Le roman s’ouvre sur un « Autoportrait » d’Andy Warhol, écho de la modernité américaine, et s’achève sur les « Nuages » de Gerhard Richter. Entre-temps, Matisse côtoie Jan Van Eyck, Marc Rothko Marcel Duchamp, Albrecht Dürer Louise Bourgeois.
Cette fois encore, Yannick Grannec maîtrise parfaitement le mélange des genres et des époques.
A.K.
Yannick Grannec, « Le bal mécanique », Éditions Anne Carrière, 2016, 540 p.
Septembre 2016
Un voyage existentiel
« Les Montagnes du Portugal » est constitué de trois récits. Le premier débute à Lisbonne en 1904. Endeuillé par la perte de sa femme et son fils, Tomàs emprunte la voiture de son oncle pour partir dans la région des Hautes Montagnes, à la recherche d’un crucifix évoqué dans le journal d’un père missionnaire. Au terme d’une véritable épopée automobile, il parvient au village de Tuizelo et à sa petite église gardée par Rafael Miguel Santos Castro et sa femme. Le second récit aborde lui aussi les thèmes de la mort et du deuil à travers le personnage d’un médecin légiste qui reçoit une étrange visite. Une femme portant le corps de son mari en demande l’autopsie. On est en 1939, dans la même région du Portugal. Le troisième récit débute au Canada en 1981. Peter Tovy, sénateur accablé par la mort de sa femme, cherche une consolation dans l’adoption d’un chimpanzé. Ils partent tous deux à Tuizelo, village des ancêtres de Peter.
Les trois récits sont d’abord liés entre eux par l’unité de lieu de ces « Hautes Montagnes du Portugal », qui n’ont de hautes que leur appellation puisqu’il s’agit d’une région plate, savane aride et rocheuse. Cette géographie au nom symbolique montre la puissance de l’imaginaire chez Yann Martel et crée une atmosphère irréelle, parfois aux frontières de l’humain. Le Portugal décrit par Yann Martel est empreint d’une inquiétante étrangeté, soutenue par la force d’une écriture très évocatrice.
Dans ce lieu hors du temps se déploie une réflexion existentielle sur l’homme et la religion qui passe tour à tour par la mise en scène dans le premier récit de la machine monstrueuse que constitue la voiture à l’aube du 20e siècle, par celle du corps et de sa matérialité dans le second, et par celle du lien à l’animal dans le dernier récit. Dépassant les trois temps du livre, l’auteur parvient à créer une légende qui propulse son lecteur à la fois dans un monde imaginaire et dans une intelligente mise en question de la nature profonde de l’homme.
A.K.
Yann Martel, « Les Hautes Montagnes du Portugal », traduit de l’anglais (Canada), par Christophe Bernard, Grasset, 2016, 400 p.
Septembre 2016
Les illusions perdues de l’Espagne contemporaine
La pièce obscure, c’est d’abord un espace de liberté conquis par de jeunes gens dans l’Espagne libérale des années 1990. Dans le sous-sol d’un local qu’ils louent ensemble, un groupe d’amis aménage une pièce plongée dans le noir pour s’y livrer à des expériences sexuelles anonymes et collectives. Mais l’insouciance des débuts laisse peu à peu la place à des préoccupations d’adultes dans une société qui sombre dans la crise. La pièce obscure devient alors refuge et le collectif tend à laisser la place à l’individualisme. Dans une société fondée sur le voyeurisme, l’obscurité semble désormais impossible. La lumière qui éclatera inexorablement éclairera la perte des illusions d’une génération toute entière.
En partant d’un lieu très particulier, c’est bien un pays qu’Isaac Rosa parvient à décrire à travers une méthode toute personnelle : le « nous » utilisé par le narrateur englobe non seulement un groupe, mais surtout l’Espagne pendant plus d’une décennie. L’oscillation entre un regard surplombant, parfois critique et souvent nostalgique, qui décrit une masse indistincte d’individus, et la focalisation sur des personnages à la fois bien définis et représentatifs de trajectoires sociales significatives, constitue un exercice épineux. L’écrivain y excelle et parvient à donner corps à cette narration poétique – très bien traduite par Jean-Marie Saint-Lu – dont le rythme fluide rend compte de la vie et des années qui s’écoulent. Les énumérations très nombreuses, associées à la technique cinématographique de l’accéléré, alternent avec des effets de ralentissement et de zoom qui mettent en place des croquis de vie très rapides, mais extrêmement suggestifs. Le rythme du roman s’accélère à mesure que la réflexion sociale se fait plus concrète. Le malaise qui s’installe rapidement lors de chapitres qui décrivent un étrange voyeurisme informatique, d’abord isolé, finit par gagner l’ensemble de la narration, rattachant presque le roman au genre policier.
Ce texte fort et d’une grande originalité démontre une admirable maîtrise de l’écriture et de la narration chez le jeune écrivain espagnol. Voilà assurément l’un des plus intéressants romans de cette rentrée littéraire.
A.K.
Isaac Rosa, « La pièce obscure », traduit de l’espagnol par Jean-Marie Saint-Lu, Christian Bourgois Éditeur, 2016, 288 p.
Juin 2016
Candide en Amérique
Le jeune Lemuel Pitkin, originaire du Vermont, part tenter sa chance à New York après la saisie de sa maison. Mais l’Amérique de 1934 est en crise, et son parcours sera semé d’embûches. Naïf, proie facile des arnaques et attaques en tout genre, Lemuel Pitkin perd peu à peu ses illusions en même temps que des parties de son corps : dents, œil, doigts…
Nathanael West, décédé prématurément dans un accident de voiture, a publié dans les années 30 plusieurs ouvrages satiriques liés au contexte de la crise financière aux États-Unis, ainsi que des scénarios pour Columbia Pictures. « L’incendie de Los Angeles », paru au Seuil, est son roman le plus connu, tandis qu’« Un bon million » n’est réédité par les éditions de l’Arbre Vengeur qu’en 2014. C’est dans cette traduction de Catherine Delavallade que le texte reparaît cette année aux éditions de La Table Ronde.
Ce petit roman à l’humour noir décapant dessine une Chambre des Horreurs Américaines, à l’image de celle animée par le personnage de Jake Raven, compagnon éphémère du héros, dans le livre. Tout y passe : prostituées, maquereaux, voleurs, politiques, banquiers, Indiens sauvages, chercheurs d’or… Le rêve américain est démantelé sur un mode burlesque, et le caractère absurde des situations est accentué par l’enchaînement rapide de scènes grinçantes. « Notre héros », pour reprendre l’expression favorite de l’auteur, fait de la prison, est régulièrement dépouillé et passé à tabac - voire scalpé ! – ou contraint à des actions plus basses les unes que les autres. Le roman ne laisse la place à aucune note positive : l’héroïne est condamnée à la prostitution, l’unique allié se révèle être un dangereux dictateur et les adjuvants temporaires sont toujours d’habiles arnaqueurs.
Dans un style faussement naïf qui rappelle le Candide de Voltaire, Nathanael West suit son héros à travers les États-Unis, décrits comme un univers violent et injuste. Les institutions et les marginaux sont renvoyés dos à dos, et la manipulation, politique ou pécuniaire, est partout. Le roman dénonce l’échec des politiques libérales et le danger des discours populistes, capables d’exacerber la folie des hommes.
A.K.
Nathanael West, « Un bon million » (A cool million), traduit de l’anglais par Catherine Delavallade, Éditions de La Table Ronde, coll. « La Petite Vermillon », 2016, 192 p.
Juin 2016
L’enjoliveur m’a tuer
Retour sur un épisode appartenant au passé du narrateur, « L’enjoliveur » évoque le monde de l’enfance dans une Amérique de carte postale – celle des années 50 ? - aux produits mythiques : Buick, World Book, bonbons Wint-O-Green LifeSevers ou colle Duco. L’anecdote au cœur du récit, l’entrevue du narrateur avec la mort à cause d’un enjoliveur, est le prétexte à des digressions sur les jeux – souvent dangereux – de l’enfance, et révèle une vie de famille difficile entre un père et une mère indifférents.
Toute l’esthétique de cette nouvelle est centrée sur le motif de l’enjoliveur. Symbole de l’Amérique, il orne et protège les roues des voitures, tandis que pour les enfants insouciants et livrés à eux-mêmes, il sert tout autant de casque que de frisbee ou de matière inflammable. Mais l’enjoliveur devient également une métaphore du récit, qui masque et diffère sans cesse le dévoilement de l’événement central. C’est là tout l’art de la construction narrative du texte, qui, entre effets d’annonce et digressions, joue avec la temporalité et le suspens. Ce récit d’enfance, sous une apparence ludique, acquiert ainsi une certaine profondeur dans le glissement progressif vers la chute, qui, après de multiples allusions, arrive de façon impromptue, dévoilant les dessous de l’Amérique mythique.
Le texte est mis en valeur par un travail éditorial de qualité. L’esthétique de l’ouvrage, avec un papier et une couverture particulièrement soignés – il faut souligner la typographie du titre, en relief - , et des illustrations en forme de vignettes par Jean-François Martin, crée une atmosphère en harmonie avec le contenu du livre, et en rend la lecture particulièrement agréable.
A.K.
Robert Goolrick, « L’enjoliveur », traduit de l’anglais par Marie de Prémonville, illustrations de Jean-François Martin, Éditions Anne Carrière, 2016, 70 p.
Juin 2016
L’autre « Recherche »
Ancien vendeur de tacos à Mexico, Teo vit dans un étrange immeuble de retraités dominé par sa voisine Francesca, présidente de la société littéraire qui réunit les locataires dans le hall d’entrée. Alcoolique et obsédé par les femmes, Teo passe ses journées à faire la guerre au cercle de lecture dont les membres, particulièrement Francesca, sont convaincus qu’il écrit un roman, à boire avec la maraîchère Juliette, fournisseuse de tomates pourries pour nourrir les révoltes, ou à lire la « Théorie esthétique » d’Adorno, instrument multi-usage qui lui permet tout aussi bien de tuer les cafards que d’éviter les importuns de toute sorte. Outre ses voisins et Juliette, Teo fréquente Willem, un mormon porteur de la parole du Seigneur, un aspirant romancier, rebaptisé Tête de Papaye, Dorotea, la petite-fille de Juliette qui travaille pour la Société protectrice des animaux, et son ami Mao, révolutionnaire.
« Les temps perdus » met en place un univers fantasque et décalé dans lequel le réel est sans cesse à double tranchant. Les vieux de l’immeuble lisent Proust, les cafards sont chassés à coups de musique ou de littérature, les chiens sont étouffés avec des bas de nylon puis vendus à des bouchers, les taqueros (vendeurs de tacos) sont amateurs d’art, les volumes de la Recherche servent à des pseudo-opérations révolutionnaires. Les personnages, à l’image de leurs faux noms qui se dédoublent – Francesca/Franchesca, Willem/Güilen, ou Juliette/Youliet – présentent plusieurs facettes : la vieille Francesca, objet des désirs du narrateur, est-elle muse, tyran ou espionne ? Dorotea travaille-t-elle vraiment pour la Société Protectrice des Animaux, ou est-elle une infiltrée au service de l’insurrection ? Tous ces figures ne sont-elles pas déformées par l’imagination de Teo, aspirant peintre, romancier qui n’en n’est pas un ?
Sous cette apparence burlesque – et qui nous régale de scènes jubilatoires – le roman retranscrit, par fragments, l’histoire du Mexique, ses révolutions, ses crimes, ses tremblements de terre, mais aussi ses artistes. Les souvenirs de Teo sur sa jeunesse – qui évoquent son père, artiste peintre, et sa mère, morte dans le tremblement de terre de 1985 –, sont hantés par des figures comme Diego Rivera ou Manuel Gonzales Serrano, dit « Le Sorcier », peintre de « l’Autre visage de l’École mexicaine de peinture ». Les « temps perdus » resurgissent ainsi lors d’une exposition consacrée à cet artiste oublié, dans laquelle Teo tente de reconstruire « la signification de l’histoire et du sens de [sa] vie ». Car la temporalité est bien au cœur de ce récit. Roman de la vieillesse et de l’histoire, « Les temps perdus » suivent la leçon proustienne : c’est l’écriture qui permet de construire – ou de reconstruire – le sens d’une vie.
A.K.
Juan Pablo Villalobos, « Les temps perdus », Actes Sud, traduit de l’espagnol (Mexique) par Claude Bleton, 304 p.
Mai 2016
Romancière et enseignante dans le master de création littéraire à l’université Paris VIII, Olivia Rosenthal a notamment publié « Ils ne sont pour rien dans mes larmes » en 2012 et « Toutes les femmes sont des aliens » en 2016 (tous deux aux éditions Verticales), des récits qui évoquent des films marquants pour l’auteur. Ces textes ont été portés à la scène par le collectif ildi !eldi (Sophie Cattani et Antoine Oppenheim).
La Petite Revue. Comment est née cette idée d’écrire sur le cinéma ?
Olivia Rosenthal. J’ai écrit un livre, « Ils ne sont pour rien dans mes larmes », dans lequel j’avais interrogé des gens sur le film qui avait changé leur vie. La question m’intéressait : je suis beaucoup allée au cinéma adolescente et le cinéma a eu un rôle déterminant dans ma formation, dans la connaissance que j’ai acquise du monde. Après ce livre, j’ai trouvé intéressant de poursuivre ce projet avec le collectif ildi !eldi. C’est par eux qu’a commencé « Toutes les femmes sont des aliens ». Ils ont mis en scène un des textes de « Ils ne sont pour rien dans mes larmes » et m’ont dit qu’ils souhaitaient faire une série sur le cinéma. J’avais envie de continuer ce travail, de parler des films qui changent les vies, et c’est en quelque sorte grâce à eux que je me suis engagée dans ce projet d’écriture. Nous avons essayé de fixer ensemble un corpus de films qui nous paraissaient à la fois avoir eu une importance dans nos vies et que beaucoup de gens avaient vus. Le principe, c’est de travailler sur des films assez grand public, que chacun a vu à sa manière, et voir comment on peut, à partir de films populaires, essayer de raconter des choses décalées.
P. R. Comment votre travail d’écriture commence-t-il ?
O. R. Par le visionnage du film avec le collectif ildi !eldi. Ensuite nous discutons de ce que nous avons vu : comment trouvons-nous le film ? Qu’y avons-nous vu ? Qu’est-ce qui semble intéressant à raconter ? C’est une discussion assez informelle, à bâtons rompus. Ensuite, il peut s’écouler un peu de temps entre le moment où l’on discute et celui où je me mets à ma table. Après, c’est difficile à raconter : tout dépend du projet. Pour « Alien » par exemple, il s’est écoulé plusieurs mois entre le moment où j’ai vu les quatre films et le moment où nous avons décidé de les prendre comme objet. Je me suis dit que ce qui serait amusant, c’est d’essayer de re-raconter « Alien » tel que je m’en souviens aujourd’hui, avec ce décalage du temps : sur quoi mettre l’accent ? J’ai écrit cette espèce de long monologue à peu près dans l’ordre, et assez vite. Il y avait comme une urgence à écrire ce texte : il fallait que je garde en mémoire le plus de scènes possible. Pour « Les oiseaux », nous avions décidé de travailler sur la question de la peur, du lien entre la peur et ce film quasiment d’horreur, mais ça ne marchait pas tant que ça. Après, c’est un long chemin entre le moment où on écrit des phrases et le moment où on se dit que ça commence à venir. Là, ce fut assez long de trouver le chemin de cette espèce d’argumentation. Au bout d’un moment, quelque chose apparaît dans l’écriture. L’idée c’est d’écrire jusqu’à ce qu’apparaisse une ligne ou une thématique. C’est dans l’écriture que, petit à petit, je vais découvrir comment raconter l’histoire.
P.R. Dans le cas des « Oiseaux », le thème selon lequel rien n’a jamais la saveur de la première fois n’était donc pas préconçu ?
O. R. Non. Ce thème du lien entre le plaisir et la répétition est vraiment apparu dans le travail. Quand j’ai commencé à écrire, j’ai essayé de me souvenir des premières fois où j’ai vu le film et, petit à petit, j’ai essayé de voir ce que raconte cette histoire : revoir un film qu’on connaît et pourtant ne pas revoir le même film… Cette question m’intéressait : je savais déjà que j’écrivais pour le collectif ildi !eldi, c’est-à-dire pour un homme et une femme, un couple. Par rapport à l’idée de couple, ça m’intéressait aussi d’essayer d’introduire, dans les textes, des éléments qui parlent du couple. Chaque texte pose et reconduit cette question : qu’est-ce qu’un couple ? Comment fait-on pour devenir un couple ? Pour le rester ? À quelles conditions reste-t-on ensemble ? Que signifie être ensemble un an, deux ans, dix ans ?
P. R. Vous avez évoqué la notion de décalage : est-elle au cœur de votre esthétique ?
O. R. En tout cas, l’objectif, en choisissant des films très populaires, est de les prendre un peu à revers. Ne pas simplement être dans un résumé du film – ce qui n’aurait pas beaucoup d’intérêt – ou dans une analyse de cinéphile. L’objectif était de faire un pas de côté, de trouver un angle, éventuellement humoristique, qui déplace le rapport qu’on a à ces films et raconte comment ils nous interpellent. Le décalage fait un peu partie du travail que je fais par ailleurs. Je pense que la littérature sert quand même à dépasser les lieux communs, à essayer de penser un peu autrement… Et pour penser un peu autrement, il faut utiliser la langue un peu autrement… Rien que ça ! (Sourire)
P. R. Le style de chaque opus est très différent. Cela naît-il également au cours du travail ou avez-vous une idée au départ ?
O. R. Ça dépend. Pour « Alien », il y avait ce phrasé à la fois saccadé et avec des phrases très longues, parce qu’il fallait raconter l’histoire du début à la fin le plus vite possible. Le texte a pris cette forme-là et ça a fonctionné : cette forme s’est très vite imposée à moi. Pour « Les oiseaux », le trajet fut beaucoup plus sinueux. Le résultat n’est pas inattendu, mais est arrivé petit à petit en écrivant. Ce qui est intéressant dans « Les oiseaux », c’est qu’il y a certaines personnes à qui ce film fait peur et d’autres non. Tout dépend évidemment de qui on est, de notre histoire. Et j’avais envie, à un moment, de sortir de l’écran pour raconter que si on a peur c’est parce qu’on croit qu’une chose pareille peut nous arriver. C’est ça le ressort de la peur : se dire qu’il y a quelque chose de possible dans cette histoire impossible. Ce n’est pas que je j’avais prévu, je l’ai trouvé dans l’écriture. Petit à petit en travaillant sur le texte on voit les idées se dérouler, cheminer, et on essaye de faire en sorte qu’elles aient une logique. Là c’était vraiment un travail de logique avec des choses qui théoriquement ne vont pas très bien ensemble : le début où la narratrice a l’impression de voir le mauvais film, et la fin où elle se barricade chez elle pour le revoir – a priori ça n’a rien à voir. Le travail de l’écriture est aussi de mettre en lien des éléments qui paraissent être des arguments complètement différents. On a une espèce de pâte entre les mains qu’il faut modeler jusqu’à ce qu’elle prenne la forme qui est la plus juste, la plus accomplie. Ça prend beaucoup de temps. « Bambi » et « Le livre de la jungle », je les ai vus avec ildi !eldi. Je voulais écrire sur « Bambi » et en le revoyant, nous n’étions pas très convaincus. À part l’histoire de la mort de la mère, je n’avais pas grand-chose à raconter. Nous voulions absolument prendre un dessin animé de Walt Disney parce que ce sont des films que l’on voit enfant, et qui vont susciter des tas de faux souvenirs… Du coup on a regardé « Le livre de la jungle », et nous avons décidé que le spectacle porterait dessus. Sauf que j’ai commencé à écrire, et pour une raison mystérieuse, c’est d’abord « Bambi » qui a surgi. Comme je savais qu’il fallait aussi que je parle du « Livre de la jungle » j’ai écrit sur « Bambi » et au lieu d’effacer le processus, j’ai essayé de trouver un moyen de passer de l’un à l’autre.
P. R. Avec l’idée que « Bambi » est déjà une histoire calamiteuse, mais qu’à côté du « Livre de la jungle », c’est une rigolade !
O. R. C’est ça : l’idée qu’il s’agit d’histoires de tragédies terribles. Cette idée assez décalée de films qui, en fait, racontent des désastres. C’était plus drôle encore sur « Le livre de la jungle » qui est vraiment assez joyeux. Au départ l’idée c’est de raconter que « Le livre de la jungle » est l’histoire d’un enfant qui ne cesse d’être abandonné. On veut nous faire croire que c’est drôle et en fait pas du tout !
P. R. Vous avez revu les films avant de commencer votre travail. Est-ce qu’en cours d’écriture, vous les revoyez encore ou vous vous l’interdisez ?
O. R. Non. C’est la question du document : quand il prend trop de place, il empêche de produire quelque chose à partir de lui. Je ne revois pas les films, pour les laisser se métamorphoser doucement dans mon esprit. C’est aussi ce qui m’intéresse : les métamorphoses qu’ils vont subir avec le temps.
P. R. Y compris, pour « Alien », les doutes sur l’ordre, la chronologie…
O. R. Ces doutes sont un peu joués aussi ! En fait on ne commet jamais d’erreur, au sens où il n’y a pas de vrai ou de faux. Il y a juste des chemins que l’on emprunte pour arriver à raconter quelque chose : ce n’est pas forcément les chemins que le film lui-même a empruntés. J’attache beaucoup d’importance à la liberté qu’on peut avoir par rapport à un film, tout en respectant ce qu’il raconte. Accepter la chronologie liée à l’écriture, aux souvenirs, qui n’est pas la même que celle du film. Il y avait déjà ça dans « Ils ne sont pour rien dans mes larmes » : je demandais aux gens de raconter une scène qui les avait frappés et j’essayais de déployer le texte par rapport à cette scène. Et parfois c’était surprenant : une femme m’a parlé d’une scène qui dure à peine trois secondes dans le film ! Quand elle en parlait, j’avais l’impression que ça durait très longtemps et quand j’ai vu le film j’ai été extrêmement surprise : ça durait un plan. Je trouve ces distorsions intéressantes. Demander aux gens de raconter une scène de film dont ils se souvenaient, c’était aussi pour qu’ils aient un point d’accroche. Parfois, les gens résumaient le film, parfois ils parlaient d’une scène ou de la projection dont ils se souvenaient pour telle ou telle raison… Ce qui m’intéressait c’était de voir à quel endroit les gens s’accrochent à un film : par certaines images mais aussi par le contexte dans lequel ils l’ont vu. Tout ça entre en jeu dans le souvenir qui va se forger du film.
P. R. Dans ces différentes formes, théâtre, écriture… est-ce que vous vous inscrivez dans une lignée d’écrivains ? Avez-vous des références ?
O. R. Je pense que c’est davantage le cinéma lui-même qui m’intéresse. Après il y a des choses amusantes, comme le livre de Tanguy Viel (« Cinéma »), qui est comme une réécriture d’un film de Mankiewicz « Sleuth » (« Le limier »). Mais là c’est un exercice assez formel. En fait, ce que je voulais faire, ce n’est pas tellement réécrire le film mais plutôt travailler sur les répercussions que le cinéma peut avoir sur nos vies. Passer du cinéma à l’écriture n’est pas un exercice de style, c’est un enjeu littéraire : essayer de raconter autrement, par exemple les images traumatisantes qui nous habitent. Ça entrait dans le cadre d’un projet plus large qui consiste à penser que la fiction est le réel et que le réel est la fiction : on ne peut pas faire comme s’il y avait d’un côté le réel et de l’autre la fiction. Nos souvenirs réels sont composés d’images fictives. Le cinéma participe autant de nos vies que certains épisodes réellement vécus. Cette question m’intéresse : ça raconte aussi quelque chose sur l’art et la place de l’art dans nos vies. Cela participe d’un projet, je ne sais pas si on peut dire politique, qui consiste à réhabiliter l’art. L’art n’est pas juste quelque chose de gratuit, consommé comme un luxe en plus qui permet d’oublier notre existence. L’art nous occupe à tout moment parce qu’il entre en nous de plein de manières différentes. Il joue un rôle considérable dans la manière dont on pense, dont on se déplace, dont on vit. Il y avait cette envie d’aller chercher cet endroit où la fiction devient réelle. Je pense qu’on pourrait le faire aussi pour les livres, mais le livre est un objet plus élitiste et j’avais envie de travailler sur un art populaire.
P. R. Ce projet, vous avez des idées pour le poursuivre ?
O. R. Comme mon éditeur a eu envie de publier ces textes, il a fallu que je repense un peu l’objet. Ce n’est pas tout à fait la même chose d’écrire des spectacles et d’écrire un livre. D’où la nécessité de travailler sur les liens entre les trois textes, de retisser un fil commun entre eux, autour de la famille, de la mémoire, du couple… Essayer de parler de l’un dans l’autre. C’était assez intéressant à faire. Je ne voulais pas juste juxtaposer trois textes mais créer un effet de série. Avec le collectif ildi !eldi, nous allons continuer ce projet avec d’autres films. Pour l’instant il en existe trois, et l’idée c’est, à terme, d’en avoir six. Ce qui les intéresse aussi c’est de penser ces textes en série : essayer de ne pas trop les montrer séparément, en présenter au moins deux ensemble. Suivant celui qu’on met avec l’autre, le sens change un peu : ce n’est pas du tout pareil de voir « Les larmes » avec « Alien » ou « Alien » avec « Les oiseaux ». À chaque fois, ça reconstruit un objet un peu différent.
P. R. Savoir que vous écrivez pour des comédiens en particulier joue-t-il un rôle dans votre écriture ?
O. R. J’essaie de ne pas trop y penser et même temps, je vois comment ils sont, qui ils sont… Il a quand même, qu’on le veuille ou non, des éléments qui interfèrent un peu dans l’écriture. D’autant que quand on voit les films on en discute après… Ça fait partie du travail d’écrire pour eux. Et si en plus le texte ne devient pas un livre c’est aussi intéressant d’avoir à l’esprit leurs voix, leurs corps, leur manière de bouger, de jouer.
P. R. Vous choisissez donc les films avec eux, vous les voyez, vous écrivez, et après ?
O. R. Après je leur donne le texte, ils commencent à le lire, à le travailler. Il a pu arriver, suite à une première répétition qu’ils m’aient montrée, qu’on se rende compte que quelque chose ne marchait pas et qu’il faille que je réécrive un peu. Après ils répartissent la parole, ils coupent aussi, beaucoup… Mais pour l’instant je ne me suis jamais sentie trahie : c’est toujours assez proche de l’esprit de mes textes. Leur adaptation des « Larmes » par exemple, c’est tellement proche que c’est presque encore plus obsessionnel que mon texte ! C’est drôle parce que j’écris beaucoup de textes obsessionnels mais à ce point-là ! Ils sont encore pires que moi !
P. R. Il n’y a aucun passage que vous regrettez de voir coupé ?
O. R. Je ne regarde pas précisément. Parfois oui : par exemple ils ont enlevé tout un passage sur Sigourney Weaver qui a vieilli… Je trouvais assez beau le fait qu’un visage se transforme, mais je pense qu’ils ont estimé que ce n’était pas nécessaire. Il y a aussi la logique de la scène, une efficacité qui est particulière. Dans un texte écrit on peut se permettre des tas de choses qui sont non efficaces. Sur scène aussi, bien sûr, mais il ne faut pas perdre le spectateur. Pour un livre, les gens ont plus de temps. Sur scène, on est obligé, de temps en temps, d’aller plus vite. En plus c’est vrai que ma pensée est très sinueuse : il faut être prêt à l’accepter. C’est peut-être important, de temps en temps, d’être un petit peu plus rapide. Ce que j’essaie de faire, c’est écouter et voir si je reconnais la vibration de mon texte. J’ai déjà eu des expériences de gens qui coupent et ça ne marche plus. Tout ce qui est important a été enlevé, c’est terrible : on a enlevé les articulations… Ildi !eldi, au contraire, est très attentif à l’articulation de la pensée. C’est très important de suivre une logique, même si c’est une logique délirante ! Ils coupent, mais j’entends quand même le rythme du phrasé.
P. R. Quelle spectatrice êtes-vous quand vous voyez le spectacle fini ? Vous découvrez autre chose ?
O. R. C’est entre les deux. J’ai revu « Alien » récemment et c’est vrai que le fait de se partager la parole, par exemple, change complètement le rapport à l’humour : l’humour n’est pas au même endroit. Ce qui est drôle c’est de les voir, de se dire que c’est la quarantième fois qu’ils vont voir le film et s’engueuler, alors que ce qui est drôle dans le texte, c’est plutôt le côté soliloque. On est ailleurs : je trouve ça réjouissant de voir comment le texte est complètement réinvesti. Après, ce qui m’amuse c’est de redécouvrir ce que j’ai écrit. Parfois je me dis : « Comment ai-je pu écrire un truc pareil ? » Je ne m’en rends pas compte en l’écrivant. Je ne suis pas spécialement folle ou marginale, mais en écoutant ces textes dans la bouche d’autres, je me dis qu’il y a quand même une sorte de folie. C’est comme une découverte : j’ai l’impression de découvrir quelqu’un qui pense et qui n’est pas moi. Je reconnais le texte même s’il m’est un peu étranger : c’est assez réjouissant.
Propos recueillis par Alexia Kalantzis et Yann Albert en mai 2016.
« Ils ne sont pour rien dans mes larmes », Collection Minimales/Verticales, Éditions Gallimard, 2012.
« Toutes les femmes sont des aliens », Collection Minimales/Verticales, Éditions Gallimard, 2016.
Mai 2016
Hervé le Tellier, « Moi et François Mitterrand »
Patrick Rotman, « Un homme à histoires »
Vingt ans après sa mort, le personnage de François Mitterrand fascine toujours et se prête particulièrement bien à l’exercice fictionnel ou journalistico-fictionnel. Deux romans de ce début d’année mettent en scène l’ancien président, sous deux formes très différentes mais qui se rejoignent dans l’ambiguïté mise en place entre fiction et réel.
Le petit texte d’Hervé le Tellier est un exercice de style oulipien admirablement maîtrisé. Le narrateur écrit des lettres au président de la République, d’abord François Mitterrand, puis Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy et François Hollande. Il reçoit toujours la même réponse, lettre officielle et administrative, mais l’interprète selon le contexte, instaurant un réel dialogue avec l’homme au pouvoir sous la forme d’un journal intime. À partir d’une lettre d’un extrême réalisme, la fiction est poussée à son comble. L’écrivain malicieux joue avec l’absurde, dans la lignée du « Pierre Ménard, auteur du Quichotte » de Borges.
Dans un tout autre genre, Patrick Rotman revient sur les débuts de François Mitterrand dans les années 50, mêlant roman historique et policier politique. Rotman utilise l’effet de réel en mettant en scène un narrateur journaliste à L’Express, Serge Nisson, très proche des milieux du pouvoir, qui reconstruit le récit de ces années à partir des nombreuses notes qu’il a conservées. Le roman s’attarde en particulier sur trois scandales liés à François Mitterrand : le scandale des fuites – informations militaires transmises au parti communiste lors de la guerre d’Indochine -, la tentative d’assassinat à Alger du général Salan, et l’affaire de l’Observatoire – faux attentat contre François Mitterrand. Le récit souligne la complexité de la personnalité de l’ancien président français, mais aussi les complots et dessous politiques de la France coloniale et anti-communiste, autour de grandes figures comme Mendès-France, Françoise Giroud ou Michel Debré. On a pu comparer Mitterrand à un personnage balzacien, et le récit s’approcherait alors du roman de mœurs dix-neuvièmiste. Mais si l’enquête journalistique est intéressante et bien menée, elle reste justement trop superficielle pour s’inscrire dans une tradition balzacienne. Le récit, très factuel, manque de profondeur – conséquence certes d’un parti-pris - ce qui entraîne un effet de distance difficile à surmonter pour adhérer tout à fait à l’intrigue.
Au cœur de ces deux documentaires-fictions, François Mitterrand semble en tout cas se prêter particulièrement bien aux enjeux contemporains du roman et au jeu qu’il instaure entre réel et imaginaire.
A.K.
Hervé le Tellier, « Moi et François Mitterrand », JC Lattès, 2016, 70 p.
Patrick Rotman, « Un homme à histoires », Seuil, 2016, 560 p.
Mai 2016
Et la lumière ne fut plus
Suite à une explosion dans une mine de graphite au sud de l’Italie, un dangereux nuage menace le pays. Le courant est coupé pour éviter l’inflammation des lignes à haute tension. La France, touchée à son tour, décide une coupure généralisée, plongeant la nation dans le noir et dans un mode de vie à l’ancienne. Le gouvernement se réfugie en Bretagne, sur l’île de Sein, seul endroit à conserver le courant. Politiques, activistes et journalistes profitent de cette situation : le président et son équipe tentent de créer un sentiment d’union nationale, un groupe d’activistes projette la prise de Belleville sur le modèle de la Commune de Paris, un journaliste frustré relance sa carrière en créant Le Journal, quotidien à l’ancienne, imprimé manuellement et distribué par des camions dans toute la France. Seul Normand, ancienne plume politique du premier ministre devenu président, réfugié à l’île de Sein pour écrire, souhaiterait rester à l’écart des événements, mais il est malgré lui rejoint par son passé.
Après « Et qu’advienne le chaos », paru en 2014 aux éditions du Tripode, Hadrien Klent joue à nouveau avec le roman d’anticipation, en mêlant une intrigue policière et une écriture scénaristique – qu’accentue la typographie. Les chapitres prennent la forme de scènes datées et situées géographiquement, à Paris, à l’Elysée, à l’île de Sein, à Belleville et à Rome où l’enquête sur l’explosion suit son cours. Le scénario imaginé est à la fois réaliste, moderne et archaïsant : un acte de terrorisme entraîne une coupure de courant, et donc un retour dans le passé. Mais il s’agit d’un terrorisme politique (d’ailleurs plus complexe qu’il n’y paraît, et cette ambiguïté qui s’installe au fil du roman est l’un de ses points forts), inspiré par les révolutionnaires du 19e siècle ou les brigades rouges du 20e siècle.
Ces problématiques sont abordées avec légèreté. Le scénario catastrophe s’avère déceptif, et la dimension politique est désamorcée par la figure d’un président fou et le glissement de l’intrigue : le roman d’anticipation laisse alors la place à un roman plus classique, mêlant les relations amoureuses et amicales, nouant des liens et recentrant la dispersion du début vers un final très romanesque. Cette légèreté rend le roman savoureux et fort divertissant : extraits du Journal, scènes d’intimidation, folie présidentielle, révélations finales, pseudo-agents secrets… tous les ingrédients sont réunis pour un agréable moment de lecture, et Hadrien Klent réussit peut-être, par cette légèreté même, à dire davantage sur notre société que les ouvrages les plus sérieux.
A.K.
Hadrien Klent, « La Grande Panne », Le Tripode, 2016, 280 p.
Mai 2016
« Une gigantesque plaisanterie »
Tout Londres parle de Priam Farll, peintre à la mode, coqueluche des intellectuels. Sa toile représentant un « simple agent de police, grandeur nature », « portrait le plus frappant qu’il fût, mais aussi la première apparition de l’agent de police dans le grand art » est refusée par la Royal Academy mais vendue à un riche collectionneur qui assoit ainsi définitivement sa réputation. Mais Priam Farll, loin de profiter de son succès, reste d’une étrange discrétion. Vivant à l’étranger, il refuse toute interview et toute publicité. Car le grand peintre est aussi un grand timide, prêt à se faire passer pour son domestique mort (Henry Leek) pour échapper au poids de la célébrité, et surtout d’un mariage trop vite promis. Mais sa nouvelle vie en tant qu’Henry Leek lui réserve peut-être de nouvelles surprises…
Sous une apparence extrêmement sobre, sérieuse et pince-sans-rire, « Enterré vivant » est une comédie subtile et efficace. À partir d’une situation absurde, mais dont la logique semble toute naturelle, Arnold Bennett caricature le monde de l’art, mais aussi la société londonienne. L’écrivain construit des scènes particulièrement savoureuses : l’enterrement du faux Farll en grandes pompes dans l’abbaye de Westminster – « gigantesque plaisanterie » – , ou le procès sur l’identité du peintre, et sur l’authenticité de ses derniers tableaux – « gigantesque escroquerie ».
L’intrigue est portée par des personnages délicieux : Farll, anti-héros par excellence, cinquantenaire (« âge en somme le plus romanesque et le plus tendre de tous les âges pour un homme ») peu séduisant, qui se laisse porter par les événements, et surtout Alice Challice, femme du peuple tout droit sortie de la vie du vrai Henry Leek, noble par son flegme et son imperturbable sagesse.
Le roman bouscule ainsi les clichés et le récit, sous une apparente légèreté, est traversé par des questions essentielles, autour de la liberté et de l’identité. Arnold Bennett joue à renverser les perspectives et les points de vue, dans cette comédie réjouissante, portée par un style savoureux.
A.K.
Arnold Bennett, « Enterré vivant », trad. de l’anglais par Jean Magdalen, L’Arbre vengeur, 2016, 256 p.
Mai 2016
Le point de vue du juge
Été 1981. Giacomo Colnaghi est magistrat à Milan durant les années de plomb. Avec une petite équipe, il mène une enquête sur une nouvelle bande armée liée aux Brigades Rouges, responsable de l’assassinat d’un politique chrétien-démocrate. Le travail du magistrat se mêle aux souvenirs de son père, résistant assassiné durant la seconde guerre mondiale, et à la vie familiale qu’il néglige pour se consacrer corps et âme à son métier.
Les romans sur l’époque des Brigades Rouges sont nombreux en Italie, mais le point de vue adopté par le jeune écrivain Giorgio Fontana – représentant d’une nouvelle génération, qui n’a pas vécu ces années-là –, est original : c’est celui d’un magistrat, représentant de la justice italienne. L’auteur a fait de son personnage Colnaghi un catholique sincère, ce qui lui permet de développer à la fois l’idée d’une justice plus humaine, une interrogation existentielle, et un sentiment de compassion, à la fois vis-à-vis des victimes et des bourreaux. Colnaghi recherche davantage du sens que des suspects, et l’intrigue policière n’est qu’un prétexte à une interrogation existentielle.
Le récit principal acquiert également de l’épaisseur par l’histoire passée qui vient s’y superposer : Colnaghi, dans sa quête de la vérité et de la justice, cherche également à retrouver son père et à comprendre sa mort. Le lien avec la seconde guerre mondiale, subtil, interroge le présent : peut-on rapprocher la lutte passée de celle, moderne, qui oppose des extrémistes politiques à un Etat injuste et corrompu ? La vision véhiculée par le roman est essentiellement humaniste, et non idéologique, comme le montre le dialogue entre le magistrat et le chef du groupuscule armé. Colnaghi bouscule les règles d’une société sclérosée de part et d’autre, pour tenter d’instaurer un réel dialogue entre les parties. Mais le dialogue est impossible et la fin déjà écrite : le présent rejoint le passé et les personnages se heurtent à une logique irrémédiable. Le roman atteint ainsi une certaine forme de tragique, non seulement par sa chute, mais aussi par les thèmes abordés.
Giorgio Fontana, publié par l’excellente maison d’édition Sellerio en Italie (qui accueille notamment les œuvres d’Andrea Camilleri ou Gianrico Carofiglio) est assurément un auteur à suivre.
A.K.
Giorgio Fontana, « Mort d’un homme heureux » (« Morte di un uomo felice », Sellerio, 2014, prix Campiello), trad. François Bouchard, Seuil, 2016, 320 p.
Avril 2016
La couleur des mots
Max est un petit garçon sensible, qui se réfugie des heures durant dans sa cachette secrète sous l’escalier, et qui aime les mots : ceux qui désignent les couleurs que sa mère utilise pour peindre, ou ceux qui nomment les pâtisseries dans lesquelles sa grand-mère Mouna excelle. Pourtant, ces mots refusent de sortir, hormis par le « fil-de-frère » qui le relie secrètement à sa petite sœur Emma. À l’adolescence, il se renferme tout à fait sur lui-même, jusqu’à son séjour au « château » – maison de soins d’un genre particulier – où, avec l’aide de son médecin Victor, le glaçon qui a envahi sa tête finit par fondre peu à peu. Les failles de sa famille se révèlent alors, entre un père absent et une mère en souffrance, elle-même marquée par sa propre mère : la guérison passe alors par un retour sur le passé, familial mais aussi historique.
Le roman de Valérie Péronnet sonne juste : l’histoire est racontée par la voix du petit garçon sans aucun artifice ni pathos. Le récit est à la fois sobre et émouvant, et le personnage de Max attachant – juste équilibre entre une étrange maturité et une innocence d’enfant qui perdure jusqu’à l’adolescence, et qui finit par le couper du monde. Le personnage de la mère de Max, ambigu, est également bien construit. On y lit la souffrance d’une mère, à la fois cruelle et impuissante, mais pourtant terriblement humaine. Toute une galerie de personnages secondaires, bien croqués – la petite sœur Emma pleine de vie, la grand-mère Mouna et ses pâtisseries, le grand-père Grand-Pierre, les patients du « château » – semblent tout droits sortis d’un conte de fées ou d’un livre pour enfants, allégeant ainsi le drame qui se noue autour de l’absence de parole et du noir qui envahit les dessins de la mère. Ces figures s’insèrent harmonieusement dans une narration fluide et poétique dans laquelle on ressent le plaisir de la langue et des mots.
Pourtant, on peut regretter que l’auteur ne se soit pas tenue à un drame humain. L’exploration du passé de la famille de Max mène en effet le lecteur – dans la seconde partie du roman tout du moins – dans les méandres de l’Histoire, de la seconde guerre mondiale jusqu’aux attentats du 11 septembre. Cette articulation entre le drame familial et historique appesantit inutilement le récit, collant une explication rationnelle au mutisme poétique de l’enfant. Le roman aurait peut-être gagné à rester dans la subtilité des rapports intimes, car Valérie Péronnet maîtrise parfaitement ce récit d’une enfance différente.
A.K.
Valérie Péronnet, « Un petit glaçon dans la tête », Calmann-Lévy, 2016, 240 p.
Avril 2016
Ces films qui ont changé nos vies
Chacun se souvient de films qui ont marqué sa vie. Olivia Rosenthal présente quatre d’entre eux, qui ont en commun d’avoir traumatisé son enfance : « Alien », « Les oiseaux », « Bambi » et « Le livre de la jungle ». Mais comment raconter la tétralogie des « Alien » ? Linéairement, ou en commençant par cette scène du quatrième opus qui a déclenché le besoin d’écrire, dans laquelle Sigourney Weaver fait l’amour avec un Alien… qui pourrait être sa mère ? Le récit d’Olivia Rosenthal alterne épisodes des quatre films (parfois un peu emmêlés), analyse très personnelle de ceux-ci et souvenirs de spectatrice. Ce récit d’une femme qui risque d’être rongée de l’intérieur aborde, selon Olivia Rosenthal, la question de la maternité, de la perte d’un enfant, du sacrifice – et renverse les rôles traditionnels entre hommes et femmes. C’est aussi, se rappelle l’auteur, un film que l’on « regarde par les bords : on a les yeux fixés aux quatre côtés de l’écran (…) c’est toujours du bord que ça surgit. ». Dix-neuf ans se sont écoulés entre le premier et le dernier volet : « Sigourney a vieilli (…) moi aussi. ». Seul invariant, l’héroïne ne meurt jamais. Conclusion amusée : « Seules les femmes survivent, les hommes meurent, c’est la loi de la nature. »
La question soulevée par « Les oiseaux », qui mêle intimement peur et désir, est différente : peut-on revoir le film en éprouvant la même angoisse que la première fois ? Manifestement, non. Dès les premières images en effet, la narratrice est trahie par ses souvenirs : ce n’est ni Ingrid Bergman ni Grace Kelly qui incarne la jeune héroïne, mais une blonde un peu fade, Tippi Hedren : « La distribution avait changé et on ne m’avait rien dit. » Impossible de retrouver l’émotion originelle : comme à chaque fois qu’un événement se répète dans notre vie ?
Mais le film le plus traumatisant évoqué par Olivia Rosenthal, c’est « Bambi ». À cause du scénario d’abord, qui prouve que l’on peut survivre à la mort de sa mère et même qu’« on le doit », mais aussi à cause du contexte de sortie du film : « 1942 n’est pas la bonne date pour choisir une forêt noire comme décor exclusif d’une histoire de biches. » Impossible de revoir le film sereinement : les images des camps et des orchestres jouant à l’arrivée des convois se superposent à l’histoire. Pour s’en délivrer, Olivia Rosenthal opte pour un autre Walt Disney, en apparence plus léger, « Le livre de la jungle ». C’est encore pire. Le héros, Mowgli, passe en effet son temps à être abandonné : par ses parents d’abord (« On règle d’emblée le problème de la mère (…) les mères ne sont plus nécessaires à l’éducation des enfants. ») puis cinq autres fois au cours du film : « un record. » Recueilli par Bagheraa, « panthère anorexique au sexe indéterminé », et Baloo (qui, n’étant pas sexué non plus, forme peut-être avec la panthère un couple gay), Mowgli tombe finalement amoureux d’une jeune fille. Navrant retour à la norme : en choisissant de vivre parmi les hommes, Mowgli oublie les animaux qui lui ont sauvé la vie… Comment ces abandons à répétitions, ces ambigüités et les personnages douteux (le singe qui rêverait d’être un homme, signe évident, selon l’auteur, de schizophrénie) peuvent-ils passer inaperçus ? À cause de la musique, entraînante mais anesthésiante, qui détourne le spectateur de la vérité. Comme lorsque Ray Ventura chantait, en 1938, « Qu’est-ce qu’on attend pour être heureux ? »…
Ces trois textes d’Olivia Rosenthal, aux styles volontairement très différents (longues phrases haletantes épousant le rythme oppressant d’« Alien », dernières pages consacrées aux « Oiseaux » construites comme un thriller), sont originaux, vifs et souvent très drôles. Le va-et-vient entre description des films, interprétations personnelles et souvenirs intimes est particulièrement réussi. Difficile, au cours de ce voyage cinéphile et profondément humain, de ne pas songer soi-même aux films qui nous ont bouleversés en nous demandant pourquoi.
Y. A.
Olivia Rosenthal, « Toutes les femmes sont des aliens », Collection Minimales/Verticales, Editions Gallimard, 2016.
Mars 2016
Voir l’Italie et partir
Le mystère Pasolini hante la littérature contemporaine. Après Emanuele Trevi et son très beau « Quelque chose d’écrit » – qui raconte Pasolini à travers la comédienne Laura Betti[1], gardienne des archives de l’écrivain, et mène une enquête sur l’inachevé « Pétrole »[2] – Pierre Adrian affronte à son tour la fascinante figure de l’auteur italien.
Le projet de Pierre Adrian rejoint par certains aspects celui d’Emanuele Trevi : les deux ouvrages proposent une forme d’enquête, à la fois sur Pasolini et l’Italie contemporaine : « Partir sur les traces de Pasolini est un moyen de comprendre ce maître dont je ne peux pas voir les traits. […] Je vais sur les lieux que Pasolini balaie, avec la réalité qui est la leur aujourd’hui. Ces endroits parlent toujours, dans un autre langage. » Le jeune narrateur raconte ainsi son voyage dans l’Italie de Pasolini, d’abord en Friuli, terre de sa naissance, puis à Rome - parcours marqué par des lieux et des rencontres.
Les lieux reflètent l’image de l’existence, comme la fontaine qui « s’ennuie seule dans ses pierres, délivrant deux faces discordantes » telle un « magnifique paradoxe », ou le bar de Casarsa qui dévoile le goût de Pasolini pour le football. La piste que suit Pierre Adrian fait aussi la part belle à la parole, depuis celle, authentique, de Luigi Gigion, patron du bar Gli Amici, jusqu’à celle de Carlo di Carlo, témoignage final et essentiel. La piste, c’est aussi la trace, inscription de la voix de Pasolini dans ses textes – dont on peut lire avec plaisir de nombreux extraits – et imprégnation de l’écrivain italien sur l’Italie et sa jeunesse, et surtout sur le narrateur : « Pasolini agit sur moi comme un aimant permanent. »
Car cette enquête sur Pasolini est une quête de soi, à la fois poétique et politique. « La piste Pasolini » prend la forme d’un original roman d’éducation intellectuelle qui passe par la découverte des marges : « Dans l’obscurité, en marge, je pars chercher la liberté. » Dans son parcours italien, Pierre Adrian quitte le centre pour s’égarer dans la banlieue romaine. La découverte de Gramsci au cimetière acatholique, ou cimetière des Anglais, est pour le narrateur une révélation, pour l’appréhension de Pasolini, mais aussi pour lui-même : « Pasolini s’est construit sur les cendres de Gramsci. Je me construis sur les braises de Pasolini. »
C’est finalement cette quête – poétique – de soi qui constitue l’intérêt majeur de l’ouvrage. L’enquête sur Pasolini est beaucoup plus maîtrisée dans le roman d’Emanuele Trevi, avec une vision de l’Italie évidemment plus creusée et pertinente. Mais là n’est pas l’objet de la piste de Pierre Adrian : il s’agit d’un voyage initiatique intime, qui séduit surtout le lecteur par la beauté du style.
A.K.
Pierre Adrian, « La piste Pasolini », Éditions des Équateurs, 2015, 192 p.
[1] Laura Betti, qui apparaît pour la première fois à l’écran dans « La Dolce Vita » de Fellini, joue à plusieurs reprises pour Pasolini, notamment dans « Théorème », pour lequel elle obtient le prix d’interprétation à la Mostra de Venise en 1968.
[2] Emanuele Trevi, « Quelque chose d’écrit », trad. Marguerite Pozzoli, Actes Sud, 2013 (« Qualcosa di scritto », Ponte alle Grazie, 2012). Signalons aussi le tout récent essai de Paul Magnette, « Pasolini ou la raison poétique, suivi de Pasolini politique », Amay (Belgique), Midis de la poésie et Arbre à paroles, 2015.
Février 2016
Un récit d’apprentissage entre ironie et nostalgie
Alors qu’est paru récemment un recueil de nouvelles d’Enrique Vilas-Matas chez Christian Bourgois, La Modestie et autres récits, écrites entre 1988 et aujourd’hui[1], retournons à un ouvrage plus ancien qui revient, comme certains des récits du recueil d’ailleurs, sur la formation d’écrivain de Vilas-Matas durant sa jeunesse. Paris en effet ne finit jamais, et c’est avec une nostalgie pleine d’humour que l’auteur espagnol se remémore ses deux années passées dans la capitale au moment où il écrivait « La lecture assassine », en s’interrogeant sur cette question fondamentale : qu’est-ce qu’un écrivain ? – question à laquelle il tente de répondre avec l’aide d’auteurs confirmés, dans le mythique quartier latin des années 70 fréquenté par Marguerite Duras, Roland Barthes ou Samuel Beckett.
Autobiographie, conférence ou roman ? Un peu des trois sans doute, car le cadre d’une conférence de trois jours tenue à Barcelone sur l’ironie est le prétexte à un récit somme toute assez linéaire de l’expérience parisienne, constituée, comme l’on peut s’y attendre, de rencontres, de soirées littéraires, et de la fréquentation des cafés du quartier latin ou de Montparnasse : le Flore bien sûr, le Chien qui fume ou La Coupole – parfois entrecoupé d’une autre temporalité plus nostalgique, celle d’un Paris plus tardif où l’écrivain revient avec sa femme.
« Paris ne finit jamais » constitue tout d’abord une fantastique galerie de figures littéraires : Marguerite Duras, qui loue une petite chambre rustique au narrateur, et dont le portrait, à la fois irrévérencieux, admiratif et plein d’humour, est tout à fait délicieux ; Hemingway, grand modèle du narrateur qui se voudrait son double, allant jusqu’à participer à un concours de sosie ; Samuel Beckett, figure noire aperçue au jardin du Luxembourg ; Javier Grandes et la communauté espagnole et sud-américaine ; Isabelle Adjani, dont le regard meurtrier est à l’origine du personnage de « La lecture assassine » ; François Mitterrand, réfugié deux jours dans la mansarde de la rue Saint-Benoît durant la guerre, et bien d’autres encore. Vilas-Matas possède l’art d’esquisser des portraits savoureux des présents, mais aussi des absents, par des citations et des évocations.
Toutes ces figures sont invoquées comme modèles potentiels ou source d’inspiration pour l’aspirant écrivain. Le narrateur enquête, questionne, revenant avec une distance ironique, mais où perce une pointe de nostalgie, sur le jeune homme qu’il était, en quête d’un art d’écrire dont – dans sa grande naïveté – il ne saisissait pas toujours le sens, à l’image des instructions fournies par Marguerite Duras, véritable énigme constituée par les notions de registre linguistique ou d’unité. En filigrane revient une interrogation essentielle : qu’est-ce qu’être écrivain ? Est-ce tout simplement vivre dans le quartier latin et adopter une posture spécifique, celle de situationniste par exemple, conjuguée à une attitude vestimentaire codifiée, qui détermine l’appartenance à ce groupe ? Ou est-ce répondre à l’une des nombreuses maximes qui passent de bouche en bouche et d’écrits en écrits : « Ne faites rien d’autre que ça, écrivez », dit Marguerite Duras au narrateur, reprenant des paroles de Queneau.
Le lecteur n’aura pas de réponse, mais il suit le parcours d’un auteur qui se trouve, passant de l’influence d’Hemingway à celle de Borges, et se détachant peu à peu de Paris, même si, comme le dit John Ashbery, « Après avoir vécu à Paris, on est incapable de vivre ailleurs, y compris à Paris ». Pourquoi et comment écrire ? Peut-être avant tout « parce que la vie, parce que écrire sur une femme assassine, parce que les yeux d’Adjani, parce que mes parents, parce qu’Hemingway, parce que Paris, parce que tout, mon dieu, parce que ».
A.K.
Enrique Vilas-Matas, « Paris ne finit jamais », Christian Bourgois, 2004, 294 p.
[1] Enrique Vilas-Matas, « La Modestie et autres récits », Christian Bourgois, 2015, 368 p.
Février 2016
Une comédie grinçante
Les occupants d’un bus conduit par Basile rencontrent deux comédiens, Albane et un petit homme bossu, surnommé l’homoncule, et décident de se lancer dans l’aventure théâtrale. La troupe, nommée « théâtre des oiseaux », s’installe dans « un décor postindustriel à souhait » sur un quai de bitume aux entrepôts abandonnés, puis dans le Marais-Rouge où ils connaissent le succès avec leurs numéros grotesques qui remuent les passions humaines : homoncule bossu enfermé dans une cage sur laquelle le public déverse sa haine, faux combats de coq et de taureau, pièce confuse, jongleurs et acrobates divertissent la foule, le tout sur fond d’alcool et de dépravation. Lassée du succès et de la soif de pouvoir de Basile, la troupe décide de partir. Elle rejoint alors une étrange usine productrice de poulets où elle est accueillie à bras ouverts par le patron. Mais au fil des jours le groupe s’amenuise suite à d’étranges disparitions…
« Le théâtre des oiseaux » est un texte dérangeant et sans complaisance qui renvoie l’homme à ses passions les plus basses et les plus noires, sans que le lecteur parvienne à s’identifier à ces caricatures humaines. La narration, fort bien menée, est assumée par un « je » qui rend le récit plus grinçant et plus ironique encore, à l’image du titre poétique qui crée un effet d’attente rapidement déçu. Les oiseaux sont des oiseaux de proie, assoiffés de pouvoir et soumis aux plus bas instincts. Le thème du théâtre n’est qu’un prétexte, métaphore de la comédie humaine qui dénonce ici l’animalité consubstantielle à l’homme. L’art du spectacle est d’ailleurs abandonné dans la seconde partie, créant une discordance dans la cohérence du récit, au profit de la métaphore animale – quelque peu démonstrative peut-être.
À travers cette fable très noire et très violente, le fonctionnement des sociétés humaines est particulièrement bien décrit. Il montre comment se crée le besoin de meneurs dans le collectif, le mécanisme de la prise de pouvoir et la puissance de certains orateurs sur les foules. Il montre également la monstruosité de l’homme, capable du pire dans les situations extrêmes.
« Le théâtre des oiseaux », s’il laisse une impression de malaise, voire d’écoeurement, est cependant un texte à découvrir pour sa force, pour la maîtrise de l’écriture et pour la beauté de l’édition illustrée par les images évocatrices de Pierrick Naud.
A.K.
Christophe Ségas, « Le théâtre des oiseaux », illustré par Pierrick Naud, Les éditions du Chemin de fer, 2015, 92 p.
Février 2016
Un roman d’aventures moderne
Un pays tombé aux mains d’un dictateur, une lutte armée, un théâtre interdit : nous sommes en Azirie, pays que Lora Sander, comédienne d’une cinquantaine d’années, fuit pour se réfugier dans la voisine Santarie. Elle abandonne une carrière théâtrale prometteuse au Magic Théâtre, dirigé par son mari Zuka, et laisse derrière elle son fils Giorgio qui a rejoint la lutte armée. Arrivée dans la capitale Santaré, elle travaille d’abord comme serveuse dans un camion pizzeria, trouve ensuite refuge dans le pavillon de madame Anna, aux côtés de musiciens africains, puis dans une librairie, pour enfin rejoindre l’Arche de Noé qui offre un asile aux réfugiés sans domicile et sans travail. Nina Pratz, riche américaine, rêve d’y créer un théâtre.
« La femme au colt 45 » est un récit très moderne, tant par son contenu que par sa forme. La narration, fondée sur un va-et-vient entre de brefs passages descriptifs et le monologue intérieur de la narratrice, emprunte à la technique théâtrale avec l’effet d’une parole mise en scène. Le roman – assez bref – offre une succession de tableaux qui montre une jeune femme caméléon, ou tout simplement une comédienne : Lora Sander en manteau de fourrure, bonnet et gants de couleurs vives ; en pantalon et débardeur, les cheveux mouillés ; en robe, sandales et chapeau ; en body noir ; avec des lunettes en écaille. Héroïne moderne, Lora évolue au fil du roman : son parcours devient une quête de soi dont le seul élément stable est le colt 45 hérité de son père, instrument de lutte et de liberté. Sa relation avec les hommes fait partie intégrante de son parcours. Les figures masculines, protectrices ou ennemies, souvent les deux à la fois, hantent son exil : le mari et le fils, le chauffeur de camion – violeur ambigu en une scène dérangeante qui montre toute la violence et la complexité des relations humaines – le beau Guido Rizi, les hommes de l’Arche de Noé, jusqu’au final libérateur.
La violence, incarnée par le mythique motif du colt 45, est aussi celle du monde contemporain. Sous couvert d’un pays imaginaire – qui évoque peut-être, mais pas seulement – l’Amérique du Sud, le récit est bien réel. Terrorisme, lutte armée, migrants, tirs de roquette constituent la toile de fond de ce western moderne.
De nombreuses thématiques sont esquissées sans être développées : le pouvoir et l’exclusion, le rôle de l’art, les relations hommes-femmes… On aurait apprécié une épopée plus vaste, même si sa brièveté contribue à en faire toute la modernité. Le lecteur achève ce roman légèrement frustré, mais conquis.
A.K.
Marie Redonnet, « La femme au colt 45 », éditions Le Tripode, 2016, 112 p.
Janvier 2016
La légende de la pierre
Locataire d’un petit appartement parisien, serveuse à l’occasion pour survivre et surtout dans l’espoir de revoir le client régulier et solitaire dont elle est tombée amoureuse, la narratrice du « Caillou » se retire peu à peu de la vie sociale après avoir démissionné de son poste d’enseignante. Ses seules relations, sa voisine malade, Mme Vallé, et son voisin M. Bernard, qui s’acharne à faire son portrait. Quand M. Bernard meurt, la jeune femme se rend en Corse où il avait ses habitudes. Elle y découvre, surplombant la mer, l’esquisse d’une sculpture dont les yeux lui ressemblent étrangement. Elle décide alors de rester en Corse pour poursuivre cette œuvre – lutte perdue d’avance contre le rocher inamovible – et tenter de devenir, comme elle l’a toujours souhaité, un caillou.
La narratrice du « Caillou » n’a pas de nom. Elle est le « je » qui rejoint celui d’une autre voix (celle de l’écrivain ?) dans l’épilogue qui livre les choses « telles qu’elles sont », créature mi-imaginaire mi-réelle autour de laquelle se construit la légende du caillou. Variation donc sur la forme de l’auto-fiction – genre déjà expérimenté par l’auteur dans « J’ai déserté le pays de l’enfance » (Plon, 2011) – et sublimé ici par la création d’une fable. Cette fable prend la forme d’une enquête, ou plutôt d’une quête spirituelle. La narratrice part en Corse pour percer le mystère de M. Bernard, prétexte à une recherche de soi qui s’incarnera dans la lutte violente que la jeune, puis brutalement vieille femme, mènera contre la pierre qu’elle tente de sculpter à son tour. Le récit, simple en apparence, est fondé sur une métaphore essentielle qui le rend légendaire : la narratrice se retire de la société au début du roman et sa volonté symbolique de « devenir un caillou » est transposée dans la sculpture rêvée qui, telle une statue du commandeur, domine la mer sur un promontoire escarpé.
Outre la dimension mythique, la métaphore minérale touche à la matière comme essence même de la vie. La Corse, contrée sauvage à la beauté insupportable et guidée par des lois ancestrales, constitue un espace idéal pour la lutte contre la matière, c’est-à-dire pour la vie. Le paysage, les sentiments, la parole, tout y est exacerbé et en même temps étonnamment sobre, à l’image de l’écriture – épurée mais parfois violente – qui dit l’essentiel. La Corse apparaît ainsi comme un lieu hors du temps, qui fige l’humain. Le jeu temporel qui transforme les heures d’abord en jours, puis, par un effet presque surnaturel, en dizaines d’années accentue la création de la légende (qui devient, sur ce dernier point peut-être, légèrement trop démonstrative).
« Le Caillou » est aussi un récit sur la solitude, ou plutôt sur l’union des irréductibles solitudes. Solitude de la ville d’abord, mais qui dissimule des liens profonds, même s’ils ne sont pas exprimés – ou exprimés trop tard (par le motif très romanesque de la lettre, du voisin, puis de la gérante du bar où travaillait la narratrice). Solitude essentielle de la mort qui hante la Corse par les règlements de compte entre clans, mais aussi à travers la nature humaine révélée par ce pays « vrai », par cette nature et ces hommes « bruts».
La poésie du « Caillou » réside dans ce mélange entre la simplicité et l’exacerbation de la vie.
A.K
Sigolène Vinson, « Le Caillou », Le Tripode, 2015, 195 p.
Janvier 2016
Du théâtre au tribunal
Début 2007, l’œuvre de Bernard-Marie Koltès entre, près de vingt ans après sa mort, au répertoire de la Comédie-Française : Muriel Mayette, nouvelle administratrice, met en scène « Retour au désert »[1]. Ce spectacle (plutôt mal accueilli par la critique) fait rapidement naître une polémique : le frère et ayant-droit de l’auteur, François Koltès, regrette qu’un des rôles de la pièce (Aziz), ne soit pas joué par un acteur arabe – ce qui était une des volontés de l’auteur – et refuse donc au théâtre de prolonger l’exploitation de la pièce au-delà des trente représentations prévues. L’affaire se poursuit au prétoire : la Comédie-Française assigne François Koltès en justice pour non-respect de ses engagements contractuels et diffamation (on lui reproche de s’être « répandu » dans les médias au sujet de cette mise en scène).
Au départ, « l’affaire Koltès » paraît simple. Elle est présentée comme un différend entre un metteur en scène (et sa liberté de s’emparer d’un texte) et un ayant-droit, « gardien du temple » supposé trop rigide. Cyril Desclés rappelle combien l’issue semblait alors entendue, plusieurs personnalités (dont Denis Podalydès, auteur d’une tribune dans « Le Nouvel Observateur » intitulée « C’est le théâtre qu’on insulte ») ayant pris fait et cause pour Muriel Mayette. Il faudra attendre quelques semaines pour que Georges Lavaudant, dans « Le Monde », adopte une position un peu différente : « L’acteur peut tout jouer. Aujourd’hui, cette idée semble acquise. Mais cela ne nous dispense aucunement d’une analyse dramaturgique. »
L’étranger constitue en effet un élément central de l’œuvre de Koltès. Exiger que les rôles de Noirs et d’arabes soient joués par des acteurs de ces origines (ce que rappellent explicitement les fameuses « clauses Koltès » dans les contrats signés avec les compagnies) est un choix politique (volonté de représenter sur scène ces minorités, de leur donner la parole, de ne pas les caricaturer), esthétique et artistique. Bernard-Marie Koltès insiste par ailleurs sur l’importance de la langue : « Le rapport que peut avoir un homme avec une langue étrangère – tandis qu’il garde au fond de lui une langue « maternelle » que personne ne comprend – est l’un des plus beaux rapports qu’on puisse établir avec le langage ». Impossible donc, dans cette optique, de se contenter de faire apprendre phonétiquement les répliques en arabe au comédien qui doit interpréter Aziz. Cette position du dramaturge avait déjà donné lieu à un conflit avec Patrice Chéreau lors d’une reprise de « Dans la solitude des champs de coton » : le metteur en scène incarnait alors le personnage du dealer, supposé être Noir[2].
L’ouvrage de Cyril Desclés explique combien la manière de présenter cette affaire (notamment par la Comédie-Française) a consisté à en élargir le champ – ce que Schopenhauer recense, dans « L’art d’avoir toujours raison », comme le procédé d’extension : « étendre l’affirmation de l’adversaire (…) car plus une affirmation est généralisée, et plus nombreuses sont les attaques auxquelles elle s’expose »[3]. Ici, la communication a visé à « noyer » la question originelle (le fait qu’Aziz, dans une pièce dont la guerre d’Algérie et les attentats de l’OAS constituent la toile de fond, ne soit pas interprété par un acteur arabe) dans une question plus vaste (« Doit-on nécessairement faire jouer un personnage algérien par un acteur algérien ? »). Or, dans l’œuvre de Koltès, les deux interrogations ne sont pas identiques. Plus largement, rappelle Cyril Desclés, le débat s’inscrit sur les limites du rôle du metteur en scène face à un texte de théâtre. Si Bernard-Marie Koltès avait explicitement précisé dans ses didascalies ses volontés, la polémique aurait pu être évitée…
L’essai de Cyril Desclés, précis – mais sans verser dans la technique juridique – est très documenté : outre de nombreuses références aux lettres et entretiens de Bernard-Marie Koltès, le propos est illustré d’extraits de correspondances, de critiques et des différents jugements. La tribune de Georges Lavaudant et le contrat adressé par la SACD à Muriel Mayette sont également reproduits en annexe. Comme le souligne Michel Corvin dans son avant-propos, Cyril Descés s’efforce de ne pas prendre parti. Sans trancher la question générale de la proximité ethnique entre un comédien et son personnage, il replace la controverse à sa juste place : celle du rôle de « l’autre » dans l’œuvre de Bernard-Marie Koltès.
Y. A.
Cyril Desclés, « L’affaire Koltès », Editions de l’œil d’or, 2015, 93 p.
[1] La pièce a été créée en 1988 au théâtre du Rond-Point, dans une mise en scène de Patrice Chéreau, avec notamment Michel Piccoli, Isaak de Bankolé, Monique Chaumette et Jacqueline Maillan, pour qui le dramaturge avait spécialement écrit le rôle de Mathilde.
[2] À ce sujet, voir Brigitte Salino, Bernard-Marie Koltès, Stock, 2009, pp. 306-307.
[3] Arthur Schopenhauer, « L’art d’avoir toujours raison », Circé/Poche, 1990, p. 20, cité par l’auteur.
Janvier 2016
Métamorphoses du récit
Sabine se rend en Suisse, à Zermatt, pour une remise de prix à laquelle elle participe avec son mari Romain, inventeur de la pilule Yourself : remède miraculeux qui permettrait de s’aimer et de s’assumer. À son arrivée, elle découvre que sa mère Valérie, avec qui elle entretient des rapports difficiles, recevra également un prix pour une activité artistique dont Sabine ignore tout. Elle rencontre également une jeune fille, Séverine, qui lui ressemble étrangement. La cérémonie dégénère peu à peu lors du dîner, alors que tous ont essayé la fameuse pilule. Sabine se heurte à des conversations étranges, à une perte des repères, à une métamorphose incessante des lieux, et à des doubles, Paula et Séverine – ses possibles sœurs qui reflètent d’autres vies qui auraient pu être la sienne. Elle explore ensuite l’hôtel, guidée par une étrange adolescente, Adèle, qui, seule, semble avoir échappé aux effets de la pilule Yourself.
« Avant les singes » est un récit fantasmé qui entraîne le lecteur dans un monde instable et étrange, dans lequel la pizza est inconnue en-dehors de Naples, Flaubert n’a pas existé et la deuxième guerre mondiale n’a jamais eu lieu. C’est aussi un monde dans lequel les chambres de l’hôtel contiennent d’autres existences – futures ou possibles ? – et où les singes parlent et détiennent la sagesse, grâce à une machine inventée par l’homme. L’écrivain mène très habilement ce récit des métamorphoses, passant d’un paysage à l’autre, d’un univers à l’autre avec un naturel désarmant. Elle parvient surtout à maintenir l’intérêt du lecteur, exercice difficile pour un roman qui met en scène un univers halluciné et sans repères, par une écriture extrêmement fluide et agréable. Au-delà d’une interrogation sur l’existence, Sibylle Grimbert semble se prêter à un jeu littéraire, mêlant les références littéraires et cinématographiques. On pense évidemment à Philip K. Dick, mais aussi à Murakami et à l’hôtel de « Danse, danse, danse », à l’atmosphère du « Million Dollars Hotel » de Wim Wenders ou au singe de « 2001 l’Odyssée de l’espace ». Mais peut-être le livre ne renvoie-t-il finalement qu’aux références du lecteur qui cherche ses propres repères dans ce brouillage constant de l’univers romanesque.
Le récit, parmi les multiples interprétations possibles, interroge également le rapport à soi, aux autres et la fragilité de l’existence. La métamorphose du réel correspond à une recherche de soi, à une remise en cause des choix de vie. Sabine, Séverine et Paula représentent trois avatars d’une même existence : Sabine, suite à une chute dans un escalier, doit renoncer à être danseuse et accepte de travailler dans l’entreprise de sa mère ; Séverine a pu quant à elle devenir danseuse, mais n’a connu qu’un succès éphémère ; Paula, figure de la réussite, après des études à HEC, est présidente de fondation. Ces trois figures féminines sont dominées par le personnage de la mère, insaisissable, et, comme le récit, en constante métamorphose. Le rapport à la mère est peut-être l’origine de cette quête de soi. La figure de Valérie, sûre d’elle, distante et cruelle, provoque dès le début la crise du récit et le glissement dans un univers rêvé – ou cauchemardé. Le dénouement, ambigu, s’achève sur une forme d’apaisement lié à l’effacement de cette figure maternelle trop encombrante. « Avant les singes », récit inclassable et aux multiples significations, est aussi un roman sur les femmes et la filiation.
A.K.
Sibylle Grimbert, « Avant les singes », Anne Carrière, 2016, 250 p.
Décembre 2015
Une singulière promenade littéraire
« Des monstres littéraires » est un recueil de textes brefs encadrés par un récit. Le narrateur reçoit une centaine de feuillets envoyés par son ami François Odake, parti quelques années plus tôt à Montevideo. Il les met au propre et les organise pour les livrer au lecteur. L’ouvrage est divisé en trois parties. La première regroupe des récits qui semblent autobiographiques, mais tendent petit à petit vers le fantastique : une écriture sur les vitres qui s’efface, un mystérieux homme avec un grand chapeau noir, une histoire déjà lue impossible à retrouver : l’ombre de la folie plane sur les nouvelles, avant de laisser la place au rêve dans la seconde partie, puis à des réflexions plus théoriques sur l’écriture dans la troisième partie – dans laquelle les « monstres littéraires », grandes figures d’écrivains, sont cités et commentés par François Odake, et ponctuellement par le narrateur qui apporte quelques précisions documentaires.
La technique du récit qui encadre les nouvelles et joue sur l’aura mystérieuse de l’écrivain parti pour l’Amérique du Sud rappelle les recueils du siècle romantique et annonce d’emblée le jeu sur le double qui se déploie au fil des textes. Le narrateur, double du lecteur, l’est aussi de François Odake, au point qu’il se demande s’il n’est pas l’auteur inconscient de ce qu’il vient de lire. Mais le thème du double est également traité de manière moins traditionnelle à travers celui des monstres littéraires. Les récits évoquent des figures d’écrivains qui dessinent une filiation littéraire et guident l’auteur – et le lecteur – dans une interrogation sur l’écriture : « au moment de commencer ce récit, je pourrais être n’importe qui […] je pourrais être, par exemple, Ludwig Wittgenstein ». Wittgenstein, Kafka, Borges ou Vila-Matas hantent ainsi les textes, rapprochant la narration de l’essai.
Le recueil, hybride, propose des textes inclassables, nouvelles fantastiques, récits de rêve, textes théoriques, formant presque un journal de la pensée. Certains textes proposent d’ailleurs une réflexion sur le désordre narratif et sur la fragmentation. L’écriture n’est possible que dans l’acceptation du désordre. L’écrivain ne propose donc ni un recueil de nouvelles, ni un roman, mais une promenade littéraire pour laquelle il faut « se laisser aller », « se laisser faire », « suivre les phrases ». Ce motif de la promenade est particulièrement bien illustré dans l’évocation de « Caro Diario » de Nanni Moretti, où le voyage en Vespa est à la fois sans but mais empli de sens, à l’image de la vie et de l’écriture. Les nouvelles développent également les thèmes du rêve, de la folie et de l’absolu, dans la première partie du recueil surtout, avec de brefs récits qui rappellent l’univers de Borges ou de Kafka.
Ces nouvelles sont particulièrement réussies, et Jérôme Orsoni excelle dans l’art du récit bref à la manière de la fin du 19e siècle et du début du 20e. Il parvient à créer un univers original et dérangeant, mais aussi poétique, dans un style simple et élégant. Les textes théoriques sont moins convaincants car plus artificiels, avec des réflexions parfois attendues sur les liens entre littérature et vie, ou sur l’impossible écriture.
Mais ce petit livre au charme désuet, qui fait revivre des écrivains comme Borges, séduit par sa grande liberté de composition et de contenu. Il faut saluer la politique éditoriale d’une maison d’édition comme Actes Sud qui publie cette singulière métafiction. Comme l’écrit Eduardo Berti dans sa préface, ce livre parviendrait presque à nous faire sentir, nous lecteurs, « plus intelligents que nous le sommes en réalité ».
A.K.
Jérôme Orsoni, « Des monstres littéraires », Actes Sud, 2015, 176 p.
Décembre 2015
Récit d’une solitude
Paru en 1924 aux éditions Ferenczi, dans une collection dirigée par Colette, « Mes amis » est le premier roman d’Emmanuel Bove (1898-1945). Écrivain éclectique, auteur de romans populaires sous le pseudonyme Jean Vallois, journaliste après avoir pratiqué de multiples métiers dans sa jeunesse (conducteur de tramway, serveur, chauffeur de taxi…), il est admiré par de grands noms de la littérature – André Gide, Rainer Maria Rilke, Philippe Soupault… En lice pour le prix Femina pour « Mes amis », il a été récompensé en 1928 par le prix Figuière pour La Coalition, l’histoire d’une mère et de son fils qui sombrent dans la pauvreté et le désespoir.
« Mes amis » est le récit d’une solitude. Le narrateur, Victor Bâton, vit pauvrement à Montrouge. Sans travail, avec pour seule ressource sa pension de guerre, il erre dans la ville à la recherche d’amis : « J’aimerais avoir un ami, un véritable ami, ou bien une maîtresse à qui je confierais mes peines. » Sa quête est divisée en cinq épisodes, qui narrent – presque sous la forme de nouvelles, ou de contres cruels – cinq désillusions : une relation éphémère avec Lucie Dubois, tenancière d’un café rue de Seine ; une amitié avortée avec Henri Billard, croisé lors d’un attroupement populaire ; une rencontre avec un marinier suicidaire, puis avec un bourgeois bienfaiteur des pauvres ; enfin, une aventure avec une chanteuse. L’ouvrage est complété par une nouvelle parue dans un autre recueil de Bove, Henri Duchemin, qui met en scène ce même personnage de Victor Bâton, selon le même principe : la recherche d’une amitié et la désillusion qui s’ensuit.
« Mes amis » est un texte émouvant. Sombre, mais jamais glauque, le roman mêle noirceur et légèreté à travers un style à la fois dépouillé et d’une très grande précision. Le texte, d’une sensibilité extrême, évite tout pathos et réussit à provoquer l’émotion par sa simplicité même. Le portrait de la pauvreté et de la solitude passe par l’attention portée au détail plus que par une dimension psychologique : les précisions physiques, les descriptions de lieux, les sensations et les dialogues sont portés par la voix presque naïve du narrateur dans une forme particulière de confession. L’écriture est très descriptive, mais non exempte d’un certain lyrisme, en particulier dans les passages qui évoquent la solitude : « Mes yeux, grand ouverts, ne voient rien, pas même la fenêtre. Je songe à la mort et au ciel, car chaque fois que je songe à la mort je songe aussi aux étoiles. […] Certains hommes forts ne sont pas seuls dans la solitude, mais moi, qui suis faible, je suis seul quand je n’ai point d’amis. ».
Victor Bâton, personnage attachant, est aussi dérangeant. Être généreux et rêveur, porteur d’une certaine forme de noblesse, il se heurte à la dureté des hommes et au cynisme du monde. Mais sa naïveté et sa quête presque animale de liens humains en font aussi un marginal qui touche à une forme de folie. Prêt à tout sacrifier pour trouver un ami (« Pour un peu d’affection, je partagerais ce que je possède : l’argent de ma pension, mon lit. »), il tente pourtant de séduire la maîtresse d’un homme qu’au fond il jalouse, se comporte de façon ambigüe avec la fille de son bienfaiteur ou abandonne sa maîtresse d’un soir. Finalement, Victor Bâton nous touche peut-être parce qu’il suscite une sympathie – au sens fort – liée à la fois à une forme de reconnaissance et à une impression d’étrangeté inquiétante, qui nous renvoie à nos propres failles.
A.K.
Emmanuel Bove, « Mes amis », Éditions de L’Arbre vengeur, 2015, 238 p.
Les Éditions de l’Arbre vengeur, fondées en 2002 par David Vincent et Nicolas Étienne, se définit comme une maison d’édition « insolente et exigeante ». Son principal objectif est de rééditer des livres d’auteurs « oubliés », mais aussi des contemporains comme Éric Chevillard dont elle a publié le blog, ainsi que de la littérature étrangère. Son catalogue comprend beaucoup de titres d’écrivains de la fin du 19e siècle, comme Camille Lemonnier, Catulle Mendès, Octave Mirbeau, Léon Bloy, Jean Richepin, Jules Renard, Pierre Louÿs…
Novembre 2015
Vertige du roman
Qui est Jérôme Fansten, l’auteur ou le personnage principal du roman ? Un scénariste, un écrivain, un dealer, un assassin, un grand romantique ? Jérôme Fansten est l’ « entité », constituée par deux jumeaux dont un seul a été déclaré à la naissance par une mère psychologiquement instable. Les deux frères vivent chacun leur tour, un jour sur deux, et construisent, via une mémoire informatique dans laquelle ils notent tout, un Jérôme Fansten qui n’existe pas. C’est sur ce vertige de l’identité que se greffent une intrigue policière et un jeu littéraire : les deux frères assassinent des hommes soupçonnés d’avoir violé leur mère en même temps qu’ils écrivent le Manuel de dramaturgie.
Le roman s’ouvre sur une critique de la société médiatique contemporaine, dénonçant la vacuité des échanges humains à travers la superficialité du monde du show-biz. Le personnage (Jérôme Fansten) semble d’emblée jouer un rôle, offrant une vision caricaturée de ce qu’il dénonce. Cette intrigue de base tient finalement du cliché, tout comme la relation amoureuse, peu convaincante, qui se développera par la suite. On croit difficilement aux messages échangés par le couple, à l’enquête policière menée au 36 quai des Orfèvres, aux échanges entre dealers ou à la description du monde de l’édition. Là n’est pas l’intérêt du roman.
L’intrigue est rapidement oubliée face au traitement, original et habile, du personnage-auteur-écrivain. Bien sûr, on ne croit pas un seul instant à l’amusante confusion entre l’auteur Fansten et le personnage. Mais la façon qu’a Fansten d’interroger la complexité du moi à laquelle se heurtent les écrivains depuis la fin du 19e siècle à partir du thème de l’ « entité » est fascinante. Le choix d’adopter le point de vue d’un seul des deux jumeaux est convaincant et permet de souligner davantage encore la problématique existence d’un moi. L’humour et le caractère ludique de l’écriture oscillent avec une violence et un cynisme subtils.
Ce vertige de l’identité se superpose à un jeu littéraire qui interroge le réel et la fiction. L’écrivain livre une enquête sur la fiction où se mêlent des théories littéraires, des documents et une mise en abyme de l’écriture – qui constitue finalement le vrai thème de l’ouvrage. Le manuel de dramaturgie s’élabore sous nos yeux par un détournement séduisant de l’autofiction. Jérôme Fansten s’utilise lui-même, ainsi que son éditeur, et ce jusqu’à la 4e de couverture qui prolonge la confusion entre le roman et l’effet de réel. La lecture du « Manuel de dramaturgie » est rafraichissante, mais laisse tout de même une impression de malaise qui montre que l’auteur mène bien son jeu, jusqu’au final, affreusement cynique et troublant, mais désamorcé par la présence d’un extrait du manuel de dramaturgie : le vrai?
Jérôme Fansten, jusqu’au bout, joue avec le genre romanesque.
A.K.
Jérôme Fansten, « Manuel de dramaturgie à l’usage des assassins », Anne Carrière, 2015, 461 p.
Novembre 2015
Un voyage dans les mathématiques
Cet essai souhaite montrer combien les mathématiques utilisent des outils appartenant à d’autres champs : la psychologie, l’art, la sociologie… En voici l’architecture globale.
L’auteur s’intéresse d’abord à la question des rapports, rappelant, en mathématiques, l’importance du théorème de Thalès qui exprime, à partir d’un triangle (figure de base de la géométrie), une « notion d’équilibre et d’ordre et une volonté de les conserver ». Or la peinture crée des illusions d’optique, et bat en brèche les conclusions précédentes : pour respecter la perspective, des droites parallèles (les bords d’une dalle, au sol) deviennent sécantes ! La figure (comme dans « La cité idéale de Berlin » d’Urbino) offre alors une représentation déformée de la réalité.
Le second chapitre s’intéresse aux nombres. Après avoir rappelé les liens entre les nombres et la musique (ainsi la gamme, encore utilisée aujourd’hui, fut-elle inventée par les Babyloniens vers – 1500 à partir de calculs de fractions), Antoine Houlou-Garcia présente les nombres irrationnels, impossibles à écrire sous forme de rapports, comme pi (π) grâce auquel fut résolue la question de la quadrature du cercle (comment construire un carré d’une même surface qu’un cercle donné, à l’aide d’une règle et d’un compas). Attention toutefois à ne pas vouloir trouver partout certains de ces nombres irrationnels, comme le fameux « nombre d’or », que des auteurs contemporains ont pourtant cru voir dans la façade du Parthénon ou la Joconde ! Comme le rappelle l’auteur : « Il est facile de trouver ce que l’on cherche. » !
Le troisième chapitre présente les fractions, notamment via le paradoxe de Zénon : la vitesse d’Achille étant deux fois supérieure à celle d’une tortue, il laisse à cette dernière la moitié du parcours d’avance. Or, même en avançant deux fois plus vite que l’animal, Achille ne rejoint jamais la tortue ! Paul Valéry y fait allusion dans le « Cimetière marin ». Pour lever cette difficulté, il est alors nécessaire de recourir à la notion de vitesse instantanée, c’est-à-dire introduire le principe de dérivation.
Le chapitre suivant insiste sur la volonté, systématique selon l’auteur, de respecter en mathématiques « l’ordre, le juste milieu, la mesure ». Que faire, alors, de ce qui (ou de qui) s’écarte de la moyenne ? Remplacer la moyenne par la médiane permet par exemple, de « supprimer » une valeur jugée aberrante (par exemple l’excellente note obtenue par un étudiant à une évaluation dont la majorité des résultats se situe autour de la moyenne). Quel que soit l’indicateur utilisé, l’objectif est de représenter une foule par une caractéristique unique : « in medio stat virtus ». Mais est-ce toujours faisable, par exemple dans le cas d’un vote ? Le paradoxe de Condorcet (des choix individuels rationnels peuvent aboutir à un choix collectif irrationnel) peut amener à une issue qui ne convient qu’à une minorité d’électeurs… En supposant que la répétition d’une expérience tend à rapprocher ses résultats d’une cloche de Gauss (concentration des résultats autour de la moyenne, peu de valeurs extrêmes, comme par exemple la taille d’une population), les mathématiciens tentent d’avoir « réponse à tout » et de « contrôler l’univers ». Mais la question de la modélisation reste ouverte : la limite entre réalité et modélisation n’est-elle pas étanche ?
La volonté de modéliser le monde, en effet, semble une erreur : « Le modèle rend plus souvent compte de celui qui l’a imaginé que du phénomène qu’il étudie ». Pire, le modèle peut devenir normatif : on attribue au modèle « la capacité de dire ce qui est, ce qui doit être, voire de trancher si une observation est vraie ou fausse ». La répétition de l’expérience ne prouve pas le fonctionnement du phénomène, mais permet juste de valider la théorie… jusqu’à ce qu’un événement nouveau vienne la contredire. Par construction, un modèle n’est ni vrai ni faux : il permet juste de représenter un phénomène de la façon la plus efficace possible.
Dans le dernier chapitre enfin, l’auteur rappelle les axiomes fondamentaux de la logique et l’importance du phénomène de sérépendité (lorsqu’une erreur involontaire aboutit à une découverte – l’Amérique – ou une proposition vraie). Antoine Houlou-Garcia propose même d’aller plus loin et de partir d’erreurs volontaires pour en déduire le plus de propositions possibles… dont certaines seront peut-être justes !
Le projet d’Antoine Houlou-Garcia est ambitieux. Le lecteur pourra d’ailleurs être un peu perdu dans l’enchaînement des arguments : on saute allègrement d’une matière à l’autre sans que le fil directeur soit toujours évident. L’essai se perd parfois en des développements un peu intellectuels. On peut également regretter, écueil inévitable du choix d’une approche large et synthétique, quelques simplifications (notamment lorsque l’auteur présente la fonction de consommation keynésienne, expédiée sans tenir compte des nombreux développements ultérieurs qui ont permis de l’affiner). La conclusion, en outre, sorte de justification de l’auteur de son parti-pris, pourra laisser le lecteur sur sa faim. Difficile, enfin, de ne pas signaler la médiocre qualité de l’édition (caractères trop petits, notamment pour les citations, fautes, schémas parfois peu lisibles) qui rend la lecture parfois aride. Toutefois, le livre est intéressant à plus d’un titre : par l’abondance de son appareil bibliographique d’abord, par la variété des exemples et des propositions de passerelles entre matières ensuite. Choisissant une approche pluridisciplinaire, l’auteur sait mêler érudition et pédagogie, et, surtout, fait preuve d’une ouverture d’esprit et d’une absence de dogmatisme appréciables. Léonard de Vinci côtoie Paul Valéry, E. A. Poe, Henri Poincaré, Théodule Ribot, Stefan Zweig, Jules Renard etc. On redécouvre ainsi les mathématiques et leur ancrage culturel : les développements sur l’art et la musique, l’architecture – du fantasme de l’Athènes blanche à la lecture de la Joconde – sont fort intéressants. Antoine Houlou-Garcia possède l’art de faire du lien.
Décloisonner les mathématiques et faire découvrir son histoire constituent un projet passionnant : on ne peut que vous inviter à découvrir ce livre, quitte à y « picorer » ce qui vous semble le plus abordable ou le plus stimulant.
Y.A et A.K.
Antoine Houlou-Garcia, « Le Monde est-il mathématique », Honoré Champion, 2015, 136 p.
Octobre 2015
De David Lodge à Fred Vargas
Franck est infirmier. Alors qu’un jeune homme arrive mourant à l’hôpital, il part rejoindre sa petite amie Émilie dans une île écossaise inhabitée, Mirhalay. Elle y prépare des Journées d’études internationales sur un auteur de romans policiers, Galwin Donnell. Lors de son séjour à Mirhalay, Franck a l’intention de demander à Émilie de l’épouser et de faire un enfant.
Émilie, qui enseignait les lettres dans un collège sans y éprouver aucun plaisir, a décidé de faire une thèse dans laquelle elle s’épanouit pleinement. Mais son parcours de chercheuse s’avère incompatible avec les aspirations de Franck. On lui propose un poste à Cambridge en tant qu’assistante de Martin Stafford – séduisant spécialiste de Galwin Donnell – qu’elle accepte.
Durant le séjour à Mirhalay, le couple va peu à peu se déliter. Délaissant Émilie et les journées d’étude, Franck découvre les mystères de l’île et les secrets de Donnell en compagnie de Jock, un étrange gardien. Émilie se fond quant à elle dans le monde des chercheurs, jusqu’à se laisser séduire par le professeur Martin Stafford.
« Juste avant l’Oubli » est à la fois un roman d’amour, un roman policier et un jeu littéraire. Alice Zeniter excelle dans la création de l’univers de la recherche littéraire : le roman est truffé de citations inventées des romans de Galwin Donnell, mais aussi de témoignages, d’extraits de conférences sur l’écrivain, et même d’une très amusante notice de Wikipedia. Les épigraphes qui ouvrent les chapitres sont particulièrement savoureux. Ils mettent en scène le personnage du détective Adrian Carr :
« Malgré ses insomnies, Adrian Dickson Carr avait toujours refusé de compter les moutons avant de dormir. C’était une position de principe. Il emmerdait le tourisme rural.»
Mais la virtuosité de l’écriture ne fait pas du texte un roman pour initiés. Le monde des chercheurs est décrit avec humour et distance, un peu à la manière de David Lodge, et l’intrigue policière qui se greffe sur le récit des journées d’étude dynamisent l’action, rappelant cette fois l’univers de Fred Vargas. L’île, fascinante et mystérieuse, joue un rôle déterminant dans le récit et acquiert presque le statut d’un personnage. Alice Zeniter se plaît aux descriptions de sa géographie étrange, passant du huis clos de l’école, lieu des journées d’étude, à l’ouverture presque insupportable de la nature sauvage sur la mer.
Enfin, « Juste avant l’Oubli » est un roman sur le couple. L’auteur analyse très finement l’évolution de la relation amoureuse, s’attardant sur la psychologie des deux personnages. Si le récit est centré sur Franck, il offre aussi un contrepoint très riche à travers le point de vue d’Émilie. Alice Zeniter pointe avec justesse la difficile conciliation entre les aspirations de chacun dans un monde moderne où la réussite personnelle prime.
Dans un beau style, à la fois réaliste et poétique, l’auteur, mêlant inventivité et intelligence de l’écriture, joue avec la réalité et la fiction – « la réalité de la fiction », pour reprendre l’un des titres de chapitres pour lesquels elle excelle. Par ce récit original et stimulant, Alice Zeniter nous offre un très agréable moment de lecture.
A.K.
Alice Zeniter, « Juste avant l’Oubli », Albin Michel, Flammarion, 2015, 287 p.
Octobre 2015
Splendeur et misère des Hayek
Dans les années 1960, Skandar Hayek est le représentant d’une noble et ancienne lignée libanaise. Propriétaire terrien, il est le garant de l’équilibre d’une famille qui masque des fissures inquiétantes, à l’image du Liban : ses enfants, Karine, à la dangereuse indépendance, Noula, peu fiable et sûr de lui, Hareth, épris de rêves et d’aventures, sa femme Marie et sa sœur Mado. C’est après la mort de Hayek que la demeure devient une « villa des femmes ». Noula s’endette dans de vains projets, tandis qu’Hareth part à la découverte du monde. Les deux belles-sœurs se retrouvent face à face, laissant libre cours à leur inimitié, tandis que Karine mène sa vie sans se préoccuper de l’opinion des autres et que la guerre envahit leur quotidien. Des hommes de la maison, seul reste le narrateur, chauffeur et surtout gardien des Hayek, qui veille sur ces femmes par sa présence discrète et constante. Témoin privilégié, c’est lui qui nous narre la légende des Hayek.
« Villa des femmes » est un roman nostalgique. Par son sujet d’abord, qui évoque la lente dégradation d’une lignée – celle aussi d’un pays qui sombre dans la guerre. Par sa forme surtout, qui rappelle les fresques romanesques du 19e siècle et leur prose poétique harmonieuse. La poésie naît aussi de la voix du narrateur, à la fois naïf et sage, qui porte sur les Hayek un regard empli de tendresse. Ce choix narratif confère toute son originalité au roman, transformant l’histoire d’une famille en une légende. On oublie le personnage du chauffeur pour se laisser porter par une voix qui semble parfois se confondre avec celle du destin, et, en particulier dans la seconde partie du roman, avec celle d’un récit légendaire qui narre les aventures réelles ou rêvées du fils cadet de la famille.
L’œuvre est aussi un roman de femmes, comme l’indique son titre : Majdalani dresse de très beaux portraits : Marie, dont l’amour a été sacrifié sur l’autel de la famille, Mado, abandonnée dans sa jeunesse par son promis, et, présence plus discrète, Karine, jeune femme moderne et libre. La seconde partie du roman s’attarde particulièrement sur la relation complexe et tout en nuance des deux belles-sœurs, d’abord exacerbée puis gagnée par la tranquillité qui semble préserver la famille, malgré la guerre et les déchirements.
Au milieu de la frénésie de cette rentrée littéraire, « Villa des femmes » apparaît comme un roman anti-moderne, au sens le plus noble du terme. Capable de rendre compte de la violence du monde sans tomber lui-même dans cette violence, mais à travers une forme de nostalgie poétique qui rappelle de grands romans comme « Le jardin des Finzi-Contini » de l’italien Giorgio Bassani. La sphère intime d’une famille touche à l’universalité : c’est là, nous semble-t-il, tout l’art de ce roman, parfaitement maîtrisé par Majdalani.
A.K.
Charif Majdalani, « Villa des femmes », Seuil, 2015, 279 p.
Octobre 2015
Lolita au théâtre
« Place Colette » est un roman d’initiation qui mêle l’apprentissage amoureux et théâtral. L’héroïne, jeune femme de douze ans, blessée par une longue maladie mal soignée qui l’a fait grandir trop vite et étouffée par une famille d’intellectuels en vue, se libère à travers la passion qu’elle voue à un acteur plus âgé de la Comédie-Française. Elle le séduit et découvre, à travers lui, sa vocation pour l’art dramatique.
Forme de Lolita moderne, l’œuvre de Nathalie Rheims n’en a malheureusement pas toute la saveur. Le titre et le sujet faisaient pourtant rêver, laissant entrevoir un roman d’apprentissage théâtral dans les années 70, période faste qui a vu les débuts à la Comédie-Française de Michel Aumont, Catherine Salviat, Francis Huster ou Patrice Kerbrat. Le lecteur pourrait être choqué par la relation charnelle, voulue, mais violente et dominatrice qui se noue entre cette enfant et le comédien. Le livre soulève d’ailleurs un certain nombre de questions : qui est victime, qui est bourreau ? Quelle part d’autobiographie le récit dévoile-t-il ? Mais finalement, quelle importance, puisque, tout simplement, on n’y croit pas. La construction des personnages est artificielle et invraisemblable, le récit du parcours théâtral fulgurant de la narratrice peu crédible, et la peinture de l’univers du théâtre quasi-inexistante.
Nathalie Rheims ne parvient pas à produire une œuvre originale ni provocatrice. À trop vouloir casser les clichés, elle finit par les exacerber en proposant un roman caricatural et qui peine à convaincre.
A.K.
Nathalie Rheims, « Place Colette », Éditions Léo Scheer, 311 p.
Octobre 2015
Un auteur à redécouvrir
Remy de Gourmont (1858-1915) est un écrivain bien injustement oublié. Né en Normandie, à la fois romancier, poète, journaliste et critique, il s’est d’abord illustré en tant qu’écrivain symboliste avec son roman « Sixtine » (1890), avant d’évoluer vers une écriture plus moderne et épurée. Il est surtout connu pour son article provocateur contre le nationalisme, « Le Joujou patriotisme » – qui condamne avec beaucoup d’humour l’esprit revanchard d’un Paul Déroulède – et pour sa théorie de la « dissociation des idées », qu’il pratique notamment dans ses « Épilogues » – chroniques publiées dans la revue « Le Mercure de France » au tournant du 20e siècle[1]. Au cœur de la vie littéraire de l’époque par sa participation active aux revues littéraires, il a fréquenté les plus grands écrivains de son temps, Jarry, Gide, Apollinaire ou Cendrars.
Vincent Gogibu nous propose de redécouvrir l’œuvre de Gourmont à travers un florilège qui prend la forme d’un petit abécédaire. Des extraits de romans, de poèmes, d’articles critiques ou de chroniques sont regroupés par thème. Ironie, liberté d’esprit, contradiction : tel est l’esprit de Gourmont qui transparaît de ces pages bien rafraichissantes pour le lecteur d’aujourd’hui. Le titre de l’ouvrage, tiré d’un épilogue, illustre parfaitement la modernité paradoxale de l’écrivain. Ses propos sur la religion, la société, la politique ou le bonheur sont à la fois datés et étrangement modernes, comme ces quelques lignes sur le fanatisme :
« Une seule chose distingue l’homme des animaux, rendant l’espèce humaine la plus féroce de toutes, et d’abord contre elle-même : le fanatisme. »
Le recueil offre également de très belles pages sur les écrivains, contemporains ou plus anciens – Montaigne, Verlaine, Baudelaire, Gide, Maupassant, Flaubert, Chateaubriand –, ou de petits aphorismes caractéristiques du mélange d’ironie et de poésie propre à l’écrivain :
« C’est beau, un coup d’État, cette grande main qui descend dans la nuit.
C’est beau, une révolution, cette grande faux qui passe, un matin de soleil. »
L’ouvrage est complété par une présentation synthétique et précise de Vincent Gogibu, excellente invitation à se plonger dans la lecture de cet esprit libre à la plume à la fois acérée et poétique.
A.K.
Remy de Gourmont, « Le téléphone a-t-il tant que cela augmenté notre bonheur ? », Grasset, « Les Cahiers Rouges », 2015, 275 p.
[1] Il s’agit de séparer les vieilles idées « unies par la tradition » pour former des « couples nouveaux » (« La Culture des idées »). Gourmont met ainsi toute son ironie au service de la lutte contre les clichés, opérant sans cesse des renversements ludiques, comme dans cet épilogue : « Un officier n’est pas nécessairement plus obscurantiste qu’un professeur : Descartes, Vauvenargues, Vigny étaient des officiers, et d’autre part quelques-uns des esprits les plus bornés du temps présent sont des universitaires glorieux, patentés et tatoués de tous les diplômes. »
Septembre 2015
Ramut et les sept nains
Un groupe d’amis du lycée, tous politiquement engagés à gauche et aux prises avec une société en crise, rejoints par quelques membres extérieurs, femmes ou amantes, se retrouvent après des années et décident d’enlever un journaliste économique, Pierre Ramut, pour le faire travailler sur le mode capitaliste qu’il défend lui-même dans ses articles.
Une réécriture moderne et ironique de l’enlèvement d’Aldo Moro par les Brigades rouges, transformés en sept nains sans leur Blanche-Neige : l’idée de départ est merveilleusement séduisante, et l’on jubile à la seule lecture de la quatrième de couverture. La scène d’enlèvement qui ouvre le roman est cocasse et promet une œuvre à la hauteur de son titre. L’auteur saura nous livrer un roman politique et social sur un mode léger. Pourtant, le texte a ensuite tendance à s’alourdir, notamment dans les dialogues, par le débat politique qui affleure à chaque page, porté par des personnages qui frôlent parfois la caricature. On est gagnés par un doute : l’auteur nous offrira-t-il la mise à distance promise par le titre ? Qu’on se rassure, oui ! La narration oscille entre les dialogues politiques, le récit des journées du « prisonnier » et le roman plus traditionnel, qui suit le parcours des personnages, des membres divers de la Brigade du rire, mais aussi de la femme de Ramut et de son amant. Les dialogues théoriques, qui tendent souvent à un discours social figé et trop attendu sont ainsi peu à peu noyés dans ces intrigues secondaires qui finissent par prendre le pas sur le récit de l’enlèvement. En s’attardant par exemple sur le personnage de Betty, ancienne maîtresse de l’un des membres de la brigade, qui n’a aucun lien direct avec l’action, Gérard Mordillat montre tout son talent de romancier et sa capacité à construire des personnages, ainsi que des situations originales et pleines de charme. L’écrivain excelle particulièrement dans la peinture des figures féminines qui confèrent fraîcheur et légèreté au roman. Les personnages s’humanisent d’un côté et de l’autre du conflit social et le roman se termine sur un éclat de rire final qui achève de conquérir le lecteur. On garde ainsi l’impression d’une aventure tragi-comique, qui, si elle dit quelque chose sur notre société, sait aussi en offrir une vision subtile et haute en couleur.
A.K.
Gérard Mordillat, « La Brigade du rire », Albin Michel, 2015, 516 p.
Septembre 2015
« Un cœur à moi ce cœur changeant » (Guillaume Apollinaire)
Rose, fruit d’une union mal assortie entre une beauté danoise et un militaire français, abandonnée par sa mère repartie au Danemark, et quittant son père resté en Afrique, se lance à la conquête de Paris. Nous sommes en 1909 – elle a vingt ans. Sa conquête de la ville s’achève bien vite dans un bouge lesbien aux alentours de la rue du Faubourg Saint-Martin : c’est le début de sa descente aux enfers. L’héroïne ira ensuite de chute en chute, entre pauvreté, drogue et abandon, pour enfin trouver une forme de rédemption.
Dans notre société où l’attrait pour le document, l’effet de réel et l’autofiction règne, Agnès Desarthe, pour notre plus grand bonheur, choisit l’imaginaire et la fiction. Le texte s’ouvre sur une scène délicieusement désuète, dans le Danemark de la fin du XIXe siècle. Il s’agit de la rencontre des parents de l’héroïne, scène fondatrice de ce roman d’apprentissage qui nous promène du début du siècle aux années folles en passant par la première guerre mondiale. La première partie du texte rappelle l’atmosphère du roman victorien. L’arrivée de Rose à Paris marque le début de sa déchéance – le roman pourtant n’est jamais glauque – jusqu’à sa rencontre avec la riche et cultivée Louise. Le récit s’attache ensuite aux années folles et au féminisme à travers le couple que forment Rose et Louise. Le roman procède par fragments, éclats d’une vie malheureuse. Agnès Desarthe ne s’embarrasse pas de transitions et son œuvre est bien différente des romans d’apprentissage du XIXe siècle. Elle choisit la modernité d’un récit fragmentaire, construit sur des ellipses temporelles et mettant en scène différentes atmosphères, autour de personnages variés.
Finalement, Rose est peut-être la figure la moins marquante du récit. L’auteur décrit une personnalité naïve, effacée, par contraste avec sa mère Kristina. Or, si le personnage évolue au fil des pages jusqu’à trouver une certaine forme d’accomplissement – voire de rédemption – à la fin, il manque d’épaisseur et le lecteur peine à s’identifier, peut-être faute de linéarité du récit – par ailleurs très convaincant. L’écrivain maîtrise pourtant l’art du portrait et de la scène : dans un style toujours parfait, elle dessine de fascinantes figures : Kristina, Louise, la nourrice Zelada, ainsi que de très belles scènes – celle où l’on coupe la magnifique chevelure de Rose, ou celle où elle retrouve son père. Agnès Desarthe nous régale de sa très belle plume et de son imaginaire personnel fort séduisant, deux atouts qui font d’elle un écrivain accompli dans le panorama de la littérature contemporaine.
A.K.
Agnès Desarthe, « Ce cœur changeant », Éditions de l’Olivier, 2015, 337 p.
Août 2015
Paris est une fête
Pierre de Régnier (1898-1943) est né sous des auspices à la fois très littéraires et sulfureuses, à l’image de ses écrits. Fils officiel de Marie de Régnier, dont le père était le poète José-Maria de Heredia, et de l’écrivain Henri de Régnier, il serait né de l'écrivain symboliste Pierre Louÿs, l’un des nombreux amants de Marie. Auteur de quelques poésies, Pierre de Régnier est surtout connu pour sa « Vie de Patachon », publiée en 1930 et qui narre les années folles à travers la vie débridée d’Emma Patachon et de Fifi-Biquet, double de l’écrivain. C’est de ce roman que Jean-Christophe Napias tire le titre de l’édition toute récente d’une sélection de chroniques sur la vie parisienne publiées par Pierre de Régnier de 1930 à 1939 dans l’hebdomadaire « Gringoire ». L’édition, très belle, reprend les délicieux croquis de la main de Régnier (sous le pseudonyme de Tigre) qui illustraient les articles.
Les chroniques de Pierre de Régnier font revivre le Paris des années 30 et quelques-unes de ses grandes figures. Maurice Chevalier, Mistinguett, Arletty, Edith Piaf à ses débuts se mêlent à des noms d’artistes aujourd’hui oubliés, mais décrits avec tout autant de verve par le chroniqueur. Outre ses talents de dessinateur, Pierre de Régnier possède l’art de la description. Ses croquis, très variés, charment par leur vivacité et leur humour : le monde de la nuit est ainsi évoqué à travers les dîners, salles de spectacles, cabarets etc…, tandis que les mondanités diurnes sont décrites à l’occasion des manifestations sportives, de l’Exposition coloniale de 1931, ou du salon des Art ménagers : avec la poésie humoristique qui le caractérise, Régnier nous régale ainsi de la démonstration d’une machine à tout faire, « râpe à fromage, qui, quand on coupe des légumes avec, produit des fleurs… ». La régularité des chroniques mêlée au regard acéré que Régnier porte sur ses semblables fait presque de l’ouvrage une sociologie du mondain, non dépourvue d’autocritique. Tout en adhérant à ses codes et ses usages (le snobisme est selon lui une des meilleures formules de l’esthétisme), Régnier dénonce sans cesse l’ennui et l’ineptie d’une telle vie.
Ces chroniques qui décrivent une haute société oisive et superficielle touchent cependant par la nostalgie et la poésie qui s’en dégagent. Régnier ne s’intéresse pas à la politique, mais les années 30 sont sans cesse comparées à un « avant » mythique. Le présent est mélancolique, à l’image de l’hiver, « saison de la nuit, où les jours acquièrent le charme si vite regretté des choses fugitives ; matins blancs et lustrés comme des frigidaires, aurores frappées comme des cocktails, petits midis secs de l’avenue du Bois, avec des soleils japonais remplis d’enfants vernis comme des pommes et de femmes étouffées de renards. »
Pourtant, les chroniques de Pierre de Régnier sont comiques au sens où il le définit lui-même : « une manière d’envisager les choses et de les transformer pour son plaisir ou pour celui des autres, de faire rire avec le malheur ; le comique est une question de tristesse. »
A.K.
Pierre de Régnier, « Chroniques d’un Patachon », édition établie et présentée par Jean-Christophe Napias, Éditions de La Table Ronde, 2014, 388 p.
Juin 2015
La mélodie nostalgique de la mémoire
Écrire pour ne pas oublier Jean-Marc Roberts, écrire pour comprendre la crise grecque, tel est le sujet du très beau roman de Vassilis Alexakis, « La clarinette ». L’écrivain franco-grec nous entraîne à Paris, Athènes et Tinos, alternant le récit de ses derniers moments avec son éditeur et ami, ses promenades dans Paris, qu’il s’apprête à quitter, et son enquête sur une Athènes en crise où se développent l’individualisme et l’exclusion.
Comme dans tous ses romans, Vassilis Alexakis interroge les origines et le langage : faut-il écrire en grec ou en français ? Ce sera en français, puisqu’il choisit la forme d’un dialogue avec Jean-Marc Roberts pour conjurer l’oubli et l’absence. C’est de l’oubli du mot clarinette, en français et en grec, que le roman tire son titre. Titre d’ailleurs symbolique d’un récit en forme de variation musicale qui multiplie les motifs, les digressions et les anecdotes. L’écriture, toute en légèreté, est visionnaire : l’imaginaire de l’écrivain brouille la frontière entre réalité et fiction, faisant parler les absents et revivre les morts. Les figures pittoresques comme Orthodoxie, joueuse de football de l’équipe grecque des SDF, dialoguent avec les fantômes de la Grèce, tel ce vieil homme à barbe blanche, incarnation du passeur Charon, aperçu dans un café.
Alexakis choisit donc une forme toute personnelle d’autofiction pour saluer Jean-Marc Roberts. L’écriture sobre et pudique met en parallèle le déclin de la Grèce et celui de l’ami malade. Le récit, très émouvant, évite tout pathos, laissant même la place à un humour léger, voire à une forme de comique, comme lors du dialogue avec la voisine d’avion, ou de l’anecdote sur un marchand grec de loukoums qui miaule… Bercés par la plume légère d’Alexakis, on achève le récit à regret, avec la vision de la « tour Eiffel sur la mer », pont rêvé entre la France et la Grèce. Arrêter d’écrire, c’est laisser place au silence et à la mort : « Les morts ne parlent aucune langue parce qu’ils ont bu l’eau du fleuve Léthé et qu’ils ne se souviennent plus de rien ». « La clarinette » est peut-être, et avant tout, un roman sur la nécessité de l’écriture.
A. K.
Vassilis Alexakis, « La clarinette », Seuil, 2015, 351 p.
Juin 2015
Le masque et la plume
Lorsqu’il prend la direction du théâtre de Nanterre-Amandiers en 1982, Patrice Chéreau décide de créer, avec Pierre Romans, une école pour former de jeunes comédiens. Deux promotions seulement connaîtront ce projet ambitieux, inédit et exigeant : l’une en 1983-1984 et l’autre en 1986-1987, qu’intègre Marc Citti. Ses camarades de promotion s’appellent Agnès Jaoui, Thibault de Montalembert, Bruno Todeschini, Marianne Denicourt, Valéria Bruni-Tedeschi, Laurent Grévill, Vincent Pérez… Marc Citti relate dans ce récit les espoirs, le travail et le compagnonnage parfois difficile mais toujours fécond avec Patrice Chéreau.
Le comédien prend la plume et nous offre un témoignage très attachant de son expérience. Certains passages sont savoureux (son audition lors du premier tour de sélection, la présentation publique ratée d’un stage de comédie musicale devant une assistance haut de gamme et qui fait tomber Leos Carax, spectateur navré, en catalepsie), d’autres plus anecdotiques. Peu importe : l’essentiel réside dans le récit émouvant – et très bien écrit – des enseignements prodigués à ces jeunes comédiens, parfois inexpérimentés et plein de rêves à l’aube de leur carrière.
Laissant de côté l’approche théorique, la pédagogie de l’école privilégie la pratique intense et la pluridisciplinarité : les spectacles des élèves sont montrés aussi souvent que possible, les tournages de cinéma (notamment avec Jacques Doillon) alternent avec les projets théâtraux, on forme la promotion à la comédie musicale et à la chorégraphie lors d’un stage de six semaines à New York.
Patrice Chéreau et Pierre Romans transmettent également un souci d’exigence permanente dans le travail, en répétition et sur le plateau, comme en témoigne la lettre assassine envoyée par le metteur en scène à ses comédiens après une représentation, en tournée, de « Le temps et la chambre » : « J’ai vu le spectacle. En entier. J’ai eu l’impression que vous étiez plutôt contents. Vous avez tort. Ce n’est pas très bon, ni très intéressant, ni très habité. ça marche sur le public, oui. Et alors ? »
Ce qu’enseigne l’école, enfin, c’est la nécessité d’inscrire le travail dans un temps long. On répète d’abord à la table, jusqu’à saturer toutes les interprétations possibles du texte, puis, à nouveau, longuement, au plateau : le travail sur l’œuvre de Kleist, mené par Pierre Romans, durera un an et demi.
Cet apprentissage, sur le moment, apparaît aux comédiens souvent difficile (ainsi ces répétitions du « Conte d’hiver » dirigées Luc Bondy, où Marc Citti constate, amer : « Je deviens alors, pour ma plus grande humiliation, le problème du spectacle. »), injuste (l’échec de la réception critique et publique d’ « Hôtel de France » au festival de Cannes) ou fragilisant (en panne d’inspiration, Patrice Chéreau quitte les répétitions de « Platonov » sans donner de nouvelles pendant une semaine).
Mais le récit est avant tout un hommage touchant à Patrice Chéreau et à son équipe. Plongeant dans le temps révolu de sa jeunesse, à une époque où tout semblait possible, Marc Citti livre un texte souvent nostalgique et toujours émerveillé. Les dernières pages, sur la création de « Hamlet » dans la cour d’honneur du Palais des Papes en juillet 1988, sont passionnantes. Marc Citti nous confiait ne pas vouloir tomber dans l’hagiographie, reconnaissant qu’il lui était difficile de faire autrement. Il sait en effet ce qu’il doit à ses professeurs, et chaque page révèle un amour et une admiration sans borne pour Chéreau et Romans. Son témoignage, tendre, est aussi celui d’une génération, qui, comme Marc Citti, se sent peut-être aujourd’hui orpheline.
A. K. et Y. A.
« Les Enfants de Chéreau. Une école de comédiens », Actes Sud, collection « Actes Sud Papiers - Apprendre », 2015.
Juin 2015
Sur les traces de Jean-Luc Godard
On est en 1964. Anne a 15 ans. Elle découvre Jean-Luc Godard avec la projection d’ « À bout de souffle » au ciné-club de la maison des Jeunes d’un quartier lyonnais. Son amour pour le cinéaste, partagé par ses deux meilleures amies, Marie et Brigitte, ne la quittera plus. Ses rencontres amoureuses, ses bonheurs, ses dépressions, ses heurts face à un monde en pleine évolution et dans lequel les extrémismes se déploient sont rythmés par la succession des films du cinéaste. « Et elles croyaient en Jean-Luc Godard » est un roman d’amitié et de cinéma.
L’œuvre de Chantal Pelletier est un magnifique hommage au cinéma de Jean-Luc Godard. Le livre à peine achevé, on a envie de se replonger dans « À bout de souffle », « Le mépris » ou « Pierrot le fou ». La narration est truffée de citations, dont la plus belle est peut-être celle qui clôt l’ouvrage, réminiscence à la fois de Godard (« Prénom Carmen ») et de l’ « Électre » de Giraudoux : « Comment ça s’appelle…quand il y a les innocents dans un coin, les coupables de l’autre… quand tout le monde a tout gâché, que tout est perdu, mais que le jour se lève et que l’air quand même se respire ? Cela s’appelle l’aurore, mademoiselle ». Chantal Pelletier ne se contente pas de citer Godard, elle semble imiter jusqu’à son esthétique, par le choix d’une narration discontinue et fragmentaire. On retrouve également l’esprit du cinéaste qui allie subversion, drame et légèreté, le tout dans un style très poétique qui, s’il peut parfois lasser le lecteur, l’émeut très souvent.
Chantal Pelletier nous entraîne pendant quatre décennies à travers le destin d’Anne, Marie et Brigitte, mêlant l’intime, l’historique et le politique. Les idéaux des personnages féminins se heurtent aux extrémismes religieux et politiques qui marquent la seconde moitié du XXe siècle : invasion de Prague par les chars soviétiques, menace islamique, guerres civiles, arrivée de Le Pen au second tour des présidentielles de 2002. L’anti-conventionnalisme soixante-huitard déployé dans le roman tient quelque peu du cliché, mais sa légèreté est rafraîchissante. L’auteur ne s’appesantit pas, elle procède par touches, au rythme des films de Godard : tout est effleuré, rapide, mais non superficiel. Les personnages sont attachants et la narration, qui s’essouffle quelque peu à la fin de la première partie du roman, gagne définitivement le lecteur dans la seconde partie. On atteint ainsi la dernière page, émus et « à bout de souffle ».
A.K.
Chantal Pelletier, Et elles croyaient en Jean-Luc Godard, Éditions Joëlle Losfeld, 2015, 156 p.
Mai 2015
La comédie humaine d’Octave Mirbeau
On est à la fin du XIXe siècle, à l’époque de l’affaire Dreyfus. Célestine, jolie femme de chambre, coquine et maligne, nous livre son journal nourri par les très nombreuses places qu’elle a occupées. Son récit alterne entre son présent chez des bourgeois normands et ses expériences antérieures à travers de multiples micro-récits. Sa vie, hormis quelques rares bonheurs, est faite d’humiliations quotidiennes et de mesquineries. Sa rencontre avec l’inquiétant Joseph, jardinier-cocher, rompra la succession ininterrompue des places tout en révélant ses sombres instincts.
Né en 1848 et mort en 1917, Octave Mirbeau est de ceux que l’on appelle les écrivains fin-de-siècle. Grand admirateur de Maurice Maeterlinck, il est ami des symbolistes, d’Alfred Jarry, Marcel Schwob et Remy de Gourmont, mais aussi du naturaliste Émile Zola. Il collabore aux « petites revues » artistiques et littéraires de l’époque, comme la « Revue blanche » ou le « Mercure de France », ainsi qu’à l’hebdomadaire anarchiste « L’Endehors ». Son œuvre est variée : auteur de contes, de romans, de pièces de théâtre, il est aussi critique de littérature, d’art, de théâtre et de musique. « Le Journal d’une femme de chambre » est sans doute son roman le plus connu aujourd’hui, en partie grâce à l’adaptation qu’en fit Buñuel en 1964.
« Le Journal d’une femme de chambre » gagne à être relu à une époque où le thème de la servitude est à la mode, entre la série Downtown Abbey, le roman de Véronique Mougin « Pour vous servir », paru cette année chez Flammarion, et la toute récente adaptation au cinéma de Benoît Jacquot. Le film, très fidèle au roman, n’en rend toutefois pas toute la saveur : stylistique d’abord, car la plume de Mirbeau nous livre des pages succulentes et qui n’ont guère vieilli ; mais aussi humaine. Le livre ne se réduit pas à une critique sociale écrite par un écrivain épris de justice. Mirbeau esquisse une véritable comédie humaine dans laquelle toutes les strates de la société sont renvoyées à la bassesse des instincts humains, à travers des portraits où tout l’art de l’écrivain consiste à compenser la noirceur du monde décrit par le plaisir du récit dans lequel nous entraîne la vive Célestine. Le lecteur est pris dans un tourbillon de vie dont il ressort étourdi, triste et amusé à la fois comme le souhaitait Mirbeau dans sa dédicace au journaliste Jules Huret : « Tristesse qui fait rire, comique qui fait pleurer les âmes hautes, puissiez-vous les retrouver ici… ».
A.K.
Octave Mirbeau, « Journal d’une femme de chambre », Fasquelle, 1900 ; Gallimard, « Folio classique », éd. Noël Arnaud, 1984, 510 pages.
Mai 2015
Un roman décadent
Le dernier roman, très polémique, de Michel Houellebecq nous fait suivre le parcours d’un universitaire spécialiste de J.-K. Huysmans, maître de conférences puis professeur à l’Université de Paris III. Nous sommes en 2022, et l’arrivée au pouvoir du Parti de la Fraternité musulmane plonge peu à peu le pays dans une crise politique. Le livre propose trois niveaux de lecture : le récit de la vie du personnage qui oscille entre des rencontres amoureuses, ou plutôt sexuelles sans lendemain, et son travail à l’Université ; les commentaires et citations sur l’œuvre de Huysmans et de quelques autres écrivains de l’époque dont Charles Péguy ; et l’arrière-plan politique et religieux avec l’arrivée au pouvoir du parti de la Fraternité musulmane. Or ces trois plans sont intrinsèquement liés par la lecture de Huysmans, véritable clé de voûte d’une intrigue que l’on peut lire comme une forme de réécriture condensée de l’œuvre de l’écrivain fin-de-siècle.
Les romans de Huysmans, que ce soient « A vau-l’eau », « À rebours », « En rade », « Là-bas » ou « En route », servent de modèles évidents à Houellebecq. Romans de célibataires fondés sur l’ennui et considérés comme décadents, ils proposent une expérience à la fois littéraire et religieuse[1] dont on retrouve exactement le principe dans « Soumission » . C’est bien l’ennui qui caractérise le parcours du personnage de Houellebecq à travers l’absence de réelle action et la monotonie de la narration. Sa vie semble terminée avec la fin de son doctorat, et le reste n’est qu’une suite de petits événements qui ne suffisent pas à le sortir de sa profonde solitude. Pour cet universitaire obsédé par Huysmans et par le parcours de sa conversion au catholicisme, la religion constitue un horizon inatteignable et déceptif. La conversion finale à la religion musulmane n’est qu’une parodie ironique de celle de Huysmans.
Ainsi, une certaine distance s’impose par rapport au contexte religieux du roman. Certes, la réécriture de Huysmans est ancrée dans notre époque et Houellebecq maîtrise parfaitement l’art de critiquer très lucidement notre société. Son roman met en scène une triple décadence, celle d’un homme, d’une société et d’une religion (la religion catholique). Sa description de la France de 2022 est à la fois fascinante et dérangeante par son intelligence et son réalisme. Mais ce serait déformer le sens du roman que de le lire au regard des tensions actuelles.
Malgré quelques maladresses d’écriture, une misogynie et un cynisme parfois agaçants, et quelques passages un peu trop démonstratifs, on ne peut que se réjouir qu’un auteur aussi lu que Houellebecq fasse revivre un écrivain tel que Huysmans tout en nous faisant réfléchir sur notre société.
A.K.
Michel Houellebecq, « Soumission », Flammarion, 2015, 300 p.
[1] Voir la préface de Marc Fumaroli à l’édition d’ « A rebours », Gallimard, « Folio-classique », 1977, p. 8.
Avril 2015
La guerre d’Espagne à trois voix
« Pas pleurer » nous fait revivre le bref espoir idéaliste qui traversa l’Espagne durant l’année 1936, avant la dictature de Franco et le drame qui suivit. Montse, la mère de la narratrice, raconte son été 36, ses espoirs et ceux de son frère républicain Josep, dans un petit village de Catalogne, puis dans une Barcelone libertaire et insouciante. Ce récit s’entrelace à la voix de la narratrice qui découvre Bernanos et ses chroniques des Grands cimetières sous la lune. L’écrivain y dénonce les exactions de Franco soutenu par l’Eglise. Le traitement romanesque des événements racontés à travers la vie de Montse, son frère et son futur mari Diego est ainsi doublé par des réflexions plus théoriques qu’inspire à la narratrice la lecture de ces textes peu connus de Bernanos.
Le roman de Lydie Salvayre est intéressant à plus d’un titre. Il revient sur une période noire de l’histoire européenne, la guerre d’Espagne, à travers un point de vue original, et sur un écrivain oublié, Bernanos, dont toute une partie de l’œuvre est méconnue du grand public. L’ensemble manque cependant de structure et d’unité. On comprend, un peu tard peut-être, le parallèle entre la dénonciation de Bernanos et les désillusions des républicains. Mais le dédoublement des voix est irrégulier et presque abandonné dans la deuxième partie du roman, d’un romanesque plus traditionnel. Le regard de la narratrice ne suffit pas à rendre l’ensemble cohérent.
De plus, cette multiplicité des voix se fait au détriment de la richesse linguistique du roman. « Pas pleurer » est un roman sur l’histoire, mais aussi sur le plaisir des mots. Les passages sur Bernanos prennent un ton légèrement didactique en dissonance avec la tonalité du reste du livre. Il est dommage que Lydie Salvayre n’ait pas davantage accentué cette créativité du langage, cette « gaudriole », mélange entre le français et l’espagnol, qui la ramenait à la tradition linguistique de Don Quichotte et de Rabelais. Car c’est bien dans cette richesse et ce plaisir des mots que réside tout l’intérêt et l’originalité de ce livre. L’humour et la créativité verbale donnent une légèreté au roman, une saine distance par rapport aux événements qui aurait pu permettre un regard neuf sur la guerre d’Espagne telle qu’on pouvait la lire chez Malraux, ou plus récemment chez Antonio Munoz Molina. On comprend que Lydie Salvayre ait tenu à confronter ces deux voix qui résonnaient en elle, mais il est dommage qu’elle ne s’approprie pas autant Bernanos que le français hispanisant et succulent du récit, lui aussi peu à peu abandonné à la fin du roman en faveur d’un récit plus classique.
A.K.
Lydie Salvayre, « Pas pleurer », Seuil, 2014, 278 p.
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