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25 novembre 2020

Le roman de Joyce Carol Oates est impressionnant. À travers la peinture de deux mondes opposés, l’Amérique anti-avortement, très religieuse, et celle, progressiste, qui défend le libre choix, l’auteur décrit deux façons de penser, deux logiques, de l’intérieur, avec une grande précision. Elle adopte ainsi le point de vue du meurtrier, montrant toute l’ambiguïté et la complexité de la conception du martyr. On suit le parcours mental de Luther Dumphy, jusqu’au procès et au couloir de la mort. L’auteur adopte également le point de vue des deux familles, et plus particulièrement des deux filles, Naomi Voorhees et Dawn Dumphy. Avec une grande humanité, elle aborde le traumatisme des proches et leur difficile reconstruction dans un monde hostile et violent. J. C. Oates parvient à saisir toute la diversité de l’Amérique contemporaine - du New York intellectuel à l’Ohio conservateur, en passant par le monde de la boxe dans lequel Dawn se réfugie - mais aussi toute la subtilité des rapports intimes. Le roman est très riche formellement, les différentes voix s’entrelacent harmonieusement dans une narration vertigineuse.

A.K.

Joyce Carol Oates, « Un livre de martyrs américains » [A Book of American Martyrs], traduction de Claude Seban, Philippe Rey, 2019

Novembre 2020

« À rude épreuve », le deuxième volume de la saga de J. E. Howard, débute en septembre 1939 et s’achève à la fin de l’année 1941. On y suit plus particulièrement les trois jeunes filles de la famille : Louise et ses premiers pas dans le théâtre, Clary dont le père est porté disparu et Polly en quête d’elle-même. Les adultes, entre adultère et maladie, sont moins présents dans ce volume et laissent la part belle à cette jeunesse qui se déploie avec grâce. Le point des vue des adolescentes sur le monde des adultes est subtilement rendu par le style indirect libre, laissant percer une légère ironie, affectueuse, de l’auteur envers ses personnages.

Le roman, bien qu’assombri par la guerre, est lumineux. Il dévoile avec une grande délicatesse l’intimité des personnages. Tout comme dans le premier volume, le passage complexe de l’enfance à l’adolescence, puis à l’âge adulte, y est particulièrement bien rendu. À travers l’histoire des Cazalet, E. J. Howard ressuscite un monde dans lequel la mélancolie et la tendresse se lisent avec délice.

 

A.K.

 

Elizabeth Jane Howard, « À rude épreuve. La saga des Cazalet II » [Marking Time. The Cazalet Chronicles], traduit de l’anglais par Cécile Arnaud, Éditions de la Table Ronde, « Quai Voltaire », 2020, 408 p.

Septembre 2020

 

Le titre original du dernier roman de Richard Russo, « chances are… », tiré des paroles d’une chanson de Johnny Mathis, place d’emblée le roman sous le signe de la nostalgie. Il entrelace les voix de trois vieux amis, Teddy, Lincoln et Mickey, qui se sont rencontrés à l’Université de Minerva sur la côte Est. C’est leur statut social qui rapproche les étudiants aux personnalités très différentes. Boursiers, ils travaillent comme serveurs dans la sororité des Theta où ils fréquentent la fascinante Jay dont ils sont tous trois amoureux. À 66 ans, ils se retrouvent sur l’île de Martha’s Vineyard où Lincoln possède une maison familiale qu’il a l’intention de vendre. Dans cette maison qui appartenait à sa mère, les trois compagnons ont vu Jay pour la dernière fois avant sa disparition, lors de quelques jours passés sur l’île à la fin de leurs études. Entre souvenirs et enquête, les trois hommes s’interrogent sur leurs choix de vie et sur leur amitié.

 

Le roman s’ouvre sur un tirage au sort très symbolique : celui de la première conscription pour le Vietnam, le 1er décembre 1969. Le facteur chance, plus que les choix peut-être, est intimement lié aux parcours de vies : la chance de ne pas être tiré au sort ce jour-là, ou celle d’être choisi par Jay. C’est donc l’évènement originel autour duquel tout semble se cristalliser, et à partir duquel la mémoire des personnages travaille. L’enquête oscille ainsi entre intrigue policière et interrogation sur ce qui fonde une trajectoire. Richard Russo excelle à créer une atmosphère étrange et poétique. Le récit mêle des thématiques extrêmement variées qui s’entrelacent harmonieusement. Amitié, politique, maladie, folie ou filiation forment un récit foisonnant. Ode à l’amitié plus qu’à l’amour, « Retour à Martha’s Vineyard est un roman idéaliste, et surtout très humain.

 

A.K.

 

Richard Russo, « Retour à Martha’s Vineyard » (« Chances are… »), traduit de l’anglais par Jean Esch, Éditions de la Table Ronde, « Quai Voltaire », 2020, 380 p.

Juillet 2019

 

Quatuor

 

Le titre original du roman, « The Sea Change », tiré de La Tempête de Shakespeare, place le récit sous le signe de la transformation. La narration s’ouvre à Londres avec une tentative de suicide (la secrétaire, amoureuse déçue) qui dévoile les failles du trio de personnages au cœur de l’intrigue : Emmanuel, célèbre dramaturge, sa femme Liliane, malade du cœur et incapable de se remettre de la mort de leur fille des années auparavant, et l’assistant, ami et presque fils Jimmy. Malgré le succès et les voyages incessants, le trio évolue dans un huis-clos figé qui ne sera rompu que par l’arrivée d’un quatrième personnage, Sarah. Son nom, symboliquement le même que celui de la fille perdue (et à qui, pour cela, l’on préfère donner le prénom d’Alberta), annonce-t-il la rédemption pour ces personnages à la fois égoïstes et si profondément humains ? Liliane, fragile et blessée, se comporte comme une enfant gâtée. Emmanuel recherche la diversion dans des amours sans importance ni lendemain, tandis que Jimmy subit sans ciller les caprices du couple.

 

Elizabeth Jane Howard analyse avec beaucoup de finesse les sentiments de ses personnages, au moyen d’une narration habilement menée. Telle une composition musicale, les voix du quatuor s’entrelacent par une succession de monologues. L’évolution des relations, très lissées en apparence, laisse entrevoir le tumulte de passions contenues, mais aussi la possibilité d’un changement. La fin du roman, empreinte d’une nostalgie très poétique, est particulièrement belle. La peinture de la Grèce, avec l’île d’Hydra en toile de fond dans une grande partie du récit, est à la fois très concrète, offrant de séduisantes images, et très intimiste. Elle nourrit deux portraits de femmes complexes, la jeune fille ingénue mais profondément juste et la femme blessée, dont la confrontation est d’une grande originalité. Avec une simplicité remarquable et par touches subtiles, le récit aborde des thèmes très riches : perte de la jeunesse, perte d’un être cher, difficulté de la création, liens père-fils. Il revêt ainsi une dimension existentielle tout en restant éminemment romanesque.

 

A.K.

 

Elizabeth Jane Howard, « Une saison à Hydra » (The Sea Change), traduit de l’anglais par Cécile Arnaud, Éditions de la Table Ronde, « Quai Voltaire », 2019, 448 p, réédition poche, « La petite vermillon », 2020.

Avril 2020

 

Chroniques d’une guerre annoncée

 

Le premier volume de la saga des Cazalet débute à Londres pendant l’été 1937. On y suit l’histoire de trois frères, Hugh, Edward et Rupert Cazalet, tous trois mariés et pères. Hugh, l’aîné, mari aimant, souffre de terribles migraines suite aux blessures de la première guerre mondiale. Edward, bel infidèle, est plus insouciant. Ils s’occupent tous deux de l’entreprise familiale. Le cadet, Rupert, artiste peintre qui a perdu sa première femme en couches, a épousé en secondes noces une jolie jeune femme superficielle et peu intéressée par la maternité. Les trois familles se rejoignent chaque été dans la demeure familiale, dans la campagne anglaise où résident leurs parents et leur sœur célibataire Rachel, secrètement amoureuse de son amie Sid.

 

Le roman mêle habilement les trajectoires individuelles et la vision d’ensemble d’une famille, véritable macrocosme où chacun évolue à l’intérieur d’une dynamique qui réunit adultes, enfants et domestiques, au gré d’alliances et de tensions qui évoluent au fil du temps au sein de cette famille élargie. En se concentrant sur les étés, l’auteur adopte un traitement original de la temporalité. Elle souligne ainsi l’ambiguïté de l’évolution de la situation à l’horizon de la deuxième guerre mondiale, entre montée des tensions et recul de la guerre. Le premier volume s’achève avec le discours de Chamberlain qui annonce la paix maintenue, tandis que le second volume s’ouvrira avec l’entrée en guerre de l’Angleterre l’année suivante.

Le roman est riche et se nourrit des nombreux personnages de cette famille élargie (et pour laquelle l’arbre généalogique joint au roman est d’une grande utilité !), les thèmes multiples : peurs et rebellions de l’enfance, traumatismes de la grande guerre, vie de couple, description de la bourgeoisie anglaise… le tout sur fond d’une guerre imminente.

Le récit se construit sur les détails, jouant sur une dilatation du temps qui fait entrer le lecteur de plein pied dans le monde des Cazalet avec force descriptions, du réveil des domestiques qui ouvre le livre aux listes de menus en passant par les émois amoureux, les achats de vêtements ou les récits de tromperies. Le premier volume s’attarde particulièrement sur la période trouble du passage de l’enfance à l’adolescence, autour des personnages de Polly, Louise et Clary, mais aussi sur l’enfance, ses peurs et sa logique charmante.

La variation semble être le maître mot du roman qui passe harmonieusement d’un personnage à l’autre, se glissant parfois dans la tête d’un paysan ou d’une institutrice célibataire, dressant des portraits émouvants des diverses couches de la société de l’époque.

Ce premier volume pose ainsi les fondements d’un univers que nous aurons plaisir à retrouver avec le deuxième volume dont la parution est prévue pour le mois d’octobre.

 

A.K.

 

Elizabeth Jane Howard, « Étés anglais. La saga des Cazalets I » [The Light Years. The Cazalet Chronicles], traduit de l’anglais par Anouk Neuhoff, Editions de la Table Ronde, 2020, 577 p.

Février 2020

 

Le premier volume des « Chroniques de Prydain » (saga de cinq volumes écrit entre 1964 et 1968), paru en janvier aux éditions Anne Carrière, met en place un univers séduisant qui servira de cadre à quatre autres volumes à paraître de février à octobre 2020. L’histoire de Taram, jeune apprenti porcher qui rêve d’héroïsme et d’aventures, associe le roman d’apprentissage et le fantastique, combinaison qui a fait le succès d’une saga comme HarryPotter. Le Mal est ici incarné par Arawn, seigneur du royaume de la Mort, le Roi Cornu, monstre sanguinaire qui lui a prêté allégeance, les Damnés du Chaudron et Achren, dangereuse enchanteresse. À la poursuite d’un cochon capable de prédire l’avenir, Taram s’enfonce dans la forêt. Débute ainsi une série d’aventures et de rencontres avec d’originaux personnages, animaux, chevalier, barde, nains ou princesse rebelle. Lloyd Alexander crée un monde foisonnant et mêle habilement différentes traditions, des chevaliers de la Table Ronde au contemporain « Seigneur des Anneaux ». Le récit, mené avec humour et simplicité, procure un réel plaisir de lecture et séduira sans aucun doute les jeunes lecteurs, les introduisant en douceur à l’univers de la fantasy.

 

A.K.

 

Lloyd Alexander, « Les chroniques de Prydain », traduit de l’anglais par Marie de Prémonville, Éditions Anne Carrière, 2020, 200 p.

Janvier 2019

 

Roman du silence, « Le Ghetto intérieur » raconte la paralysie de ceux qui n’ont pas vécu la Shoah, la souffrance qui naît de la culpabilité d’avoir abandonné des êtres chers, d’avoir fui un destin auquel les autres n’échapperont pas. Vicente Rosenberg a quitté la Pologne à la fin des années 20 et vit à Buenos Aires avec sa femme Rosita et leurs trois enfants. Il a voulu se détacher de sa famille (sa mère et son frère sont restés à Varsovie), de ses origines juives et de l’Europe antisémite. Face aux événements dont les échos lointains parviennent à peine en Argentine à travers quelques colonnes perdues dans les pages des journaux, Vicente choisit de mourir peu à peu, s’enfermant dans un ghetto intérieur fait de silence. Il tente en vain de ne pas savoir, pressentant seulement ce « crime sans nom ». Tout comme « La douleur » de Marguerite Duras racontait l’insupportable attente, Santiago Amigorena décrit l’immense souffrance des exilés dans un récit très sobre et sans complaisance. En remettant des mots sur ce silence, il cherche à rendre vie et sens à son histoire familiale.

 

A.K.

 

Santiago Amigorena, « Le ghetto intérieur », P.O.L., 2019, 192 p.

Janvier 2019

 

Fragment d'un disours amoureux

 

Le roman d'Isaac Rosa débute par un épilogue et s'achève par un prologue. Entre les deux, huit chapitres en ordre décroissant pour retracer, à rebours, les étapes d'une histoire d'amour qui mène à une séparation. Le récit se construit sur l'alternance et l'enchevêtrement de deux voix, celle de l'homme, Antonio, journaliste, et celle de la femme, Angelà, professeure : habile construction narrative faite de dissonances, de discordances et d'échos. Le propos est sans appel, quel que soit l'amour des débuts, le couple est destiné à s'effriter, à s'éloigner, souvent jusqu'à la séparation. Isaac Rosa décortique avec une justesse et une finesse rare ce mécanisme, en s'appuyant sur une riche palette de penseurs, cités en fin d'ouvrage, Roland Barthes, Santiago Alba Rico, Elizabeth Badinter, Erich Fromm ou Massimo Recalcati.

 

À travers ce que les deux voix nomment leur "parc à thème", le romancier dissèque la mythologie du couple, à la fois particulière et universelle, faite de références, d'habitudes et de mots. Il expérimente ainsi l'idée de l'amour comme élaboration narrative à travers un récit d'abord douloureux, puis qui semble trouver une forme d'apaisement. Le langage, source d'illusion dans les débuts logorrhéiques de la passion, se fait caharsis, étape nécessaire du deuil et de la reconstruction de soi.

 

« Encore un fichu roman sur le couple ! », serait-on tentés de dire pour parodier l'auteur lui-même. Mais roman ô combien réussi, qui propose une fascinante analyse de la relation amoureuse dans nos sociétés contemporaines au niveau émotionnel, social et poétique.

 

A.K.

 

Isaac Rosa, « Heureuse fin », traduit de l'espagnol par Jean-Marie Saint-Lu, Christian Bourgois éditeur, 2020, 320 p.

Décembre 2019

 

Un couple sur le point de se séparer part dans le sud des Etats-Unis. L'un est documentariste, l'autre documenthécaire. Tous deux recueillent les sons du monde. Lui est sur les traces des derniers indiens d'Amérique, elle fait des recherches sur les enfants venus du Mexique pour tenter de trouver refuge aux USA, mais sont renvoyés dans leur pays ou ne survivent pas au désert. Au cours du voyage en voiture avec leurs enfants respectifs, ils parcourent l'Amérique profonde, avec dans leur coffre des boîtes contenant des livres, carnets ou objets qui deviennent des motifs essentiels dans la narration. Peu à peu, leurs enfants s'identifient aux indiens du père et aux enfants perdus de la mère, jusqu'à vouloir vivre la même expérience.

 

Le roman se fonde sur la notion de document et de trace de manière à la fois très poétique et très sensible. Mythologies personnelles et familiales se mêlent. Le voyage devient une quête dans une Amérique cruelle, presque irréelle. C'est un récit magnigique sur l'Amérique contemporaine.

 

A.K.

 

Valeria Luiselli, "Archives des enfants perdus", traduit de l'anglais par Nicolas Richard, Editions de l'Olivier, 2019, 480 p.

Décembre 2019

 

Comment devient-on un bourreau, ou quelqu'un de "sang-froid" au sens fort, comme l'indique le titre allemand, en temps de guerre ? Le roman de Chris Kraus est impressionnant. Il retrace le parcours des frères Solm et de leur fausse soeur Ev, depuis la Russie révolutionnaire du début du 20 siècle jusqu'à l'Allemagne des années 70 où les anciens criminels nazis occupent encore des postes importants.

 

Ce roman, très noir, adopte le point de vue du "salaud" et prend le lecteur à partie par un habile procédé narratif . La multiplicité des tonalités (cynisme, ironie ou sentiments) et le souffle épique qui l'anime le rend à la fois monstrueux et passionnant. Il propose un regard acéré sur le 20e siècle, et sur l'humain en général.

 

Chris Kraus, "La Fabrique des salauds", traduit de l'allemand par Rose Labourie, Belfond, 894 p.

 

 

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