LA PETITE REVUE
Critique littéraire et théâtrale
25 novembre 2020
Le roman de Joyce Carol Oates est impressionnant. À travers la peinture de deux mondes opposés, l’Amérique anti-avortement, très religieuse, et celle, progressiste, qui défend le libre choix, l’auteur décrit deux façons de penser, deux logiques, de l’intérieur, avec une grande précision. Elle adopte ainsi le point de vue du meurtrier, montrant toute l’ambiguïté et la complexité de la conception du martyr. On suit le parcours mental de Luther Dumphy, jusqu’au procès et au couloir de la mort. L’auteur adopte également le point de vue des deux familles, et plus particulièrement des deux filles, Naomi Voorhees et Dawn Dumphy. Avec une grande humanité, elle aborde le traumatisme des proches et leur difficile reconstruction dans un monde hostile et violent. J. C. Oates parvient à saisir toute la diversité de l’Amérique contemporaine - du New York intellectuel à l’Ohio conservateur, en passant par le monde de la boxe dans lequel Dawn se réfugie - mais aussi toute la subtilité des rapports intimes. Le roman est très riche formellement, les différentes voix s’entrelacent harmonieusement dans une narration vertigineuse.
A.K.
Joyce Carol Oates, « Un livre de martyrs américains » [A Book of American Martyrs], traduction de Claude Seban, Philippe Rey, 2019
Novembre 2020
« À rude épreuve », le deuxième volume de la saga de J. E. Howard, débute en septembre 1939 et s’achève à la fin de l’année 1941. On y suit plus particulièrement les trois jeunes filles de la famille : Louise et ses premiers pas dans le théâtre, Clary dont le père est porté disparu et Polly en quête d’elle-même. Les adultes, entre adultère et maladie, sont moins présents dans ce volume et laissent la part belle à cette jeunesse qui se déploie avec grâce. Le point des vue des adolescentes sur le monde des adultes est subtilement rendu par le style indirect libre, laissant percer une légère ironie, affectueuse, de l’auteur envers ses personnages.
Le roman, bien qu’assombri par la guerre, est lumineux. Il dévoile avec une grande délicatesse l’intimité des personnages. Tout comme dans le premier volume, le passage complexe de l’enfance à l’adolescence, puis à l’âge adulte, y est particulièrement bien rendu. À travers l’histoire des Cazalet, E. J. Howard ressuscite un monde dans lequel la mélancolie et la tendresse se lisent avec délice.
A.K.
Elizabeth Jane Howard, « À rude épreuve. La saga des Cazalet II » [Marking Time. The Cazalet Chronicles], traduit de l’anglais par Cécile Arnaud, Éditions de la Table Ronde, « Quai Voltaire », 2020, 408 p.
Septembre 2020
Le titre original du dernier roman de Richard Russo, « chances are… », tiré des paroles d’une chanson de Johnny Mathis, place d’emblée le roman sous le signe de la nostalgie. Il entrelace les voix de trois vieux amis, Teddy, Lincoln et Mickey, qui se sont rencontrés à l’Université de Minerva sur la côte Est. C’est leur statut social qui rapproche les étudiants aux personnalités très différentes. Boursiers, ils travaillent comme serveurs dans la sororité des Theta où ils fréquentent la fascinante Jay dont ils sont tous trois amoureux. À 66 ans, ils se retrouvent sur l’île de Martha’s Vineyard où Lincoln possède une maison familiale qu’il a l’intention de vendre. Dans cette maison qui appartenait à sa mère, les trois compagnons ont vu Jay pour la dernière fois avant sa disparition, lors de quelques jours passés sur l’île à la fin de leurs études. Entre souvenirs et enquête, les trois hommes s’interrogent sur leurs choix de vie et sur leur amitié.
Le roman s’ouvre sur un tirage au sort très symbolique : celui de la première conscription pour le Vietnam, le 1er décembre 1969. Le facteur chance, plus que les choix peut-être, est intimement lié aux parcours de vies : la chance de ne pas être tiré au sort ce jour-là, ou celle d’être choisi par Jay. C’est donc l’évènement originel autour duquel tout semble se cristalliser, et à partir duquel la mémoire des personnages travaille. L’enquête oscille ainsi entre intrigue policière et interrogation sur ce qui fonde une trajectoire. Richard Russo excelle à créer une atmosphère étrange et poétique. Le récit mêle des thématiques extrêmement variées qui s’entrelacent harmonieusement. Amitié, politique, maladie, folie ou filiation forment un récit foisonnant. Ode à l’amitié plus qu’à l’amour, « Retour à Martha’s Vineyard est un roman idéaliste, et surtout très humain.
A.K.
Richard Russo, « Retour à Martha’s Vineyard » (« Chances are… »), traduit de l’anglais par Jean Esch, Éditions de la Table Ronde, « Quai Voltaire », 2020, 380 p.
Juillet 2019
Quatuor
Le titre original du roman, « The Sea Change », tiré de La Tempête de Shakespeare, place le récit sous le signe de la transformation. La narration s’ouvre à Londres avec une tentative de suicide (la secrétaire, amoureuse déçue) qui dévoile les failles du trio de personnages au cœur de l’intrigue : Emmanuel, célèbre dramaturge, sa femme Liliane, malade du cœur et incapable de se remettre de la mort de leur fille des années auparavant, et l’assistant, ami et presque fils Jimmy. Malgré le succès et les voyages incessants, le trio évolue dans un huis-clos figé qui ne sera rompu que par l’arrivée d’un quatrième personnage, Sarah. Son nom, symboliquement le même que celui de la fille perdue (et à qui, pour cela, l’on préfère donner le prénom d’Alberta), annonce-t-il la rédemption pour ces personnages à la fois égoïstes et si profondément humains ? Liliane, fragile et blessée, se comporte comme une enfant gâtée. Emmanuel recherche la diversion dans des amours sans importance ni lendemain, tandis que Jimmy subit sans ciller les caprices du couple.
Elizabeth Jane Howard analyse avec beaucoup de finesse les sentiments de ses personnages, au moyen d’une narration habilement menée. Telle une composition musicale, les voix du quatuor s’entrelacent par une succession de monologues. L’évolution des relations, très lissées en apparence, laisse entrevoir le tumulte de passions contenues, mais aussi la possibilité d’un changement. La fin du roman, empreinte d’une nostalgie très poétique, est particulièrement belle. La peinture de la Grèce, avec l’île d’Hydra en toile de fond dans une grande partie du récit, est à la fois très concrète, offrant de séduisantes images, et très intimiste. Elle nourrit deux portraits de femmes complexes, la jeune fille ingénue mais profondément juste et la femme blessée, dont la confrontation est d’une grande originalité. Avec une simplicité remarquable et par touches subtiles, le récit aborde des thèmes très riches : perte de la jeunesse, perte d’un être cher, difficulté de la création, liens père-fils. Il revêt ainsi une dimension existentielle tout en restant éminemment romanesque.
A.K.
Elizabeth Jane Howard, « Une saison à Hydra » (The Sea Change), traduit de l’anglais par Cécile Arnaud, Éditions de la Table Ronde, « Quai Voltaire », 2019, 448 p, réédition poche, « La petite vermillon », 2020.
Avril 2020
Chroniques d’une guerre annoncée
Le premier volume de la saga des Cazalet débute à Londres pendant l’été 1937. On y suit l’histoire de trois frères, Hugh, Edward et Rupert Cazalet, tous trois mariés et pères. Hugh, l’aîné, mari aimant, souffre de terribles migraines suite aux blessures de la première guerre mondiale. Edward, bel infidèle, est plus insouciant. Ils s’occupent tous deux de l’entreprise familiale. Le cadet, Rupert, artiste peintre qui a perdu sa première femme en couches, a épousé en secondes noces une jolie jeune femme superficielle et peu intéressée par la maternité. Les trois familles se rejoignent chaque été dans la demeure familiale, dans la campagne anglaise où résident leurs parents et leur sœur célibataire Rachel, secrètement amoureuse de son amie Sid.
Le roman mêle habilement les trajectoires individuelles et la vision d’ensemble d’une famille, véritable macrocosme où chacun évolue à l’intérieur d’une dynamique qui réunit adultes, enfants et domestiques, au gré d’alliances et de tensions qui évoluent au fil du temps au sein de cette famille élargie. En se concentrant sur les étés, l’auteur adopte un traitement original de la temporalité. Elle souligne ainsi l’ambiguïté de l’évolution de la situation à l’horizon de la deuxième guerre mondiale, entre montée des tensions et recul de la guerre. Le premier volume s’achève avec le discours de Chamberlain qui annonce la paix maintenue, tandis que le second volume s’ouvrira avec l’entrée en guerre de l’Angleterre l’année suivante.
Le roman est riche et se nourrit des nombreux personnages de cette famille élargie (et pour laquelle l’arbre généalogique joint au roman est d’une grande utilité !), les thèmes multiples : peurs et rebellions de l’enfance, traumatismes de la grande guerre, vie de couple, description de la bourgeoisie anglaise… le tout sur fond d’une guerre imminente.
Le récit se construit sur les détails, jouant sur une dilatation du temps qui fait entrer le lecteur de plein pied dans le monde des Cazalet avec force descriptions, du réveil des domestiques qui ouvre le livre aux listes de menus en passant par les émois amoureux, les achats de vêtements ou les récits de tromperies. Le premier volume s’attarde particulièrement sur la période trouble du passage de l’enfance à l’adolescence, autour des personnages de Polly, Louise et Clary, mais aussi sur l’enfance, ses peurs et sa logique charmante.
La variation semble être le maître mot du roman qui passe harmonieusement d’un personnage à l’autre, se glissant parfois dans la tête d’un paysan ou d’une institutrice célibataire, dressant des portraits émouvants des diverses couches de la société de l’époque.
Ce premier volume pose ainsi les fondements d’un univers que nous aurons plaisir à retrouver avec le deuxième volume dont la parution est prévue pour le mois d’octobre.
A.K.
Elizabeth Jane Howard, « Étés anglais. La saga des Cazalets I » [The Light Years. The Cazalet Chronicles], traduit de l’anglais par Anouk Neuhoff, Editions de la Table Ronde, 2020, 577 p.
Février 2020
Le premier volume des « Chroniques de Prydain » (saga de cinq volumes écrit entre 1964 et 1968), paru en janvier aux éditions Anne Carrière, met en place un univers séduisant qui servira de cadre à quatre autres volumes à paraître de février à octobre 2020. L’histoire de Taram, jeune apprenti porcher qui rêve d’héroïsme et d’aventures, associe le roman d’apprentissage et le fantastique, combinaison qui a fait le succès d’une saga comme HarryPotter. Le Mal est ici incarné par Arawn, seigneur du royaume de la Mort, le Roi Cornu, monstre sanguinaire qui lui a prêté allégeance, les Damnés du Chaudron et Achren, dangereuse enchanteresse. À la poursuite d’un cochon capable de prédire l’avenir, Taram s’enfonce dans la forêt. Débute ainsi une série d’aventures et de rencontres avec d’originaux personnages, animaux, chevalier, barde, nains ou princesse rebelle. Lloyd Alexander crée un monde foisonnant et mêle habilement différentes traditions, des chevaliers de la Table Ronde au contemporain « Seigneur des Anneaux ». Le récit, mené avec humour et simplicité, procure un réel plaisir de lecture et séduira sans aucun doute les jeunes lecteurs, les introduisant en douceur à l’univers de la fantasy.
A.K.
Lloyd Alexander, « Les chroniques de Prydain », traduit de l’anglais par Marie de Prémonville, Éditions Anne Carrière, 2020, 200 p.
Janvier 2019
Roman du silence, « Le Ghetto intérieur » raconte la paralysie de ceux qui n’ont pas vécu la Shoah, la souffrance qui naît de la culpabilité d’avoir abandonné des êtres chers, d’avoir fui un destin auquel les autres n’échapperont pas. Vicente Rosenberg a quitté la Pologne à la fin des années 20 et vit à Buenos Aires avec sa femme Rosita et leurs trois enfants. Il a voulu se détacher de sa famille (sa mère et son frère sont restés à Varsovie), de ses origines juives et de l’Europe antisémite. Face aux événements dont les échos lointains parviennent à peine en Argentine à travers quelques colonnes perdues dans les pages des journaux, Vicente choisit de mourir peu à peu, s’enfermant dans un ghetto intérieur fait de silence. Il tente en vain de ne pas savoir, pressentant seulement ce « crime sans nom ». Tout comme « La douleur » de Marguerite Duras racontait l’insupportable attente, Santiago Amigorena décrit l’immense souffrance des exilés dans un récit très sobre et sans complaisance. En remettant des mots sur ce silence, il cherche à rendre vie et sens à son histoire familiale.
A.K.
Santiago Amigorena, « Le ghetto intérieur », P.O.L., 2019, 192 p.
Janvier 2019
Fragment d'un disours amoureux
Le roman d'Isaac Rosa débute par un épilogue et s'achève par un prologue. Entre les deux, huit chapitres en ordre décroissant pour retracer, à rebours, les étapes d'une histoire d'amour qui mène à une séparation. Le récit se construit sur l'alternance et l'enchevêtrement de deux voix, celle de l'homme, Antonio, journaliste, et celle de la femme, Angelà, professeure : habile construction narrative faite de dissonances, de discordances et d'échos. Le propos est sans appel, quel que soit l'amour des débuts, le couple est destiné à s'effriter, à s'éloigner, souvent jusqu'à la séparation. Isaac Rosa décortique avec une justesse et une finesse rare ce mécanisme, en s'appuyant sur une riche palette de penseurs, cités en fin d'ouvrage, Roland Barthes, Santiago Alba Rico, Elizabeth Badinter, Erich Fromm ou Massimo Recalcati.
À travers ce que les deux voix nomment leur "parc à thème", le romancier dissèque la mythologie du couple, à la fois particulière et universelle, faite de références, d'habitudes et de mots. Il expérimente ainsi l'idée de l'amour comme élaboration narrative à travers un récit d'abord douloureux, puis qui semble trouver une forme d'apaisement. Le langage, source d'illusion dans les débuts logorrhéiques de la passion, se fait caharsis, étape nécessaire du deuil et de la reconstruction de soi.
« Encore un fichu roman sur le couple ! », serait-on tentés de dire pour parodier l'auteur lui-même. Mais roman ô combien réussi, qui propose une fascinante analyse de la relation amoureuse dans nos sociétés contemporaines au niveau émotionnel, social et poétique.
A.K.
Isaac Rosa, « Heureuse fin », traduit de l'espagnol par Jean-Marie Saint-Lu, Christian Bourgois éditeur, 2020, 320 p.
Décembre 2019
Un couple sur le point de se séparer part dans le sud des Etats-Unis. L'un est documentariste, l'autre documenthécaire. Tous deux recueillent les sons du monde. Lui est sur les traces des derniers indiens d'Amérique, elle fait des recherches sur les enfants venus du Mexique pour tenter de trouver refuge aux USA, mais sont renvoyés dans leur pays ou ne survivent pas au désert. Au cours du voyage en voiture avec leurs enfants respectifs, ils parcourent l'Amérique profonde, avec dans leur coffre des boîtes contenant des livres, carnets ou objets qui deviennent des motifs essentiels dans la narration. Peu à peu, leurs enfants s'identifient aux indiens du père et aux enfants perdus de la mère, jusqu'à vouloir vivre la même expérience.
Le roman se fonde sur la notion de document et de trace de manière à la fois très poétique et très sensible. Mythologies personnelles et familiales se mêlent. Le voyage devient une quête dans une Amérique cruelle, presque irréelle. C'est un récit magnigique sur l'Amérique contemporaine.
A.K.
Valeria Luiselli, "Archives des enfants perdus", traduit de l'anglais par Nicolas Richard, Editions de l'Olivier, 2019, 480 p.
Décembre 2019
Comment devient-on un bourreau, ou quelqu'un de "sang-froid" au sens fort, comme l'indique le titre allemand, en temps de guerre ? Le roman de Chris Kraus est impressionnant. Il retrace le parcours des frères Solm et de leur fausse soeur Ev, depuis la Russie révolutionnaire du début du 20 siècle jusqu'à l'Allemagne des années 70 où les anciens criminels nazis occupent encore des postes importants.
Ce roman, très noir, adopte le point de vue du "salaud" et prend le lecteur à partie par un habile procédé narratif . La multiplicité des tonalités (cynisme, ironie ou sentiments) et le souffle épique qui l'anime le rend à la fois monstrueux et passionnant. Il propose un regard acéré sur le 20e siècle, et sur l'humain en général.
Chris Kraus, "La Fabrique des salauds", traduit de l'allemand par Rose Labourie, Belfond, 894 p.
Novembre 2019
H.H.
Après Laurent Binet et ses quatre H, l’histoire du nazisme est racontée ici en trois H, autour de la famille Hinner : le père, Hans, et ses deux filles, les jumelles Hilde et Helga. Comme souvent dans les romans italiens, le point de vue adopté est celui de l’enfant qui évoque ses souvenirs, mais selon une perspective large qui inclut les autres membres de la famille. On parcourt ainsi les années qui précèdent la seconde guerre mondiale, avec le retour en 1918 du grand-père invalide, puis le mariage de sa fille Maria Zemmgrund avec Hans Hinner. La narration s’achève dans les années 2000 sur la côte adriatique de l’Italie où la famille Hinner a émigré après la guerre et la mort de Maria.
Le projet de Giorgio Falco n’est pas de raconter le nazisme à partir de l’histoire d’une famille, mais de montrer comment il s’inscrit dans la vie quotidienne, à partir du consumérisme et de la marchandisation. En suivant l’itinéraire d’un petit journaliste local nazi, de son ascension sociale et de sa reconversion dans l’hôtellerie dans les années 50, l’auteur souligne la continuité essentielle qui existe entre le totalitarisme et la démocratie. Le nazisme s’est ancré dans la vie quotidienne à travers la société de consommation et l’enrichissement personnel, tout comme le libéralisme s’est installé dans la société démocratique. Giorgio Falco décrit ainsi l’enrichissement de Hans Hinner par l’acquisition de biens, voitures ou maisons, puis hôtel sur l’Adriatique italien, en plein boom du tourisme. Quand Hans Hinner fiche les clients de l’hôtel Sand, la logique est-elle si différente de celle en usage dans les dictatures ? La démocratie italienne se reconstruit à partir du commerce, du sourire des vendeuses de la toute nouvelle « Rinascente » à Milan – dénoncé comme mécanisme pervers – aux stratégies commerciales du cuisinier et mari de Helga, Franco.
Girorgio Falco opère ainsi un déplacement du regard, à l’image des photos de soldats français refusées par le journal de Hans pendant la guerre, qui parlent d’autre chose : une vie quotidienne qui n’a pas la grandiloquence de l’Histoire, mais la petitesse des vies particulières. Chez Hans Hinner, l’antisémitisme n’est pas idéologique, mais concret : il lui permet de s’enrichir en obtenant un bien immobilier et une voiture à bas prix. L’adhésion au parti permet de payer les études de Maria, de financer un journal ou de trouver du travail. Le national s’ancre dans le local, comme le montre bien la stratégie du journal de Bockburg, petite ville de Bavière où grandissent les jumelles dans les années 40.
La démonstration est séduisante et le style tout à fait original. L’art du détail se mêle à une écriture ample pour créer une sorte d’épopée du quotidien. Les choix narratifs sont moins convaincants : l’amplitude romanesque, appliquée au point de vue d’Hilde qui a le même statut qu’un narrateur omniscient, mais que l’on perd souvent de vue, semble plus artificielle. Son regard et son histoire, qui apportent dans une certaine mesure une dimension critique, restent ambigus et laissent une impression d’inachevé. On s’interroge sur le sens de cette trajectoire dans un roman peut-être parfois trop foisonnant.
A.K.
Giorgio Falco, « La Jumelle H », traduit de l’italien par Louise Boudonnat, Éditions Verdier, 384 p.
Octobre 2019
L’adieu au père
« Adieu fantômes » est le récit d’un traumatisme, d’un drame de l’enfance jamais surmonté. Dans un appartement figé dans le passé et encombré d’objets étouffants, Ida et sa mère vivent sans jamais évoquer la disparition du père. Le temps s’est arrêté un matin à 6h16, quand cet homme atteint d’une grave dépression a quitté la maison familiale pour n’y plus revenir. Ida, petite fille laissée trop jeune avec la responsabilité d’un père qui se laisse mourir, est incapable d’accomplir le travail de deuil. Sans corps à pleurer, elle est livrée aux fantômes qui hantent ses nuits et à la culpabilité de n’avoir pas su retenir cette figure paternelle. L’éloignement n’y fera rien, le corps et l’esprit d’Ida sont restés ceux de la petite fille dépossédée de tout et qui lit dans le monde qui l’entoure une implacable condamnation.
Le roman, construit en trois parties – le nom, le corps et la voix - suit une forme de parcours de la reconstruction qui passe par une réappropriation de soi. Passé et présent s’entremêlent, non pas selon des effets traditionnels de flashback, mais dans une confusion qui est au cœur même du roman. De même, le thème du retour de l’adulte sur les lieux de l’enfance, ici Messine en Sicile, est traité avec subtilité. Ida, d’abord confinée dans l’espace oppressant de l’appartement, s’ouvre peu à peu à l’extérieur. La narration à la première personne décrit avec précision les sensations et les relations aux autres. Les liens entre la fille et sa mère sont évoqués dans toute leur complexité : sans condamner ni l’une ni l’autre, l’auteur interroge la mémoire et l’enfermement que constituent les différentes lectures du passé. Fantasmes et fantômes se dissiperont peu à peu, au fil d’un récit fort bien mené et porté par une écriture sensible.
A.K.
Nadia Terranova, « Adieu fantômes », traduit de l’italien par Romane Lafore, Éditions de La Table Ronde, 240 p.
Octobre 2019
Sacrées sorcières
Après les mathématiques et le mouvement du Bauhaus, Yannick Grannec s’attache à l’univers de Notre-Dame du Loup, petite communauté de bénédictines en Provence au 16e siècle. Les religieuses y cultivent l’art des plantes. Les remèdes que sœur Clémence prépare dans le jardin des simples sont prisés à la Cour, attisant sympathies ou jalousies. L’abbaye, exemptée de la « commende », sorte d’impôt sur les revenus, jouit en outre du privilège d’élire son abbesse. L’évêque de Vence, Jean de Soline, convoite les richesses de Notre-Dame du Loup et envoie le jeune vicaire Léon de la Sine pour trouver une faille dans cette communauté que n’entache aucun scandale. Mais le Diable est partout, « dans les frondaisons soudainement agitées du crépuscule. Dans l’œil torve d’une poule. Dans une plaque de moisissure noire. Dans l’ombre derrière la porte. Dans la fuite d’un cloporte entre les lattes. Dans les fissures des murs et les vacances de la prière. »
Une fois encore, Yannick Grannec fait preuve d’une grande érudition, à la fois dans la description de l’univers religieux du Moyen-Âge, de la botanique et des croyances autour de la sorcellerie. Sa capacité à plonger le lecteur dans une dimension historique à la fois réaliste et très romancée n’est plus à prouver. L’étendue des sources qu’elle indique à la fin de l’ouvrage témoigne bien de cet ancrage documentaire qui, loin de l’emprisonner, nourrit son imaginaire. La narration, très précise, se fond dans l’époque, adoptant un style mimétique qui mêle harmonieusement dictions, chansons et idiolectes.
Mais le roman résonne bien au-delà de l’époque qu’il décrit si bien. Yannick Grannec chante l’humain dans ce qu’il a de plus mauvais et de plus beau. Avec un humour et une ironie très fins, elle décrit des personnalités complexes qui évoluent subtilement au cours du récit. Car le Diable n’est pas toujours où on l’attend et l’écrivain sait ménager les effets de surprise : Yannick Grannec maîtrise parfaitement l’art romanesque.
A.K.
Yannick Grannec, « Les simples », Éditions Anne Carrière, 2019, 368 p.
Octobre 2019
Photo de famille
C’est sans doute le dernier US Open pour Paul, joueur de tennis professionnel. L’événement réunit tous les ans à New York sa famille venue de diverses régions des États-Unis et d’Angleterre. Une sorte de « Noël familial », comme se plaît à le décrire sa mère Lisbeth. Le temps d’un week-end se rejoignent ainsi Lisbeth et Bill, les parents, le frère Nathan, professeur de droit à Harvard et les deux sœurs, Jean qui vit en Angleterre et a une liaison avec un homme marié, Susie qui a renoncé à sa carrière pour se consacrer à sa famille, et Dana, compagne de Paul et mère de son enfant Cal.
Ce roman sur la famille, d’apparence simple, se révèle très riche. Il y est question de succès et d’échec, de la crise du couple ou de la parentalité. Plus généralement, l’auteur peint la difficulté des relations intimes, faites de petites incompréhensions et frustrations. Le récit alterne judicieusement parcours individuels, duos et scènes de groupe. Si l’action se resserre autour du tournoi de Paul et de sa carrière, elle gagne en profondeur par la multiplicité des voix et la place accordée à chaque membre de la famille : Lisbeth et ses souvenirs d’enfant qui a fui l’Allemagne hitlérienne et antisémite et dont les enfants américains sont parfois presque comme des étrangers, le sentiment d’échec de Bill qui fait écho à celui de son fils, la maladie de Nathan, les choix de Susie et ceux de Jean.
Benjamin Markovits ne peint pas l’exaspération des sentiments autour d’un événement spécifique, mais la banalité du quotidien qui fait toute la richesse des relations humaines. Il dessine ainsi une géographie familiale toute en subtilité et en délicatesse.
A.K.
Benjamin Markovits, « Week end à New York » [A Weekend in New York], traduit de l’anglais par Laurence Kiefé, Christian Bourgois Éditeur, 2019, 400 p.
Septembre 2019
2110, l’Odyssée de la terre
Après « Des larmes sous la pluie » et « Le Poids du cœur », on retrouve dans « Le Temps de la haine » le personnage de la réplicante et détective Bruna Husky. L’action se situe en 2110. Les évolutions technologiques qui ont permis la création d’androïdes très humains d’un côté, et d’humains robotisés de l’autre, ont conduit la terre à vivre dans l’artifice : les ressources naturelles sont devenues rares et le réchauffement climatique dangereux. Les inégalités sociales se creusent, populisme et nationalisme s’exacerbent. La guerre civile menace. C’est dans ce contexte que l’inspecteur Lizard, amant de Bruna, disparaît, pris en otage par des terroristes extrémistes décidés à faire tomber le gouvernement démocratique.
L’enquête dans laquelle nous entraîne l’écrivain espagnol tient à la fois de la science-fiction, du roman policier et de la dystopie, sur fond de réflexion humaniste. Le mélange est réussi : le récit est captivant et l’on retrouve avec plaisir les personnages des deux volets précédents. À travers la figure de Bruna Husky, obsédée par sa mort imminente et programmée, Rosa Montero s’interroge sur ce que c’est qu’être humain. En abordant les thématiques du terrorisme, des nouvelles technologies et de la crise environnementale, elle opère un habile mélange entre ce qui nous touche déjà et ce qui nous guette. Le passé est également au cœur du roman avec le personnage de l’archiviste Yannis, ami de Bruna, mais aussi dans le fonctionnement du pouvoir, toujours ancestral malgré la dimension futuriste. La réflexion sur le temps, au cœur du récit, est finement menée et le roman subtilement construit. On plonge avec bonheur dans l’univers de la narratrice qui allie avec habileté réflexion et divertissement.
A.K.
Rosa Montero, « Le Temps de la haine », traduit de l’espagnol par Myriam Chirousse, Métailié, 2019, 368 p.
Septembre 2019
La maladie incurable de l’Europe
Karl a grandi en Albanie, dans la ville de Ters partagée entre de vieilles maisons de pierre sur la colline et la récente « Ville du Désert » dans la plaine. Toute son enfance, il porte le poids de son prénom dans un pays communiste. En révolte contre son père, rigide professeur de marxisme-léninisme, il quitte l’Albanie et gagne la Grèce. Il ne reviendra dans son pays natal que vingt-sept ans plus tard pour la mort de son père.
Si la thématique de l’Europe revient régulièrement dans les romans contemporains, elle est rarement traitée avec autant de poésie et de finesse. Gazmend Kapllani interroge subtilement la question de l’identité à travers le personnage de Karl qui trouve refuge d’abord en Grèce, où il finira par être rejeté pour avoir transgressé un « tabou national », puis aux États-Unis. L’auteur décrit un monde dans lequel le rêve des villes cosmopolites a laissé la place à l’Etat-nation, tandis que Karl, lui, rêve et pense « en albanais, en grec, en français, en espagnol… et parfois même en russe ». Aucun manichéisme néanmoins : les personnages sont traités avec indulgence, que ce soit le frère qui défend le nationalisme et le retour à l’ordre, ou Pandi le Fou, porteur d’un message de paix envers sa ville. Elle n’a, selon lui, jamais fait de mal à personne, mais uniquement à elle-même. Au fil de l’exil de Karl se greffent d’autres histoires, celle de Clio abandonnée par son mari, d’Evanghelia et de sa famille décimée, de Fatmira assassinée : autant de traces des drames de l’Europe moderne. L’écrivain Karl, et à travers lui Kapllani, leur rend hommage, soulignant le devoir de mémoire de l’écriture qui se fait porteuse à la fois de vérité et de tendresse. C’est là toute la poésie de ce roman très humain.
A.K.
Gazmend Kapllani, « Le pays des pas perdus », traduit du grec par Françoise Bienfait, éditions Intervalles, 2019, 140 p.
septembre 2019
L’avenir dure longtemps
Taz et Marnie vivent dans le Montana où ils retapent une maison en piteux état. C’est leur projet de vie, le socle de leur couple, auquel vient s’ajouter la naissance prochaine d’un enfant. Mais Marnie ne survit pas à l’accouchement. Taz se retrouve seul avec la petite, la mère de Marnie, présence discrète et douloureuse, son meilleur ami Rudy, puis la babysitter Elmo à laquelle il s’attache peu à peu.
Si l’intrigue n’a rien d’original, Pete Fromm parvient à donner une version toute personnelle du deuil en le liant au thème du chantier que souligne la traduction française du titre. Métaphore de la reconstruction, le travail de menuisier de Taz est associé à l’importance de la nature chère aux éditions Gallmeister. Isolée dans le Montana, la maison rénovée par le couple propose un mode de vie à l’américaine, mais d’une Amérique authentique.
Le roman aborde aussi le thème de la paternité avec beaucoup de délicatesse. Aucun cliché dans le récit : l’enfant n’est porteur ni du drame, ni de la salvation. L’écriture, très fine et toute en retenue, s’attarde sur les détails et les subtilités : l’émotion naît de la pudeur et du non-dit.
« La vie en chantier » est un roman lent, qui égrène les jours au fil de la renaissance du personnage masculin. Refusant toute action spectaculaire, pathétique ou trop romanesque, il séduit par le monde en suspens qu’il crée.
A.K.
Pete Fromm, « La vie en chantier » [A job you mostly won’t know how to do], traduit de l’américain par Juliane Nivelt, Gallmeister, collection « Americana », 2019, 384 p.
Juin 2019
Quand Platon rencontre Orwell
Dans un futur indéterminé mais sans doute assez proche, l’Europe n’existe plus et le monde se livre à une troisième guerre mondiale hybride, faite de conflits locaux et surtout cybernétiques. Alerté par un mail de son ex-femme Emilia dont le frère a disparu, John, ancien journaliste, personnage du roman précédent de Dimana Trankova (« Le sourire du chien », Éditions Intervalles, 2017), quitte le « pays de la terre rouge » en proie à une guerre civile imminente. Pour rentrer dans la « Patrie populaire », pays d’origine d’Emilia et où vit également son ancienne maîtresse Maya, il se fait engager par le media américain « Venom » pour effectuer un reportage sur la Caverne vide, symbole d’une civilisation qui serait la plus ancienne du monde. Premier État entièrement dominé par les nouvelles technologies numériques, la Patrie populaire est aux mains du parti nationaliste PAJ (Patrie Antique et Jeune). Equipé d’une puce électronique d’identification obligatoire pour rentrer dans le territoire, John découvre un pays totalitaire dans lequel les habitants sont privés de toute liberté. Débute alors une longue quête pour retrouver les disparus qui le mènera aux frontières du pays, zone étrange et dangereuse.
« La Caverne vide » est une dystopie d’un genre particulier, qui mêle passé présent et futur, à l’image de la devise de Patrie : « Notre passé est notre futur ». Dans la description glaçante du régime totalitaire renforcé par la toute-puissance des nouvelles technologies, on reconnaît les dérives d’une Bulgarie communiste teintée de nationalisme. Les références historiques foisonnent : l’Évolution mise en place par le PAJ fait écho à la Transition, période de sortie du communisme de la Bulgarie, et de nombreux noms évoquent l’histoire du pays. La seconde guerre mondiale est également présente à travers l’histoire de la « femme de la frontière », juive violée et tuée à l’époque et qui hante Maya tout au long du roman. Le récit dénonce à la fois la dérive des nouvelles technologies, les dangers du nationalisme et ses rouages : il montre bien comment une Nation, pour s’affirmer, s’invente un passé, ici les origines mésolithiques. La Caverne vide est une belle métaphore des mensonges du totalitarisme et de l’aveuglement des peuples. Cette subtile dystopie – joliment traduite par Marie Vrinat-Nikolov – est aussi profondément humaine et dépourvue de tout manichéisme : elle montre la faiblesse des hommes qui ont peur de lutter ou qui luttent sans pour autant être des héros.
A.K.
Dimana Trankova, « La caverne vide », traduit du bulgare et postfacé par Marie Vrinat-Nikolov, Editions Intervalles, 2019, 540 p.
Juin 2019
1938-2019
S’interrogeant sur la menace souvent brandie du « retour des années 30 », Michaël Fœssel a choisi de se plonger dans l’année 1938 à travers la presse de l’époque. Laissant de côté essais et témoignages, il a étudié les principaux titres – Je suis partout, L’Humanité, L’Action française, Le Petit Parisien, Le Temps, Le Figaro ou L’Époque –, grâce aux ressources mises à disposition par la Bibliothèque Nationale sur Gallica et Retronews.
Comprendre et non expliquer : telle est l’approche adoptée par le philosophe pour aborder cette page noire de notre histoire. À travers sept chapitres qui envisagent sept défaites – celle de l’auteur qui peine à comprendre comment un éditorial aussi violemment antisémite de Je suis partout a pu encore paraître en juin 1944, celle de Blum, des partis, la défaite sociale, celle de la République, la défaite morale et celle du sentiment – il montre que la France de 1938 révèle moins une crise de la démocratie qu’un pays séduit par le régime autoritaire. Dans les journaux se joue une guerre de mots et d’idées. On y lit l’antisémitisme exacerbé par la chute de Léon Blum, le fantasme d’un État fort, à l’image de l’Allemagne d’Hitler, la peur et le refus des immigrés, l’abandon de tout progrès social au profit du libéralisme.
Au cours de cette année, l’auteur a rencontré « des logiques, des discours, des urgences économiques ou des pratiques institutionnelles » qui l’ont éclairé « sur ce que nous vivons aujourd’hui ». Mais récidive n’est pas répétition. Le parallèle – implicite, car évoqué seulement par touches légères en introduction et en conclusion de l’ouvrage – n’a pas vocation à alerter sur une éventuelle réplique de l’Histoire, mais plutôt à s’interroger sur le sens des événements. Les résonances sont troublantes, et, si le contexte et les causes sont évidemment différentes, on peut se demander si le mécanisme à l’œuvre en 1938 n’est pas appelé à se reproduire aujourd’hui (triomphe des solutions libérales, renforcement inexorable du pouvoir exécutif, multiplication des lois sécuritaires, restriction de la politique d’accueil des réfugiés, stigmatisation d’une minorité religieuse, montée irrésistible des « nationaux » rebaptisés « populistes »). Michaël Fœssel invite ainsi à la vigilance, tout en proposant une lecture passionnante de cette année 1938.
A.K.
Michaël Fœssel, « Récidive 1938 », PUF, 2019, 180 p.
Mai 2019
Le bateau de mon père
« On les croyait presque disparus de notre société postmoderne. On voyait leur autorité décroître à la télé, et leur rôle s’effacer sous les coups des sciences humaines. « Il faut tuer le père », disait même Freud. Mais les pères sont toujours là. Surtout dans les vitrines des librairies. Ils sont de retour : plus hâbleurs, plus forts, plus imposants, et on dirait bien qu’ils sont là pour prendre leur revanche », écrivait Bertrand Rothé dans un article de « Marianne » en 2016. Trois ans après, lui-même s’attèle avec brio à ce roman du père, peignant le portrait original et émouvant d’un homme différent : « original, parfois drôle, trop souvent agressif », et qui, suite à un diagnostic médical, devient – triste étiquette – « bipolaire ».
Le roman s’ouvre sur une folie du père qui, habitué des hôtels des ventes, achète aux enchères trois péniches pour le narrateur, son frère Etienne et sa sœur Cécile. Enième coup de tête, aux lourdes conséquences cette fois, et que le narrateur tente, en mêlant passé et présent, de comprendre.
Haut en couleur, éminemment romanesque, le récit se nourrit de scènes marquantes, comme celle où le narrateur voit son père s’improviser médecin dans la salle d’attente de Sainte-Anne, ou celle où, hospitalisé, il organise une sortie à la messe, menaçant le personnel de l’hôpital de contacter le « Canard Enchaîné ».
C’est aussi pour l’auteur l’occasion de revenir, par fragments, sur sa jeunesse. Second d’une fratrie de six dont les prénoms se déclinent au fil de l’alphabet – sauf pour la petite dernière, qui au grand dam de ses frères et sœur, s’appelle Hélène, et non Fabienne, Florence, ou Fleur… – le narrateur se souvient de son enfance, parfois violente, de son parcours scolaire chaotique, mais aussi de souvenirs plus doux, lors de voyages en voiture, ou dans les refuges de l’enfance, livres ou escapades. En creux, Bertand Rothé esquisse aussi le portrait touchant d’une mère et s’interroge : pourquoi être restée ? La réponse ouvre le roman et lui donne son titre, bel hommage à ce personnage à la présence discrète mais fidèle.
Roman émouvant et un brin nostalgique, « Avec un autre homme j’aurais eu peur de m’ennuyer » peint les rapports familiaux avec une grande sensibilité, et nous fait découvrir, derrière la pathologie, un homme hors norme et somme toute attachant.
A.K.
Bertrand Rothé, « Avec un autre homme j’aurais eu peur de m’ennuyer », Seuil, 2019, 224 p.
Mai 2019
Jeux interdits
Londres, 1945. Les parents de Nathaniel, 14 ans, et Rachel, 16 ans, partent à Singapour et les confient aux soins d’un tuteur à l’apparence d’un criminel, surnommé le « Papillon de Nuit » par les deux adolescents. Commence alors une vie étrange, pleine de mystères dans le brouillard et les nuits londoniennes. Nathaniel et Rachel fréquentent les amis du Papillon de nuit, le Dard, ex boxeur qui les entraîne dans le trafic de lévriers, sa fiancée Olive Lawrence, géographe et ethnographe, ou Arthur McCash, qui semble connaître leur mère. Celle-ci n’est peut-être pas à Singapour comme ils le croyaient.
Entre roman d’apprentissage et roman d’espionnage, « Ombres sur la Tamise » séduit dès les premières lignes. On pénètre dans le Londres de l’après-guerre, dans un monde en transition où le conflit a laissé des traces et où la frontière entre légalité et illégalité est toujours poreuse. Le point de vue du narrateur adolescent sur ce monde à déchiffrer se conjugue habilement à la dimension historique du récit qui interroge les dessous de l’Histoire. En tentant de reconstruire le passé de sa mère, Nathaniel cherche à faire la lumière sur sa propre enfance. Le puzzle narratif se reflète dans la géographie, très précise, de la ville de Londres – des méandres de la Tamise à l’hôtel Criterion où le narrateur travaille la nuit – puis dans celle du Suffolk où il se réfugie avec sa mère et ses secrets.
Le roman joue avec les genres et brouille les pistes : évènements et personnages ne sont jamais ceux que l’on croit. C’est ce qui fait tout le charme de ce récit délicat et insaisissable.
A. K.
Michael Ondaatje, « Ombres sur la Tamise » (Warlight), traduit de l’anglais par Lori Saint-Martin et Paul Gagné, Éditions de l’Olivier, 2019, 288 p.
Avril 2019
The perfect house wife
Du 21 février 1965 au 3 novembre 1966, Antonia tient un journal où elle confie ses doutes, ses peines et son impuissance. Désespérée par un mariage sans amour, incapable d’assumer son rôle de mère, étouffée par le carcan qui asservit la femme dans l’Italie de l’époque, elle cherche dans les cartons hérités de sa grand-mère, Nonna, les traces d’un passé qu’elle semble avoir relégué dans les zones d’ombre de sa mémoire.
Cri de désespoir d’une épouse malheureuse, le roman de Gabriella Zalapì dévoile de façon très émouvante l’intimité d’une femme aux prises avec une société sclérosée. Subissant le mépris sans appel de son mari et incomprise de ses proches, Antonia lutte contre une aspiration toujours plus forte à l’anéantissement décliné en une suite récurrente d’infinitifs : Fuir. S’évaporer. Déménager. Défaire. Effacer. Détruire. Déraciner. Crever. Pleurer… Les pages sur la mère qui, malgré quelques sursauts, peine à lutter contre la toute-puissance de la « Nurse », sont particulièrement touchantes. « Je me sens étrangère avec lui. […] Suis-je une mauvaise mère ? », « je suis une imposture », « je suis incapable d’amour », « pour moi, l’enfance est synonyme de cassures », écrit Antonia au fil des pages.
Le choix du journal et de l’expression d’une douleur très personnelle permet d’éviter les clichés. Plus qu’une lutte féministe, « Antonia » narre une quête de soi et la reconstitution d’un passé qui est aussi celui, tourmenté, de l’Europe. Du côté maternel, un grand-père juif qui a fui l’Autriche pour se réfugier au Brésil. De l’autre, une famille anglaise résidant en Sicile et un père mort à la guerre. Dans cet arbre généalogique tourmenté, Antonia peine à trouver sa place, son identité et sa langue, entre l’italien parlé par son fils, l’anglais et l’allemand oublié. Mais peu à peu, la mémoire revient et les souffrances retrouvées de l’enfance aident paradoxalement la femme à se reconstruire.
Ponctué de photos qui évoquent une époque révolue, ce premier roman de Gabriella Zalapì dessine un beau et élégant portrait de femme.
A.K.
Gabriella Zalapì, « Antonia. Journal 1965-1966 », Éditions Zoé, 2019, 112 p.
Avril 2019
Le soleil noir de la mélancolie
Berlin, 1935. À la mort de sa tante Maya, Herne Heimlich hérite de sa maison de la Neue-Welt-Straße. Livré à la solitude, il est hanté par la figure d’un ancien locataire de Maya, Harry Haller, surnommé « Le Loup des steppes ». Peu de temps après, Herne Heimlich découvre l’existence d’un homonyme, gueule cassée de la première guerre mondiale, qui vient de mourir. Il s’introduit dans son appartement dont la bibliothèque reproduit la sienne à l’identique, et y trouve un carnet contenant un journal intime. Troublé par cette étrange concordance, Heimlich erre dans les rues de la capitale allemande à l’atmosphère inquiétante, en proie à l’antisémitisme et à la violence. Dans un étrange club privé du quartier juif, le Morador, il rencontre la magnifique Nada Neander, qui a aussi connu Harry Haller et l’autre Heimlich.
Comme toujours dans les romans de Pierre Cendors, mystère et poésie s’associent, ici dans l’univers crépusculaire de la montée du nazisme. L’auteur joue sur la référence à Herman Hesse, reprenant la figure principale du « Loup des steppes » et le principe narratif de la découverte du carnet. Le motif du double, illustré par la magnifique couverture de l’édition - un visage féminin en reflet –, guide un récit hanté par la mort. Les trois figures masculines, unies par une profonde solitude, convergent vers Nada Neander et le Morador. Ce cabaret où la mort est déclinée sous toutes ses formes, dans lequel chaque table est équipé d’un « nécrophone » et où plats et boissons se nomment « petite mort », « extrême onction », « requiem » ou « obsèques glacées », incarne très poétiquement la sombre atmosphère du Berlin d’avant-guerre. Ce récit très intimiste laisse en effet entrevoir l’inéluctable avancée de l’Histoire et s’achève en un épuisement poétique du texte qui évoque les uniformes noirs et les étoiles jaunes.
Rendant hommage aux écrivains allemands tels Hesse, Novalis, Rilke ou Zweig, Pierre Cendors mêle brillamment le roman et la poésie, le mystère et la quête, et nous régale, une fois encore, de son très beau style.
A.K.
Pierre Cendors, « Silens Moon », Le Tripode, 2019, 200 p.
Avril 2019
Illusions perdues
Charlie Monel et Jaime Froward se rencontrent dans un cours de littérature de l’Université d’État de San Francisco. Charlie a combattu pendant la guerre de Corée et rêve d’écrire le « Moby Dick de la guerre », Jaime mène une vie confortable et petite bourgeoise jusqu’à la mort accidentelle de son père. Ils tombent amoureux et déménagent à Portland. Autour du couple gravitent Dick Dubonet, auteur de nouvelles dont l’une vient de paraître dans le célèbre « Playboy », sa compagne Linda McNeill, proche des écrivains de la Beat Generation, et Stan, aspirant écrivain et voleur invétéré.
Don Carpenter, dans ce roman posthume aux accents autobiographiques, suit les trajectoires des membres du « groupe de Portland » de la fin des années 50 aux années 70. L’histoire est centrée sur le couple formé par Charlie et Jaime et leur difficile évolution entre vie de famille et désir d’écriture. Charlie, auteur de génie, se noie dans un roman impubliable qu’il mettra des années à écrire, tandis que la discrète Jaime, déprimée par son rôle de mère et de femme, s’attelle à la tâche avec davantage de rigueur et de succès. Autour d’eux gravite un petit cercle qui rêve de succéder à la Beat Generation, incarnant différents rapports à l’écriture. Le personnage le plus touchant est peut-être celui de Stan, qui compose mentalement, faute de papier, un roman dans sa cellule de prison. Don Carpenter dresse le portrait d’un monde littéraire mythique dans lequel l’ambition, empreinte de mélancolie, mène aux désillusions. L’ombre du suicide plane sur le texte, annonçant celui de l’auteur quelques années plus tard. Mais cela prend la forme d’une nostalgie diffuse, sans aucune noirceur. Don Carpenter croque avec grâce l’atmosphère des bars de la côte Ouest ou celle des studios hollywoodiens où Charlie, après son échec en tant que romancier, tente une carrière de scénariste.
Dernière œuvre – très réussie – de l’auteur, « Un dernier verre au bar sans nom » livre une vision douce-amère de la mythique côte Ouest, entre amour, amitié et littérature.
A.K.
Don Carpenter, « Un dernier verre au bar sans nom » (Fridays at Enrico’s), traduit de l’anglais (États-Unis) par Cécile Leroy, Éditions Cambourakis, 2016, « 10/18 », 2017, 452 p.
Mars 2019
Haute voltige
Karolìna est une adolescente solitaire qui grandit sans père dans un monde de femmes. Sa mère se réfugie dans l’alcool et les aventures sans lendemain, sa grand-mère a perdu son bar, confisqué par le régime communiste. Karolìna est différente des autres enfants de son âge. Mal dans un corps qu’elle peine à maîtriser, sa vie change le jour où elle rencontre Romana et Matilda. Elles se lancent toutes trois dans un sport nouveau, la voltige équestre, et, le temps d’une parenthèse dorée, goûtent au succès et à la liberté.
« L’écuyère » est un roman d’apprentissage très sombre. Le récit, mené par la jeune Karolìna, narre l’adolescence d’une jeune fille dans la Tchécoslovaquie de la fin des années 1980, entre totalitarisme et bouleversement de l’économie de marché. Paradoxalement, c’est pendant le régime totalitaire que Karolìna trouve sa liberté. Elle découvre son corps et la vie dans la voltige équestre, parce que le pays n’est pas encore soumis au règne de l’argent et laisse sa chance à des personnes différentes. Les aspirations du personnage féminin, qui grandit en marge de la société avec une mère qui peine à assumer son rôle et une grand-mère forte et dure, se heurteront ensuite à la violence du monde capitaliste. La leçon du livre est amère et ne laisse guère d’espoir. Les deux régimes sont renvoyés dos à dos et aucun personnage tout à fait positif ne vient adoucir le constat. Pourtant, le texte, profondément humain, tire sa force de cette amertume.
A.K.
Uršuľa Kovalyk, « L’Écuyère », traduit du slovaque par Nicolas Guy et Peter Žila, Éditions Intervalles, 2019, 128 p.
Mars 2019
Le jeu des huit vies
Mathieu Scarifi, auteur de théâtre méconnu qui rêve d’un Molière, et son fils Swann sont nés le même jour. L’un va fêter ses cinquante ans tandis que l’autre s’apprête à souffler sa première bougie. La nuit qui précède ce double anniversaire, père et fils se livrent à leur jeu préféré : se projeter dans l’avenir. On suit alors Mathieu et Swann dans huit épisodes rêvés, où se croisent notamment Hannah, compagne de Mathieu et maman de Swann, Prudence, future fiancée de Swann, Paul Goossens auteur de théâtre à succès et Nina, metteur en scène tyrannique.
Dans « Le temps des suricates », Mathieu est comédien. Après un début de carrière prometteur, le voilà cantonné dans des rôles secondaires. Dans la loge qu’il partage avec Edouard lors d’une représentation d’Hamlet à Oyonnax, il livre à son jeune partenaire ses espoirs et désillusions sur sa carrière de comédien.
Les deux pièces constituent une variation sur la figure, centrale, de Mathieu Scarifi, double de l’acteur et de l’auteur. Quel que soit le sujet abordé, Marc Citti a une façon très intime de traiter les problématiques qui lui sont chères, avec une ironie et une lucidité constantes. Les difficultés du couple, le caractère salvateur de l’amour filial, le rapport au succès et à l’échec sont traités avec finesse. Les textes ont aussi en commun la mise en scène du jeu : celui de Mathieu et Swann qui imaginent des moments de leur vie future, et celui d’Edouard et Mathieu qui, en marge de la représentation, interrogent et réinventent leurs vies. Ce jeu sur l’imaginaire, mené avec brio, est particulièrement théâtral. La structure des « Vies de Swann » est ingénieuse : les scènes se succèdent avec élégance et fluidité jusqu’à un final très réussi, dans un subtil équilibre entre humour et émotion. Souhaitons que ces deux textes, d’une grande intelligence et très bien écrits, soient à nouveau mis en scène.
A. K. et Y. A.
Marc Citti, « Les vies de Swann » suivi de « Le temps des suricates », L’Harmattan Théâtres, 2019, 177 p.
Mars 2019
J’ai la mémoire qui flanche
« Je n’ai pas de mémoire », constate Marie-Aude Murail au début de son roman. Ou du moins pas de mémoire propre, mais des anecdotes transmises de génération en génération à travers la légende familiale scandée par sa mère au fil des années. Car la famille Barrois-Koch-Murail excelle à raconter des histoires au gré des rencontres amoureuses. Celle, fondatrice, des grands-parents, Raoul Koch et Cécile Barrois, consignée par Raoul lui-même dans un carnet à la reliure effilochée sous le titre : « Notre roman d’amour ». Puis celle des parents, Gérard et Marie-Thérèse, reconstituée à partir d’albums photos et de lettres. Pour devenir « héroïne de sa propre vie », autrement dit pour faire que ses souvenirs d’enfance soient vraiment les siens, Marie-Aude Murail conduit sa propre quête, explorant le passé à partir des documents dont elle dispose ou qu’elle retrouve. Peu à peu, les souvenirs reviennent, malgré des vides et des incertitudes, et la petite fille avec des nœuds blancs dans les cheveux prend vie, rejoignant la narratrice en un émouvant portrait.
Dans ce roman-essai joliment illustré par des photos, extraits de lettres ou de journaux intimes, Marie-Aude Murail retrace l’histoire d’une lignée d’écrivains et d’artistes, de la première guerre mondiale à aujourd’hui, faisant revivre un siècle délicieusement désuet dont les atrocités s’effacent pour laisser la place à une intimité heureuse. Le cheminement de la narratrice répond à un désir d’authenticité qui est aussi celui d’une époque où l’on pouvait être heureux avec un crayon HB, où l’on n’était pas dyslexique, mais gaucher contrarié, pas phobique scolaire, mais paresseux, et où la religion, rassurante, régissait le quotidien. Marie-Aude Murail se nourrit de la littérature, des auteurs qu’elle a lus ou aimés, mais aussi de l’écriture manuscrite des membres de sa famille qui retient « la chair et le sang » et permet de lutter contre l’effritement de la mémoire. La narratrice se livre avec une grande pudeur, interrogeant ses racines et sa propre vie de femme partagée entre l’acceptation et le refus d’un modèle maternel fondé sur le sacrifice féminin. Avec beaucoup d’élégance, elle fait ainsi renaître tous ces hommes qui vivent en elle, et avec lesquels elle s’est construite. Le récit, par ce biais très personnel, nous offre la plus belle des réponses à la question mainte fois posée : « pourquoi êtes-vous devenue écrivain ? ».
A.K.
Marie-Aude Murail, « En nous beaucoup d’hommes respirent », L’Iconoclaste, 2018, 440 p.
Février 2019
Ceux qui restent
En 1919, le Tyrol du Sud, alors autrichien et de langue allemande, est rattaché à l’Italie. Dans les années 1920, Mussolini mène une campagne d’italianisation forcée du territoire, interdisant l’utilisation de la langue allemande dans les lieux publics. Par la suite, l’immigration est encouragée : les italiens du sud sont envoyés pour occuper les postes administratifs et travailler dans les industries. En 1939, Mussolini et Hitler signent un pacte dans lequel figure une « option » : les habitants peuvent choisir de devenir allemands, auquel cas ils devront quitter l’Italie. L’ « option » est cependant de courte durée : la guerre éclate et l’Italie signe l’armistice en 1943. Peu seront partis, quelques-uns reviendront. Après la guerre, la situation ne s’améliore pas, malgré un engagement de protection de la minorité de langue allemande par les Alliés. Celle-ci subit des discriminations et réclame l’autonomie. Dans les années 60, le terrorisme, violemment réprimé, se développe. En 1972, le territoire obtient son autonomie, et est déclarée officiellement bilingue.
Voilà le point de départ de deux beaux romans italiens. Celui de Marco Balzano naît d’une image, celle d’un clocher noyé, symbole de la violence de l’Histoire et des hommes. Dans « Je reste ici », Trina s’adresse à sa fille disparue lors de l’ « Option ». Institutrice de langue allemande à peine diplômée, Trina ne peut exercer sa profession que dans les écoles clandestines mises en place par les prêtres dans les caves. Elle épouse Erich dont elle a deux enfants, Marica et Michael. L’une quittera l’Italie avec son oncle et sa tante, l’autre cédera aux sirènes du nazisme. Car dans cette province ni vraiment italienne, ni tout à fait allemande, résister, c’est ne pas renoncer à son identité, ni se laisser séduire par les promesses du nazisme. Autre fil directeur du roman, le projet de barrage qui menace le village de Curon : après de nombreuses péripéties, il finira par aboutir et engloutir totalement le village et ses maz.
« Eva dort » aborde le même sujet. On retrouve la relation entre mère et fille, mais sous un angle plus vaste, à l’image du voyage que fait Eva jusqu’en Calabre. Elle part retrouver son « presque » père adoptif, Vito, ancien sous-officier des carabiniers chargés de combattre les mouvements indépendantistes. Le récit, mélange des souvenirs d’Eva enfant et de sa mère, la belle Gerda – dans une société sclérosée qui condamne les mères-filles –, insiste particulièrement sur le terrorisme des années 60. La région, avec le développement économique des Dolomites, s’ouvre peu à peu au tourisme et au reste de l’Italie. Le roman, empreint de nostalgie, propose un regard émouvant et sans aucun manichéisme sur la « question du Tyrol du Sud ». Certains passages, sur les insultes en italien, seul succès de l’italianisation forcée, ou sur le bilinguisme culinaire qui se déploie dans les hôtels, donnent vie à cette passionnante page d’Histoire.
A.K.
Marco Bolzano, « Je reste ici », traduit de l’italien par Nathalie Bauer, Éditions Philippe Rey, 2018, 221 p.
Francesca Melandri, « Eva dort », traduit de l’italien par Danièle Valin, Gallimard, « Folio », 2014, 443 p.
Février 2019
L’ami de la famille
Zenin, riche rentier de quarante ans aux manières parfaites, vit dans un manoir sur la côte grecque. Il trompe sa solitude en cultivant une étrange passion pour la Roumanie, jusqu’au jour où une famille roumaine vient s’installer près de chez lui. Il rentre peu à peu dans leur intimité, couvrant les enfants de cadeaux. Pour plaire à leur mère, la belle Ionela, il offre son aide à son mari Flaviu qui peine à trouver un emploi.
Ce bref roman de Dimitri Sotakis est déroutant. L’auteur manie à merveille l’humour noir, narrant une histoire très sombre avec un naturel déconcertant. On pourra lire « Une famille presque parfaite » comme une réécriture de Faust ou une fable tragi-comique qui peint la société moderne sans complaisance, avec un grotesque jubilatoire. Ami de la famille ou incarnation du diable, Zenin représente peut-être aussi les rapports de force qui règnent en Europe et la domination qu’exercent les grandes puissances sur les petites. L’allégorie joue sur plusieurs niveaux, laissant le lecteur libre de son interprétation, tout en l’enfermant dans un conte cruel à l’issue absurde mais inéluctable. Le mélange entre légèreté de la narration et noirceur des événements est particulièrement réussi, faisant de ce roman un récit original et séduisant.
A.K.
Dimitris Sotakis, « Une famille presque parfaite », traduit du grec par Françoise Bienfait, Éditions Intervalles, 2019, 160 p.
Janvier 2019
Elle et lui
Dans Istanbul en proie au mouvement protestataire de 2013, la jeune Alissa cherche son frère jumeau Anton. Il a quitté l’Allemagne et sa famille après la mort de leur père, donnant pour seul signe de vie une carte postale vierge envoyée depuis la capitale turque. Au fil de son errance, Alissa assume peu à peu à son identité masculine et tente de se reconstruire, recueillant les récits de ses proches sur leur passé.
Le roman de Sasha Marianna Salzmann est foisonnant. À partir du personnage, complexe, d’Alissa, il déroule le fil de sa famille sur trois générations, d’Odessa à l’Allemagne de l’Ouest en passant par Volgograd et Moscou. C’est une traversée de l’Histoire, mais en biais, évoquée par touches et par allusions. Les grandes guerres, les révolutions russes, la chute du communisme, l’exil et l’antisémitisme sont racontés à travers les récits de famille. Le titre, « hors de soi », souligne la perte d’identité : celle des origines juives, cachées par les changements de noms dans une Russie encore antisémite, celle de l’exil et celle du genre.
Le roman dit la violence et la douleur d’être au monde. Dans une langue souvent très imagée dans la description des expressions et des sensations, et ponctuée de mots russes ou yiddish, Sasha Marianna Salzmann construit un récit de formation d’un genre particulier, où la quête de soi s’ouvre sur l’histoire douloureuse du 20e siècle.
A.K.
Sasha Marianna Salzmann, « Hors de soi », traduit de l’allemand par Claire de Oliveira, Grasset, coll. « En lettres d’ancre », 2019, 400 p.
Janvier 2019
Le cochon de la farce
Un cochon (ou plusieurs ?) qui se balade dans les rues de Bruxelles, un homme assassiné (par erreur ?) dans une chambre de l’hôtel Atlas : tel est le point de départ du roman choral de Robert Ménasse. À partir de là, plusieurs personnages gravitent autour de la commission européenne qui constitue le fil directeur du récit. Les trajectoires d’un policier à qui on enlève l’enquête sur le meurtre, d’un ancien déporté qui part en maison de retraite, d’un professeur qui tente de défendre un idéal européen, convergent peu à peu vers le centre de la ville. Dans l’Arche (alias la direction de la culture, clin d’œil ironique à l’Arche de Noé) travaillent une grecque chypriote ambitieuse et un autrichien dépressif. Pour revaloriser l’image de la Commission, ils proposent un concept de Jubilee Project – sorte de commémoration – fondé sur l’idée qu’Auschwitz est l’origine de l’Europe et de la nécessité de dépasser les nationalismes. C’est l’occasion pour l’auteur de dénoncer le fonctionnement de l’Union, des ravages d’une institution déshumanisée au repli de ses membres en passant par le cynisme et le carriérisme de ses fonctionnaires. L’utopie transnationale qui avait guidé sa création se heurte à la réalité de son enlisement dans les intérêts nationaux.
Si le roman offre un regard assez sombre sur l’Europe, sa lecture est divertissante. Robert Ménasse manie l’humour avec habileté et esquisse d’amusants tableaux, comme la description des fonctionnaires à vélo qui se rendent sur leur lieu de travail en une chorégraphie bien orchestrée, ou encore la note d’Eurostat sur le nombre estimé de survivants d’Auschwitz qui se clôt sur une surprenante interrogation pseudo-philosophique.
Surtout, Robert Ménasse excelle dans la construction narrative d’un roman choral où les destins s’effleurent sans se heurter. Il crée de subtils liens entre les personnages, et, après un parcours ponctué de lieux intermédiaires comme la place Sainte-Catherine ou le cimetière de la ville, les amène peu à peu vers le point de cristallisation final : le métro de Malbeek, écho peut-être de l’avenir de l’Europe.
A.K.
Robert Ménasse, « La capitale », traduit de l’allemand (Autriche) par Olivier Mannoni, Verdier, coll. « Der Doppelgänger », 2019, 448 p.
Janvier 2019
Ils étaient Charlie
1991. Luz, fraîchement arrivé à Paris, se rend au « Canard enchaîné » pour y placer ses dessins. Dans la cour, il aborde Cabu et lui soumet quelques caricatures. Conquis, Cabu emmène le jeune homme au bouclage de « La grosse Bertha ». Luz y publie son premier dessin, intègre l’équipe du journal et participe en 1992 à la reprise de « Charlie hebdo ».
Choix de la Une, séances de travail, énervements, fous rires : l’album fait, évidemment, la part belle à l’extraordinaire aventure humaine de l’hebdomadaire satirique. Luz retrace quelques étapes de son apprentissage, de sa première manifestation à un reportage dans une prison en Louisiane. De l’attentat, il ne sera question qu’indirectement, dans les cauchemars récurrents du dessinateur.
L’album est surtout l’occasion d’évoquer deux de ses maîtres : Gébé (tous deux s’interrogent : un dessin peut-il changer le monde ?) et, surtout, Cabu. La tendresse évidente du jeune dessinateur pour son aîné offre à l’album ses plus belles pages. L’hommage est drôle, inattendu (Cabu apprenant à Luz à dessiner dans sa poche pour ne pas être repéré en reportage), souvent poignant. Quatre ans après la tuerie de la rue Nicolas Appert, « Indélébiles » est un témoignage important, une ode puissante à la camaraderie et à une liberté d’expression sans limite.
Y. A.
« Indélébiles », Luz, Editions Futuropolis, 320 pages.
Janvier 2019
Le soleil noir de la mélancolie
Le détective Mario Conde, ancien policier, vieillit. Il va avoir soixante ans et se sent dépassé par les changements de Cuba. Le départ de l’un des membres de son petit groupe d’amis inséparables depuis le lycée l’attriste, tandis qu’un ancien camarade, Roberto Roque Rosell, dit Bobby, refait surface et l’entraîne dans une nouvelle enquête. Son compagnon s’est enfui en emportant tous ses objets de valeur, dont une statue de la Vierge noire de Regla. Les recherches de Mario Conde se concentrent très rapidement sur cette mystérieuse statue qui posséderait d’étranges pouvoirs. S’agit-il de la statue noire de Notre Dame de la Vall, issue des Croisades et rapportée d’Afrique en trophée par les Templiers ? Sur le chemin du détective, les cadavres s’accumulent, tandis qu’il voit sa propre mort se rapprocher avec la date d’anniversaire inscrite sur un calendrier délavé et abîmé, symbole du passage du temps.
Leonardo Padura fait une nouvelle fois de Cuba le décor des enquêtes de Mario Conde. C’est une Cuba nostalgique, qui porte la trace de ce qu’elle a été : l’essence de l’île réside dans son passé, « miroir d’un pays dont les piliers se lézardaient aussi ». Mario Conde est un fin connaisseur de La Havane. Il l’arpente sans cesse en quête de livres. Pourtant, il se heurte cette fois à des endroits inconnus : le « monde des invisibles », un quartier périphérique né de la crise des années 1990 où la misère sévit et, à l’extrême inverse, le restaurant chic et moderne du quartier du Velado réservé aux étrangers et aux Cubains très privilégiés. Le temps, toujours important chez Leonardo Padura, joue ici un rôle essentiel. À l’intrigue principale se greffent des récits autour d’un personnage à différents moments de l’Histoire : Antoni Barral. Les contours de Cuba s’estompent pour laisser la place à l’Espagne de la guerre civile ou au siège de Saint-Jean d’Acre dans le royaume de Jérusalem lors de la troisième Croisade. D’où la transparence du temps, ou peut-être son piège, qui hante le détective. Le temps du roman policier se dissout dans celui de l’Histoire, créant une narration qui, à partir d’une temporalité précise – l’intrigue se déroule du 4 septembre au 9 octobre 2014 – entraîne le lecteur dans un passé toujours plus lointain. Roman policier, historique ou existentiel, on hésite à ranger dans une case ce très bel et riche ouvrage, cri d’amour ou de désespoir pour un pays lui-même inclassable, et d’une profonde humanité.
A.K.
Leonardo Padura, « La transparence du temps », traduit de l’espagnol (Cuba) par Elena Zayas, Métailié, 2019.
Janvier 2018
Le retour des rentiers
Depuis les années 60, le poids de l’héritage a fortement augmenté en France : les flux successoraux représentaient 24 % du revenu national en 1900, 5 % en 1960 et 15 % en 2010. De même, la part de la richesse héritée dans le patrimoine privé total, stable de 1850 à 1910 (environ 75 %), en forte baisse jusqu’en 1970 (35 %) est aujourd’hui évaluée à 55 % (le reste provenant de l’épargne). L’héritage est donc de retour : il représentera en moyenne un quart du total des ressources des générations nées dans les années 70 et 80.
Or l’héritage est très inégalement réparti : un tiers des français ne reçoit rien quand les 10 % les mieux lotis touchent en moyenne 325 000 euros. Pire, cette inégalité s’accroît, suite à une moindre imposition des transmissions (85 % des successions sont aujourd’hui non taxées !)… et au recours accru au régime de la séparation de biens.
L’impôt successoral, pourtant faible, est impopulaire, car mal connu : les français surestiment largement son taux. En outre, cette « taxe sur la mort » est souvent vue comme immorale… même par ceux qui ne devront pas l’acquitter ! Dans ce contexte, il est nécessaire, souligne Nicolas Frémeaux, de revoir cette fiscalité pour la rendre plus progressive et plus efficace : par exemple inclure – au moins partiellement – l’assurance-vie dans les successions (elles en sont actuellement exclues) ou prendre en compte l’ensemble du patrimoine hérité tout au long de sa vie, quelle que soit sa forme ou son donateur.
L’analyse de Nicolas Frémeaux s’appuie sur des données statistiques claires et mises en perspective. Sa démonstration est d’autant plus convaincante qu’il n’occulte pas les difficultés méthodologiques (par exemple : doit-on inclure les rendements des donations et héritages dans le calcul de leur valeur ?) ni les résultats parfois contradictoires des études empiriques. La dernière partie de l’ouvrage propose des pistes intéressantes pour faire de la fiscalité successorale un instrument de redistribution. Cinquante ans après les « Héritiers » de Bourdieu et Passeron, Nicolas Frémeaux pointe avec pertinence une des inégalités criantes de la société française d’aujourd’hui.
Y. A.
Nicolas Frémeaux, « Les nouveaux héritiers », Editions Seuil, collection la République des idées, 112 p., 2018.
Décembre 2018
Brooklyn rhapsody
Après s’être séparée de la belle Alexandra, Amy tente de reconstruire sa vie dans le quartier de Gravesend, au sud de Brooklyn. Elle range ses tenues de jeune fille branchée de Manhattan pour endosser un plus sobre uniforme : celui d’une ministre extraordinaire de l’eucharistie, qui apporte la communion aux vieilles dames du quartier. Mais sa rencontre avec Vincent la replonge malgré elle dans son passé : pour la seconde fois, elle assiste, impuissante, à un crime dont elle sera le témoin solitaire et silencieux.
Avec « Le témoin solitaire », William Boyle raconte un Brooklyn sombre, inspiré de l’univers policier de Thomas Wolfe ou de Thomas Boyle. C’est le Brooklyn de son enfance, violent, qui regorge d’histoires de meurtres, de fusillades et de règlements de compte. Dans l’atmosphère inquiétante et très réaliste du quartier de Gravesend, le personnage d’Amy, attachant et ambigu, est construit tout en nuances. On suit son errance à travers la ville, ses retrouvailles avec un père disparu depuis des années et une amante qui refait surface. Le polar se mêle ici à la crise existentielle, au mal de vivre et à la souffrance humaine qui caractérisent l’Amérique contemporaine. La violence est diffuse, intériorisée : l’enquête laisse la place à une quête de soi. William Boyle peint à merveille le Gravesend qui l’a vu grandir, il parvient à saisir toute la nostalgie et la tendresse qu’il lui inspire, tout en portant un regard lucide sur la société qu’il dépeint.
A.K.
William Boyle, « Le témoin solitaire », traduit de l’américain par Simon Baril, Gallmeister, coll. « Americana », 2018, 304 p.
Décembre 2018
Un monde parfait
Karl Temperley et sa femme Geneviève forment un couple typique, représentatif de la classe moyenne anglaise. Lui, après des études littéraires, gagne sa vie en rédigeant des critiques de sites internet, de produits… et des dissertations de littérature pour de riches étudiants. Elle est institutrice et souffre de troubles psychiatriques qui la fragilisent. Avec deux salaires et sans enfant, ils font en théorie partie d’une tranche aisée de la population, mais leur mode de consommation est au-dessus de leurs moyens : leurs revenus respectifs ne suffisent pas à payer les courses, le loyer, les dîners au restaurant et autres extras de ce genre. Pour maintenant leur niveau de vie, Karl accumule les prêts, jusqu’au jour où, incapable de payer ses dettes et accusé d’infraction fiscale, il risque quinze mois de prison. On propose alors au couple un programme expérimental appelé « La Transition », chapeauté par l’État. Il s’agit de rééduquer une génération en échec et de la former à la réussite. Alimentation, travail, couple, tout est remis en cause. Karl et Geneviève sont ainsi accueillis chez leurs mentors, Stu et Janna, qui incarnent la perfection du monde moderne. Logé dans un loft par ce sympathique couple, Karl a pourtant du mal à s’adapter à cette froide perfection. Tandis que Geneviève rentre avec plaisir dans le moule, il tente de se rebeller.
Pour son premier roman, le poète Luke Kennard choisit de se confronter au genre de la dystopie. Mais il le fait de façon subtile, en restant très proche de la réalité : le monde de la Transition n’est pas celui d’Orwell, ni celui, plus récent, de Dave Eggers avec « The Circle ». A la fois réaliste et pervers, l’écrivain joue sur un effet déceptif qui rend la dénonciation plus parlante encore. Comme le dit l’un des personnages, « la loi de Poe implique que la parodie et le réel deviennent peu à peu indifférenciables ». Avec une ironie tout à fait maîtrisée, « La Transition » interroge la crise des trentenaires et la violence d’une société fondée sur la réussite, à partir de deux personnages bien construits et attachants. Au-delà de la réflexion politique et sociale, c’est peut-être, avant tout, un roman très humain sur le couple et une ode à l’imperfection dans un monde trop lisse.
A.K.
Luke Kennard, « La Transition », traduit de l’anglais par Marie de Prémonville, Anne Carrière, 2018, 300 p.
Novembre 2018
Nul ne guérit de son enfance
Comme le rappelle Chantal Jaquet en introduction, le terme de « transclasse » désigne des individus qui transitent d’une classe à l’autre « contre toute attente ». Neutre (contrairement à « transfuge », « parvenu » ou « déclassé »), ce mot attire l’attention sur le passage, la transition et le perpétuel va-et-vient entre milieu d’origine et d’arrivée, contrairement à la notion de mobilité sociale qui suppose un parcours rectiligne. Le transclasse se caractérise souvent par un flottement identitaire, une disposition à la transgression et un sentiment d’inadaptation chronique (qui peut se révéler, par exemple, dans la honte sociale de sa classe d’origine).
L’ouvrage, qui fait suite à un colloque organisé à la Sorbonne, s’articule en trois mouvements. La première partie présente des exemples de transclasses dans l’Histoire : figures passées (Jules Michelet, « homme du peuple », se demandant comment être « historien du peuple » sans le trahir) ou contemporaines (bacheliers de ZEP scolarisés dans une classe préparatoire qui leur est réservée, découvrant un nouveau milieu auquel ils doivent s’adapter).
Les quatre récits de la seconde partie illustrent des événements ou comportements liés au parcours et au statut de transclasse : le refus de passer des concours (Martine Sonnet), la honte d’entrer dans une librairie (Patricia Janody), la coexistence de deux mondes proches et étanches, le Saint-Cloud « d’en haut » et le Saint-Cloud « d’en bas », dans lequel les ambitions des parents pour leurs enfants « devaient rester raisonnables » (Jean-Louis Saporito) et la survie grâce aux études (Patrick Bourdet).
La dernière partie, intitulée « Transclasses en questions », peut-être la moins cohérente, comprend trois articles, dont celui, passionnant, de Soubattra Danasségarane sur la place des langues dans son parcours de transclasse. Elle y explique ne se sentir légitime ni dans sa langue maternelle (le tamoul, langue de la filiation, du passé) ni dans sa langue d’adoption (le français, langue de l’émancipation) : une langue finit toujours par empiéter sur l’autre, lorsque celle-ci est trop lente pour traduire la pensée ou manque de précision.
Si certaines contributions parleront à tous, d’autres visent manifestement un public de spécialistes, sans souci de vulgarisation : on peut le regretter, tout comme l’inégal intérêt, à nos yeux, des articles. Malgré ces réserves, cet ouvrage collectif rappelle la variété des situations et des parcours des transclasses, leurs points communs et leurs singularités. Adoptant plusieurs approches (historique, philosophique, sociologique et psychanalytique), il aide à appréhender un phénomène passionnant, non réductible à des données statistiques ou des archétypes.
Y.A.
« La fabrique des transclasses », sous la direction de Chantal Jaquet et Gérard Bras, PUF, 2018, 280 p.
Novembre 2018
Écrire l’Histoire
Après avoir refusé pendant des années d’écrire sur son oncle Manuel Mena, jeune phalangiste mort en héros durant la guerre civile en septembre 1938, Javier Cercas décide de se confronter au passé honteux de sa famille. Il enquête sur le jeune homme à partir de rencontres, de documents et de visites des lieux qui ont marqué le passé de l’Espagne. Partant de son village natal d’Ibahernando dans l’Estrémadour, Javier Cercas porte un regard nouveau sur une page bien connue de l’Histoire, tout en proposant une intéressante réflexion sur les enjeux de l’écriture.
L’histoire de Manuel Mena se construit à partir d’une double approche : le récit à la troisième personne de sa vie, sous la forme d’une reconstitution parfois difficile, proche du travail de l’historien, et celui du processus d’écriture et de l’expérience vécue par Javier Cercas. Mais le portrait résiste : comment comprendre l’homme derrière la légende familiale ? Le narrateur ne voit dans la photo du jeune garçon en militaire qui trône dans la maison d’Ibahernando que du néant, se heurtant au « puits insondable du passé ». Celui qui s’est voué si jeune à la mort pour défendre une mauvaise cause est-il l’Achille de l’Iliade ou celui de l’Odyssée, monarque des ombres qui comprend trop tard l’absurdité de sa mort ?
Pour Javier Cercas, l’enjeu est de taille : l’écrivain doit assumer l’héritage familial car son besoin d’écriture naît de ce passé – véritable noyau originel qui est aussi celui de l’Espagne moderne. Le travail d’historien, précis et fort bien mené, se mêle harmonieusement à l’expérience personnelle de l’écrivain, pour créer un récit attachant et passionnant.
A.K.
Javier Cercas, « Le monarque des ombres », traduit de l’espagnol par Aleksandar Grujičič, avec la collaboration de Karine Louesdon, Actes Sud, 2018, 320 p.
Novembre 2018
Les choses de la vie
Janet, professeur de littérature à l’Université, est confrontée au plagiat d’un étudiant qui la renvoie à sa propre jeunesse, à ses doutes et à sa difficile évolution dans un monde d’hommes. Lors d’un voyage de groupe organisé pour la Biennale de Venise, les rapports entre deux frères se tendent. Nate a du mal à surmonter une douloureuse expérience vécue avec l’une de ses étudiantes quelques semaines auparavant et il ne parvient pas à communiquer avec son frère Julian, qui semble le mépriser. Ray, agent immobilier marié à Paula, tente en vain de vendre la maison d’une amie. Atteint d’un cancer, il rechigne à se faire opérer par un spécialiste et recommandé par son exubérant ami Vinnie. Ecrivain et scénariste, Ryan est contacté par le célèbre acteur William Nolan pour travailler sur une ébauche de scénario qu’il avait écrit dix ans auparavant pour l’un de leur ami commun, aujourd’hui décédé.
Les quatre récits qui composent le recueil de Richard Russo racontent, chacun à sa façon, des trajectoires de vie autour d’un moment charnière – maladie ou événement traumatique. L’écrivain, qui manie à merveille l’art de la nouvelle, parvient à saisir un instant particulier autour duquel se cristallise toute une vie, mêlant présent et fragments du passé. Ayant atteint l’âge de la maturité ou de la vieillesse, les personnages s’interrogent sur leur vie, avec en arrière-plan la discrète présence de l’Amérique d’Obama et ses problèmes sociaux. Mais la tristesse diffuse ne tombe jamais dans le drame : Richard Russo parvient à concilier profondeur et légèreté, laissant toujours la place à l’espoir. L’écriture, toujours d’une grande finesse, est profondément humaine.
A.K.
Richard Russo, « Trajectoire », traduit de l’anglais par Jean Esch, La Table Ronde, coll. « Quai Voltaire », 2018, 304 p.
Novembre 2018
La responsabilité de l’écrivain
L’écrivain norvégien Knut Hamsun, auteur de romans – dont le plus célèbre est La Faim en 1890 –, de pièces de théâtre, récits brefs, poèmes et essais, jouit dès la fin du 19e siècle d’une reconnaissance internationale. En 1920, il reçoit le prix Nobel de littérature. Pendant la deuxième guerre mondiale, il soutient le nazisme et l’idée d’une Europe germanique contre l’Angleterre, rencontre Hitler en 1943 et offre à Goebbels la médaille de son prix Nobel. Il sera jugé après la guerre.
Dans ce roman inspiré de faits réels, Christine Barthe revient sur les dernières années de la vie de Knut Hamsun et l’attente de son procès, sans cesse reporté. D’abord hospitalisé, puis interné dans une clinique psychiatrique d’Oslo où ses facultés mentales sont déclarées « durablement affaiblies », l’écrivain lutte pour être jugé et reconnu, non pas coupable, mais responsable de ses actes et de ses écrits. Il nie avoir adhéré au parti nazi et rappelle son engagement pour sauver des juifs, mais refuse de renier ses idées et ses articles de soutien à Hitler. Durant son séjour à l’hôpital, il rencontre Eilin, une infirmière qui lui semble étrangement familière, et un jeune homme en colère, Nils.
Christine Barthe se livre au difficile exercice de mêler roman et faits historiques pour tenter de d’éclairer la figure complexe et contradictoire du romancier norvégien. En s’appuyant sur ses écrits – notamment son dernier texte, « Sur les sentiers où l’herbe repousse » – et sur la biographie d’Ingar Sletten Kolloen, elle adopte le point de vue de Hamsun, tout en construisant une figure romanesque à part entière. Elle interroge l’engagement politique de l’écrivain, et plus généralement sa responsabilité en tant qu’intellectuel. Hamsun refuse d’être jugé coupable pour ce qu’il considère comme des opinions, et non une doctrine ou une propagande. Il dissocie les hommes des idées et des actes et revendique son patriotisme. Des années plus tard, il soutient encore la conception européenne d’Hitler, tout en reconnaissant que les faits n’ont pas correspondu à ses aspirations. Habilement, Christine Barthe oppose à la fin du roman un autre regard : celui, très humain, d’Eilin. Par la dimension romanesque du texte, elle parvient à éviter les écueils d’une démonstration trop théorique ou manichéenne, et montre très subtilement le raisonnement qui peut pousser un intellectuel à adhérer, malgré les faits, à la doctrine hitlérienne, et surtout à n’éprouver aucun regret.
A.K.
Christine Barthes, « Que va-t-on faire de Knut Hamsun ? », Robert Laffont, 2018, 208 p.
Novembre 2018
L’écriture et la vie
Seul dans un appartement vide, séparé de sa femme et de son fils dont il n’a pas obtenu la garde, le narrateur dialogue avec le fantôme de son père mort quelques années auparavant. Il interroge un passé dont il ne connaît pas tout : qu’est-il vraiment arrivé pendant les quinze ans qui ont précédé le mariage de ses parents ? Les aveux de sa mère répondront tardivement aux interrogations de l’écrivain, et lui permettront, peut-être, de dompter ses fantômes.
À travers ce court récit, Nicos Panayotopoulos s’interroge sur la filiation. Présenté comme une « prophétie autobiographique », le texte, empreint de nostalgie, cherche en effet à lier le passé et l’avenir en questionnant la relation père-fils : ce n’est qu’en comblant les vides du récit officiel de ses parents que l’écrivain parviendra à dépasser la colère – pourtant nécessaire – sur laquelle il s’est construit. L’écriture apparaît ici comme doublement rédemptrice : elle offre à la fois une réconciliation avec le père, rétablissant le dialogue avec son fantôme, et tisse un lien futur avec l’enfant.
Comme beaucoup de romans de cette rentrée littéraire, le livre évoque le silence des générations qui ont vécu la guerre ou l’après-guerre. L’Histoire est ici présente en filigrane, à travers le portrait en creux d’une Grèce sclérosée. Mais le drame est avant tout intime : l’écrivain livre ses questions et ses doutes dans un récit délicat et touchant.
A.K.
Nicos Panayotopoulos, « Tout seul. Prophétie autobiographique », traduit du grec par Gilles Decorvet, Editions du Sonneur, coll. « Ce que la vie signifie pour moi », 2018, 112 p.
Octobre 2018
Déchiffrer le monde
Le jeune argentin Miguel Dorey, passionné par les messages secrets, abandonne ses études de droit pour suivre les cours de cryptographie du docteur Colina Ross. Fasciné par ce professeur qui a, par le passé, accompagné l’archéologue Alexander Maldany dans son déchiffrement de la langue crétoise – la langue de Dédale –, il commence à fréquenter sa fille cachée, Eleonora, et fonde le Cercle des Cryptographes. Mais la politique vient envahir le petit cercle d’amateurs. Dans un contexte de crise, entre le péronisme et la dictature militaire, la cryptographie devient un enjeu de pouvoir : déchiffrer les messages codés permet de dominer le camp adverse et de poursuivre les opposants politiques. Miguel est ainsi entraîné malgré lui dans les années noires de l’Argentine.
L’intrigue de « La Fille du cryptographe » est d’une efficacité redoutable : Histoire, espionnage, politique et drame familial se mêlent habilement et créent un univers fascinant. Le contexte argentin, dont le traitement romanesque se rapproche de celui d’Esla Osorio – autre auteur publié chez Métailié – est enrichi par les développements sur la cryptographie, simples et très bien construits. Pablo de Santis nous entraîne dans les méandres de la littérature, du mystère des langues anciennes, des services secrets et de leurs messages codés. La cryptographie, métaphore de notre vision du monde, oscille entre une dimension technique et humaine.
Ce roman, distrayant et de qualité, ne manquera pas de séduire un large public.
A.K.
Pablo de Santis, « La Fille du cryptographe », traduction François Gaudry, Métailié, 2018, 384 p.
Octobre 2018
Une épopée tunisienne
Convaincu d’avoir tué sa maîtresse Chiraz, Ghaylène erre dans la ville de Tunis, en proie à une agitation inhabituelle : des hordes de chats envahissent la ville, des gamins lancent des fouchik, pétards qui provoquent d’inquiétants mouvements de foule, une artiste, Fak’art, prépare un étrange happening artistique : elle s’apprête à survoler la ville à bord d’hélicoptères. Le commissaire Kamel Galbi, aspirant acteur frustré, suit le petit groupe, convaincu qu’ils préparent un acte terroriste…
« Magma Tunis », premier roman écrit en français du tunisien Aymen Gharbi, est une épopée pleine de fantaisie dans un Tunis où le chaos règne en maître. Le récit suit d’abord Ghaylène, urbaniste et intellectuel désabusé, qui, sous l’empire du cannabis, croit voir le fantôme de sa maîtresse. Le roman s’attarde ensuite sur Chiraz, étudiante en sociologie dépressive qui trompe Ghaylène avec un doctorant espagnol en pleine enquête sur la contrebande au Maghreb. Tous trois se retrouvent lors du happening final, entraînés malgré eux dans un acte politique retentissant.
Le roman s’amuse avec les clichés et les références culturelles. Les scènes évoquent des tableaux – le chat de Goya enfoui sous le sable ou le cri de Munch – ou des scènes de films – « Tous en scène » de Minelli – avec un humour jubilatoire. Mais l’absurde, finement mené, fait sens, et révèle la perte de repères de la jeunesse tunisienne, tiraillée entre la culture arabe et occidentale. Sous l’apparence d’un conte drolatique, Aymen Gharbi dresse un portrait subtil et attachant de Tunis.
A.K.
Aymen Gharbi, « Magma Tunis », Asphalte éditions, 2018, 192 p.
Octobre 2018
« L’étrange mémoire de ce que nous n’avons pas vécu »
Alfons Cervera appartient à la génération des fils, ceux à qui on a tu le passé et qui tentent par l’écriture d’affronter les fantômes qui ont hanté leur enfance. « Un autre monde » est une adresse au père mort, une réaction à son silence, métaphore de celui de l’Espagne sur la guerre civile et les années de dictature. Dans le dialogue fantasmé qui s’engage tardivement – vingt ans après la mort du père – , les voix de l’enfant, de l’adulte et de l’écrivain s’entremêlent autour d’une même interrogation : la littérature peut-elle combler le silence ? Pour Alfons Cervera, l’écriture est un acte profondément intime, une nécessité. Mais elle est aussi « pleine de lacunes, d’espaces blancs, de vies et de morts ». Empreinte de poésie, elle respecte les ombres et leur discrétion, elle ne cherche pas le faux réalisme de la narration historique. C’est une écriture en biais, en marge du récit, qui s’attarde sur des traces – images et souvenirs déformés du passé.
Le père était-il boulanger, laitier, acteur de théâtre ou républicain emprisonné pendant des années ? Le portrait fragmentaire qui en est dressé ne prétend pas à la reconstitution biographique, mais à la quête du sens passant à la fois par le souvenir et par le dialogue avec d’autres auteurs. Pour l’écrivain, la littérature ne cherche pas à atteindre la vérité, mais à dessiner subtilement la place de l’auteur dans la constellation d’ombres qui peuplent le passé et le présent. « Les livres ne se terminent jamais, ils sont là, les uns à côté des autres, comme les vies qui ont fait leur apparition dans ce parcours quelque peu chaotique […] ». Cette œuvre profonde offre un regard subtil et poétique sur la mémoire et l’écriture.
A.K.
Alfons Cervera, « Un autre monde », traduit de l’espagnol par Georges Tyras, Editions La Contre Allée, 2018, 224 p.
Octobre 2018
Secrets de famille
Pendant les vacances, le narrateur rejoint ses cousins Carl, Nora et Paulina sur les collines d’une ville allemande. Fascinés par l’histoire de leurs grands-parents dont ils ne connaissent que des bribes, les quatre enfants tentent de découvrir un passé que leurs parents taisent. Un grand-père engagé dans la légion Condor qui bombarda Guernica pendant la guerre d’Espagne, une grand-mère chanteuse d’opéra, une étrange « vieille » d’un second mariage : ces maigres éléments nourrissent l’imagination des quatre enfants qui, inlassablement et jusqu’à l’obsession, tentent de reconstituer ce passé.
Comment la génération des « petits-enfants » de la guerre peut-elle écrire l’Histoire ? Quel héritage lui ont laissé ses aînés ? Ces questions, auxquelles sont confrontés les écrivains allemands contemporains, sont au cœur du roman « Secrets » de Marcel Boyer. L’auteur choisit en effet de traiter le thème de la guerre en creux, à travers le prisme du secret et du non-dit.
L’intrigue est fantasmée, réel et imagination se brouillent sans cesse : face au silence des générations précédentes, seule la reconstitution est possible. Une vieille photo, des objets oubliés, des conversations surprises sont autant d’étapes dans le travail du narrateur qui tente de reconstruire l’histoire de sa famille, qui est aussi celle de l’Allemagne. Mais « Secrets » est aussi un roman de formation. La voix de l’enfance et de ses jeux, la relation aux autres est peu à peu étouffée par celle de l’Histoire. Les jeux des enfants devenus adultes prennent un autre sens, la quête devient obsession, le doute envahit la narration, la folie, écho de celle du monde, affleure. Le roman pointe les failles de la société allemande qui peine à se réconcilier avec son passé.
A. K.
Marcel Beyer, « Secrets », traduit de l’allemand par Cécile Wajsbrot, Métailié, 2018, 272 p.
Octobre 2018
L’inquiétante banalité de la guerre
Mrs. Reynolds vit avec son mari une vie simple, faite de conversations avec les voisins et d’un quotidien rythmé par les repas et le sommeil. Mais la guerre arrive, lointaine et pourtant très présente sous la forme de deux personnages obsédants : Angel Harper et Joseph Lane. Attentive aux jours qui s’écoulent, Mrs Reynolds interroge sans cesse ses voisins et découvre la prédiction de Sainte-Odile qui annonce la guerre, la victoire, puis la chute de l’Allemagne.
Après « Le Livre de lecture » en 2016 et « Le monde est rond » en 2017, les éditions Cambourakis poursuivent leur travail éditorial autour de l’œuvre de Gertrude Stein. Avec « Mrs. Reynolds », achevé en 1942 et paru de façon posthume dans les inédits de la Yale Edition dans les années 50, on découvre la prose d’un auteur difficile, mais fascinant. Transposant les théories picturales – notamment celles de Picabia – en littérature, Gertrude Stein bouleverse l’usage de la prose par un style répétitif qui fait fi des usages traditionnels de la grammaire. Les mots et les constructions, sans cesse ressassés, créent un effet poétique qui déconstruit la phrase et met à distance les clichés, forçant le lecteur à une lecture attentive. Le texte entend décrire la vie banale de tout un chacun durant la seconde guerre mondiale, la vie commune et quotidienne des gens, faite de rumeurs et d’anecdotes. Gertrude Stein, dans son style si particulier, excelle à esquisser des tranches de vie, croquis fragmentaires de ceux que fréquente ou dont entend parler Mrs Reynolds. Mais toute la force du roman réside dans la présence latente et inquiétante de l’Histoire sous la forme de deux ombres : Angel Harper et Joseph Lane – Hitler et Staline. La litanie de nombres et de noms qui caractérisent le roman crée un malaise. C’est l’âge d’Angel Harper, annonciateur du drame, qui scande la temporalité du roman. Les années sont égrenées dans un compte à rebours vers une issue dramatique, mais aussi peut-être vers une fin heureuse. Ce roman, par sa prose difficile, mais rare, mérite d’être redécouvert.
A. K.
Gertrude Stein, « Mrs. Reynolds », traduit de l’anglais par Martin Richet, avec une préface de Jacques Roubaud, Cambourakis, 2018, 368 p.
Septembre 2018
Violence des échanges en milieu tempéré
Née dans une famille modeste de province, la narratrice du roman d’Emmanuelle Richard grandit sans amis, étrangère au monde qui l’entoure. Arrivée à Paris pour ses études, elle glisse peu à peu du malaise existentiel à la haine sociale, provoquée par une sensibilité exacerbée aux rapports de force qui dominent, selon elle, la capitale. Pour noyer sa solitude, elle cherche l’oubli dans des relations sexuelles sans lendemain, le désir de l’autre suffisant à créer son propre désir, puis à l’amour, et enfin à l’écriture. Le récit est construit sur un va-et-vient chronologique entre les années de la jeunesse et la rencontre dans un café entre un réalisateur et la narratrice, femme mûre et écrivain reconnue après une phase d’anéantissement moral et physique à peine évoquée, et pourtant omniprésente dans le texte.
À travers la solitude et le sentiment d’exclusion de sa narratrice, Emmanuelle Richard interroge – de façon souvent manichéenne – la violence sociale, financière, mais surtout culturelle. Le personnage se heurte à un univers parisien branché, avec des codes qu’elle ne maîtrise pas et rejette violemment. La solitude finit par se transformer en haine sociale, jusqu’à l’intégration paradoxale dans le milieu détesté, quand la jeune fille accède à la notoriété.
Le style d’Emmanuelle Richard est précis et sans tabou. L’écriture, joliment définie comme un fragile équilibre, un suspens, est le seul lieu de réconciliation possible entre la narratrice et le monde qui l’entoure. Si l’étude sociale peut laisser parfois dubitatif pour son parti pris très exacerbé, l’expression littéraire de la souffrance et de l’intime est frappante, et ne peut laisser le lecteur indifférent.
A.K.
Emmanuelle Richard, « Désintégration », Éditions de l’Olivier, 2018, 208 p.
Septembre 2018
Portrait de femme
Rhéa Galanaki retrace la vie d’Éléni Boukoura Altamoura, peintre grecque originaire de la communauté albanaise de l’île de Spetsai. Elle vécut au 19e siècle une vie peu commune, se travestissant en homme pour pouvoir suivre des cours de peinture en Italie, et se convertit au catholicisme pour épouser le peintre italien Saverio Altamura avec qui elle eut deux enfants illégitimes, puis un troisième après le mariage. Après l’abandon de son mari et la mort de ses deux premiers enfants, elle se retira dans la maison familiale de l’île de Spetsai où elle mourut en 1900.
« Éléni, ou Personne » est une biographie romancée qui mêle l’intime et l’histoire pour construire la légende subtile d’une femme difficile à saisir. Peintre chevronnée capable de se travestir en homme pour vivre sa passion, elle est aussi une amante délaissée et une mère désespérée qui finit par abandonner la peinture – par le feu éternel de ses toiles, au sens propre et figuré, qu’elle offre en sacrifice à ses enfants disparus. Le roman insiste sur la retraite d’Éléni, sur « la vie des femmes d’après la vie » qui côtoient les morts. Sous la forme d’un monologue, récit de vie, mais aussi adresse poétique au fils perdu, « Éléni, ou Personne » interroge la question de l’identité, celle de la femme dans l’Europe du 19e siècle, mais aussi celle, nationale, des peuples et de leurs origines. L’énigme qui subsiste autour de ce personnage de peintre forte et indépendante, mais soumise aux croyances ancestrales de son peuple, fait du récit un magnifique portrait de femme, tout en nuances et empreint de poésie.
A.K.
Rhéa Galanaki, « Éléni, ou Personne », traduit du grec par René Bouchet, Cambourakis, 2018, 380 p.
Août 2018
Les mille et une vies de Mathieu Scarifi
Scarifier. Verbe transitif. Par métaphore ou au figuré : faire souffrir cruellement; meurtrir. « Comme deux couteaux, elles étaient à le scarifier par leurs réflexions et leurs observations. » (Flaubert, Madame Bovary, 1, 1857, p. 19).
Voilà cinq ans que nous avons découvert sur scène Mathieu Scarifi, alter ego fictionnel de Marc Citti. Il se débattait alors avec Nina, une metteuse en scène tyrannique, lors de répétitions douloureuses de « Richard III » (« Kiss Richard », 2013). Quelque temps plus tard, nous l’avons retrouvé en tournée à Oyonnax, cantonné à quelques panouilles dans « Hamlet » (Shakespeare, encore !). Il rêvait alors de remplacer Gérard, le comédien principal, et préparait le casting d’un petit rôle aux côtés de Pierre Arditi (« Le Temps des suricates », 2014). Cet été enfin au festival d’Avignon, Mathieu, « papa tardif » d’un petit Swann, espérait relancer sa carrière d’auteur dramatique (« Les Vies de Swann »).
Nous apprenons aujourd’hui dans « Sergent Papa » que Mathieu a un fils aîné, Antoine, musicien prodige et gloire montante du rock indépendant. Les relations entre les deux hommes sont distantes : ayant abandonné le domicile familial quelques mois après la naissance de son fils, Mathieu fut longtemps aux abonnés absents. À l’aube de la cinquantaine, il tente de se rapprocher de ce jeune adulte qu’il aime mais connaît mal, et ainsi, de se pardonner (« Sergent Papa », Calmann-Lévy, 2018).
L’homme blessé
Ces récits s’entrelacent, se font écho, divergent parfois. Tous s’accordent sur un point : la carrière de Mathieu a démarré fort. « Il avait eu le bonheur de fourbir ses premières armes de comédien dans le (…) théâtre public, auprès de la crème des metteurs en scène des années 80, jouant Shakespeare, Tchekhov ou Marivaux. » (« Sergent Papa », p. 46) Ayant connu à vingt ans ce dont bien des comédiens n’osent rêver, Mathieu ne réussit pourtant pas à transformer l’essai. Difficulté à gérer un succès fulgurant ou à se mettre au service d’une troupe ? La rencontre avec Nina, metteuse en scène populaire dont « la réputation de tyran n’est plus à faire dans le métier », le précipite dans la dépression. L’alcool, une séparation… Le petit monde du théâtre oublie Mathieu qui s’aigrit. Le croisant par hasard, Marie, une de ses anciennes partenaires, se demande « ce qui a bien pu arriver à ce garçon autrefois prometteur pour qu’il présente aujourd’hui tant de signes de décrépitude morale. Il semble subsister tout au fond de son être une part d’enfance qui supplie qu’on la ranime. » (op. cit., p. 22).
Entravé, Mathieu – au patronyme éloquent – ne cesse d’expier ses faux-pas de jeunesse. Ses rendez-vous manqués (avec le métier, les femmes, son fils aîné) le hantent ; sa carrière d’acteur est vécue comme un « interminable défilé d’humiliations ». Désormais en marge de la « grande famille » du théâtre (dont il dresse, en passant, un tableau mordant et sombre), Scarifi se recentre sur la sienne. Assumant enfin son rôle de père, il tente de renouer avec Antoine des liens distendus et de partager avec lui leur passion commune de la musique. Si le temps perdu ne se rattrape guère, un mot glissé à Mathieu laisse poindre l’espoir : « Tout est trop tard, sauf l’avenir. »
Et, de fait, Mathieu semble renaître. Dans « Sergent Papa », grâce à un retour au théâtre (subventionné), pour interpréter Rakitine dans « Un mois à la campagne » ; dans « Les Vies de Swann » – qui se situe donc, d’un point de vue chronologique, avant le roman –, grâce à un fils qu’il élèvera malgré son inquiétude viscérale de la marche du monde. Dans les deux cas, Mathieu est apaisé, sur la voie, peut-être, de la rédemption.
Je est un autre ?
Où débute la fiction ? On sait que Marc Citti fut élève de la seconde promotion (1986-1987) de l’école des Amandiers-Nanterre, dirigée par Pierre Romans. Ces années de formation, exigeantes mais passionnantes, firent l’objet d’un très bel essai, « Les Enfants de Chéreau » (Actes Sud, 2015). Au cours de la décennie suivante, il fut dirigé par Patrice Chéreau, Luc Bondy, Jorge Lavelli… et interpréta le rôle de Rakitine sous la direction d’Yves Beaunesne.
Fiction et réalité sont donc intimement liées. Dans chaque texte, Mathieu croise des personnages réels (comme Mathieu Amalric dans « Sergent Papa », à qui un très bel hommage est rendu), pseudo-fictionnels (Nina, que quelques recoupements peuvent permettre d’identifier) ou, semble-t-il, imaginaires (Paul Goosens, archétype de l’artiste omniprésent du paysage culturel dans « Les Vies de Swann » et qui met en scène Mathieu dans « Sergent Papa »). Et le reste est littérature ? Peu importe. En bon auteur, Marc Citti prend aussi un malin plaisir à brouiller les pistes et les repères temporels, construisant opus après opus une œuvre qui dépasse largement l’autobiographie. Chaque texte – qui peut s’apprécier indépendamment des autres – enrichit la personnalité de Mathieu et le rend plus attachant encore. Les thèmes (la difficulté de construire une carrière, d’être père, le sentiment d’un temps enfui), universels, sont abordés avec délicatesse, sans pathos ni volonté d’apitoyer.
Mathieu Scarifi est aujourd’hui un ami de la famille, un brin désenchanté et terriblement sympathique. Et lorsque son chemin croisera à nouveau le nôtre – sur scène ou dans un roman –, peut-être aurons-nous le bonheur de le voir réconcilié avec lui-même.
Y. A.
« Sergent Papa », Calmann-Lévy, 2018, 154 p.
Août 2018
Vertiges de la fiction
Un soir à Stockholm, le narrateur rencontre une jeune actrice, Léna, qui ressemble à la Magdalena qu’il a connue dans sa jeunesse. Il lui raconte alors des fragments de son passé qui coïncident étrangement avec la vie présente de la jeune femme.
De « Retour vers le futur » au récent « La belle et la belle » de Sophie Fillières, le thème du héros confronté à son propre moi, plus jeune ou plus vieux, est récurrent au cinéma. Mais ne nous y trompons pas : « La douce indifférence du monde » doit plus à Borges qu’à Robert Zemeckis. Il s’agit moins d’un roman de science-fiction que d’un récit qui exploite la dimension poétique du double et du brouillage temporel. Peter Stamm, à travers les coïncidences et les dissonances entre la vie du narrateur et celle de son double, interroge à la fois l’écriture et l’existence. Par une habile mise en abyme du roman, il brouille les frontières entre fiction et réalité. Mais la poésie l’emporte sur l’expérimentation romanesque, et c’est là toute la beauté et l’originalité de Peter Stamm. Le récit de la vie du narrateur, fait de bribes et de fragments, se mêle au processus d’écriture. Les personnages ne sont que le « maillon d’une chaîne infinie de vies toutes identiques, qui s’étir[ent] à travers l’histoire ». Le récit de vie fait à Léna laisse la place à une poétique du souvenir empreinte de mélancolie. Que reste-t-il de l’existence alors que la mort approche ? Peut-être, simplement, la douce indifférence du monde.
A.K.
Peter Stamm, La douce indifférence du monde, Christian Bourgois, 2018, 144 p.
Août 2018
Anatomie du couple
Sylvie, Hector et leur fils Lester quittent Paris pour les États-Unis où Hector a obtenu un poste de professeur à l’Université de Earl en Caroline du Nord. Hector y voit l’opportunité d’une nouvelle vie et d’une reconnaissance académique et personnelle. Sylvie, femme discrète et dont la philosophie de vie consiste en un « non agir » volontaire, tente tant bien que mal de s’adapter à ce nouvel environnement. Leur fils Lester, adolescent, se réfugie dans la religion, entraînant ses nouveaux camarades dans d’étranges réunions mystiques.
Agnès Desarthe part du thème du déracinement pour mieux analyser la famille et le couple. L’exil constitue un terrain romanesque privilégié : la famille, en construisant une nouvelle vie, se remet en question au niveau individuel et collectif. Le changement est à la fois révélateur et déclencheur de failles déjà existantes. Agnès Desarthe se penche avec une grande subtilité sur la crise du couple. Elle interroge les aspirations et les renoncements de chacun des deux époux, les déséquilibres, et parfois, la violence latente à l’œuvre dans les relations conjugales. Le personnage de Sylvie est particulièrement convaincant : sans tomber dans la caricature, il incarne la position ambiguë des épouses dans une société qui, tout en prônant l’égalité des sexes, tend à enfermer la femme dans des carcans dont il est difficile de se libérer.
Agnès Desarthe déjoue habilement les clichés – de la femme libérée, des expatriés et des excès de l’adolescence – par une esthétique romanesque originale. Au-delà des faits, elle interroge le langage, non sans ironie. Agnès Desarthe maintient toujours une certaine distance qui fait toute la richesse du récit. Sous une apparente simplicité, le roman offre un regard profond sur la famille, et, à travers elle, sur le monde moderne.
A.K.
Agnès Desarthe, La chance de leur vie, Editions de l'Olivier, 2018, 304 p.
Juillet 2018
« Una tua lettera è la vita, sai ? Quindi mandami tanta vita »[1]
Le roman de Paolo di Paolo retrace deux destins qui se croisent sans jamais vraiment se rencontrer, de Turin à Paris : le premier, celui de Piero (Gobetti), éditeur, intellectuel italien anti-fasciste, figure réelle des années 20. Le second, celui de Moraldo, personnage fictif, jeune étudiant peu sûr de lui, qui rêve d’action et de reconnaissance. Piero est persécuté par le fascisme qu’il combat grâce à sa maison d’édition et à sa revue littéraire et politique. Il finit par abandonner Turin et sa jeune famille pour gagner Paris, où, malade, il tente de reprendre des forces pour poursuivre ses activités. Moraldo, l’un de ses compagnons d’université, l’admire et le jalouse, sans jamais oser l’approcher autrement que par des lettres maladroites. Séduit par une jeune photographe, il la suit à Paris où il rencontrera, l’espace d’un instant, Piero.
« Mandami tanta vita » est un livre magnifique. S’appuyant sur des documents d’époque, comme la correspondance entre Piero Gobetti et sa femme Ada, Paolo di Paolo s’approprie le personnage pour créer une réelle fiction, tout en parvenant à faire revivre l’atmosphère d’une époque. La mention de la revue « L’Illustrazione italiana », la discrète présence des écrivains et intellectuels de l’époque, ou la citation de quelques vers du poète Eugenio Montale, découvert par Piero Gobetti, alimentent le mélange réussi entre réalité et fiction. Cet univers qui mêle une dimension historique et politique et le parcours de personnages réels ou imaginaires n’est pas sans rappeler celui d’Antonio Tabucchi – l’un des premiers d’ailleurs à avoir salué le talent du jeune écrivain italien. Dans la très belle postface de l’édition italienne, Paolo di Paolo explique ce parcours entre le document (essais historiques, articles d’époque, romans, qui deviennent presque un musée imaginaire) et la réélaboration fictionnelle.
« Mandami tanta vita » est aussi un livre sur la jeunesse, ses idéaux et ses désillusions. Le jeune Piero offre un bel exemple de la jeunesse intellectuelle de l’entre-deux-guerres dont le talent se heurte à une société endormie par le fascisme et que la maladie – métaphore peut-être de la situation politique – rendra finalement impuissant. Le personnage de Moraldo sert quant à lui de contre-point à la réussite – toute relative cependant en ces temps troublés – de Piero, double négatif d’une même soif d’action, toute intellectuelle soit-elle. Moraldo est particulièrement touchant dans ses incertitudes, sa frustration et ses échecs. La très belle confrontation de ces deux trajectoires fait sens et le roman est parfaitement construit à partir de ce va-et-vient entre les deux personnages.
Le roman, nostalgique, est aussi très poétique. Paolo di Paolo emporte le lecteur par son style : l’on a souvent envie de relire certaines pages, admiratifs d’un si grand talent et d’une si grande maturité chez un jeune écrivain.
A.K.
Paolo di Paolo, « Mandami tanta vita », Feltrinelli, 2013, 164 p. (« Tanta vita ! », traduit par Renaud Temperini, Belfond, 2014, 228 p.)
[1] « Une lettre de toi, c’est la vie, tu sais ? Envoie-moi donc beaucoup de vie. »
Décembre 2015
La poésie du cinéma
Karl Oska, propriétaire d’un ciné-club de Munich (Le Lunaire), reçoit du réalisateur Egon Storm, qui s’est retiré du monde, l’exclusivité du Movicône. Cette invention historique permet de construire des films à partir d’acteurs et de personnes réelles, mais utilisées de manière artificielle grâce à un « procédé d’archivage numérique […] de chaque expression, geste, intonation d’un acteur ou d’une actrice légendaire », pour ensuite « composer un rôle entièrement inédit ». « Nebula » met ainsi en scène Hitler, qui devient un poète épris de Louise Brooks, jeune artiste juive. Oska recevra trois films en quinze ans : « Nebula », « La septième solitude » et « Le rapport Usher ». Mais un quatrième film se profile : est-ce ce qu’est en train de lire le lecteur ? Dès le chapitre 2, fiction et réalité se brouillent autour du personnage de Solness, double du cinéaste, et de sa famille. Récit, scénario et mémoires se mêlent dans une narration mystérieuse et poétique.
« Archives du vent » est un récit virtuose qui joue sur une forme de mystère. Dans le premier chapitre, Oska, sorte de double du lecteur, pose les questions qui hanteront la narration jusqu’à sa résolution (toute relative) à la fin du roman : le récit est-il une mise en scène ? Y-a-t-il un quatrième film ? Qui est Solness ? Le roman apparaît ainsi comme une forme de manipulation dont les inventions cinématographiques se font l’écho : le movicône d’abord, qui crée de l’artifice avec du réel, et, plus tard, l’holoscope, véritable métaphore de ce récit en puzzle dans lequel les niveaux de lecture se multiplient : sous le regard, l’image libère l’holoscope ; par un complexe effet d’optique, d’une affiche naît un film.
Ces deux inventions sont également le symbole de l’idéalisme qui guide le récit. Le chamanisme du personnage de Solness, qui voit l’invisible, écrit ce qui a déjà été écrit, et vit ce que Storm compose, constitue une belle illustration de l’idéalisme philosophique et littéraire en vogue à la fin du 19e siècle. « Archives du vent », à travers le thème du rêve et du double, est une éloquente évocation de la puissance de l’art, de l’écriture et du cinéma. Le récit est truffé de citations et de scènes de films, ainsi que de figures mythiques, comme Louise Brooks, présence magnifique mise en scène dans la couverture du livre, ou Marlon Brando, autant de visions ou de fantômes sortis de l’imagination de l’auteur. La création est sans cesse envisagée comme une recréation dans un fragile équilibre entre songe et réalité, entre art et vie. Le roman oscille entre document et fiction, et l’on croirait presque à l’existence d’Egon Storm – figure inspirée selon l’auteur de Stanley Kubrick, Orson Welles et Andreï Tarkovski - et de ses films.
La narration, très romanesque par la part d’énigme et la présence de motifs récurrents comme le pistolet Beretta ou le carnet Moleskine rouge, est aussi très poétique. Les personnages évoluent dans des paysages évocateurs et symboliques, lieux de « l’autre réel », Delphi, « au pied des landes venteuses, sous la fuite tumultueuse des nuages au-dessus des monts », ou Seasidhe en Islande, lieu métaphysique où règne « une solitude d’avant l’aube de l’humanité ». Les titres de chapitre, magnifiquement mis en valeur par la très belle édition du Tripode, pourraient tout à fait introduire des poèmes, en harmonie avec le style de l’auteur qui, à lui seul procure un indéniable plaisir de lecture. Ils évoquent aussi, présentés sur un fond noir, l’univers cinématographique cher à l’écrivain.
Une plume très maîtrisée, une narration fascinante et intelligente, à la fois mythique et éminemment moderne, dans une magnifique édition, voilà, assurément, l’un des plus beaux ouvrages de cet automne littéraire.
A.K.
Pierre Cendors, « Archives du vent », Le Tripode, 2015, 320 p.
Janvier 2016
Sodome et Gomorrhe
Erich Kästner, écrivain allemand (1899-1974), a connu la célébrité avec ses livres pour enfants – notamment « Émile et les détectives » (1929) qui fut adapté plusieurs fois au cinéma. Après un service militaire en 1917 qui le dégoûte du militarisme, il débute sa carrière comme critique de théâtre, puis développe une importante activité journalistique à Berlin dans les années 20. En 1931 paraît « Fabian, histoire d’un moraliste » (Fabian, Die Geschichte eines Moralisten), version censurée de l’original « Der gang vor die Hunde ». L’ouvrage sera brûlé parmi d’autres dans l’autodafé organisé par les nazis le 10 mai 1933 contre la littérature dite « dégénérée ». Il faudra attendre 2013 pour que la version complète du roman, retrouvée dans le fonds Kästner des archives de Marbach, soit publiée en allemand par les éditions Atrium Verlag – version qui paraît aujourd’hui aux éditions Anne Carrière dans la traduction de Corinna Gepner sous le titre « Vers l’abîme ».
C’est en effet vers l’abîme que nous entraîne le héros de ce roman très sombre, Fabian Jakob, dans l’Allemagne des années 30 en proie au chômage, à la pauvreté et à la montée des extrémismes. Auteur d’une thèse sur Heinrich von Kleist, publicitaire par défaut, Fabian s’attarde dans les lieux de débauche d’un Berlin nocturne. Son errance s’accentue au fil du roman : licencié, le personnage va de rencontres en rencontres, amicales ou amoureuses. Stefan Labude, intellectuel engagé, ou Cornelia, actrice en herbe, l’accompagnent dans son parcours à travers la ville. Fabian finit par abandonner Berlin pour retrouver sa ville natale : ayant fui une capitale touchée par « la fièvre », il découvre un pays qui souffre « d’hypothermie ».
« Vers l’abîme » est un roman d’une extrême lucidité et sans complaisance. Le regard porté sur l’Allemagne de l’époque est étonnamment clairvoyant, parfois même visionnaire : lors d’un cauchemar, Fabian entrevoit – effrayante prémonition – « une machine de la taille de la cathédrale de Cologne », dans laquelle « des ouvriers à demi nus, armés de pelles, enfournaient des centaines de milliers de petits enfants dans un gigantesque chaudron où flamboyait un feu ». Erich Kästner nous livre une image de l’Allemagne privée de tout espoir et comme suspendue, telle une salle d’attente qui « de nouveau […] s’appelle l’Europe ». La crise économique pousse les berlinois dans tous les excès : folie politique rendue très ironiquement par un duel au pistolet entre un national-socialiste et un communiste qui se rendent ensemble à l’hôpital – renvoyant chaque camp à ses contradictions et son impuissance – ; désespoir noyé dans la débauche et la violence ; perte des repères qui conduit à une confusion des genres (sexuels ou sociaux). La noirceur et le cynisme qui caractérisent le texte sont contrebalancés par un certain humour (comme l’image de Joséphine de Beauharnais qui fesse Bonaparte) et par une lutte systématique contre les clichés (femme nymphomane qui attire ses amants devant un mari complice, prostitution des hommes…) Le roman est éclairé par quelques lueurs : l’amitié entre Fabian et Labude, l’affection pour Cornelia ou la relation pure qui unit Fabian et sa mère, mais la chute semble irrémédiable. Le personnage de Fabian lui-même est ambigu. Généreux mais incapable d’agir, intellectuel en compromission avec le monde, spectateur et acteur occasionnel de la décadence de l’Allemagne, il observe avec distance et cynisme les événements, attendant un dénouement qui ne tardera pas.
A.K.
Erich Kästner, « Vers l’abîme », trad. Corinna Gepner, Éditions Anne Carrière, 2016, 280 p.
Février 2017
La vie rêvée des mères
La femme brouillon, c’est la mère : belle image de la maternité qu’Amandine Dhée décline sous toutes ses formes dans ce texte percutant et acéré. La narratrice y raconte avec une grande liberté son expérience. Rapport au corps, clichés sociaux, discours médical, accouchement, allaitement, crise du couple, toutes les étapes du devenir mère sont envisagées sans tabous et avec subtilité. Amandine Dhée dénonce l’emprise de la société sur les mères, fragilisées par une pression sociale souvent archaïque. Comment être féministe et mère ? Comment échapper à l’influence perverse des différentes images de la mère parfaite, la femme au foyer traditionnelle mais aussi la femme moderne libre qui parvient à tout concilier ?
Le texte, tout en nuances, dit la souffrance des mères et montre en quoi la maternité constitue un obstacle de taille à l’évolution des mentalités. Or la mère succombe facilement, et parfois volontiers, aux clichés dans lesquels on l’enferme. Amandine Dhée est particulièrement habile à croquer, lors de très brefs chapitres, le quotidien et les états d’âme des procréatrices. Elle allie intelligence du regard, sens du détail parlant et sens de la formule. Empreint d’humour, le texte dit aussi toute la beauté et l’émotion d’une maternité qui accepte ses doutes et ses imperfections. Tout en livrant un regard lucide et acerbe sur notre société, « La femme brouillon » procure un indéniable plaisir de lecture.
A.K.
Amandine Dhée, « La femme brouillon », (Éditions) La Contre Allée, coll. « La Sentinelle », 2017, 96 p.
La vie rêvée des mères
La femme brouillon, c’est la mère : belle image de la maternité qu’Amandine Dhée décline sous toutes ses formes dans ce texte percutant et acéré. La narratrice y raconte avec une grande liberté son expérience. Rapport au corps, clichés sociaux, discours médical, accouchement, allaitement, crise du couple, toutes les étapes du devenir mère sont envisagées sans tabous et avec subtilité. Amandine Dhée dénonce l’emprise de la société sur les mères, fragilisées par une pression sociale souvent archaïque. Comment être féministe et mère ? Comment échapper à l’influence perverse des différentes images de la mère parfaite, la femme au foyer traditionnelle mais aussi la femme moderne libre qui parvient à tout concilier ?
Le texte, tout en nuances, dit la souffrance des mères et montre en quoi la maternité constitue un obstacle de taille à l’évolution des mentalités. Or la mère succombe facilement, et parfois volontiers, aux clichés dans lesquels on l’enferme. Amandine Dhée est particulièrement habile à croquer, lors de très brefs chapitres, le quotidien et les états d’âme des procréatrices. Elle allie intelligence du regard, sens du détail parlant et sens de la formule. Empreint d’humour, le texte dit aussi toute la beauté et l’émotion d’une maternité qui accepte ses doutes et ses imperfections. Tout en livrant un regard lucide et acerbe sur notre société, « La femme brouillon » procure un indéniable plaisir de lecture.
A.K.
Amandine Dhée, « La femme brouillon », (Éditions) La Contre Allée, coll. « La Sentinelle », 2017, 96 p.
Janvier 2017
Si l’Iran nous était conté
Maryam grandit en Iran à l’époque de la révolution, élevée dans une famille communiste qui tente de lui enseigner les méfaits de la propriété et l’oblige à donner ses jouets, ses vêtements et ses livres aux enfants du quartier. Bébé, ses parents l’utilisent pour faire circuler des documents politiques contestataires. Dans un monde sans liberté où ses proches disparaissent pour leurs idées, Maryam se réfugie dans les bras de sa grand-mère et dans les histoires qu’elle s’invente. À six ans, elle quitte l’Iran avec sa mère pour rejoindre son père à Paris. Suivent alors les années d’exil et l’oubli de la langue maternelle, l’impossibilité de raconter et la honte des origines.
L’Iran et l’exil sont narrés dans ce beau roman à travers les yeux de l’enfance et le regard plus distancié de l’adulte. De ce mélange naît une narration nostalgique et épurée. La narratrice, tout au plaisir de conter, croque des souvenirs et esquisse des portraits très évocateurs, racontant son pays natal, puis d’adoption, par fragments. Dans ce récit qui mêle l’Histoire et l’intime, la fable n’est jamais loin. Le roman est imprégné des contes qu’invente la petite fille, puis la jeune femme, pour tenter de maîtriser le monde qui l’entoure et se réapproprier son enfance. L’exil se vit aussi dans le rapport à la langue maternelle, le persan, d’abord rejetée, puis retrouvée. Dans ce récit très poétique et attachant, c’est le langage qui apporte la réconciliation.
A.K.
Maryam Madjidi, « Marx et la poupée », Le nouvel Attila, 2017, 208 p.
Juin 2017
L’écriture et la vie
Jérôme Orsoni poursuit son expérimentation narrative avec « Le feu est la flamme du feu », dernier volet de la trilogie parue chez Actes Sud[1]. Après une incursion réussie vers le roman, il renoue avec le genre du récit bref dans lequel il excelle. « Les recueils de nouvelles – qui peuvent tant ressembler à un journal personnel, construit lui aussi à partir de jours semblables à des chapitres à leur tour semblables à des fragments – sont des machines parfaites quand, grâce à la brièveté et à la densité exigées, ils parviennent à se montrer en tout plus fidèles à la réalité que les romans qui tournent si souvent autour du pot », écrit Enrique Vila-Matas dans « Mac et son contretemps » [2]. On peut se demander quelle réalité dessinent ces textes dans lesquels se côtoient un cafard nommé Gustave, anti-référence à « La métamorphose » de Kafka, un grand traducteur qui souffre d’horribles douleurs au séant, un mendiant croisé sur le boulevard Saint-Germain, un couple qui vit dans une anfractuosité du parquet du salon, un roman de Roberto Bolãno, un poème de Borges, des objets qui disparaissent mystérieusement.
« Je ne raconte pas d’histoires », écrit Jérôme Orsoni, « Ce ne sont que des nuages de brume ». Belle image pour évoquer l’original regard que l’auteur porte sur le monde qui l’entoure et dans lequel la fiction et la pensée sont intimement liées. Dans une écriture simple et belle, Jérôme Orsoni fleurte avec le fantastique poétique caractéristique de la fin du 19e siècle et du début du 20e siècle, celui du pouvoir de l’imagination et de l’écriture. Il converse avec les auteurs qu’il admire et nous livre par petites touches sa vision de la littérature, tout en nous entraînant dans les « univers parallèles » - titre de l’une des nouvelles - qu’il construit habilement. Tout comme Vila-Matas auquel il rend souvent hommage, Jérôme Orsoni concilie parfaitement l’exigence de la littérature et le plaisir du récit.
A.K.
[1] Voir les critiques de « Des Monstres littéraires » et « Pedro Mayr » parues sur notre site.
[2] Christian Bourgois, 2017, p. 231.
Jérôme Orsoni, « Le feu est la flamme du feu », Actes Sud, « Un endroit où aller », 2017, 176 p.
Janvier 2017
Il était une fois en Amérique
« Née contente à Oraibi » retrace l’histoire d’une petite fille du peuple Hopi, Tayatitaawa, en Arizona. On découvre par ses yeux un mode de vie et une spiritualité très poétiques, dans un environnement aride, mais que les rites et les traditions parviennent à rendre harmonieux. Dans cette société divisée en clans aux symboliques noms d’animaux, les hommes cohabitent en paix, chacun respectant sa place et vivant au rythme de la nature et des esprits qui l’incarnent.
Fondé sur des lectures et surtout sur un voyage dans les terres hopis, « Née contente à Oraibi » aurait pu prendre la forme d’un roman documentaire. Mais Bérangère Cournut a choisi la voie de l’intime en adoptant le point de vue de son personnage principal Tayatitaawa, issue du clan du Papillon par sa mère, et du clan de l’Ours par son père. Le peuple hopi nous est raconté de l’intérieur, presqu’à la manière d’un roman d’apprentissage. La jeune héroïne découvre le sens profond des rituels dans une quête qui la mènera à la liberté, frôlant au passage la mort et la sorcellerie.
Les sentiments humains sont explorés avec beaucoup de grâce dans ce roman initiatique. La narration, simple et belle, parvient à créer un sentiment de familiarité avec ce peuple lointain : pas d’exotisme, mais de la poésie, un réalisme empreint de surnaturel.
A.K.
Bérengère Cournut, « Née contente à Oraibi », Le Tripode, 2017, 304 p.
Septembre 2016
La révolution hors cadre
En 1989, Jean-Luc Godard est chargé par la mission du bicentenaire de réaliser un film sur la révolution française. Il se met au travail, proposant d’innombrables esquisses de scénarios. Dès le début de ses recherches autour de l’événement, il se rend à Chalonnes chez son vieil ami Jacques Pierre – avec lequel il partagea des aspirations révolutionnaires dans les années 60 – et tisse une relation très intime avec sa jeune fille Rose. Jacques Pierre, historien spécialiste de la période, est lui-même en train d’écrire une originale et fictive vie de Danton qui narre son exil à Chalonnes puis à l’île d’Elbe.
« Sauve qui peut (la révolution) », premier roman très maîtrisé de Thierry Froger, superpose trois niveaux d’écriture : la vie de Jean-Luc Godard – sa quête d’un film sur la révolution et sa relation avec Rose, tous deux étant d’ailleurs intrinsèquement liés – , les esquisses du scénario et les chapitres de la vie de Danton. Cette alternance fait sens constamment : vie, cinéma et écriture se mêlent en un subtil jeu d’échos et de reflets. La vie de Danton se déroule au Bas-Tiers-d’en-haut, sur une île de la Loire proche de Chalonnes, là même où Godard, Rose et Pierre parlent révolution, littérature et cinéma. Les amours du cinéaste répondent à celles de Danton, son amitié avec Pierre à celle, ambiguë, qui lie le révolutionnaire et Robespierre.
Tout comme le scénario de Godard, le roman tourne autour de la révolution, opérant un décentrement constant. Le travail du cinéaste, très justement qualifié de « travail buissonnier » par l’éditeur, interroge le rôle du 7e art et son rapport au réel. Il n’est pas « la reproduction de la réalité » mais un « oubli de la réalité ». L’Histoire devient une ombre, comme celles de Danton et Robespierre qui « s’allongeaient et dansaient sur la plage ». L’historien lui-même, pour sauver son récit, doit nier la réalité. Thierry Froger imagine un Michelet qui refuse de reconnaître Robespierre vieillissant, croisé sur les bords de la Loire…. Raconter la révolution, c’est raconter la construction du récit – cinématographique ou littéraire – de la révolution. Godard apparaît comme un symbole d’indépendance artistique, qui ne peut être trouvée qu’en marge de l’Histoire et de la politique. L’image de la liberté, c’est celle de Giulietta, ultime liaison de Danton, qui se laisse porter par la faible houle des vagues qui l’emmène lentement vers la plage.
Cet impertinent roman, qui mêle fiction et Histoire et se construit sur d’improbables associations, est une vraie réussite.
A.K.
Thierry Froger, « Sauve qui peut (la révolution) », Actes Sud, 2016, 448 p.
Août 2016
Une ode à la liberté
Anguille vit avec sa sœur Crotale à Mutsamudu, dans le quartier de Mjihari où se réunissent les pêcheurs. Leur père Connaît-Tout, autodidacte, lecteur avide et prodigue de leçons sur la vie, les élève seul après la mort de sa femme. C’est lui qui, fasciné par le système de défense des animaux, a choisi leurs étranges prénoms. En nommant ses filles Crotale, le serpent à sonnette qui effraie les voyous, et Anguille, poisson « ubiquiste et malin », il pense pouvoir les protéger du monde et des hommes. Mais alors que Crotale désobéit sans cesse à son père, délaissant le lycée et sa famille, Anguille, d’apparence sérieuse, fait elle aussi ses expériences, qui la conduiront à un destin tragique.
« Anguille sous roche » prend la forme d’un long monologue, d’une seule longue phrase. L’héroïne Anguille, sur le point de mourir dans l’Océan Indien, revient sur sa vie et son expérience du bonheur. Ce récit, d’une grande inventivité thématique et formelle, se présente comme un roman d’apprentissage original qui se déploie dans un univers à la fois animal et terriblement humain. La voix qui porte le récit est d’une grande liberté dans le regard tout en nuances et en contrastes qu’elle pose sur le monde. Anguille se livre à l’amour, au plaisir du goût et des sens avec un excès racheté par une forme de pureté, celle d’une jeunesse avide de vivre.
Mais ce qui frappe avant tout, c’est le plaisir du récit et du langage. De digression en digression, l’anguille suit son chemin, se glissant dans la richesse d’une langue française qui mêle les élans poétiques et les expressions hautes en couleurs. Entre les formules morales du père, les expressions familières propres à la jeunesse et les modulations du français des Comores - où vit l’auteur - , l’écriture porte le roman jusqu’au final dans lequel culmine la beauté du texte.
A.K.
Ali Zamir, « Anguille sous roche », Le Tripode, 2016, 320 p.
Mai 2018
Le paradis perdu
« Terres de sang », paru en Grèce en 1962, narre un épisode important de l’histoire du pays, appelé « La Grande Catastrophe », à travers les yeux du jeune Manolis. Au début du 20e siècle, l’Anatolie, en Asie mineure, est un territoire où résident turcs, arméniens et grecs. Ces derniers sont particulièrement bien intégrés dans la région de Smyrne. Dans les années 1910, les tensions entre les communautés, reflet des tensions internationales et des luttes entre les grandes puissances pour la domination territoriale, s’exacerbent. À partir de 1913, les massacres et les déportations des populations chrétiennes minoritaires s’organisent. Pendant la première guerre mondiale, les grecs sont envoyés dans des brigades spéciales, les Bataillons du Travail (Amélé Tabouru), où ils sont chargés de différents travaux dans des conditions inhumaines. À la fin du conflit, les puissances alliées soutiennent tour à tour la Grèce, l’Italie et la Turquie pour la domination de Smyrne. En 1919, les grecs, dirigés par Vénizelos, débarquent à Smyrne. Mais en 1922, les alliés remettent en cause leur soutien à la Grèce, qui peine à vaincre les turcs. Les français soutiennent Kemal, les grecs se retirent en 1922 : Smyrne, symbole du cosmopolitisme, est livrée à la destruction des turcs. En janvier 1923, la Grèce et la Turquie procèdent à l’échange obligatoire des minorités turques et grecques. Entre 1913 et 1923, presque un tiers de la population grecque de l’Empire Ottoman est morte.
Dido Sotiriou, qui a elle-même vécu cet exil, raconte la fin du paradis pour les Grecs, contraints de quitter la riche terre d’Anatolie où ils vivaient depuis des générations. Son roman est passionnant : la traduction de Jeanne Roques-Tesson fait découvrir au lecteur français une page d’Histoire peu connue, presque à la manière d’un roman philosophique. Le personnage de Manolis n’est pas un Candide, mais son regard à la fois naïf et éclairé rend le récit supportable – malgré sa violence – et émouvant. Dido Sotiriou parvient aussi à faire renaître un monde cosmopolite, sorte de paradis perdu où les populations et les langues se mêlaient harmonieusement. La traductrice précise dans une note initiale qu’elle n’a pu restituer le mélange de patois et de termes italiens, français ou vénitiens qui caractérise le roman, mais elle a conservé la multitude d’expressions turques qui font toute l’originalité de l’écriture de l’auteur. « Terres de sang » n’est pas une leçon d’Histoire, ni une dénonciation. La violence est des deux côtés. Le roman, en adoptant une approche très intime, fait de la Grande Catastrophe un moment terriblement humain.
A.K.
Dido Sotiriou, « Terres de sang », traduit du grec par Jeanne Roques-Tesson, éditions Cambourakis, 2018, 407 p.
Juin 2018
Exils : d’un siècle à l’autre
En septembre 2015, le narrateur et sa compagne se rendent sur l’île grecque de Chio, face à la Turquie. Il suit les traces de son père, grec d’Asie mineure chassé par les turcs en 1922. Parti sur les lieux du massacre de Chio peint par Delacroix et chanté par Victor Hugo dans « Les Orientales », et sur celui de Smyrne au début du 20e siècle, le couple se trouve rapidement confronté au drame moderne des migrants qui arrivent en masse depuis la Turquie toute proche pour fuir la guerre de leur pays. Le contraste est fort entre le gilet de sauvetage jaune vif de l’avion, évocateur des vacances, et celui, rouge, abandonné par les migrants sur la plage. L’île des touristes, ses petites tavernes et ses belles plages cache un pays touché par la crise économique et qui peine à faire face à l’arrivée massive des migrants.
Dans ce très beau roman graphique, émouvant et souvent poétique, Allain Glykos propose une forme originale de journal de voyage, magnifiquement mis en images par Antonin. Le lien entre écriture et dessins est très réussi et très évocateur. Le parallèle entre l’exil du père et celui des syriens est intelligemment construit. Le dialogue entre l’écrivain et sa compagne – qui incarne une forme de normalité, une sorte de juste mesure entre les touristes indifférents et les questionnements incessants du narrateur – permet une saisie subtile de la situation, qui évite toute caricature.
Allain Glykos et Antonin, « Gilets de sauvetage », éditions Cambourakis, 2018, 160 p.
Juin 2018
Minuscules légendes
Elisa Ruotolo, l’auteur du très beau « Ovunque, proteggici », dont on espère la traduction prochaine en français, réunit dans « J’ai volé la pluie » trois nouvelles : « Je m’appelle Très Légende », « Le petit est rentré » et « Regarde-moi ». La première narre le destin d’un enfant, footballer prometteur dans une toute petite équipe entraînée par son père, mais qui se heurte à la rigidité d’une carrière professionnelle. La deuxième raconte la détresse et la solitude d’une mère qui a perdu son enfant. La troisième, le secret d’un amour inavoué, à travers les yeux d’un enfant.
L’auteur nourrit ses récits de l’atmosphère particulière du sud de l’Italie, où la tragédie est douce et l’atmosphère poétique. Elle dessine des personnages attachants. Ils se heurtent à la fatalité des événements ou de leur milieu social et se laissent porter par la vie. Rédigés à la première personne, les deux nouvelles qui ouvrent et concluent le recueil s’apparentent à des récits initiatiques dans lesquels l’enfance présente une étrange maturité, une capacité à accepter et dépasser un destin déjà tracé, une douleur de vivre qui n’exclut pas une certaine forme de bonheur. Les récits sont portés par un style élégant et imagé qui fait toute la beauté du texte. Elisa Ruotolo est assurément une voix à suivre parmi la riche production contemporaine transalpine.
A.K.
Elisa Ruotolo, « J’ai volé la pluie » [Ho rubato la poggia], traduit de l’italien par Nathalie Bauer, Éditions Cambourakis, 133 p.
Avril 2018
Une utopie africaine
Sada, Boly et Mignane ont grandi ensemble, partageant la cour de trois maisons pauvres dans le quartier périphérique d’une ville sénégalaise. Pendant trois ans, ils ont partagé les valeurs communes de leurs familles respectives, l’amitié, la dignité, la générosité et la tolérance. Le retour des pluies marque la fin de cette harmonie : Boly et Mignane retournent dans leurs terres natales, tandis que Sada s’installe avec ses parents aux abords d’une forêt, près d’une décharge. Son père, Mapaté, parvient à y créer à nouveau une communauté qui vit harmonieusement au sein de la nature. Des années plus tard, Sada, Boly et Mignane se retrouvent.
Les pages de ce bref roman résonnent au premier abord comme un conte. Ode à la nature, aux valeurs humaines et au vivre-ensemble, le récit propose des lieux où une utopie africaine est possible : la cour, celle des trois baraques ou celle de la décharge, apparaît comme un lieu préservé où l’on peut dialoguer en toute liberté et où la convivialité prend un sens fort. Pourtant, en creux se dessine un autre espace, plus menaçant : l’Afrique de la corruption et du mensonge. La discordance familiale qui s’installe au début du récit obscurcit le rêve d’une collectivité idéale. L’ « Empire du Mensonge », nom donné au théâtre créé par la belle-sœur de Sada, lieu symbolique pour l’auteur, désigne aussi le Sénégal. « Qu’avons-nous fait de ce que nous avons appris ? », interroge Mignane dans un livre. Aminata Sow Fall défend l’éducation et la transmissions des valeurs. La Cour apparaît comme un lieu d’apprentissage, au même titre que l’école, à travers les conversations et les initiatives culturelles. L’Empire du mensonge célèbre la morale et la culture dans un monde qui se livre aux « sirènes des illusions ». Belle variation africaine qui fait écho au chant voltairien : « il faut cultiver son jardin ».
A.K.
Aminata Sow Fall, « L’Empire du mensonge », Le Serpent à Plumes, 2018, 144 p.
Mars 2018
Géopolitique du crime
En 1924, l’Albanie est un État fragile. Son indépendance a été reconnue en 1919, mais ses frontières restent menacées par les pays limitrophes et les tensions internes sont fortes. Les habitants des montagnes résistent à l’autorité du récent État, lui-même divisé par des luttes de pouvoir. Les puissances étrangères, attirées par le pétrole, se disputent ce territoire très marqué par des traditions ancestrales. Un jour de printemps, deux américains sont tués alors qu’ils traversaient le pont de la Droja, sur la route du Nord. Le pays est en ébullition : qui a pu commettre ce crime – politique ? – contraire aux règles sacrées du Kanun qui régit ces régions reculées ? L’Albanie, au bord de la guerre civile, s’abandonne aux rumeurs les plus folles, tandis que les ambassadeurs et représentants politiques tentent de surmonter une grave crise diplomatique. Julius Grant, représentant des États-Unis, s’efforce de reprendre la main sur cette région jusque-là dominée par la Grande-Bretagne et son digne représentant, l’ambassadeur Harris. Le premier ministre de l’Albanie, Fuad Herri, victime d’un attentat quelques mois plus tôt, affronte le chef de l’opposition, l’évêque Dorotheus, à la tête des forces « modernes », principalement constituées d’émigrés de retour dans leur patrie.
Paru dans la collection « Actes noirs » des éditions Actes Sud, « Les assassins de la route du Nord » va bien au-delà du roman policier. Mélange réussi entre le conte ironique et le roman historique, il joue habilement avec les genres et entraîne le lecteur dans une intrigue où les rebondissements sont le reflet de notre monde moderne. Anila Wilms construit son intrigue à la manière d’un puzzle : les fils se tissent peu à peu, au rythme des flashbacks et des points de vue des différents protagonistes. Le récit fait écho à notre société : état d’urgence, corruption, lutte des superpuissances pour la domination, ingérence, hypocrisie de la diplomatie. Cette intrigue foisonnante parvient à créer une atmosphère particulière, à la fois inquiétante et ludique. Le peuple des montagnes du Nord, jamais mis en scène, est pourtant bien présent, tout comme Mussolini, dont l’ombre plane sur l’Albanie. La traduction de Carole Fily, très réussie, nous permet de découvrir un texte original et passionnant.
A.K.
Anila Wilms, « Les assassins de la route du Nord », traduit de l’allemand par Carole Fily, Actes Sud, coll. « Actes noirs », 2018, 208 p.
Mars 2018
« Quel vago avvenir che in mente aveva »
Milena Agus raconte les terres promises de trois générations d’une famille sarde. Esther, qui attend Raffaele parti à la guerre, rêve de quitter cette île où il est impossible de vivre. Lui rêve de l’Amérique et du jazz découverts à la Libération. Leur fille Felicita espère en vain l’amour de celui dont elle attend un enfant et voit la mer de Sicile comme sa terre promise. Son fils Gregorio partira pour les États-Unis, réalisant peut-être les rêves musicaux de son grand-père.
Les terres promises, espoir d’une autre vie ou désillusion, se déclinent dans ce récit comme un thème musical, autour de personnages qui prennent vie sous la plume subtile de Milena Agus. L’écrivaine excelle dans l’esquisse de figures attachantes, à mi-chemin entre conte et tragédie. La tragédie sicilienne, légère et douce, mais implacable, se met en place dès les premières lignes et le retour de Raffaele : il devra épouser Esther même s’il ne l’aime pas. Plus qu’un récit sur les départs, « Terres promises » raconte les retours dans une île où l’on peut grandir sans voir la mer, où la pauvreté règne, et où riches et pauvres peinent à se mêler. Pourtant, la Sicile reste une terre d’espoir, baignée par le soleil et la mer, et qu’incarne parfaitement le personnage de Felicita. Les thèmes abordés dans le roman – émigration, pauvreté, désillusions de l’exil – n’ont rien d’original, mais sont traités avec délicatesse et poésie.
A.K.
Milena Agus, « Terres promises », traduit de l’italien par Marianne Faurobert, Liana Levi, 176 p.
Février 2018
(Re)lire Jorge Semprun
Alors que les romans sur la deuxième guerre mondiale fleurissent [1], il est intéressant de revenir aux sources. Parmi les ouvrages sur les camps, celui de Jorge Semprun offre un éclairage original et une voix singulière qui résonne encore aujourd’hui avec force. Réfugié en Suisse, puis en France après la victoire de Franco, l’écrivain résistant espagnol est arrêté puis déporté à Buchenwald en 1944. Contrairement à beaucoup de camps de concentration et d’extermination, ce sont les prisonniers politiques qui détiennent l’organisation interne de Buchenwald – situé à côté du haut lieu culturel qu’est Weimar, ville de Goethe. Le réseau communiste y est important et une résistance intérieure s’y est organisée dès 1942. C’est ce qui a permis à Semprun d’avoir des conditions de survie plus favorables – il travaillait à l’Arbeitsstatistik – et de maintenir des relations humaines au sein d’une communauté politique et intellectuelle.
Le récit de Semprun montre la résistance de l’humain et de la fraternité contre le Mal Radical – das radikal Böse – de Kant. Certes, son expérience n’est pas représentative : il raconte la bibliothèque de Buchenwald – lieu de rééducation délaissé par les SS et dans laquelle on pouvait trouver les ouvrages accumulés par les déportés au fil des années, Hegel par exemple – les séances de cinéma du dimanche ou les débats poétiques qui ont lieu dans les latrines, ultime espace de liberté. Mais elle n’en n’est pas moins forte.
Semprun, comme Primo Levi ou Robert Antelme, s’interroge sur la possibilité d’écrire l’expérience de la mort. Pour lui, la littérature est nécessaire. Elle seule peut atteindre, non la réalité, mais une certaine vérité : faire comprendre le combat entre le Mal Radical et la fraternité : « Seul l’artifice d’un récit maîtrisé parviendra à transmettre partiellement la vérité du témoignage ». Longtemps, l’écriture a été associée pour lui à la mort. Le récit, qui devait d’abord s’intituler « L’écriture ou la mort », est paru en 1994, après des années d’oubli volontaire et un retour à l’écriture en 1963 avec « Le Grand Voyage ». La reconstruction est donc tardive et prend la forme d’une nécessaire composition, qui est littérature sans pour autant être invention. Comme le précise Jorge Semprun, rien dans ses livres ne relève du faux témoignage. La reconstruction se fait ici à travers le jeu de la mémoire, qui rend compte de la densité du temps vécu et du souvenir. L’écrivain raconte le camp par fragments, superposant les scènes, sautant de Buchenwald à Paris, à l’Espagne ou à la Suisse. Le camp apparaît souvent pour le survivant comme la seule réalité, et la vie comme un rêve. L’expérience de la mort – la neige sur les collines de l’Ettersberg – se mélange avec la soif de vivre, « l’espérance [des] vingt ans qu’avait cernée la mort ». L’ouvrage s’achève sur la vision réconciliée de l’Ettersberg, où les flammes orangées dépassent le sommet de la cheminée trapue du crématoire. Belle victoire que celle de la littérature qui sublime le passé et dépasse ainsi définitivement la barbarie.
A.K.
[1] Voir par exemple notre critique de « Ces rêves qu’on piétine » de Sébastien Spitzer et de « La brume en août » de Robert Domes.
Jorge Semprun, « L’écriture ou la vie », Gallimard, 1994.
Février 2018
Le devoir de mémoire
« Ces rêves qu’on piétine » raconte les derniers jours de la deuxième guerre mondiale. D’un côté, Madga Goebbels, dans le bunker de Berlin où elle mettra fin à ses jours et à ceux de ses six enfants. De l’autre, les détenus des camps de concentration, massacrés par leurs bourreaux, mais aussi par les civils lors des tristement célèbres « marches de la mort ». On suit les destins de Joshua, Fela et sa petite fille Ava, déportés en fuite qui tentent de survivre dans un pays encore en guerre, Lee Meyer, photographe de guerre, et Richard Friedländer, juif mort en déportation et père de Magda Goebbels.
Écrire sur les camps est un dangereux défi, d’autant plus lorsqu’on ne peut s’appuyer sur un témoignage. Sébastien Spitzer en est bien conscient et s’est livré à un important travail documentaire avant de rédiger ce premier roman. « Tout est là », précise-t-il dans sa postface : récits, témoignages, travaux d’historiens, sont « présents à chaque mot, à chaque ligne », « comme autant de garde-fous », pour éviter les écueils du romanesque (dans lesquels il tombe peut-être parfois quand il met en scène la petite Ava). Le roman apporte un éclairage nouveau sur le destin de Magda Goebbels. La confrontation entre sa soif de pouvoir et les lettres – très belles, et fictives – de son père souligne la cruauté d’un régime issu de la folie des hommes, et surtout de leur faiblesse. Les pages sur les derniers jours dans le bunker sont particulièrement réussies. Elles évoquent un régime à l’agonie qui tente de masquer sa chute sous de faux-semblants, du mariage entre Hitler et Eva Braun à l’insouciance des enfants de Magda. Sébastien Spitzer s’interroge sur ce qui a pu pousser une femme à renier ses origines et son premier amour, puis à tuer ses enfants. Il fait entendre les voix des victimes – témoignages portés dans un rouleau de cuir par la fillette. Il n’y a, malheureusement, pas de réponse, mais un devoir de mémoire que Sébastien Spitzer honore avec délicatesse.
A.K.
Sébastien Spitzer, « Ces rêves qu’on piétine », Éditions de l’Observatoire, 2017, 304 p.
Janvier 2017
20 000 lieues sous les mers
Au fond de l’océan, les requins, cachalots et autres créatures des fonds marins sont attirés par un long câble de 7 000 kilomètres, « colonne vertébrale traversant l’Atlantique du nord au sud » : flin. À l’intérieur, un flux de données incessant qui permet au monde entier de communiquer, tissant une toile que l’on appelle le world wide web : la communication sans fil est en réalité éminemment matérielle. Pénélope en Suisse, June, Oliver et Evan à Portland, Birgit au Danemark, Kuan et Lu Pan à Singapour, vivent et travaillent par, ou pour internet. Ils se rejoignent dans un projet commun dont ils ne mesurent pas les conséquences : saboter les câbles pour tenter de vivre autrement, ne serait-ce que quelques jours.
Le projet d’Aude Seigne est original et convaincant : utiliser le roman choral pour donner vie au réseau internet. Sautant d’un personnage - et d’un bout du monde - à l’autre, elle construit des figures subtiles, dans un mélange réussi entre vie intime, vie professionnelle et rapport au web. Aude Seigne tisse habilement sa Toile, créant progressivement des liens entre les différents protagonistes. Le roman est empreint de problématiques bien réelles, comme les enjeux écologiques du web et son fonctionnement, qui sont mises au service d’un art romanesque très maîtrisé. Sans juger ni donner de leçon, l’auteur donne à voir le monde virtuel tel qu’il est, ambigu, capable du meilleur comme du pire.
A.K.
Aude Seigne, « Une toile large comme le monde », Éditions Zoé, 2017, 240 p.
Janvier 2018
Dans les abymes de l’Argentine
Pendant les années de la dictature militaire en Argentine, Juana, militante appartenant aux FAR (Forces Armées Révolutionnaires), est arrêtée avec son jeune fils et prisonnière à l’ESMA, centre de détention et torture. Pour sauver son fils et échapper à la mort, elle accepte de travailler pour les militaires et devient la maîtresse de Raúl, surnommé le Poulpe, l’un de ses tortionnaires. Elle se rend à Paris avec lui pour livrer des renseignements sur les opposants politiques réfugiés en France. Des années plus tard, à Saint-Nazaire, une jeune journaliste, Muriel, enquête sur la mort suspecte d’une femme, Marie Le Boullec, retrouvée noyée. Les liens se tissent peu à peu avec les années noires de l’histoire argentine.
« Double fond » renoue avec bien des aspects de « Luz ou le temps sauvage » : le thème bien sûr, mais aussi le jeu sur la temporalité, la multiplicité des points de vue, l’intrication intime entre les personnages liés à la dictature et les révolutionnaires. Le roman, habilement construit, mêle trois récits qui convergent peu à peu : la lettre d’une mère à son fils, l’histoire de Juana, et l’enquête policière actuelle. Derrière une intrigue très, et parfois trop, romanesque (sur fond de coup de foudre et de passion amoureuse qui manque parfois de subtilité), Elsa Osorio tisse une toile complexe qui interroge l’identité et le sens des actions humaines. Le nom est au cœur de l’intrigue, le moi se perd dans le vertige des surnoms et fausses identités, dévoilant ainsi une réelle interrogation sur le sens d’une vie : au-delà de ses actions, Juana reste-t-elle vraiment fidèle à ses convictions ? En-dehors d’Yves, le mari de la noyée, qui apparaît peut-être comme un personnage trop positif, l’ambiguïté règne entre les deux camps : l’amour rend le Poulpe faible et attachant, et la position des personnages secondaires oscille sans cesse. La démocratie qui finit par s’installer en Argentine brouille définitivement les pistes. Les assassinats se poursuivent, et les anciens dictateurs demeurent impunis. Elsa Osorio dévoile ainsi des aspects moins connus de la dictature argentine et de ses liens avec la France. Le mélange entre histoire et roman est réussi.
A.K.
Elsa Osorio, « Double fond » [Doblo fondo], traduit de l’espagnol (Argentine) par François Gaudry, Éditions Métailié, 2018, 400 p.
Janvier 2018
Étrange nouvelle de l’Essex
À la mort de son mari, Cora Seaborne se rend avec son fils Francis et son amie Martha dans l’Essex. Délivrée d’un mari cruel et méprisant, elle tente de profiter de sa liberté malgré son sentiment chronique de culpabilité. Dans la campagne anglaise de la fin du 19e siècle, d’abord à Colchester, puis dans le village d’Aldwinter, elle arpente rivières, champs et forêts à la recherche de fossiles. Elle se lie d’amitié avec le révérend William Ransome et sa femme Stella. Une année s’écoule entre les rencontres amicales, les visites de l’ami de Cora, le Dr Luke Garett, médecin prometteur, et d’étranges événements liés aux croyances populaires très ancrées dans la région : un monstre, le serpent de l’Essex, serait revenu dans la rivière du Blackwater après un séisme.
Dans ce riche roman, Sarah Perry dessine des personnages complexes et attachants, multipliant les points de vue. Chaque personnage croit en son propre Dieu : la science pour Cora et Luke, le socialisme pour Martha, la religion pour William. Ils sont loin cependant de toute caricature : avec une grande subtilité, l’auteur joue sur les liens qui se tissent entre eux. Amitié et amour se confondent dans des relations complexes où la psychologie est très finement décrite.
« Le Serpent de l’Essex » est aussi un roman de l’ambivalence : celle d’une époque où les progrès sociaux et scientifiques côtoient les croyances populaires, et qui se reflètent dans le double sens des symboles (le serpent monstrueux, qui est aussi le symbole d’Esculape, dieu de la guérison), des mots, ou des références qui mêlent Histoire, littérature noble et populaire, et religion.
Dans un style très maîtrisé, Sarah Perry excelle dans la peinture inattendue d’une époque victorienne en clair-obscur et dans la création d’une atmosphère qui oscille entre roman gothique et grande littérature anglaise, de Charles Dickens à Jane Austen.
A.K.
Sarah Perry, « Le Serpent de l’Essex », Christian Bourgois Editeur, 2018, 384 p.
Janvier 2018
Mon père, cet inconnu
À vingt ans, Constantin Alexandrakis découvre que son père n’est pas mort. Sa mère, fille d’un célèbre acteur grec et d’une ancienne mannequin envoyée de Paris Match à Athènes, lui a menti pendant des années et caché le nom du « Géniteur » grec : Yevette Tsunodapoulos. Il se rend donc en Grèce, contacte son père supposé, tente de découvrir la vérité, envisage un test de paternité. Mais la quête, qui est aussi et surtout une quête de soi, est longue et difficile. Il faut trouver des traducteurs, ne pas effrayer un homme méfiant et en mauvaise santé. Il attend, parfois en vain, de courtes rencontres avec cet inconnu, et découvre un pays et une langue.
« La mètis n’est ni une idée, ni une catégorie, ni une notion, ni un concept, mais une sorte de tour d’esprit », comme cette narration tortueuse dont nous régale Constantin Alexandrakis et qui suit les méandres de son exploration. Le narrateur, tel Dédale, se perd dans le labyrinthe de la culture grecque, découvrant, en vrac, les mots, la mythologie, l’histoire et la culture contemporaines, au hasard de ses recherches internet, de ses lectures et de son errance dans Athènes ou dans l’île d’Ikaria. « Né deux fois » est « une histoire de boucles et de nœuds », une évocation originale et attachante de la péninsule où les mots-morts se révèlent vivants. La mythologie et les traditions résistent dans un pays que l’Europe tente de normaliser, touché par la crise et la montée de l’extrême-droite. La Grèce, c’est le tourisme de masse et la répression politique, mais aussi la résistance d’une culture du collectif et de la solidarité.
Le récit, fait de digressions et d’énumérations (on pourrait presque parler d’une poétique de la parenthèse) ne perd jamais son lecteur. Il le guide avec brio dans l’émouvante quête du Géniteur, qui passe tout aussi bien par le Mexique et le Canada que par Ikaria. Le monologue intérieur de l’auteur offre au lecteur une vision presque mythologique, souvent pleine d’humour, de sa perception des choses, entre une mère à la « mentalité épique », dont le mensonge originel fait du narrateur un Bâtard, et un monde instable dominé par la mètis, ou l’impossible vérité. Peut-être n’y a-t-il rien au bout de la quête, mais il reste un récit attachant, spontané et maîtrisé à la fois.
A.K.
Constantin Alexandrakis, « Deux fois né », Verticales, 2017, 304 p.
Décembre 2017
« L’insoutenable ressemblance de l’autre »
En janvier 1991, le narrateur fuit l’Albanie après l’effondrement du régime communiste. Comme beaucoup d’autres, il tente de gagner la Grèce pour partir ensuite en Amérique. Il rencontre dans un camp de réfugiés albanais une équipe de cinéastes qui l’emmènent avec eux à Athènes. Commencent alors les années d’exil, et surtout de découverte d’un nouveau pays et d’une nouvelle langue. C’est le récit d’une seconde naissance, de la construction d’une double identité, auquel se greffent des témoignages de natifs d’Iran, d’Arménie, d’Afghanistan, du Vietnam, d’Albanie ou de la Grèce qui racontent leur propre parcours dans une Europe en crise.
En utilisant sa propre expérience et celle des autres, Gasmend Kapllani propose une belle et intelligente réflexion sur l’immigration. Tout en dénonçant le racisme et le repli des États sur eux-mêmes, il montre toute la richesse qu’offre le franchissement des frontières. Fasciné par le mode de vie, si libre par rapport au régime fermé de l’Albanie totalitaire, et plus particulièrement par la langue, le narrateur construit progressivement son identité grecque. Refusant le statut d’étranger, il cherche à apprivoiser son nouveau pays et en assimile tous les registres : son apprentissage de la langue débute par la lecture d’un livre sur l’homosexualité, une sorte de « Grec lubrique pour débutants », par la maîtrise des gros mots et la fréquentation des cinémas pornos. Renversement du point de vue ou perte des repères, la rencontre avec « le monde au-delà des frontières » relève de l’intime et de l’affectif. Le rapport au langage s’apparente ainsi à une relation amoureuse, qui trouve son prolongement dans l’histoire avec Europe, étudiante en lettres rencontrée à l’Université. Or Europe représente bien le continent auquel elle a donné son nom dans la mythologie, personnage féminin idéalisé par l’auteur, curieuse et ouverte à l’étranger, mais dissimulant colère, jalousie et incertitudes.
Dans cette péninsule ambivalente, la difficile intégration se heurte au racisme ambiant, particulièrement exacerbé vis-à-vis des albanais, dans un pays qui ne reconnaît pas le droit du sol. Mais le narrateur persiste à voir dans son exil une « grande aventure » qu’il retranscrit dans ce récit par une voix à la fois intime et universelle, et, ultime victoire, en langue grecque.
Gazmend Kapllani, « Je m’appelle Europe », traduit du grec par Françoise Bienfait et Jérôme Giovendo, Éditions Intervalles, 2013, 153 p.
Décembre 2017
Se souvenir des belles choses
Après la mort (accidentelle ?) de Samuel dans un accident de voiture, un écrivain enquête : il recueille les témoignages des proches du jeune garçon pour tenter de comprendre cette fin tragique et en faire un livre. Les récits se succèdent, discordants, et le doute s’installe peu à peu. Qui du meilleur ami Vandad, de l’amie d’enfance surnommée Panthère, ou de l’ex-petite amie Laïde détient la vérité ? Les voix se mêlent et se contredisent, jusqu’à celle du narrateur-écrivain dont le projet se révèle être plus ambigu qu’il n’y paraît.
À l’heure où la littérature document triomphe à partir du fait-divers, Jonas Hassen Khemiri choisit une autre voie, celle d’une littérature assumée comme fiction, mais qui constitue justement le meilleur moyen pour saisir la complexité du réel et de l’être. Le romancier interroge la mémoire, celle de Samuel qui se cherchait en vain dans une vie dont il peinait lui-même à se souvenir, et celle des autres, déformée par des enjeux qui les dépassent. Le roman, rigoureusement construit sur une succession de paragraphes retranscrivant le discours des uns et des autres, est d’une efficacité redoutable. La discordance s’installe progressivement, accentuée par un léger mais habile décalage temporel. Cette interrogation sur la vérité se double d’un portrait tout en nuances de la société suédoise contemporaine.
Il faut saluer au passage le travail de la traductrice, Marianne Ségol-Samoy, qui nous a permis de découvrir l’œuvre à la fois du romancier et du dramaturge, auteur de « J’appelle mes frères » (Actes Sud), ou « Presque égal à » (Éditions théâtrales) [1].
A.K.
Jonas Hassen Khemiri, « Tout ce dont je ne me souviens pas », traduit du suédois par Marianne Ségol-Samoy, Actes Sud, 2017, 236 p.
[1] Voir les compte rendus dans nos rubriques « Théâtre » et « Théâtre lu ».
Novembre 2017
Amours de jeunesse
Une jeune fille aperçue dans un jardin, une camarade de classe entraînée dans une escapade buissonnière, un amour de vacances achevé tragiquement, des rencontres, regards et frôlements dans des bals et des fêtes, telles sont les intrigues qui se nouent dans les nouvelles proposées par Marc Villemain autour des amours enfantines et adolescentes.
Marc Villemain, dans ces charmants récits des amours contrariées, esquissées ou consommées, décrit les premiers émois avec une grande délicatesse. À travers une variation presque musicale sur des motifs comme l’eau, le jardin ou le bal, il évoque de façon très poétique les sentiments et sensations de l’éveil amoureux.
La construction du volume oscille habilement entre unité et fragmentation, autour du motif des rivières infranchissables qui donne son titre au recueil, et d’un narrateur qui se construit au fil des pages. Cette promenade au cœur de l’enfance est tendre et revigorante à la fois.
A.K.
Marc Villemain, « Il y avait des rivières infranchissables », Éditions Joëlle Losfeld, 2017, 152 p.
Novembre 2017
Hommage littéraire
Le texte de Roberto Ferrucci naît d’une phrase lue quelque part dans l’œuvre d’Antonio Tabucchi, mais jamais retrouvée : « Les histoires ne commencent pas et ne finissent pas, elles arrivent ». Une mémoire fragmentaire guide alors l’écrivain dans un va-et-vient entre le présent – dans lequel Ferrucci se rend sur la tombe de Tabucchi au Cemitério dos Prazeres à Lisbonne – et le souvenir de ses rencontres passées avec l’auteur de « Pereira prétend ».
La déambulation dans une Lisbonne très évocatrice de l’univers de Tabucchi, et, à travers lui, de Pessoa, avec le tramway n°28, le cimetière ou les rues aux pierres cubiques (la calçada portuguesa) laisse ainsi la place à d’autres lieux, Venise, Trieste, Vecchiano en Toscane, et à différents moments de la vie du narrateur : l’université avec un mémoire consacré à Antonio Tabucchi et Daniele Del Giudice, l’âge adulte pendant lequel l’admiration pour Tabucchi se transforme en amitié.
Roberto Ferrucci, comme d’autres écrivains italiens contemporains, Paolo di Paolo, pour ne citer que lui, est un grand admirateur de l’œuvre de Tabucchi. Il souligne à la fois son caractère fondamentalement européen – pour Tabucchi, la patrie est la langue italienne qu’il porte toujours en lui – et son engagement. La littérature est « une vision du monde différente de celle qu’impose la pensée dominante, ou pour être plus précis, la pensée au pouvoir, quel qu’il soit. » Dans ce texte émouvant, Roberto Ferrucci rend un très bel hommage à un grand écrivain. À peine le livre terminé, on a envie de plonger, ou de se replonger, dans les pages de son œuvre.
A.K.
L’ouvrage paraît aux éditions La Contre Allée, dans la collection « Fictions d’Europe », qui propose d’intéressants textes d’écrivains sur l’Europe, comme celui de Christos Chryssopoulos sur la Grèce en crise, « Terre de colère », paru en 2015. Une maison d’édition à suivre, qui propose un beau catalogue de littérature étrangère. Voir notre critique de « L’instant décisif » de Pablo Martín Sánchez, paru à la rentrée 2017.
Roberto Ferrucci, « Ces histoires qui arrivent (Storie che accadono) », trad. Jérôme Nicolas, La Contre Allée, collection « Fictions d’Europe », 2017, 96 p.
Novembre 2017
Jeu de rôles
À seize ans, Tristan est confronté à un choix qui risque de modifier le cours de sa vie. Témoin d’une bagarre entre son entraîneur de boxe et trois individus dans le métro, il s’enfuit. Cela entraîne des répercussions en chaîne, parmi lesquelles l’avortement d’une relation à peine ébauchée. Quelques années plus tard, il assiste dans le RER à l’agression d’une jeune femme. Trois possibilités s’offrent à lui : laisser faire à nouveau, au risque que la jeune femme se fasse violer, intervenir et finir poignardé, ou jouer de rapidité pour sortir à temps du RER avec la jeune fille. Cette fois encore, le choix déterminera son avenir.
À travers cette réflexion sur l’héroïsme moderne, Fabrice Humbert propose un tableau – quelque peu commun – de notre société : la différence des classes sociales, le problème des banlieues, la violence… Mais au-delà de la peinture sociale, c’est l’humain qui est au cœur du roman, avec les thèmes des choix de vie et de leurs conséquences, et du destin. Ces problématiques sont traitées de façon originale. L’auteur choisit en effet de construire une expérimentation narrative qui interroge les possibilités du récit, à la manière d’un livre dont vous êtes le héros. Fabrice Humbert met en scène le déterminisme des actions, mais aussi l’imposture, terriblement humaine. La vérité de l’être se révèle-t-elle dans ses actions ? L’auteur se contente de soulever des pistes de réflexion, sans offrir de chemin tracé. Il laisse le lecteur répondre à cette question banale, mais habilement menée par un récit très maîtrisé.
A.K.
Fabrice Humbert, « Comment vivre en héros », Gallimard, coll. « Blanche », 2017, 416 p.
Octobre 2017
Les mots contre les maux
Dans une Corée évoquée par touches délicates, une langue morte réunit le narrateur, professeur de grec ancien condamné à devenir aveugle, et « la femme », qui a perdu l’usage de la parole suite au décès de sa mère et à la perte de la garde de son enfant. La langue grecque, morte, mais vivante par sa beauté et sa perfection, suscitera peut-être la renaissance de ces êtres blessés. Au fil des leçons, le passé des deux protagonistes se révèle peu à peu, dévoilant leur souffrance et leur difficulté à vivre.
Le roman s’ouvre sur l’évocation de Borges et de la gravure qui orne sa tombe : « il saisit l’épée et la pose nue entre eux ». Symbole de cécité, mais aussi du difficile rapport au monde et entre les êtres, ce vers extrait d’une légende scandinave place également le roman sous le signe du mélange des cultures, entre Orient et Occident : Grèce antique, Corée, mais aussi Allemagne, où s’est exilée la famille du narrateur. Les personnages cherchent dans la langue et la littérature l’espoir de réparer leur être écorché par la vie.
Dans ce récit envahi par la poésie, le réel se fragmente pour laisser la place à des éclats de vie, à des sensations diffuses, mais précises, tel le kaléidoscope fabriqué par le personnage féminin dans son enfance. Ce roman-poème lutte contre le silence : silence de l’espace qu’on ne voit plus et silence du corps incapable de parler. Dans ce magnifique récit, le mot est un cri, un jaillissement vital qui redonne toute sa force au langage.
A.K.
Han Kang, « Leçons de grec », traduit du coréen par Jeong Eun-Jin et Jacques Batilliot, Le Serpent à Plumes, 2017, 192 p.
Octobre 2017
Que reste-t-il de nos amours ?
Quatre frère et sœurs, Alice, Harriet Fran et Roland, retournent pendant trois semaines dans la maison familiale de Kington en Angleterre, sans doute pour la dernière fois. Malgré leur attachement à la maison et aux souvenirs qui lui sont attachés, ils projettent de la vendre. Le temps s’écoule paisiblement, mais des tensions s’installent peu à peu entre les différents protagonistes. Alice est venue avec un jeune homme, Kasim, Roland est accompagné de sa nouvelle femme Pilar, une avocate argentine belle et froide, et de sa fille Molly. Fran est avec ses deux enfants, Ivy et Arthur, qui explorent la campagne environnante, terrain de jeux privilégié.
Dans ce roman à l’intrigue épurée, tout tourne autour des lieux, la vieille bâtisse, vestige du passé empreint de poésie, et un cottage abandonné, endroit inquiétant, témoin des jeux dangereux des enfants, mais aussi refuge amoureux qui fait le lien entre passé et présent. Tessa Hadley dresse le portrait de trois générations avec une subtilité et une délicatesse rares. Ses analyses psychologiques sont d’une grande finesse. Les relations qui lient les différents personnages sont complexes et le drame menace sans jamais exploser tout à fait. Dans l’atmosphère particulière de la campagne anglaise, l’exacerbation des sentiments est voilée par un certain savoir-vivre au charme désuet et par la douce ironie de l’auteur. Tessa Hadley est souvent comparée, à juste titre, à la plume de grands romanciers comme Henry James ou Jane Austen. Mais son style et son art romanesque n’appartiennent qu’à elle. On retiendra particulièrement son évocation délicate du couple et sa capacité à créer une épaisseur temporelle : le passé affleure sans cesse sous le présent, même si l’on s’achemine peu à peu vers la perte de la maison et de son histoire.
A.K.
Tessa Hadley, « Le passé », Christian Bourgois, traduit de l’anglais par Aurélie Tronchet, 2017, 411 p.
Octobre 2017
Ernst Lossa : in memoriam
Ernst Lossa naît en 1929 dans une famille de marchands ambulants. Sa mère souffre de tuberculose. Le médecin qu’elle se décide à consulter dépêche les services sociaux : Ernst est placé dans un foyer pour enfants, ses sœurs en pouponnière. Il a quatre ans. Élève médiocre, souvent stigmatisé comme tzigane (ce qu’il n’est pas), il commet de petits larcins, ment. Déclaré « inéducable », on le transfère en février 1940 au centre d’éducation de Markt Indersdorf. Quelques mois après, il est examiné par une femme médecin « qui s’intéresse moins aux maladies qu’à la famille d’origine des enfants ». Elle décrit Ernst comme « déviant, asocial, psychopathe », impossible à « corriger ». Maltraité par les autres enfants, livré à lui-même, le garçon continue de voler, rêvant que son père (alors prisonnier à Dachau) vienne le chercher.
À nouveau diagnostiqué comme incapable de s’intégrer, Ernst échoue en avril 1942 à l’asile psychiatrique de Kaufbeuren – il ne souffre pourtant d’aucune maladie mentale ou handicap. Ici, plus aucun objectif éducatif – si tant est qu’il y en eût ailleurs. Seuls les enfants capables de travailler sont nourris, les plus handicapés sont affamés ou assassinés. Ernst, témoin des agissements des médecins, est tué par injection d’une surdose de morphine en août 1945, à quinze ans. Les archives révèleront que plus de 2 300 personnes furent supprimées dans cet asile durant la guerre.
Un arrêté secret d’Hitler, rédigé en 1939, stipulait que « la mort digne peut être accordée aux malades incurables pour autant que l’entendement humain puisse en juger » : il aboutira à l’élimination de plus de 200 000 malades mentaux.
Robert Domes a choisi, pour rendre hommage à Ernst Lossa, une forme romanesque qui n’évite pas toujours, hélas, le pathos. Malgré cette réserve, « La brume en août », fruit d’un travail documentaire de quatre ans (expliqué dans une passionnante postface de l’auteur), lève le voile sur un aspect peu connu du nazisme. On réalise, avec la lente descente aux enfers d’Ernst, combien tout enfant marginal (par son comportement ou ses origines) pouvait, selon le bon vouloir de médecins ou éducateurs inféodés au régime, être éliminé. Robert Domes résume : « Ernst Lossa gênait ». Une édifiante plongée dans la barbarie d’une dictature obsédée par la race et la normalité.
Y. A.
Robert Domes, « La brume en août », Anne Carrière, 2017, 347 p.
Octobre 2017
Le poème de Babel
La tour Magister, située à la Défense, est un chef-d’œuvre de l’architecture contemporaine. Haute de 38 étages, avec 7 sous-sol (constitués de parkings, supermarché, centre commercial), elle abrite le siège des assurances Magister dirigées par Richard Redmond Robsen. Tour de Babel moderne, elle est pour son architecte « mouvement, envolée, souplesse », véritable symbole d’une entreprise tournée vers le futur et la réussite. Mais la tour est aussi une métaphore de notre société : du rez-de-chaussée où se trouve le self menacé de fermeture, au 38e étage où se déploie l’immense bureau de Robsen, les employés sont distribués selon leur position hiérarchique. Xavier de Lacourt, le secrétaire général, est en face du PDG. Au même étage se trouvent Quentin Lefranc, le directeur financier, et Gladys Montrond-Cher, la directrice de la communication. Frédéric Hessler, le DRH, est au 28e étage. À l’accueil, tout en bas, officie Peggy, jolie blonde pulpeuse, qui fait le lien entre l’univers de l’entreprise et les bas-fonds qui cachent l’exclusion. Elle vit dans sa voiture au -2 avec un frère rendu fou après avoir été frappé par un éclair. Car les parkings sont peuplés de marginaux de toutes sortes : sans-papiers, travailleurs pauvres, clandestins, junkies… On les appelle les Zombies, les Popovs, les Rats. Ils se nourrissent des restes du self et vivent dans la misère, la saleté et la violence. Un univers empreint de folie et prêt à exploser, car « quand les pauvres n’auront plus rien à manger, ils mangeront les riches ». On suit par fragments les différents personnages de ce microcosme, dans l’entreprise et dans leur vie personnelle, les points de rencontre entre le haut et le bas se faisant de plus en plus fréquents : Saphir, l’une des « Rats » du -7, entretient une relation amoureuse avec un employé du self, Bollo, à qui Peggy donne des cours particuliers ; Nelson, ancien responsable de la branche « Habitations », en crise, sombre peu à peu dans la marginalité et la folie après son licenciement et finit par rejoindre le -7 ; les employés du self – menacé de fermeture – se mettent en grève, rejoints par les habitants des étages inférieurs. Le jeu mis en place par la DRH, Survivre, qui cherche à raviver les instincts primaires des employés pour faire face au grand ennemi – la concurrence – réunit le haut et le bas dans une explosion finale apocalyptique.
Dans cette peinture noire de notre société, la folie est partout : elle envahit le récit et l’écriture, dénonçant le monde de l’entreprise et sa déshumanisation. Gérard Mordillat, avec sa verve habituelle, se plaît à décrire l’animalité profonde de ses personnages avec une inventivité verbale et narrative souvent jubilatoire. Du jaillissement presque incantatoire des pensées de Saphir à la description malicieuse des relations sexuelles plus ou moins perverses des uns et des autres – qui peut aller jusqu’à l’inceste et à la zoophilie – l’animalité n’est pas toujours où on l’attend. Gérard Mordillat parvient à dire la violence par la littérature, c’est-à-dire au moyen d’un langage qui la rend supportable au lecteur, sans pour autant l’atténuer. Les personnages sont en quête d’absolu, souvent à travers une forme poétique de folie. La tour Magister est une nouvelle tour de Babel dans laquelle horreur et poésie se mêlent, à la manière des mythes.
A.K.
Gérard Mordillat, « La tour abolie », Albin Michel, 2017, 512 p.
Septembre 2017
La vie est un songe
Afin de préserver intact l’amour qui l’unit à Marie, François décide d’orchestrer sa propre mort avec l’aide de son ami Didier. Il déménage, modifie son apparence et se met à travailler pour un journal qui fait la publicité des bars. Dans cette nouvelle vie, il rencontre Roxane. C’est le début d’une nouvelle histoire d’amour : tout est à recommencer… Alors que François se réinvente sans cesse au fil de ses histoires amoureuses, Didier, qui a perdu la mémoire suite à un traumatisme crânien, tente au contraire de retrouver son identité.
En prenant à la lettre le lieu commun de l’amour nécessairement destiné à s’épuiser avec le temps, François Szabowski nous entraîne dans une amusante intrigue inscrite dans un Paris bien réel où l’on reconnaît quartiers, rues et bars. Pourtant, sous son apparente légèreté, le récit aborde des thèmes importants, autour de la mémoire et de la quête de soi. Les parcours inversés des deux amis – l’un cherchant à retrouver son identité et l’autre à la perdre – mènent tous deux à la question du souvenir et de l’artifice.
Dans ce roman, tout est illusion : mises en scène de la mort du héros, invention d’un faux passé pour Didier, écriture d’articles qui réinventent des bars pour attirer les clients… Le style vif et plein d’humour masque la noirceur du propos. Tout en célébrant le pouvoir de l’écriture et de la fiction, l’auteur en montre également toute l’ambiguïté. La pirouette finale, qui renverse le point de vue et force le lecteur à relire le roman en changeant de perspective, est particulièrement réussie. François Szabowski manie habilement l’ironie, transformant le récit en une réjouissante fable philosophique.
A.K.
François Szabowski, « L’amour est une maladie ordinaire », Le Tripode, 2017, 280 p.
Septembre 2017
Je vous parle d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître
Didier Lestrade découvre Act Up New York en 1987. Le SIDA ravage alors les États-Unis : Larry Kramer (fondateur de l’association) parle de « génocide ». En 1989, Lestrade couvre pour le magazine Rolling Stone une manifestation du groupe contre la mairie de New York. Frappé par son fonctionnement, sa capacité de mobilisation et la force de ses visuels (dont le slogan fondateur « Silence = Mort »), il cofonde Act Up Paris en juin 1989, avec Pascal Loubet et Luc Coulavin.
Act Up se démarque des associations existantes (Aides et Arcat) en se revendiquant homosexuelle, et en considérant que toute publicité est bonne à prendre : « Le seul moyen de pénétrer la conscience générale est d’agir sans cesse, parfois même sans raison ». Devant l’urgence de l’épidémie, Act Up multiplie zaps (intrusion de militants dans un établissement, prise à partie de responsables politiques ou médicaux), die-in et manifestations parfois violentes. Son combat aboutit notamment à rendre visible les séropositifs et à améliorer les conditions d’accès aux traitements. Les militants se forment sur la maladie pour accroître leur expertise face au monde médical.
La première partie du livre reprend, de manière thématique, la naissance du mouvement, son apogée et son déclin, lorsque les trithérapies rendent la peur de la mort moins prégnante. La seconde partie, chronologique, recense, de 1989 à 1999, les actions (parfois ratées) d’un groupe hyperactif, et les slogans souvent teintés d’humour noir qui émaillèrent les combats : « Je cherche un mari, le mien est mort » (Gay Pride, 1995). Après dix ans de lutte, Didier Lestrade, pointant le manque de reconnaissance et le faible investissement de la communauté homosexuelle, apparaît désabusé.
Subjectif, touffu (et parfois redondant), « Act Up, une histoire », écrit en 2000 et aujourd’hui réédité après la sortie de « 120 battements par minute » de Robin Campillo (lui-même militant de l’association), est un livre important. Pour se replonger dans les années noires de l’épidémie, découvrir le fonctionnement d’un groupe de « gays hystériques » parfois ingérable, comprendre l’émergence de son discours politique, et rendre hommage aux militants. Certains passages sont bouleversants, comme les pages consacrées par Didier Lestrade au quotidien de la vie des malades. Une lecture salutaire.
Y. A.
Didier Lestrade, « Act Up, une histoire », Denoël, 2000, réed. 2017, 513 p.
Septembre 2017
24 heures dans l’Espagne post-franquiste
À la mort de Franco en 1975, l’Espagne entame un processus de démocratisation qui ne se déroule pas sans heurts, entre répression policière et terrorisme. Pablo Martín Sànchez choisit pour cadre de son roman le 18 mars de l’année 1977, particulièrement violente. La narration se déroule sur 24 heures, de minuit au soir suivant, découpées en six moments (la nuit, l’aube, le matin, le midi, l’après-midi et le soir), eux-mêmes relatés par six protagonistes : une petite fille, une étudiante en journalisme, un professeur de politique ancienne victime de la dictature chilienne, un chef d’entreprise, un tableau et un lévrier de course.
Terrorisme, bébés volés, harcèlement scolaire, violence et solitude, tels sont les thèmes de ce riche roman. À partir de situations personnelles, le récit parvient à recréer l’atmosphère d’une époque peu connue de l’histoire espagnole. La narration, éclatée en de multiples points de vue qui s’entrelacent, est parfaitement maîtrisée. Dans cet original roman choral, où les monologues d’un chien ou d’un tableau se mêlent tout naturellement à ceux des autres personnages, toutes les voix finissent par converger, sans aucun artifice. Réalité et fiction s’imbriquent harmonieusement. L’auteur parle de « pataphysique » pour décrire « cette façon de voir le monde, la vie, l’art depuis l’autre rive, en ne nous conformant pas à ce qu’on nous a raconté ». Pablo Martín Sànchez procède par petites touches, créant un roman tout en délicatesse, légèrement ironique et profondément humain. On découvre à la fois une page importante de l’histoire espagnole et un écrivain talentueux.
A.K.
Pablo Martín Sànchez, « L’instant décisif » (Tuyo es el mañana, 2016), traduit de l’espagnol par Jean-Marie Saint-Lu, Éditions La Contre Allée, 2017
Septembre 2017
Le livre de mon père
Renato Cisneros, écrivain et journaliste, est le fils du général de division de l’armée du Pérou Luis Federico Cisneros Vizquerra. Surnommé El Gaucho. Ce dernier est célèbre pour son rôle politique dans un pays instable, sujet aux coups d’État militaires et au développement des attaques terroristes du Sentier lumineux dans les années 1880-1990. Très lié à la dictature de Pinochet, El Gaucho s’illustre par ses amitiés tristement célèbres (le dictateur argentin Jorge Rafael Videla, Alejandro Esparza Zañartu, homme de confiance du dictateur péruvien Odría) et par ses prises de position violentes vis-à-vis du Sentier lumineux et des présidents sud-américains démocratiquement élus.
Comment réduire la distance qui sépare un fils d’un tel père ? Peut-on résoudre le paradoxe de cet homme politique et militaire si décrié pour son rôle dans les persécutions, les écoutes téléphoniques, et les disparitions étranges qui ont touché le Pérou dans ses années noires, et qui, pourtant, se révèle être un père de famille et un mari aimé ? Telles sont les questions auxquelles tente de répondre le fils, mais aussi l’écrivain, dans ce beau roman qu’il qualifie lui-même d’« autofiction ».
Ça n’est pas un « roman biographique. Pas historique. Pas documentaire. (…) Ça n’est pas un roman sur la vie de mon père, mais plutôt sur sa mort : sur ce que cette mort a libéré et mis en évidence. » Renato Cisneros interroge ce que la littérature peut faire pour tenter de combler les failles laissées par la vie, en une tentative de reconstruction déformée d’une figure paternelle ambigüe et insaisissable pour se reconstruire soi-même. Le roman se nourrit de souvenirs, de dialogues et de documents (articles de presse, lettres, photos, archives de l’armée…), sur fond d’histoire du Pérou, mais ne prétend pas à une quelconque vérité. Le seul pouvoir de l’écriture est de faire vivre une figure par la fiction, car « peut-être est-ce cela écrire : inviter les morts à parler à travers soi ». Le pari est réussi.
A.K.
Renato Cisneros, « La distance qui nous sépare » (La distancia que nos separa, 2015), traduit de l’espagnol (Pérou) par Serge Mestre, Éditions Christian Bourgois, 2017, 320 p.
Septembre 2017
Des objets et des vies
Raconter des histoires, telle est la spécialité de Gustavo Sànchez Sànchez, dit Gandroute, commissaire-priseur pratiquant la vente aux enchères selon une méthode allégorique : « Ce ne sont pas les objets qui sont vendus, mais les histoires qui leur confèrent valeur et signification ». Grandroute excelle dans le « dépassement de la réalité » et transforme les objets les plus saugrenus en de véritables poèmes. Les dents, son sujet de prédilection, constituent le point clé de la collection qu’il accumule au fils des années dans son étrange maison, Calle Disneylandia.
« L’histoire de mes dents » est, selon son auteur, un « essai-roman » collectif. Né d’une commande à l’occasion d’une exposition organisée par la galerie Jumex au Mexique (financée par l’entreprise du même nom, une usine de jus de fruit), le texte est rédigé progressivement, à la manière d’un feuilleton, et lu au fur et à mesure par les ouvriers de l’usine. Il se nourrit ainsi des liens entre le monde de l’art et celui de l’entreprise, mais aussi des réactions et des récits émanant des ouvriers. Le résultat est un objet hybride et jubilatoire, et surtout un bel hommage à la fiction.
Grandroute propose son « autobiographie dentaire » à travers la plume du jeune Jacques de Voragine. Il raconte sa vie, et surtout ses ventes et les histoires qui les accompagnent. Les dents, objets privilégiés des enchères, qu’il fait passer pour des reliques de grands personnages, sont autant de références littéraires. Véritable Don Quichotte moderne, Grandroute s’inscrit dans une lignée qui va de Platon à Vila-Matas en passant par Borges. On retrouve le principe des « Vies imaginaires » de Marcel Schwob dans les multiples récits de vies qui ponctuent l’ouvrage. Parabole, hyperbole et allégorie se mêlent dans ce texte ludique qui joue sur les effets de réel – photos ajoutées en fin d’ouvrage pour illustrer le dernier chapitre explicatif de Jacques de Voragine, chronologie rédigée par la traductrice du livre en anglais. Un work in progress pour lequel Valeria Luiselli, comme elle l’écrit dans sa postface, considère la traduction comme une réelle forme collaborative, une nouvelle couche « modifiant complètement le contenu ». La notion de collection joue au sens plein : celui de l’intertextualité, mais aussi celui de la série éventuellement appelée à une suite par les ajouts des traducteurs à venir. L’histoire a certes un « Commencement », un « Milieu » et une « Fin », mais le reste est littérature.
A.K.
Valeria Luiselli, « L’histoire de mes dents », [The Story of my Teeth, 2015], traduit de l’anglais par Nicolas Richard, Éditions de l’Olivier, 2017, 192 p.
Septembre 2017
« Cœur perdu »
Thomas Zins est un jeune homme de bonne famille, cultivé, qui lit Télérama, se passionne pour la littérature et les films d’art et essai qu’il voit en V.O. quand il va à Paris voir sa grand-mère. Romantique, plein de rêves et de belles idées, il s’éprend de la jeune Céline, issue d’un milieu populaire, battue par son père. Nous sommes en 1983, Thomas croit en Mitterrand, connaît toutes les chansons de Renaud par cœur, lit « Le choix de Sophie » et s’inquiète de ses capacités sexuelles. La belle Céline s’offre à lui, l’avenir est prometteur. Mais Thomas choisit un mauvais guide en la personne d’un écrivain perverti. Il s’abandonne peu à peu aux excès de l’alcool et à la violence, en une lente descente aux enfers ponctuée de quelques sursauts.
Roman d’apprentissage qui narre la fragilité des adolescents et les désillusions qui ont suivi l’élection de Mitterrand, « Le triomphe de Thomas Zins » construit un personnage complexe, à la fois tendre et cynique, noir mais attachant. Il dit également le difficile équilibre d’une jeunesse abandonnée à elle-même, qui oscille entre le bien et le mal, entre la normalité et la marginalité. La tonalité légèrement ironique permet une saine distance et éloigne tout manichéisme. L’évocation des années 80 est ponctuée de retours en arrière sur d’autres épisodes du 20e siècle. Le récit narre ainsi l’emprisonnement du grand-père de Thomas dans Saïgon occupé par les japonais durant la seconde guerre mondiale. Ce va-et-vient ponctuel – on suit également sur quelques chapitres un autre personnage, Daniel, à Madagascar - , peut parfois paraître arbitraire, mais n’enlève rien au mouvement d’ensemble : celui d’un roman fleuve qui emporte son lecteur.
A.K.
Matthieu Jung, « Le triomphe de Thomas Zins », Éditions Anne Carrière, 2017, 751 pages.
Août 2017
De l’instabilité du monde
Le cimetière de Hilldale, à North Bath, est sujet à un phénomène bien particulier. Les cercueils, emportés par des eaux souterraines, glissent, s’éloignant des pierres tombales d’ailleurs régulièrement profanées par des voitures traversant le lieu sans vergogne. Le cimetière est à l’image de cette petite ville d’Amérique en crise qui se délite et dont les habitants comblent le vide qui les habite en mangeant, en buvant et en travaillant. Dans ce cadre évoluent différents personnages dont certains étaient déjà présents dans « Un homme presque parfait » : Douglas Raymer, chef de la police, torturé par la mort récente de sa femme infidèle et hanté par la question de son institutrice : « Qui est ce Douglas Raymer-là » ?; Donald Sullivan, dit Sully , malade du cœur, mais qui refuse de se faire opérer, ou Roy Purdy, délinquant violent tout juste sorti de prison. C’est l’histoire d’américains moyens, de gens ordinaires qui se heurtent durant 48 heures à leurs doutes et à leurs peurs.
Dès les premières pages du roman, Richard Russo parvient à créer une atmosphère à la fois envoûtante et dérangeante. La métaphore de la terre qui grouille et qui glisse, image de l’instabilité du monde, et de la merde qui remonte, « littéralement et métaphoriquement », dit la perte de repères d’une Amérique touchée par la violence, la pauvreté et le racisme. L’incipit est à ce titre exemplaire : tout le sens du roman est contenu dans la description inaugurale du cimetière dans lequel Douglas Raymer fera sa première chute, premier incident d’une série noire qui accompagnera sa progressive déchéance physique et morale. Les personnages sont indissociables des lieux dans lesquels ils évoluent. Richard Russo crée ainsi une véritable comédie humaine, autour de anti-héros auxquels on ne peut s’empêcher de s’attacher. Tout l’art du romancier réside dans cet habile équilibre : il peint la nature humaine d’une société à la fois lointaine et proche de nous.
A.K.
Richard Russo, « À malin, malin et demi » [Everydoby’s Fool, 2016], traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean Esch, Éditions de la Table ronde, Quai Voltaire, 624 p.
Août 2017
Les insurgés
La Générale Armoricaine, abattoir breton touché par la crise et privé des aides européennes à l’exportation, est placé en liquidation judiciaire. Le secrétaire d’État Pascal Montville y voit « une magnifique opportunité pour tenter une reconversion industrielle sous le signe du développement durable », ce qui déclenche la colère des salariés. Au lieu de sauver l’abattoir et les emplois, il voit là l’occasion de lutter contre la mondialisation qui mène ces poulets en Arabie Saoudite. À la troisième réunion, les salariés décident de retenir prisonnier le secrétaire d’État.
Le roman raconte la séquestration de Pascal Montville à travers de multiples points de vue : chaque chapitre développe le monologue de l’un des protagonistes, secrétaire d’État ou salariés. On croise ainsi de nombreux personnages, Pascal Montville, ministre idéaliste, traumatisé par le récent suicide de sa femme, Céline Aberkane, conseillère du secrétaire d’État, ancienne syndicaliste blessée par une rupture amoureuse, Fatoumata Diarra, salariée lucide et en colère, qui travaille dans l’unité de conditionnement, Gérard Malescese, syndicaliste impuissant face aux salariés qui ont pris le pouvoir ou encore Cyril Bernet, passionné de jazz.
Arno Bertina propose une très percutante interrogation politique et humaine sur la lutte des classes et notre société. Le thème de l’insurrection, facteur de joie, mais aussi d’inquiétude, est traité avec brio. Au fil des pages, le roman oscille entre espoir et fatalité. Le fantôme d’Aldo Moro hante les salariés et pose la question de l’innocence dans un conflit qui dépasse ses acteurs. Pascal Montville est innocent, mais ce n’est qu’en le jugeant coupable que les salariés peuvent retrouver l’innocence. Le roman joue habilement sur une alternance de respirations – amour du jazz, enquête sur les adaptations de Don Quichotte commandée par le ministre à sa conseillère, fête organisée par les salariés avec la complicité de Pascal Montville – et de pesanteur. Le récit touche presque au mythe, notamment dans les pages finales qui construisent des scènes frappantes, presque poétiques – les cages de poules qui volent ou les majorettes qui dansent sur le toit du bus lors du concert final. « C’est ce qui pousse au combat, qui est tragique, la misère, les conditions de vie ; mais le moment lui-même, le moment de l’insurrection, c’est une brèche, c’est la vie qui revient ».
« Des châteaux qui brûlent », par sa très belle écriture et le regard intelligent et tout en nuances qu’il porte sur notre société, est, assurément, un roman important.
A.K.
Arno Bertina, « Des châteaux qui brûlent », Verticales, 2017, 424 p.
Juillet 2017
Mots slow est un magazine annuel d’un genre bien particulier. Revue d’art et de pensée, elle est conçue comme une œuvre collective à partir d’un thème. La présentation originale, l’attention portée au papier, à l’impression (différentes techniques sont utilisées, comme la sérigraphie ou le Offset HUV), le travail sur la typographie, la contribution d’artistes sous forme de brochures et de posters en font un objet rare, dont chaque numéro offre une configuration unique. Fondée par Jérôme Karsenti et publiée chez Hand Art Publisher, la revue, bilingue en anglais et français, est tirée à 365 exemplaires.
À l’ère du tout numérique, le projet de Jérôme Karsenti est noble. Il s’agit, par un dialogue constant entre le texte et l’image et un intelligent travail sur l’unité et la fragmentation (à la fois au niveau du thème et de la matière de la revue), de regrouper des contributions d’artistes et de chercheurs en sciences et sciences humaines, et de traiter un thème à partir du champ disciplinaire et de l’imaginaire de chaque artiste et chercheur Après trois premiers numéros sur « qui de nous deux ressemble le plus à l’autre », « la sérendipité », et « Up & down », le dernier numéro s’intéresse à la notion de Missterious. Dans le domaine typographique, « missterious » désigne une lettre ajoutée par erreur dans un mot et qui en déforme ainsi le sens. Déformation et transformation sont ainsi au cœur des textes et des œuvres offerts au lecteur. Georges Didi-Huberman, historien de l’art, s’interroge sur l’allégorie de l’Occasion à partir de textes et d’œuvres d’art. Pascale Jeanneret rend hommage à l’artiste Anne-Lise Jeanneret. Karine Duvignau, chercheuse en sciences du langage, s’interroge sur les glissements sémantiques des phrases chez le jeune enfant. David Pérez-Morga, chercheur en parasitologie moléculaire, loue la beauté des molécules. Didier Kahn, spécialiste de l’alchimie, propose un court récit sur Mlle de Mérac et les secrets du prince d’Orcas, philosophe éthiopien. Ces courts textes, presque fragmentaires, entrent en résonance avec des images, œuvres d’artistes contemporains comme Yang Yongliang, Igor Siwanowicz, Anne-Lise Jeanneret, Michael Günzburger, Jérôme Karsenti, Louis Jammes, Gadha Khunji, Saskia Edens, Lola Karsenti, Noga Melzer.
Par leur cohabitation, les textes et les images changent de sens et leur union en une œuvre collective favorise la réflexion. Tout en inscrivant la création dans une forme de matérialité, Jérôme Karsenti donne ainsi à voir le processus de création en constante métamorphose. Le projet est passionnant, et la réalisation fort belle.
A.K.
« Mots slow » n°4, « Missterious », par Jérôme Karsenti, contenant une brochure (145x210) de 24 pages et 6 posters A2, en collaboration avec Dominique Brancher, Indré Klimaité (graphiste), et Wendy Giardina (traductrice).
Juin 2017
Si l’underground m’était conté
Cookie Mueller (1949-1989), figure de l’avant-garde new-yorkaise des années 60-70, a été actrice – notamment dans les films de John Waters, réalisateur anti-conventionnel et provocateur – écrivain, « gogo-danseuse topless »… Sous la forme d’une autobiographie fragmentée, elle décrit ses expériences de vie en 15 chapitres classés par ordre chronologique, qui prennent la forme de nouvelles. Elle dresse ainsi le portrait d’une Amérique marginale : drogues, viol, accouchement, vie dans une ferme, bisexualité, expérience cinématographique y sont très librement décrits, sans tabous.
Cookie Mueller eut une vie riche et romanesque. Mais le tableau de cette époque mythique n’est pas le seul charme de ce livre. Ces petites nouvelles frappent par l’originalité du regard. Du style incisif, souvent familier, émergent des visions poétiques. Les chapitres s’achèvent sur des évocations fortes, dans lesquelles de petits faits ou objets du quotidien masquent une dimension presque métaphysique, souvent liée à la mort. Et c’est sur la mort que s’achève le livre avec la dernière lettre d’un proche mort du sida, fin tristement symbolique de la maladie qui emportera l’auteur en 1989.
Cette œuvre attachante est une ode à la liberté de penser, d’écrire et de vivre.
A.K.
Cookie Mueller, « Traversée en eau claire dans une piscine peinte en noir », Finitude, 2017, 192 p.